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Sarah, âgée de seulement vingt ans à son départ en septembre 1977 pour un voyage de trois mois en Israël, incarne une jeune femme naïve en quête de spiritualité. Elle se trouve rapidement immergée dans un univers où la violence et les drames côtoient l'amour et l'espoir. Au fil de son périple, elle fera des rencontres qui auront un impact profond sur le cours de sa vie. Des recherches approfondies viennent enrichir cette œuvre en lui conférant un intérêt historique, de quoi captiver le lecteur désireux de mieux comprendre la situation au Proche-Orient.
À PROPOS DE L’AUTRICE
Laurence Tonnel prend la plume, dans cet ouvrage, pour décrire comment les tourments liés aux origines d’un individu peuvent influencer sa vie et le pousser à se bâtir une personnalité authentique.
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Seitenzahl: 361
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Laurence Tonnel
Sarah et le rameau d’olivier
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurence Tonnel
ISBN : 979-10-422-0727-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Ethan
Pour Eric, Olivier et Marie
La spiritualité transforme un prisonnier en homme libre, un pauvre en roi et la boue en or.
Nelson Mandela
Vivre sans Dieu est possible, vivre sans spiritualité est impossible
André Comte-Sponville
Je viens à vous avec un rameau d’olivier dans la main gauche, et une mitraillette dans la main droite.
Ne faites pas tomber le rameau d’olivier.
Discours à l’ONU, le 13 novembre 1974, de Yasser Arafat
La souffrance cristallise la force intérieure d’une âme ; c’est par elle que l’homme de caractère peut parvenir au fond de lui-même et sonder les profondeurs de sa conscience.
Anouar el-Sadate
Je connais les projets que j’ai formés sur vous, dit l’Éternel, projets de paix et non de malheur, afin de vous donner un avenir et de l’espérance.
Jérémie 29 :11
Il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent jours comme un mouton.
David ben Gourion
Paris, septembre 1977
Aéroport Charles de Gaulle
— Mesdames et Messieurs les passagers pour le vol de Tel-Aviv, nous vous prions de monter dans un des cars stationnés devant la porte F. Nous sommes contraints de changer d’aéroport.
Une hôtesse les incita à la suivre et les passagers obtempérèrent.
Sarah ne comprenait pas ce qui se passait et aucun membre de la compagnie EL AL ne donnait d’information. Arrivée à Charles de Gaulle il y a maintenant plus de six heures, elle aurait déjà dû embarquer pour Israël. Elle suivit les autres passagers, la boule au ventre. Elle n’avait jamais pris l’avion et à vingt ans, c’était son premier grand voyage. Une vingtaine de militaires armés de mitraillettes et, le doigt sur la détente, les escorta jusqu’aux bus. Certains montèrent à bord. Les deux véhicules se suivaient, encadrés par des motards et des voitures de police.
— Vous savez ce qu’il se passe ? demanda-t-elle à sa voisine.
— Il y avait une bombe dans l’avion qu’on aurait dû prendre ! répondit la dame sur le siège à côté du sien, qui ne semblait nullement perturbée par cette information qu’elle délivra sans aucune précaution oratoire.
Sarah était abasourdie. Elle n’osa pas demander plus d’explications. Et d’ailleurs comment cette personne était-elle au courant alors qu’aucune annonce n’avait été faite ? Mais vu le système de sécurité mis en place, elle se dit que l’information était probablement authentique. Elle regarda autour d’elle. Les visages étaient fermés, les gens fatigués d’attendre. Dans le véhicule dans lequel elle était, on dénombrait beaucoup d’Israéliens qui rentraient chez eux. Du moins c’est ce qu’elle en déduisit en les voyant chargés de provisions, de cadeaux, et parlant hébreu entre eux. Dans le bus qui suivait, elle avait repéré une équipe de sport, tous très jeunes et en tenue, mais elle n’avait pu deviner de quel sport il s’agissait. Elle n’y connaissait pas grand-chose. Ils étaient encadrés par des gens plus âgés, probablement leurs entraîneurs.
Arrivés à Orly, on les conduisit dans une salle d’attente, isolée des autres passagers. L’atmosphère était tendue et Sarah n’était pas rassurée. Pour un premier vol, elle n’avait vraiment pas de chance. Au moment où elle se demandait où était sa valise, et si elle avait bien suivi le changement d’aéroport, elle vit que tous les bagages étaient déjà dans la salle. Chaque personne fut appelée, une par une. Quand vint son tour, un policier encadré de deux militaires lui demanda si elle reconnaissait la sienne. Comme elle acquiesçait, ils ouvrirent le bagage sans ménagement et tous ses effets personnels furent étalés sur une table et fouillés minutieusement. Elle se sentit coupable, même si elle n’avait rien à se reprocher, comme quand un policier lui demandait d’arrêter sa voiture alors qu’elle avait respecté le Code de la route. Ils inspectèrent ses vêtements un à un, puis vidèrent sa trousse de toilette. Ils avaient beau porter des gants, elle était très mal à l’aise de les voir manipuler ses sous-vêtements, ses produits d’hygiène et de maquillage. L’officier dévissa le bouchon de son tube de dentifrice et en inspecta le contenu. Elle était dans un tel état de nerfs qu’elle faillit éclater de rire, mais se retint à temps. Au bout d’un moment qui lui parût interminable, ils lui firent signe qu’elle pouvait ranger ses affaires. Puis ils prirent la valise, qui partit aussitôt dans une autre pièce, et on lui dit d’avancer.
Elle se retrouva dans une autre salle, avec les passagers qui étaient dans son bus. Un à un, ils furent ensuite appelés à se présenter dans un petit bureau dans lequel un responsable de la sécurité était assis, encadré de deux militaires, arme au poing. On lui demanda de répondre aux questions :
— Votre nom ? demanda l’officier qui avait son passeport dans les mains.
— Sarah. Sarah Masquelier.
— Vous êtes née le deux mars 1957 à Strasbourg, c’est exact ?
— Oui c’est ça.
— Masquelier, c’est pas un nom alsacien, ça !
— Non, mes parents sont nés à Lille, dans le Nord.
— Qu’est-ce que vous venez faire en Israël ?
— Visiter le pays.
— Toute seule ?
— Oui, toute seule.
Elle savait qu’elle ne disait pas l’entière vérité et se demandait si cela se voyait sur son visage. Mais elle ne voulait pas expliquer les vraies raisons qui l’amenaient en Terre sainte.
— Vous allez où en Israël ?
— À Jérusalem
— Vous logez où ?
— Au Couvent de Notre Dame de Sion, à Ein Kerem.
— Vous avez un papier pour le prouver ?
— Oui j’ai une lettre, tenez. Elle leur tendit le papier qu’elle avait reçu, signé par sœur Bénédicte, responsable du programme auquel elle avait adhéré.
L’officier examina le courrier puis échangea avec les militaires à voix basse.
— Vous restez combien de temps ?
— Deux mois.
Elle avait dit ça au hasard. Elle ne savait pas du tout combien de temps elle avait besoin et ne pensait pas que la question lui serait posée. Mais elle sentait que cet homme voulait des réponses précises. Il la regarda fixement quelques secondes puis se décida d’un coup à apposer un tampon sur son passeport. Il le lui tendit sans un mot et un des militaires l’escorta vers la sortie. Elle avait la même impression que lorsqu’on lui avait dit qu’elle avait réussi un examen à la fac. Elle se sentit soulagée et se dirigea vers les sièges où étaient assis les autres passagers.
Après encore plusieurs heures d’attente, ils prirent finalement place dans l’avion. Cela faisait maintenant en tout onze heures qu’elle était partie de chez elle.
Le vol se passa sans encombre. L’équipe de sport locale – elle ne sut jamais de quel sport il s’agissait, probablement du foot, se dit-elle, mais apparemment ils avaient gagné – mit l’ambiance tout le long du trajet. Sarah ne put s’empêcher de repenser à ce qui l’avait amenée à faire ce voyage.
Deux mois plus tôt, alors qu’elle venait de passer ses examens de Licence de Lettres Modernes à l’Université de Strasbourg et déambulait dans le quartier des Halles, sans but précis, elle fit une rencontre étonnante qui allait changer le cours de sa vie.
— Sarah !
Quelqu’un l’appelait. Elle leva la tête et regarda la jeune femme qu’elle venait de croiser sans y avoir prêté attention. Elle eut un instant d’hésitation. C’était sœur Madeleine, son professeur de philosophie de terminale au lycée Notre-Dame.
— Tu ne m’avais pas reconnue ? Tu vois nous sommes en civil maintenant.
Le lycée Notre-Dame était très strict sur l’habillement quand elle l’avait fréquenté. Les filles n’avaient pas le droit de porter de vêtements voyants et toutes avaient obligatoirement une blouse bleue censée gommer les différences sociales. Aucun garçon dans l’établissement et des professeurs uniquement de sexe féminin, dont une majorité de religieuses, portant voile et robe noire. Mais le niveau était excellent, avec un taux de 99 % de réussite au bac. Elle avait aimé son lycée, même si elle avait eu du mal à y trouver sa place parmi les filles de la haute bourgeoisie qui le fréquentaient. Les filles du Consul, du préfet ou du directeur de la Banque de France qui partaient aux sports d’hiver à Pâques et faisaient des séjours linguistiques à Oxford pour améliorer leur anglais pendant les grandes vacances.
— Tout va bien ? lui demanda sœur Madeleine. Que fais-tu ici ? Je pense souvent à mes anciens élèves, tu sais. J’aimerais tellement savoir ce qu’ils ont fait de leur vie. Tu veux qu’on aille boire un thé ? Ça me ferait vraiment plaisir de savoir ce que tu deviens.
Elle accepta. Non pas pour lui faire plaisir, mais simplement parce qu’elle n’avait pas trouvé d’excuse pour dire non.
Sœur Madeleine savait écouter. Quand l’une de ses élèves n’allait pas bien, elle le percevait aussitôt et l’incitait à se confier. Jamais elle ne jugeait. Sarah se sentit en confiance avec elle et lui fit part de son mal être, de son envie d’évasion, de sa quête d’identité. Elle lui expliqua comment elle sentait au fond d’elle ce besoin de connaître ses origines. Baptisée catholique, elle ne pouvait se résoudre à considérer le Christ comme le fils de Dieu. Elle était autant attirée par la religion juive que par l’Islam.
Elle voulait savoir pourquoi.
Juive ou arabe ?
Elle se posait la question sans cesse. Petite brune aux hanches généreuses, elle pouvait physiquement être les deux. Son nez court et large, légèrement courbé, le teint olivâtre de son visage, ses cheveux noirs ondulés et ses yeux de jais indiquaient une origine sémite. Elle en était persuadée.
Très cartésienne d’esprit, elle ne croyait ni en la réincarnation, ni en aucune forme de surnaturel et pourtant quelque chose ou quelqu’un la poussait dans cette direction. Elle ressentait au plus profond d’elle-même une déchirure qu’elle ne pouvait s’expliquer. Ce qu’elle ne comprenait pas c’était pourquoi les deux options se présentaient. Pourquoi les deux religions ? Devait-elle faire un choix ? Et était-ce la religion qui l’attirait à ce point ou était-ce la culture méditerranéenne dont elle se sentait si proche ? Fille du nord, née de parents lillois, ce n’était pas le sud de la France qui l’intéressait, mais bien le Proche-Orient. Elle pressentait qu’elle ne pourrait avancer dans la vie sans avoir résolu ce problème, sans avoir été confrontée à cette dichotomie qui la hantait. Elle fit part à sœur Madeleine de ses réflexions. C’était la première fois qu’elle en parlait. Elle avait toujours craint la réaction des autres et ne s’était jamais confiée sur ce qu’elle ressentait comme un mal être, une pulsion vers quelque chose qui la dépassait.
Son professeur lui parla de ce couvent dans un petit village en Israël avec lequel elle avait des contacts et qui engageait des volontaires pour les aider en échange du gîte et du couvert. Elle accepta aussitôt, même si la perspective l’effrayait. Elle n’avait jamais pris l’avion, n’avait jamais voyagé, et elle savait le pays instable politiquement et militairement.
En cachette de ses parents, elle se fit faire un passeport, écrivit à sœur Bénédicte, responsable du programme à Notre Dame de Sion et chercha un moyen de financer l’achat de son billet d’avion. Elle prévint ses parents une semaine avant de partir pour que son père ne puisse rien faire pour entraver ses projets. Il avait un besoin maladif de tout vouloir contrôler dans la vie de ses proches et elle appréhendait sa réaction. Il se mit en colère et tenta de la dissuader, mais elle tint bon. Deux mois de travail à la poste lui permirent de se constituer un pécule suffisant et la première semaine de septembre elle prit le train pour Paris, heureuse et anxieuse à la fois.
***
Quelques minutes avant d’atterrir, les sportifs entonnèrent le chant hébreu Evenou Shalom Alekhem. Elle demanda à sa voisine la signification des paroles, toujours les mêmes, répétées inlassablement et sur un rythme si entraînant que tous les passagers se mirent à chanter. Que la paix de Dieu soit avec toi. Certains se levèrent pour danser et le commandant dut prendre la parole pour calmer tout ce petit monde et leur demander gentiment de s’asseoir et de mettre leur ceinture. Quand l’avion sortit des nuages, il était six heures du matin et le soleil venait de se lever. Elle fut totalement saisie par la beauté du spectacle qui s’offrit à elle. Elle ferma les yeux puis fixa le paysage pour imprimer à jamais l’image dans son cerveau. Elle n’avait jamais vu quelque chose d’aussi beau. Tel-Aviv était baignée de soleil, les rayons se reflétaient dans la mer, le silence régnait à bord et elle ressentit un bien être qui l’enveloppa totalement. Elle pressentait que l’aventure ne faisait que commencer.
***
Personne ne l’attendait à l’aéroport. Elle prit un shirout, ce taxi collectif qui relie Tel-Aviv à Jérusalem. Elle avait changé un peu d’argent en France et disposait de quelques shekels. Ils étaient quatre dans la voiture et parlèrent hébreu pendant tout le trajet. Pourtant elle savait qu’ils parlaient français puisqu’elle les avait déjà entendus à l’aéroport. Mais ils étaient chez eux et elle ne fit aucune remarque. Arrivée à destination, elle paya son trajet, remercia le chauffeur qui lui avait porté sa lourde valise en skaï marron et sonna à l’imposante porte verte du couvent. Elle attendit quelques minutes puis entendit des pas sur le gravier. La lourde porte s’ouvrit et le visage souriant de sœur Bénédicte apparut.
— C’est toi Sarah ? On s’est fait un sang d’encre à ton sujet. El Al ne voulait nous donner aucune information sur les raisons du retard du vol. On ne savait même pas si tu étais vraiment à bord. Viens, tu dois être épuisée. Je vais te montrer ta chambre et tu vas te reposer.
Elles pénétrèrent dans l’enceinte du bâtiment et Sarah la suivit sans même regarder autour d’elle. Elle était fatiguée, elle avait soif, et un peu peur. Elle commençait à se demander si elle avait bien fait de venir, si elle tiendrait le coup dans cet environnement inconnu. Elle ne s’était jamais trouvée dans un lieu dans lequel elle ne connaissait personne et n’avait aucun repère. Elle se demandait ce qu’elle faisait là. Sœur Bénédicte ouvrit la porte de sa chambre. Une cellule monastique dans laquelle il y avait juste la place pour un lit, une petite armoire et une chaise. Sur une minuscule table de chevet, une coupelle de fruits en cadeau de bienvenue : des pommes, du raisin et des dattes, ainsi qu’une carafe d’eau et un verre.
— Repose-toi. Quand tu le voudras, tu descendras et je te présenterai aux autres. À tout à l’heure.
Elle regarda les fruits, mais n’eut pas la force d’y toucher. Elle était épuisée. Elle était partie de chez elle seulement la veille, mais cela lui semblait une éternité. L’attente à l’aéroport, l’avion, le taxi et cette impression étrange qu’elle avait de déjà vu ou déjà vécu. Elle posa sa valise, s’allongea sur le lit et sentit les larmes couler sur ses joues. Sans trop savoir pourquoi, elle se mit à pleurer, de fatigue sans doute, puis s’endormit pour de bon.
Elle fut réveillée par la chaleur des rayons du soleil qui inondaient sa chambre. Elle se leva, prit ses affaires de toilettes et du linge de rechange, ouvrit la porte, et se trouva nez à nez avec un jeune homme.
— Bonjour, tu dois être Sarah. Je m’appelle Emmanuel.
— Bonjour. Tu peux me dire où est la salle de bain ?
— Au bout du couloir, la porte sur ta droite. À tout à l’heure.
Quand elle descendit le grand escalier en bois, elle se sentait mieux, prête à vivre une expérience qu’elle devinait riche en émotions. Elle retrouva sœur Bénédicte qui la présenta aux autres religieuses de la congrégation. Elles étaient une dizaine environ autour de la table. Puis l’une d’elles lui offrit un étrange cadeau de bienvenue. C’était un tout petit paquet, très léger. Elle défit le papier de soie et vit ce qui ressemblait à trois petites cruches, collées les unes aux autres.
— C’est une réplique en miniature des amphores de Qumran, lui dit sœur Bénédicte. Tu en as sûrement entendu parler.
Son ignorance devait se lire sur son visage, car sœur Angèle prit la parole. C’était l’érudite du groupe. Elle avait fait des études d’histoire à l’Université et poursuivait sa passion tout en se consacrant à l’amour du Christ.
— L’histoire a commencé il y a trente ans, en 1947, lui expliqua-t-elle. On dit qu’un jeune berger avait perdu une de ses chèvres. Il était dans le secteur de Qumran, sur les rives nord-ouest de la mer Morte. Il rentra dans une grotte en pensant qu’elle s’y était peut-être réfugiée et vit une quantité impressionnante d’amphores, mais beaucoup plus grandes que celles que tu as dans les mains. Curieux, il regarda ce qu’elles contenaient et vit des rouleaux de cuir enveloppés dans de la toile de lin. La grotte était très haute et pratiquement inaccessible, ce qui explique que personne n’y avait pénétré depuis longtemps. On y a découvert une quantité de manuscrits datant pour les plus anciens d’environ trois cents ans avant Jésus-Christ. Depuis cette découverte les archéologues ont trouvé d’autres grottes pas très loin de la première et depuis plusieurs centaines de documents ont été mis à jour. Les historiens sont toujours en train de les étudier.
Sarah remercia pour le cadeau même si elle ne comprenait pas très bien en quoi cela la concernait. Sœur Angèle lui expliqua :
— Tu es catholique, non ? Sœur Madeleine nous a dit que tu avais fait tes études à Notre-Dame de Sion.
— Oui, mais…
Elle n’eut pas la possibilité de finir sa phrase. Et qu’aurait-elle dit ? Je me sens plutôt juive ou arabe, mais je ne sais pas laquelle des deux ? C’était ridicule et elle en était bien consciente. Sœur Angèle poursuivit :
— Tu comprends, les manuscrits de Qumran ont révélé des informations capitales pour nous chrétiens. Avant Qumran, on ne trouvait aucune trace du Messie dans la Bible. Or, grâce aux rouleaux découverts près de la mer morte, on sait maintenant que le Messie a bien sa place dans les écrits de l’Ancien Testament. Et je suis sûre que les historiens n’en sont qu’au début de leurs découvertes. Tu vois pourquoi c’est important ?
Sœur Angèle était prête à poursuivre, mais sœur Bénédicte intervint.
— Je vais présenter Sarah aux autres résidents. Vous aurez tout le loisir de discuter de tout ça un autre moment.
Elle la prit gentiment par le coude et l’entraîna vers la salle à manger. Il était midi et tout le monde était là. Il y avait trois personnes autour de la table en formica grise et noire. Elle s’assit à la seule place libre qui restait et Emmanuel prit la parole.
— Sarah, je te présente Ghislaine, ma femme. Nous sommes ici depuis dix mois et nous avons encore six mois de service à accomplir.
— De service ?
— Je suis coopérant. C’est-à-dire que plutôt que d’effectuer mon service militaire, j’ai choisi de travailler pour un organisme français à l’étranger. Les sœurs ont accepté que ma femme m’accompagne et notre fille Olivia est née ici.
— Et pourquoi ici précisément ?
— Nous sommes catholiques pratiquants tous les deux. Un séjour en Terre sainte était pour nous une opportunité intéressante, répondit Ghislaine. Et Emmanuel peut ainsi terminer son doctorat d’histoire entre deux corvées.
— Et tu fais quoi exactement ?
— Tout ce dont les sœurs ont besoin, mais ne peuvent pas faire, car il faut un minimum de force physique : porter des caisses, effectuer des réparations, charger ou décharger des camions. Je suis à leurs bons et loyaux services !
Sarah se tourna vers le troisième convive. Il n’avait pas dit un mot jusque-là, mais faisait des bruits divers avec sa bouche et ses mains.
— C’est Moshe, dit Ghislaine. Il ne parle pas, mais comprend tout ce que tu dis. Il habite au village et les sœurs l’emploient comme homme à tout faire.
— Il y a d’autres personnes à part nous et les sœurs ?
— Oui tu verras. Il y a deux femmes de ménage, un jardinier et différentes personnes qui habitent au couvent. Il y a plusieurs annexes et la propriété est immense. Tu as le droit de te promener où tu veux sauf dans le bâtiment où résident les sœurs contemplatives.
— Pourquoi ?
— Elles vivent entre elles et consacrent la plupart de leur temps à la prière. Tu les verras passer quand elles se rendent à la chapelle. Il faut respecter leur décision et ne pas leur adresser la parole. Tu as fini ? Sans attendre la réponse, Ghislaine rassembla les assiettes.
— Suis-moi je vais te montrer les cuisines.
Sarah n’aimait pas trop son ton directif et autoritaire, mais elle la suivit. Ghislaine avait ce qu’on pouvait appeler un physique ingrat. Tout était trop grand dans son visage. Les yeux d’un bleu délavé, le nez en trompette, les lèvres trop charnues, même le menton était protubérant. Ses cheveux ressemblaient à un fétu de paille qu’on aurait posé là, et qu’on aurait oublié. Elle faisait des petits pas, très rapides, et de grands gestes avec ses mains comme si tout ce qu’elle disait était important et avait besoin d’être expliqué. Sarah ne comprit pas ce qu’Emmanuel lui trouvait. De plus elle était vêtue d’une robe en jean, beaucoup trop serrée à la taille, et comme elle se balançait en marchant, elle lui faisait penser à un pingouin, qui glissait sur le carrelage ancien du couloir menant aux cuisines.
— Voilà l’endroit où tu vas passer tes matinées lui dit-elle en ouvrant la porte !
La cuisine s’apparentait à une ruche en pleine activité. Toutes les sœurs étaient occupées à nettoyer la vaisselle du repas de midi et ranger la nourriture. Sarah n’avait jamais vu de lave-vaisselle industriel et elle était impressionnée par la taille des machines. Chaque personne avait une fonction bien précise. Une sœur apportait les plats et autres ustensiles, une autre les rangeait par catégorie, puis ils étaient débarrassés de leurs restes, mis dans une des machines à laver pendant que le cycle de l’autre machine terminée, des sœurs essuyaient et d’autres rangeaient dans d’immenses armoires tout le long du mur. Avec leur voile sur la tête, difficile de les distinguer l’une de l’autre, on aurait vraiment dit des abeilles industrieuses qui s’affairaient dans un ordre bien établi. Personne ne parlait et sœur Geneviève, apparemment en charge du bon déroulement de l’opération, prit la parole :
— Nous avions un groupe de touristes pour le repas de midi. Tu vois, le travail ne manque pas et nous avons besoin de bras supplémentaires. Le matin, tu nous aideras à préparer les fruits et légumes, puis dès la fin du repas il faut tout remettre en ordre. En principe nous avons fini vers trois heures. Tu seras alors libre de faire ce que bon te semble. Tu seras également libre le dimanche ainsi qu’une journée par semaine de ton choix. Pour aujourd’hui, va te promener et découvre les lieux, on se retrouve demain après le petit déjeuner.
Sarah sortit et entreprit la visite du jardin. Dès qu’elle eut franchi la porte menant vers l’extérieur, elle se sentit transportée par des odeurs inconnues. En ce milieu d’après-midi de septembre, la chaleur était encore bien présente. Elle ne pensait pas que l’air chaud puisse avoir une odeur. Elle resta sur le seuil, ferma les yeux, offrit son visage à l’astre du jour et respira à pleins poumons. Elle ne connaissait aucun des parfums qui assaillaient ses narines.
Fille du nord, son corps tremblait de plaisir sous le flot des nouvelles sensations. Elle rouvrit les yeux et s’engagea sur le chemin de pierre qui menait vers des murets qui clôturaient la propriété. Elle se dirigea vers des arbustes aux fleurs couleur rose vif en forme d’étoiles. Leur éclat l’attira, mais lorsqu’elle se pencha pour les respirer, elle fut déçue. Aucune odeur ne s’en dégageait. Elle continua et prit dans ses mains des fleurs en forme de trompettes, dont les tons variaient du rose au rouge foncé. Elles sentaient l’anis et la vanille. Elle aurait aimé connaître leur nom. Son regard se porta au-dessus du muret. Le panorama devant elle était à couper le souffle. Elle contempla les champs d’oliviers à perte de vue, plantés en terrasse, courbés sous la chaleur et distingua entre les arbres des formes noires qui marchaient sur la terre pierreuse et s’arrêtaient de temps à autre pour cueillir un fruit. Les paysans devaient surveiller la véraison des olives et leur maturation pour définir le temps propice de la récolte. À ses pieds, un arbuste buissonnant aux fleurs bleutées la fit se pencher à nouveau. Elle reconnut l’odeur du romarin et préleva un brin qu’elle garda dans ses mains.
Poursuivant son exploration, elle sentit avant de le voir, le parfum lourd et sucré du jasmin étoilé. Le petit arbuste grimpait le long du mur de pierre et ses étoiles blanches se mélangeaient aux grandes fleurs violettes d’une clématite, odorantes elles aussi. Un parfum sucré qui lui rappelait les fleurs d’acacia qu’elle connaissait. C’était une explosion de couleurs et d’odeurs, parfois puissantes, parfois subtiles. Elle allait de découverte en découverte, enivrée par les fragrances environnantes et subjuguée par le charme et l’harmonie des éléments autour d’elle.
— Bonjour Mademoiselle !
La voix la fit sursauter. Elle était désappointée d’être dérangée dans un tel moment d’extase, mais ne put en vouloir à l’homme qui lui souriait si gentiment.
— Désolé Mademoiselle, je ne voulais pas vous faire peur. Je suis le jardinier du couvent. Je m’appelle Bilal.
L’homme qui se tenait devant elle était mat de peau, la chevelure foncée et bouclée, les yeux noirs et le nez très fin. De stature moyenne, il était relativement jeune, environ trente ans, pensa-t-elle. Elle regarda ses mains, larges et puissantes. Sa tenue ne laissait aucun doute sur sa fonction en ce lieu. Il portait une salopette couverte de terre et des sabots au-dessus de ses chaussures.
— C’est vous le responsable de ce magnifique endroit ? Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.
— Merci Mademoiselle. C’est mon père qui m’a tout appris. Il s’occupait du jardin avant moi. Bilal veut dire « eau » en arabe. Dès ma naissance il m’a montré comment chérir les plantes. Ma mère était française. Elle nous a appris sa langue et le respect de l’autre. Je leur dois beaucoup à tous les deux.
— Vous m’apprendrez le nom des fleurs, Bilal ?
— Si vous voulez Mademoiselle. Mais à un autre moment. Si les sœurs me voient en train de vous parler, elles vont me reprocher de ne pas travailler.
— Je ne voulais pas vous causer d’ennuis, je m’en vais. À bientôt Bilal.
Elle poursuivit sa reconnaissance des lieux. Sur une porte, une petite pancarte indiquait Bibliothèque. Elle entra. Sœur Angèle l’accueillit.
— Tu veux emprunter un livre, Sarah ?
— Oui ma sœur. Je me rends compte que je ne connais rien de l’histoire de ce pays, à part les informations à la télé, et on y parle que de guerre. Vous avez un livre qui puisse m’éclairer ? Je voudrais comprendre.
— Bien sûr.
Elle se dirigea vers le rayon Histoire d’Israël et sortit deux ouvrages.
— Tiens, prends ces deux-là. Il y en a un sur l’histoire proprement dite et l’autre avec davantage d’illustrations sur les lieux à visiter. Et si tu as des questions, je suis là, n’hésite pas. Tu peux aussi demander à Emmanuel, il connaît bien l’histoire de la région. Si tu veux lire tranquillement tout en profitant de l’extérieur, il y a un kiosque dans le jardin. À cette heure-ci, les visiteurs sont partis, tu seras tranquille.
Sarah remercia sœur Angèle et partit à la recherche de l’abri. Elle le trouva facilement. C’était un simple banc entouré d’une structure en métal sur laquelle des roses rouges et blanches grimpaient à foison. Elle pensa à Bilal. Il fallait certainement beaucoup d’amour, de patience et de compétence pour arriver à ce résultat. C’était une explosion de senteurs. Jamais ses sens olfactifs n’avaient été à ce point sollicités. Elle reconnaissait le santal et le patchouli, mais d’autres odeurs étaient présentes et elle n’arrivait pas à les identifier. Il faut vraiment que Bilal m’apprenne à les reconnaître, se dit-elle.
Elle s’assit sur le banc de bois et ouvrit le livre d’histoire. Elle savait que l’État d’Israël tel qu’il existe aujourd’hui avait été fondé en 1948, mais elle voulait savoir ce qui s’était passé avant. Elle lut l’histoire de Salomon, le fils de David, qui fit construire le premier Temple à Jérusalem au Xe siècle avant notre ère. Ce Temple devait contenir l’Arche d’Alliance, les Tables de la Loi et permettre d’y abriter les rites sacrificiels du judaïsme. Mais le Temple fut détruit au VIe siècle av. J.-C., et le peuple juif subit l’exil à nouveau. Quand ils purent rentrer sur leur Terre d’Israël, ils construisirent le second Temple.
Sarah se demanda si c’était à ce fameux Temple qu’appartenait le mur qu’on appelait Mur des Lamentations. Elle avait souvent vu à la télé ces hommes vêtus de noir, oscillant sur place et secouant la tête en priant. Elle les avait également aperçus en train d’insérer des petits morceaux de papier dans les fentes des pierres. Elle se promit de poser la question à Emmanuel. Elle avait hâte de visiter ces lieux emblématiques de l’histoire. Elle se demanda aussi où étaient les femmes. Avaient-elles accès au mur ? Pourquoi ne les voyait-on jamais ? Et qu’était devenu le reste du Temple ? Elle feuilleta quelques pages sans les lire en se disant qu’elle y reviendrait. Elle reprit sa lecture au chapitre sur l’arrivée des Romains. Elle se souvenait que Jésus avait été condamné par Ponce Pilate, un proconsul envoyé par Rome qui gouvernait à l’époque. Et effectivement la tutelle de l’Empire romain s’imposa dans la région. Elle lut qu’Hérode le Grand avait repris la construction et l’agrandissement du Temple dans les années 30 av. J.-C. et se demanda ce qu’il en restait.
Pour l’heure, elle sentait la fatigue la gagner. La sieste de ce matin ne lui avait pas suffi. Elle repensa à la coupelle de fruits qui l’attendait près de son lit. Elle se leva, emporta ses livres et se dirigea vers sa chambre. Elle dégusta l’offrande lentement, en prenant du plaisir à chaque bouchée. Chaque grain de raisin était gorgé de sucre et les dattes n’avaient ni la même couleur ni le même goût que celles que sa mère achetait parfois à Noël. On sentait le soleil qui les avait amenées à maturité. Elle se rafraîchit avec l’eau transparente au léger parfum de fleur d’oranger puis après une brève toilette, s’allongea sur le lit et s’endormit jusqu’au lendemain.
C’est le chant des grillons qui la réveilla. À leur stridulation s’ajoutait un autre son qu’elle n’identifia pas tout de suite. Elle se leva, et, posé sur la branche d’arbre qui longeait sa fenêtre, elle le reconnut aussitôt. C’était un chardonneret élégant. Elle pensa à son père qui lui avait appris à identifier les oiseaux. Elle n’avait aucun doute : son gazouillis mélodieux, son joli bec et son masque rouge, tout indiquait qu’il s’agissait d’un mâle en train de courtiser une femelle. Ou peut-être était-ce pour elle qu’il chantait de bon matin. Il lui souhaitait la bienvenue, espérait qu’elle trouverait son identité et achèverait la quête qu’elle avait commencée.
Le petit déjeuner était abondant au couvent. Fruits frais, fruits secs, fromage blanc, mais aussi concombre, tomates, olives et poivrons ainsi que du pain et du miel étaient à disposition. Elle se servit une grande tasse de café noir et remplit une coupelle de fruits frais qu’elle arrosa de miel. Elle but lentement, se demandant ce que cette journée allait lui réserver comme surprise. Emmanuel vint lui tenir compagnie. Ghislaine s’occupait de la toilette d’Olivia. Sa première tâche le matin, lui dit-il, sera d’aller chercher le courrier du couvent au bureau de poste.
— En sortant d’ici, tu suis le chemin jusqu’au centre du village. Tu verras, c’est indiqué, tu ne peux pas te tromper. Et tu rencontreras Monsieur Ali, le postier. C’est un homme charmant et un ancien professeur. Si tu lui demandes, il te racontera l’histoire du lieu.
Sarah quitta le Couvent avec un peu d’appréhension. Elle commençait à se sentir à l’aise dans cet endroit, bien protégée par l’enceinte des murs de pierre. Il était à peine huit heures, mais le soleil avait déjà tiédi le sol et elle sentait la chaleur sous ses sandales de cuir. La pierre blanche calcaire qui constituait les murs des maisons du village, tout comme le sol pavé des petites rues étroites, reflétait les rayons du soleil. Tout était paisible. Elle ne croisa personne sur son chemin et trouva sans peine le petit bâtiment en pierre qui abritait la poste.
— Bonjour Monsieur Ali, dit-elle en rentrant.
— Salam Alaykoum, mademoiselle Sarah. Sœur Bénédicte m’a dit que c’est toi qui viendrais prendre le courrier.
— Oui je suis là comme volontaire pour quelques semaines.
— Tiens, le voilà. Il lui tendit un paquet entouré d’une ficelle et contenant des enveloppes de différentes tailles et différentes couleurs. Elle reconnut pour certaines la couleur bleue des enveloppes par avion.
— Merci Monsieur Ali. Comment dit-on merci en arabe ?
— Choukran !
— Monsieur Ali, Emmanuel m’a dit que vous connaissiez bien le village. Ça fait longtemps que vous demeurez ici ?
— Ma famille vivait ici depuis des siècles quand les juifs nous ont chassés en juillet 1948. Mes parents ne comprenaient pas ce qui se passait. Ils sont de l’ancienne génération. Ils avaient vécu à Jérusalem à la fin du siècle dernier et la cohabitation avec les juifs se passait bien.
— Vous habitiez dans le même quartier ?
— On habitait dans la même rue. On fréquentait les mêmes cafés, et certains suivaient les cours dans nos écoles. Les gosses jouaient entre eux, tu sais, juifs et Arabes, sans problème. J’avais autant de copains juifs que de copains arabes. Ce qui comptait c’était celui qui avait le plus de billes, le reste n’avait pas d’importance. Au bout d’un moment on parlait leur langue et eux la nôtre, surtout les gros mots. Ma mère était sage-femme et quand une femme devait accoucher, elle ne lui demandait pas sa religion, elle faisait son travail et c’est tout. Elle a accouché des enfants juifs, chrétiens ou arabes sans se poser de question. D’ailleurs nos mères étaient habillées pareil et si on faisait une bêtise, elles allaient rapporter à notre famille et on était punis de la même façon. Même lors du Shabbat, quand le samedi les juifs ne pouvaient pas allumer leurs fourneaux ou leurs bougies, c’est mon père qui les aidait. Et c’était dans les deux sens tu sais, eux aussi venaient à nos fêtes. On se respectait.
— Et que s’est-il passé ?
— Eh bien d’autres juifs sont arrivés, d’autres pays, avec d’autres coutumes. Et les choses ont commencé à se gâter.
— C’est pour ça que vous êtes venu ici ?
— Oui. Ein Kerem était un village calme. On s’est dit qu’on serait tranquilles. Mais quand ils ont chassé les Arabes du village il y a trente ans, mes parents sont partis rejoindre le reste de leur famille à Hébron. Moi je suis resté.
— Pourquoi vous n’êtes pas parti avec eux ?
— Oh tu sais, je n’avais pas de femme, pas d’enfant, et quand on m’a proposé de garder mon travail à la poste j’ai accepté. Heureusement les forces israéliennes n’ont pas détruit les constructions ici. J’ai encore ma maison. C’est petit, mais c’est chez moi.
Sarah observait le visage du vieil homme pendant qu’il parlait. Elle n’y voyait ni colère ni rancune. Assis derrière son comptoir, une main dans sa longue barbe grise et noire dont elle ne voyait pas la fin, il parlait d’une voix paisible, sur un ton monocorde. Entièrement vêtu de noir, il lui faisait penser à ces vieux sages qu’on voit dans les livres. On sentait la bonté dans ces yeux fatigués et une certaine résignation à la bêtise des hommes. Il avait dû souvent raconter son histoire, car elle lui venait en un flux de paroles régulier, sans qu’on lui posât de question. Il racontait les faits, sans jugement ni passion. Elle était contente de se dire qu’elle le verrait tous les matins. Peut-être lui racontera-t-il d’autres histoires, moins tristes celles-là.
Elle apporta le courrier à sœur Bénédicte. Elle était dans son bureau, un petit local près des cuisines qui lui permettait de gérer l’administratif du Couvent et de garder un œil sur tout ce qui se passait.
— Merci Sarah. Je vois qu’il y a une lettre pour Rachel, je sais qu’elle attend des nouvelles de son frère. Nous n’avons pas de groupe ce midi, tu as donc le temps d’aller lui porter avant ton travail aux cuisines. Elle est dans le petit pavillon, sur le côté du jardin. Sarah prit la lettre et s’en fut à la recherche du petit bâtiment en pierre. Elle l’avait vu de loin la veille en se promenant, mais n’avait pas osé s’approcher. Elle toqua à la porte de la maisonnette et celle-ci s’ouvrit aussitôt. Une vieille dame apparut.
— Shalom, tu dois être Sarah. Oh ! Tu m’as apporté mon courrier. Merci beaucoup. Entre deux minutes, je viens de faire de la citronnade.
La vieille dame posa la lettre sur un petit guéridon en bois, à côté du canapé. La pièce était petite et très encombrée. Surtout des photos, dont certaines très anciennes, encore en noir et blanc et dans des cadres en argent. D’autres, plus récentes, en couleur, avec des enfants et des petits cœurs rouges en papier, collés sur les coins des cadres en bois clair.
— Ce sont mes neveux et nièces, dit-elle. Les enfants de mon frère. Ils habitent en France, près de Paris. Assieds-toi un moment. D’où viens-tu ?
— Mes parents sont originaires de Lille, mais nous vivons dans un petit village à l’ouest de Strasbourg.
— Nous avions de la famille à Strasbourg. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
Lorsque la vieille dame s’assit dans le fauteuil en face d’elle, son châle glissa légèrement de ses épaules. Elle le remit aussitôt, mais Sarah eut le temps d’apercevoir la marque sur son avant-bras. Elle savait ce que cela signifiait. Rachel avait vécu l’horreur des camps de concentration et la marque en question était son numéro de prisonnière. Elle frissonna légèrement. Elle se dit qu’en ce lieu l’Histoire s’écrivait avec un H majuscule et ne se résumait pas à quelques lignes dans un manuel scolaire. Il y avait des visages derrière la souffrance. Elle se leva, prit congé poliment et se promit de revenir voir la vieille dame.
Son travail aux cuisines était moins pénible qu’elle ne le pensait. Les sœurs de Notre Dame de Sion étaient d’un naturel gai et elles communiquaient leur joie de vivre en chantant tout en effectuant leurs tâches quotidiennes. Toutes ne parlaient pas français et certains chants n’avaient aucune intonation religieuse. Sœur Gabriella était brésilienne, elle n’était au couvent que de passage et son caractère jovial et enjoué ajoutait du plaisir et de la bonne humeur à l’exercice fastidieux d’épluchage et de découpe des fruits et légumes.
À la table de déjeuner, une cinquième personne avait pris place. Emmanuel fit les présentations.
— Sarah, voici Monique. Elle est guide et offre ses services aux touristes français qui veulent découvrir la région.
— Bonjour Sarah. On m’a dit que tu venais d’arriver. C’est ton premier voyage en Israël ?
— Mon premier grand voyage. Je suis encore à la fac et n’ai pas eu beaucoup le loisir d’aller à l’étranger. Mes parents sont plutôt du genre casanier.
— Eh bien, tu as fait fort pour une première fois. Et pourquoi Israël ?
— On me l’a proposé, j’ai accepté.
Elle ne se sentait pas assez en confiance avec eux pour partager ses doutes sur ses origines et sa quête d’identité. Elle-même avait encore du mal à les formuler. Elle savait qu’elle n’était qu’au début de son parcours et que cela prendrait du temps.
Monique lui sourit gentiment. Sarah se sentit attirée par cette femme assise à côté d’elle. On percevait une grande bienveillance dans son regard. Pendant qu’Emmanuel la questionnait sur ses prochaines visites, Sarah l’observa discrètement. Elle avait un très beau profil, avec un nez bien dessiné, qui lui faisait penser à des statues grecques dont elle avait vu le portrait dans des livres. Des cheveux d’un blond vénitien, légèrement cuivrés, des yeux verts et quelques taches de rousseur complétaient le tableau. Impossible de deviner d’où elle venait. Son français était impeccable, mais on entendait une légère pointe d’accent étranger.
— D’ailleurs Sarah si ça t’intéresse ?
— Sarah, tu es avec nous ?
— Oh excusez-moi, je pensais à autre chose. Vous me parliez ?
— Oui, reprit Monique. Je te proposais de nous accompagner si tu voulais. J’ai un groupe de pèlerins français qui désire une visite guidée de La via Dolorosa après-demain. Si ça te dit, je t’inclus dans le groupe. Je l’ai déjà fait, cela ne pose pas de problème. Tu es déjà allée à Jérusalem ?
— Non pas encore. C’est très gentil à vous, je vais demander à sœur Bénédicte si elle est d’accord.
— Alors on fait comme ça. Rendez-vous ici à 9 h après-demain, et tu peux me dire tu.
***
Sarah obtint l’autorisation sans problème. Elle se rendit compte qu’elle avait de la chance et se réjouit de pouvoir découvrir les lieux saints avec l’expertise de la guide.
Elles rejoignirent le groupe de français, une dizaine de personnes en tout, pour certains d’un âge avancé. Ils se connaissaient et expliquèrent à Monique qu’ils faisaient partie de la même Église, Saint-Nicolas de Saumur. La guide s’assura que tout le monde l’entendait quand elle parlait puis elle leur expliqua qu’ils suivraient les stations dans l’ordre des évènements mentionnés dans les Évangiles. Ils se rendirent à la porte d’Hérode là où Ponce Pilate aurait présenté Jésus de Nazareth à la foule et l’aurait condamné à mort. Quand ils atteignirent la troisième station, celle où le Christ tomba pour la première fois, Sarah regarda les pèlerins. Certains eurent le corps qui fléchissait, comme s’ils revivaient la chute de Jésus. On sentait leur ferveur et leur foi était sincère.
Les pèlerins marchaient avec peine. Sarah vit leur corps courbé comme sous le poids d’un fardeau et se dit qu’ils portaient la croix du Rédempteur sur leurs frêles épaules. Leur dévotion l’impressionnait. Lors de la septième station qui marquait le lieu de la deuxième chute de Jésus, elle s’attendit à ce que l’un d’eux tombe pour de bon, mais il n’en fut rien. Ils avançaient humblement, certains murmurant le Notre Père, d’autres serrant dans leurs mains, pour l’un un livre de prières, pour l’autre un chapelet, pour un autre encore, une petite croix en bois. C’est là que Jésus chuta pour la troisième fois, leur expliqua Monique, avant de leur demander de rebrousser chemin pour se rendre à la Basilique du Saint Sépulcre qui abrite les cinq dernières stations de la via Dolorosa. Ils marchaient depuis plus d’une heure maintenant et la chaleur commençait à se faire sentir.
— N’oubliez pas de boire, dit-elle au groupe, on va faire une petite pause.
Sarah fit de même. Monique lui avait demandé de se placer à l’arrière du groupe, ce qui lui permettait de s’assurer de ne perdre aucun pèlerin en chemin. Même s’ils étaient peu nombreux, il arrivait que totalement subjugué par l’environnement, un des touristes reste en retrait et s’égare. La foule était dense autour d’eux, l’endroit attirait les croyants du monde entier et il valait mieux être vigilant.