Les choix du destin - Tome 2 - Céline Cossédu - E-Book

Les choix du destin - Tome 2 E-Book

Céline Cossédu

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Beschreibung

Henry Davies, régisseur du domaine de New Dawn, et Célia Alister, infirmière au château, portent en eux les cicatrices de profondes blessures amoureuses, les laissant désabusés face à l’amour. Déterminés à ne plus céder à l’attirance, ils maintiennent une distance prudente dès leur première rencontre. Cependant, leur engagement commun envers Emma, la fille de Peter De Lawford, les oblige à travailler ensemble. Cette proximité inattendue éveille peu à peu des sentiments enfouis, malgré les ombres du passé qui planent sur eux. Entre fierté et vulnérabilité, parviendront-ils à surmonter leurs peurs et à laisser une nouvelle chance à l’amour ? Lorsque le passé refuse de s’effacer, l’avenir reste à écrire…

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Céline Cossédu a trouvé sa véritable inspiration à travers les œuvres de Jane Austen. Profondément touchée par la littérature sentimentale, elle nous présente "Fuir le bonheur avant de le perdre", le deuxième volet de sa saga en quatre tomes intitulée "Les choix du destin".

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Céline Cossédu

Les choix du destin

Tome II

Fuir le bonheur avant de le perdre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Céline Cossédu

ISBN :979-10-422-4694-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Avril 1866

Le silence et la désolation. Voilà tout ce qui se reflétait au château depuis la perte cruelle qu’il avait subie. Le vide laissé par Amélie se ressentait dans toutes les pièces de l’immense bâtisse. Là où la jeune comtesse emplissait l’espace de sa joie de vivre et de son rire cristallin, il ne restait que des murmures et des silhouettes furtives qui se déplaçaient sans faire de bruit. Quelquefois, les pleurs d’Emma résonnaient entre les murs, rappelant à qui voulait l’entendre qu’elle était là, et qu’il restait un espoir que le château se relève de sa tristesse. Charles errait dans les couloirs, s’attendant à tout moment à croiser Amélie venant lui prendre le bras pour l’entraîner avec elle sur une idée qui lui était venue concernant le château. Molly cuisinait sans conviction, attendant patiemment, tous les matins, que la porte de sa cuisine s’ouvre sur sa comtesse venue discuter avec elle du menu. Il lui arrivait encore de préparer les mets préférés d’Amélie, pour lui faire plaisir. Puis, prenant conscience que la jeune femme n’y goûterait pas, la cuisinière se mettait à pleurer. Lisette, la femme de chambre de la défunte, ne cessait de ranger les affaires de sa maîtresse : sa coiffeuse, sa brosse, sa chemise de nuit. Tout était encore dans le même état depuis la mort de la jeune femme. Peter était retourné dormir dans sa chambre de jeune homme, ne supportant plus d’entrer dans ce sanctuaire où Amélie avait rendu son dernier souffle. Seule Lisette se permettait encore d’y entrer, pour entretenir la mémoire de sa maîtresse et laisser l’endroit propre. Elle avait parfois l’impression qu’Amélie était là. Et ce sentiment la rendait encore plus triste. La comtesse l’avait toujours traitée avec respect et gentillesse, et elle manquait terriblement à la femme de chambre. Le cœur de cette dernière était lourd chaque fois qu’elle sortait de la pièce et refermait la porte sur le vide laissé par Amélie. Mais, ce jour-là, les choses allaient changer :

— Que faites-vous là ? demanda une voix sèche derrière Lisette qui fermait la porte de la chambre.

Comme prise en faute, la servante sursauta et se retourna vers le comte qui la dévisageait avec colère :

— Je nettoyais la chambre, monsieur le comte, bredouilla Lisette en baissant les yeux.

— Cette chambre ne servira plus, précisa Peter, toujours aussi sèchement. Il n’y a aucun intérêt à la nettoyer.

À la vue de la fureur du comte, Lisette jugea inutile de préciser qu’elle faisait cela de son propre chef, par amour pour Amélie. Son maître était plus dans la peine que dans la colère, et elle comprenait sa réaction. Il n’était donc pas nécessaire d’en rajouter :

— Oui, monsieur le comte, répondit-elle d’une voix tremblante, la tête toujours baissée et les mains croisées devant elle.

La voyant lutter contre les larmes, Peter se radoucit et inspira profondément pour se calmer. La servante n’avait rien fait de mal et il n’avait aucune raison de lui hurler dessus :

— Retournez à vos occupations, Lisette, dit-il plus calmement. Et ne vous occupez plus de cette chambre.

— Bien, monsieur le comte, répondit la jeune fille en faisant une rapide révérence avant de s’éclipser prestement vers les escaliers.

Peter la regarda descendre les marches en courant et s’en voulut de son excès d’humeur. Ces derniers temps, la moindre contrariété le mettait dans tous ses états, et il avait du mal à cacher la colère sourde qui lui broyait le cœur face au drame qu’il venait de vivre. Il soupira de dépit, puis se tourna vers la porte que Lisette venait de fermer. Il n’était plus entré dans cette pièce depuis que le corps de sa femme avait été enlevé. Il posa une main tremblante sur le bois et ferma les yeux en luttant contre les larmes. Son bonheur était resté dans cette pièce à tout jamais, le laissant seul face à un avenir sans espoir et sans but. Plus rien n’avait réellement d’importance pour lui, seul comptait son chagrin et le désespoir qui lui broyait le cœur.

Clara Jones se présenta devant la porte de la maison des Stafford. Louis, le majordome, lui ouvrit la porte avec soulagement :

— Merci d’être venue, madame, dit-il avec reconnaissance. Je ne savais plus quoi faire.

— Où est-elle ? demanda gentiment Clara.

— Dans le salon, répondit Louis, d’un air désespéré. Elle ne mange presque rien, et elle refuse d’entendre raison. J’ai peur pour sa vie, madame.

Le majordome était dans un tel état d’inquiétude que Clara posa une main rassurante sur son bras :

— Faites préparer un plateau avec du thé et des sandwichs, Louis, ordonna-t-elle calmement. Je vais m’occuper de votre maîtresse.

— Merci, madame, répondit Louis avec un soupir de soulagement.

Clara lui sourit et se dirigea vers la porte du salon. La pièce était dans la pénombre à cause des tentures fermées. Seule une lampe éclairait l’espace où se trouvait Mary, allongée sur le canapé, en peignoir, recouverte d’une couverture. La femme était prostrée, les yeux dans le vague. Clara s’approcha doucement, et s’assit dans le fauteuil face au canapé :

— Eh bien, mon amie ! s’exclama-t-elle doucement d’un ton faussement enjoué. Je vous ai connue dans de meilleures dispositions.

Mary la regarda d’un air perdu, comme si son esprit ne comprenait pas ce qui se passait :

— Clara ? murmura-t-elle.

— Oui, c’est moi, répondit gentiment la dame.

— Devions-nous nous voir aujourd’hui ? s’inquiéta Mary, déboussolée, en portant la main à son front. Je ne me souviens plus.

Madame Stafford était complètement perdue et Clara s’inquiéta pour sa santé mentale :

— Je suis venue, car je me soucie de vous, mon amie, dit-elle. Et vos serviteurs aussi. Louis m’a fait demander, car il s’inquiète de vous voir si faible.

— Cher Louis, sourit tristement Mary. Il veut me forcer à manger, mais je n’y arrive pas.

— Il faut vous forcer, ma chère, insista plus fermement Clara. Si vous continuez ainsi, je crains pour votre vie.

Madame Jones tentait de faire peur à Mary, mais cette dernière haussa les épaules :

— Ma vie est finie, soupira-t-elle d’une voix tremblante. Ma fille m’a été enlevée, il ne me reste plus rien.

Louis entra à cet instant, suivi d’une servante qui posa un plateau sur la table basse devant le canapé :

— Je ne veux rien, gémit Mary, agacée en voyant les victuailles.

Ignorant sa plainte, Clara regarda Louis d’un air décidé :

— Veuillez ouvrir les tentures, Louis, je vous prie, ordonna-t-elle. Que la lumière entre dans cette pièce. Et une fenêtre également, que l’air devienne un peu plus respirable.

Quand le soleil inonda le salon, Mary porta une main à ses yeux, éblouie par la clarté :

— Fermez ces rideaux ! gémit-elle.

— Il n’en est pas question, répondit Clara à Louis, sur un ton sans appel.

Le majordome obtempéra et sortit du salon sans demander son reste.

— Laissez-moi tranquille ! exigea Mary d’une petite voix gémissante.

— Je n’en ferai rien, répondit Madame Jones fermement. Vous devez réagir, Mary, vous êtes en train de vous tuer à petit feu.

— Ainsi je retrouverai ma fille, geignit Madame Stafford. C’est tout ce que je souhaite.

— Vous n’avez pas le droit de dire ça, Mary, s’énerva Clara. C’est indigne de vous.

— Je n’ai plus de raison de vivre, pleura sa compagne. Ma fille était mon seul bonheur, et elle n’est plus là.

— Vous avez votre petite-fille ! s’exclama Madame Jones. N’est-ce pas une bonne raison de vouloir vivre ?

Mary cessa instantanément de gémir :

— Emma, murmura-t-elle tristement.

— Oui, Emma, si c’est ainsi qu’elle se prénomme, sourit Clara, plus doucement. Qui mieux que vous pourrait lui parler de sa mère ? Vous êtes tout ce qui lui reste d’Amélie, vous vous devez de vivre pour elle.

Mary sembla sortir d’un songe et regarda Clara d’un air hagard :

— Pensez-vous qu’elle se souciera de moi ? demanda-t-elle, pleine d’espoir. Je ne sais pas si j’aurai encore ma place dans cette famille.

— Vous avez toute votre place dans cette famille, Mary, s’insurgea Clara. Vous devez être présente pour votre petite-fille. Elle aura besoin de vous pour comprendre qui était Amélie.

Mary réfléchit un instant, puis se redressa pour s’asseoir sur le canapé. Affaiblie, mais semblant retrouver son esprit combatif, elle regarda son amie et lui sourit :

— Je vais me reprendre, promit-elle avec un sourire triste. Je vais vivre pour la mémoire de ma fille et pour l’avenir de ma petite-fille.

— À la bonne heure, s’exclama gaiement Clara, soulagée en prenant la théière. Commencez donc par prendre un peu de thé et par manger un peu. Vous devez reprendre des forces.

Mary accepta la tasse que lui tendait son amie et prit un petit sandwich sur le plateau. Elle n’avait pas vraiment faim, mais Clara avait raison. Elle devait vivre pour qu’Amélie vive à travers elle.

Quelques jours plus tard, Mary se présenta au château, pitoyable silhouette, voûtée sous le poids du chagrin. Grâce à Clara, elle avait repris le cours de sa vie, même si chaque jour était difficile à vivre. La seule pensée qui l’aidait à se lever le matin allait vers Emma et l’espoir que sa petite-fille serait le lien qui donnerait un sens à sa vie. Charles vint lui ouvrir la porte :

— Je suis désolée de me présenter sans être invitée, s’excusa-t-elle d’une petite voix, mais je voulais savoir si je pouvais voir ma petite-fille.

Ému du désespoir de Mary, Charles ouvrit la porte pour la laisser entrer :

— Je vous en prie, Madame Stafford, dit gentiment le majordome. Monsieur le comte n’est pas là, mais je ne pense pas qu’il trouverait à redire si vous passez du temps avec mademoiselle Emma.

— Merci, Charles, le remercia Mary avec gratitude.

— Je vais prévenir Madame Alister que vous êtes là, proposa-t-il.

— Ne vous dérangez pas, le remercia Mary, je peux y aller.

Mary s’avança vers l’escalier d’un pas lent, et monta à l’étage. Charles la suivit des yeux en secouant la tête, désolé de voir à quel point la vie avait quitté le regard de la pauvre femme. Arrivée devant la porte de la nursery, Mary marqua un temps d’arrêt et inspira profondément, la main sur sa poitrine. Combien de fois était-elle venue dans cette pièce avec son Amélie ? La jeune femme était si pleine d’enthousiasme à décorer la chambre de son enfant. Mary avait l’impression que sa fille allait débouler dans le couloir et l’entraîner à sa suite avec entrain pour lui montrer ses dernières trouvailles : un meuble, une layette, un hochet… Où étaient ces jours heureux remplis de la joie de vivre et de l’amour d’Amélie ? Tout n’était plus que tristesse dans ces murs. Mary inspira encore une fois pour s’empêcher de pleurer. Elle toqua à la porte et entra doucement pour ne pas réveiller Emma, qui devait faire la sieste en ce début d’après-midi. Célia lisait près du berceau. Elle leva les yeux en entendant la porte et sourit à Mary :

— Madame Stafford ! s’exclama-t-elle tout bas.

Elle se leva et se dirigea vers la visiteuse :

— Quel plaisir de vous voir ! murmura-t-elle gentiment. Entrez, je vous en prie.

— Je ne vous dérange pas ? demanda Mary doucement.

— Pas du tout, répondit Célia. J’attendais qu’Emma se réveille pour la sortir un moment. Même si les journées sont encore un peu fraîches, il est important qu’elle prenne l’air tous les jours. Tant qu’il ne pleut pas, bien sûr.

— Je suis sûre que vous faites ce qu’il y a de mieux pour ma petite-fille, Célia, sourit tristement Mary. Ma fille avait une confiance aveugle dans votre jugement.

— Elle me manque énormément, avoua tristement la nurse dans un souffle.

Chacune se trouva plongée dans le souvenir ému d’Amélie et le silence se fit un instant.

Célia changea de sujet pour alléger la peine de Mary :

— Venez voir votre petite-fille, proposa-t-elle en montrant le berceau. Elle a déjà bien changé en quelques jours.

Mary s’illumina et s’approcha. En se penchant sur le berceau, son sourire s’élargit de plus belle :

— Comme elle a changé, s’exclama-t-elle à voix basse pour ne pas réveiller l’enfant.

Elle tendit une main et caressa tendrement un petit poing fermé :

— Elle est tout le portrait de mon Amélie bébé, observa-t-elle. La même petite moue avec la bouche, les petits poings serrés.

Mary regarda Célia et lui sourit :

— Cet enfant aura du caractère, prédit-elle d’un ton amusé.

— À n’en pas douter, approuva Célia en riant doucement.

L’atmosphère se trouva allégée, et la nurse invita Mary à s’asseoir :

— Emma ne va pas tarder à se réveiller, dit-elle. Voulez-vous vous joindre à nous pour la promenade ?

— Avec plaisir, acquiesça Mary, reconnaissante.

— Parfait, s’exclama Célia. Ainsi, à notre retour, nous pourrons boire le thé.

Mary hésita :

— Pensez-vous que monsieur le comte ne trouvera rien à redire à ma présence ? s’inquiéta-t-elle. Je ne l’ai pas prévenu de ma visite, et je ne veux pas m’imposer.

— Je ne pense pas que monsieur le comte remarque quoi que ce soit dans cette maison, répondit Célia, peut-être un peu trop hâtivement.

Le ton ironique de la nurse alerta Mary :

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

Célia se rendit compte trop tard qu’elle en avait trop dit et tenta de rattraper sa faute du mieux qu’elle put :

— Il n’est plus lui-même depuis le drame, répondit-elle prudemment.

Noyé dans le chagrin, il a perdu le goût pour tout et passe ses journées au cimetière.

— Il prend tout de même le temps de venir voir Emma, n’est-ce pas ? s’inquiéta Mary.

Célia, qui ne savait pas mentir, chercha un moyen de répondre à la question sans nuire à Peter :

— Il s’occupe de sa fille du mieux qu’il peut, répondit-elle évasivement.

Peu convaincue par la réponse, Mary fronça les sourcils :

— Est-il venu dans la nursery ? insista-t-elle.

— Pas encore, avoua Célia du bout des lèvres.

Mary ferma les yeux, comprenant soudain :

— Il rejette la mort d’Amélie sur sa fille, n’est-ce pas ? devina-t-elle.

Gênée, Célia ne sut que balbutier :

— Il a besoin de temps, Madame Stafford, dit-elle doucement. Il vient de perdre la femme qu’il aimait le plus au monde, et pour l’instant, il est dans le chagrin. Il sait que sa fille ne manque de rien et qu’elle est en sécurité. C’est tout ce qui lui importe, pour l’heure.

Célia avait un peu embelli les choses pour ne pas alarmer la vieille dame, mais celle-ci restait dubitative. Heureusement, Emma commença à s’agiter, permettant à la nurse de se sortir de cette situation gênante :

— Je change notre petite lady, et nous pourrons sortir, dit-elle en évitant le regard de Mary.

Celle-ci, quelque peu perturbée par ce qu’elle avait deviné, resta un instant sans rien dire, puis sourit en voyant sa petite-fille dans les bras de Célia. Une chose était sûre, Mary allait suivre la suite des événements avec attention. Il n’était pas dit qu’elle laisserait qui que ce soit rendre sa petite-fille malheureuse. Même le père de l’enfant. Elle le devait à son Amélie. Les jours passèrent.

Chapitre 2

Le printemps céda sa place à l’été et à ses belles journées ensoleillées. Le jardin offrait un parterre de fleurs multicolores, plus belles les unes que les autres, apportant à l’extérieur la couleur qui manquait à l’intérieur du château. Les domestiques avaient repris leur travail sous les ordres de Charles, mais regrettaient la gentillesse et la joie de vivre d’Amélie. Ils effectuaient leurs tâches en silence, pour ne pas perturber le deuil de leur maître. Rien n’était plus pareil. Charles regardait d’un œil morne le vase de l’entrée désespérément vide. Amélie n’était plus là pour le remplir de fleurs. Il n’entendait plus la voix chantante de sa comtesse résonner à travers les couloirs. Molly espérait toujours la voir apparaître à l’entrée de sa cuisine pour examiner le menu et discuter avec elle. Désormais, elle trouvait sa tâche triste, d’autant plus que la plupart des plats qu’elle préparait revenaient intacts dans sa cuisine, à peine touchés par Peter. Celui-ci déléguait de plus en plus les affaires du château à Henry. Il ne s’en occupait que pour régler des problèmes sérieux. Le reste du temps, il laissait faire son régisseur et sortait à cheval. Henry le soupçonnait de passer ses journées au cimetière. Peter avait ordonné que l’on ferme la chambre nuptiale dans laquelle Amélie avait rendu son dernier soupir, et qu’on y laisse les affaires de la défunte. Après avoir fait nettoyer la pièce et fermer les rideaux, Charles condamna la chambre tel un sanctuaire et remit la clef à Peter. Le jeune comte n’était plus que l’ombre de lui-même ; il ne mangeait presque plus, il dormait peu, et il n’était pas rare qu’Henry le retrouve au petit matin, endormi sur le canapé de son bureau. Le comte refusait toujours de voir sa fille et, malgré les tentatives d’Henry pour lui faire entendre raison, rien ne lui faisait changer d’avis. Le régisseur continuait donc de tenir les rênes du château, et Célia élevait seule la petite Emma. Mary venait au château tous les jeudis pour voir sa petite-fille. Les deux femmes avaient instauré cette routine, et il était plaisant à Célia d’avoir quelqu’un avec qui parler. Lisette était de bonne compagnie, mais elle avait ses tâches à accomplir et ne pouvait pas rester longtemps avec Célia. Les visites de Mary au château étaient donc les bienvenues pour la jeune nurse. Même si leurs rencontres étaient parfois ponctuées de larmes au souvenir d’Amélie, Célia avait remarqué que Madame Stafford avait retrouvé un semblant de sérénité, et que son objectif était le bien-être de sa petite-fille. Mary ne posait plus de questions sur les relations de Peter avec sa fille. Mais Célia voyait bien qu’elle comprenait fort bien ce qui se passait à travers les murs du château. Peter n’était jamais là lorsqu’elle venait, et Mary se doutait bien où il se trouvait. Pour autant, cette dernière restait une agréable compagnie pour Célia, et la jeune femme avait plaisir à la recevoir. La nurse et Henry n’avaient plus eu l’occasion de discuter comme ils l’avaient fait dans la nursery. Ils se croisaient parfois au détour d’un couloir, mais, chacun étant pris par ses occupations, leurs échanges, devenus plus courtois, se limitaient aux salutations d’usage et à savoir si Célia ne manquait de rien. Henry n’osait plus s’aventurer dans la nursery, jugeant qu’il n’y était pas à sa place, mais l’envie d’y aller le titillait souvent. Chaque après-midi, il voyait, par la fenêtre du bureau, Célia et Emma dans le jardin. La nurse faisait installer par un domestique une couverture et des coussins sous un arbre, et s’y installait avec l’enfant pour profiter des belles journées d’été. Elle jouait un moment avec Emma, puis, quand celle-ci commençait à montrer des signes de fatigue, Célia l’allongeait sur les coussins, et la petite fille s’endormait paisiblement. La nurse en profitait pour lire ou broder en attendant que l’enfant se réveille. Le tableau qu’elles formaient était si empreint de douceur, qu’Henry se surprenait à avoir envie de les rejoindre et de profiter avec elles de la beauté du moment. Mais à chaque fois, sa volonté reprenait le dessus, et il retournait à ses dossiers. Pourtant, un après-midi de juillet, la tentation fut la plus forte. Les affaires du jour étaient réglées, et Peter était sorti comme à son habitude. Célia et Emma étaient toujours sous leur arbre, et cette fois, Henry ne résista pas ; il sortit les rejoindre.

Célia ferma les yeux un instant et offrit son visage aux rayons du soleil qui filtraient à travers les branches de l’arbre. Elle adorait ces moments avec Emma. Outre le fait qu’il faisait beau, et que la petite fille pouvait respirer le bon air de la campagne, le jardin apportait à Célia un peu de calme et de sérénité. Le poids du vide laissé par Amélie pesait sur le château, rendant l’atmosphère oppressante. Surtout lorsque le comte était présent. Célia le rencontrait peu, il évitait la proximité de la nursery et restait la plupart du temps dans son bureau, ou il sortait de longues heures à cheval. C’est pourquoi, dès qu’elle le pouvait, Célia sortait s’installer avec Emma dans le jardin pour profiter des belles journées. Elle s’amusait avec la petite fille, puis la regardait dormir comme un petit ange. C’était un pur moment de douceur pour la jeune nurse. Emma était une enfant adorable et attachante. Célia la regarda à nouveau, attendrie par la moue que faisait sa petite bouche dans le sommeil, puis elle se concentra de nouveau sur son livre.

— Puis-je me joindre à vous ?

La voix fit sursauter Célia, qui porta une main à son cœur en étouffant un cri. Elle ne voulait pas réveiller Emma. Elle leva les yeux vers l’homme qui la dominait de toute sa hauteur, et poussa un soupir de soulagement en le reconnaissant :

— Vous m’avez surprise, dit-elle dans un souffle.

Confus, Henry s’excusa :

— Je suis désolé, madame, je ne voulais pas vous faire peur, dit-il à voix basse pour ne pas déranger Emma.

— Ce n’est pas grave, le rassura Célia. Je suis tellement habituée à être seule ici tous les après-midi que je ne m’attendais pas à voir quelqu’un.

Emma bougea dans son sommeil, attirant l’attention des deux adultes.

— Je vais vous laisser, murmura Henry, je ne veux pas vous déranger et risquer de réveiller Emma.

— Vous ne me dérangez nullement, assura Célia. Et ne vous inquiétez pas pour Emma, elle a le sommeil lourd, ajouta-t-elle en souriant.

Henry lui rendit son sourire.

— Je vous en prie, asseyez-vous, l’invita la nurse en désignant la place libre sur la couverture à côté d’Emma.

Le régisseur s’installa et regarda de nouveau le bébé :

— Comme elle a changé, observa-t-il avec douceur. Et comme elle ressemble à madame Amélie.

— C’est vrai qu’elle a grandi, approuva Célia. Et elle est si gentille. Elle sera aussi douce et belle que sa mère. C’est un bonheur d’élever cet enfant.

La nurse sourit tendrement en regardant Emma.

— Et vous, madame ? demanda Henry en reportant son attention sur la jeune femme. Avez-vous tout ce dont vous avez besoin pour vous et pour Emma ? Vous ne m’avez jamais sollicité, et je me demandais si vous ne manquiez de rien.

Célia fit une petite moue ironique et ne manqua pas de remarquer :

— Vous ne m’avez guère habituée à la gentillesse depuis que nous nous connaissons, observa-t-elle. Il m’est assez difficile de vous demander quoi que ce soit, je l’avoue.

De nouveau surpris par le franc-parler de la nurse, Henry encaissa le coup :

— Je suppose que je le mérite, reconnut-il penaud. Il est vrai que mes manières laissent parfois à désirer.

— C’est le moins que l’on puisse dire, approuva Célia, taquine.

Elle sourit devant l’air gêné d’Henry, mais savoura secrètement sa vengeance :

— Rassurez-vous, je ne suis pas rancunière, ajouta-t-elle gentiment.

En guise de remerciement, Henry hocha la tête en souriant. Leurs yeux se croisèrent un instant, tandis que le silence s’installait. Mais dans leur regard, aucune animosité cette fois, juste peut-être une lueur nouvelle qui fit frissonner la nurse. Elle détourna les yeux, gênée, et reprit la conversation pour rester sur un sujet neutre :

— Votre sollicitude me touche, monsieur, dit-elle, mais pour l’instant, Emma n’a que peu de besoins. Quant à moi, j’ai tout ce qu’il me faut au château.

Henry l’observa en fronçant les sourcils. Même s’il connaissait, par Amélie, une partie de la vie solitaire de Célia, il ne put s’empêcher de demander :

— N’avez-vous personne qui puisse s’inquiéter de vous ? demanda-t-il. Vous souhaitez peut-être prendre un peu de repos ? Peut-être de la famille à qui rendre visite ? Des amis ? insista Henry qui cherchait à en savoir un peu plus sur la jeune femme.

Le régisseur savait si peu de choses sur Célia, et il brûlait tellement d’en apprendre plus sur elle, qu’il espérait secrètement que la jeune femme allait répondre à ses questions. Il avait de nouveau étudié les documents qu’elle lui avait remis lors de son embauche, mais il n’y avait presque rien sur sa vie personnelle :

— Je n’ai plus personne, répondit Célia. Ma mère est morte lorsque j’étais enfant, et mon père est décédé il y a quatre ans. Quant aux amis, je n’en ai pas.

— Je suis désolé, je ne voulais pas raviver de mauvais souvenirs, s’excusa Henry.

— Ce n’est pas grave, rassurez-vous. Je ne vis pas dans le passé, le rassura Célia. Je subviens à mes besoins depuis la mort de mon mari, et je m’en sors très bien toute seule.

Henry était de plus en plus admiratif devant cette femme indépendante qui ne comptait sur personne d’autre qu’elle-même pour mener sa vie :

— Combien de temps avez-vous été mariée ? demanda-t-il.

— Un an seulement, répondit Célia, le visage soudain grave. Mon mari est mort il y a sept ans. Il était officier de la Royal Navy. Lors d’une escale dans un port, il a été pris dans une rixe et a été tué.

Célia s’arrêta un instant, les yeux dans le vague. Henry était navré de savoir que le destin avait frappé si durement la jeune femme. Mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit ; Célia, ayant repris ses esprits, continua son histoire :

— Mais tout ceci appartient au passé, dit-elle en balayant l’air de la main comme pour chasser ses tristes pensées. Je n’ai pas à me plaindre. Depuis que je suis ici, j’ai rencontré des gens en tout point honorables, et j’ai eu la chance de connaître madame la comtesse. Rien que pour cette rencontre, je remercie le ciel de m’avoir conduite jusqu’ici. Je suis à l’abri dans un beau château, je mange à ma faim, je peux sortir prendre l’air dans un magnifique jardin…

Emma choisit cet instant pour commencer à s’agiter, attirant l’attention des adultes sur elle :

— Et en plus, j’ai la chance d’élever une petite fille adorable, ajouta Célia en regardant Henry en souriant. Que pourrais-je demander de plus ?

Et comme chaque fois que Célia plongeait son regard émeraude dans le sien, Henry sentit son cœur s’emballer. Il rendit son sourire à la jeune femme :

— Je suis heureux que vous ayez pu trouver votre place dans cette maison, madame, dit-il gentiment.

— Et moi, je suis heureuse que vous ayez suivi mon conseil, dit Célia.

— Quel conseil ? demanda Henry en levant un sourcil interrogateur.

— Sourire plus souvent, répondit la nurse d’un air taquin.

Henry sourit de plus belle et fit amende honorable :

— Je dois paraître un peu bourru parfois, reconnut-il.

— Parfois ? vous croyez ? demanda Célia, amusée de l’air embarrassé du jeune homme.

Beau joueur, Henry rit doucement, pour ne pas réveiller Emma, et la nurse l’imita. Il y eut un instant de flottement, comme si quelque chose de spécial se passait. Il semblait que leur regard n’arriverait jamais à se détourner l’un de l’autre. Puis Henry se reprit et demanda :

— Qu’avez-vous fait après la mort de votre époux ? demanda-t-il, toujours curieux d’en apprendre plus sur la jeune femme.

— Je suis retournée vivre avec mon père, expliqua Célia. Je me suis inscrite à l’École de formation Nightingale, d’où je suis sortie diplômée infirmière sage-femme.

— N’avez-vous pas trouvé un emploi en lien avec vos qualifications ? s’étonna Henry.

— J’aurais bien voulu exercer mon métier en sortant de l’école, répondit tristement Célia, mais la santé de mon père s’est détériorée. Je peux dire, malheureusement, qu’il a été mon premier patient.

Elle marqua un temps d’arrêt dans son récit, les yeux perdus dans le vague. Le régisseur s’en voulut, une nouvelle fois, de lui faire penser à des moments tristes de sa vie. Mais il n’eut pas le temps de s’excuser que Célia, revenue à la réalité, continua son histoire :

— Je me suis occupée de mon père jusqu’à la fin, dit-elle, la voix émue. Il ne pouvait plus exercer son métier de notaire, car son état déclinait rapidement. Nous avons donc vécu sur le faible pécule qui lui restait et de l’héritage que j’avais reçu de mon mari. Puis, mon père s’est éteint. Il fallut régler ses affaires, les obsèques et les domestiques dont j’ai dû me séparer. Je savais que je ne pourrais pas vivre éternellement sur mes économies. J’ai donc décidé de prendre ma vie en main et de chercher du travail. Un jour, j’ai vu une annonce dans le journal. Un couple d’Américains installé à Londres cherchait une nurse pour leur enfant, qui devait naître sous peu. Même si je n’avais pas d’expérience dans ce métier, j’ai tout de même tenté ma chance. J’adore les enfants.

Alors qu’elle prononçait cette phrase, une ombre passa dans le regard de Célia, et elle baissa rapidement les yeux sur Emma. Puis elle regarda de nouveau Henry et poursuivit son récit :

— C’est Madame Trevor en personne qui m’a reçue pour l’entretien, dit-elle. La pauvre femme était dans un tel état de fatigue qu’elle avait du mal à se concentrer sur les questions qu’elle me posait. Finalement, je crois que c’est grâce à la fille aînée de la famille, Bridget, que j’ai été engagée. La petite fille avait quatre ans à l’époque. Elle est entrée dans le bureau où je me trouvais avec sa mère, et on aurait dit une tornade.

Célia sourit de plus belle à ce souvenir :

— Elle parlait à toute vitesse en sautillant autour de Madame Trevor. Il semblait que rien ne pourrait l’arrêter. En fait, elle voulait simplement que sa mère joue avec elle. Ce qui était exclu, bien sûr, vu l’état de Madame Trevor. Voyant que cette dernière était totalement dépassée par les événements, j’ai décidé d’intervenir pour l’aider. J’ai proposé à Bridget de jouer avec elle, avec la permission de sa maman. La petite fille était ravie, et Madame Trevor a accepté avec un soupir de reconnaissance ma proposition. Une heure plus tard, j’étais engagée. J’ai passé trois ans au service des Trevor. Ce furent de belles années, pleines de joie et de bonheur. Lorsqu’ils ont dû quitter Londres, cela a été un déchirement de les voir partir. Je m’étais attachée à cette famille, et surtout aux enfants. Mais je ne pouvais pas me résoudre à quitter l’Angleterre. Même si rien ne me retient ici, je ne me sens pas de vivre ailleurs. Lorsque j’ai vu l’annonce que vous avez publiée dans les journaux, je n’ai pas hésité à venir jusqu’ici. Soudain, Célia rit doucement en regardant Henry :

— Mais, après notre entretien quelque peu… inattendu… commença-t-elle, amusée.

Elle s’arrêta en faisant une moue taquine à Henry, qui fit une grimace désolée :

— Je ne me faisais plus aucune illusion, continua Célia. Lorsque vous êtes venu me chercher à la pension de Madame Hamilton, j’avais perdu tout espoir d’avoir le poste. Et quand madame la comtesse m’a confirmé que j’étais engagée, cela a été un réel soulagement pour moi.

La nurse porta une main à sa poitrine, son visage exprimant le soulagement qu’elle avait ressenti en obtenant le poste :

— J’allais enfin pouvoir poser mes valises et ne plus m’inquiéter du lendemain, expliqua-t-elle avec ferveur.

Henry ne se lassait pas d’observer les différents sentiments qui passaient sur le visage de Célia. Chacune de ses expressions faisait briller ses yeux, et le régisseur était de plus en plus fasciné par la jeune femme. Il buvait littéralement ses paroles :

— Madame et moi avons lié de vrais liens d’affection, continua Célia tristement. J’aurais tellement aimé pouvoir élever Emma avec elle. Ce n’est pas juste qu’elle soit partie si jeune.

De nouveau, une lueur de tristesse passa dans le regard de la jeune nurse :

— Je suis sûre que, de là où elle est, Madame Amélie est heureuse de la façon dont vous élevez son enfant, osa la complimenter Henry.

Célia lui sourit, reconnaissante, mais sa gorge était nouée par l’émotion. Elle préféra se taire, plutôt que de risquer de pleurer devant Henry. Le silence s’installa un instant, mais Emma émit un petit bruit avec sa bouche ; le charme était rompu. Célia éclata de rire en voyant la petite fille qui commençait à s’agiter :

— Je crois que notre jeune lady commence à avoir faim, dit-elle. Il est temps de rentrer.

— Je vais vous aider, proposa Henry.

Il se leva prestement et tendit la main à Célia pour l’aider à se lever. Mais la jeune femme eut une réaction étrange. Surprise par la vivacité avec laquelle Henry s’était approché d’elle en levant la main, la jeune femme leva son bras vers son visage, comme pour se protéger d’un coup. L’expression paniquée dans ses yeux émut le jeune homme :

— Décidément, je ne suis bon qu’à vous faire peur, se désola Henry en baissant le bras. Je ne voulais que vous aider à vous relever, ajouta-t-il contrit.

Remise de sa surprise, Célia sourit devant l’air penaud du jeune homme.

— C’est à moi de m’excuser pour ma réaction excessive, dit la nurse. J’ai juste été surprise par votre geste. J’ai tellement peu l’habitude d’avoir affaire à un gentleman.

Flatté par le compliment, Henry sourit, un peu gêné :

— Enfin un point positif à mettre à mon actif, salua-t-il amusé.

Célia rit de son air faussement soulagé :

— J’accepte volontiers votre aide, monsieur, dit Célia en lui tendant les deux mains.

Le régisseur attrapa les mains tendues et attira la jeune femme vers lui avec tant de force qu’elle se retrouva dans ses bras. Quand Henry sentit le corps de Célia contre le sien, tous ses sens se mirent en éveil. Elle n’était pas bien grande ; à peine lui arrivait-elle aux épaules. Il enserra sa taille pour l’aider à reprendre son équilibre ; elle était si menue qu’il pouvait presque en faire le tour avec ses mains. Tout en Célia n’était que délicatesse, et Henry se surprit à vouloir la protéger. Le menton sur la tête de la jeune femme, le régisseur n’osait plus faire un geste, profitant pleinement de ce moment de douceur. Célia se rattrapa aux épaules du jeune homme pour ne pas tomber et leva les yeux vers Henry pour le remercier ; mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Henry avait plongé son regard bleu dans le sien, et le temps s’arrêta. Irrésistiblement, le jeune homme resserra son étreinte et baissa doucement son visage vers ces lèvres rouges qui appelaient un baiser. Et Célia ne résista pas. Ce fut le moment que choisit Emma pour rompre le charme de cet instant. Elle se mit à pleurer, faisant sursauter les deux adultes qui se séparèrent brusquement, comme pris en faute. Célia se baissa pour ranger son livre et sa broderie dans son panier, puis prit Emma dans ses bras. Ainsi chargée, elle se tourna vers Henry, mais évita son regard :

— Veuillez m’excuser, je dois rentrer, dit-elle avec un sourire gêné. Mademoiselle Emma a faim.

— Je vais vous aider, proposa Henry en prenant le panier des mains de Célia.

La nurse le laissa faire et commença à marcher vers le château en compagnie du régisseur. Ils restèrent silencieux durant toute la distance qui les séparait de la porte d’entrée. Seuls les pleurs d’Emma couvraient le silence gêné qui s’était installé entre eux. Arrivés dans le hall, ils furent accueillis par Lisette qui portait le biberon d’Emma. Sans plus attendre, Célia se tourna vers Henry :

— Merci de m’avoir tenu compagnie, dit-elle simplement avec un sourire gêné.

Le régisseur tendit à Lisette le panier qu’il avait dans la main et s’inclina légèrement devant Célia :

— Merci à vous pour ce charmant moment, madame, dit-il doucement.

Ils restèrent un instant l’un face à l’autre, ne sachant comment mettre fin à ce moment, sous le regard intrigué de Lisette. C’est Emma qui décida une nouvelle fois, en criant de plus belle.

— Bonne fin d’après-midi, Monsieur, dit Célia pour couper court à cette situation gênante.
— Bonne fin d’après-midi, Madame, répondit Henry en la suivant des yeux alors qu’elle se dirigeait vers l’escalier, talonnée par la servante.

Henry resta un instant immobile dans le hall d’entrée, écoutant les pleurs d’Emma qui s’assourdissaient à mesure que Célia avançait dans le couloir. Puis il entendit une porte s’ouvrir et se fermer. Quelques instants plus tard, le silence se fit. Emma devait être en train de prendre son biberon. Lentement, le jeune homme se dirigea vers le bureau, l’air perplexe. Le souvenir du corps de Célia contre le sien continuait d’attiser ses sens. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ressenti autant d’émois au contact d’une femme, et il se trouvait perdu dans les méandres de ses sensations. Mais, outre l’attirance physique qu’exerçait la jeune femme sur lui, Henry était intrigué par Célia. La nurse avait dévoilé une partie de son passé, mais le jeune homme était persuadé que des zones d’ombres subsistaient dans son récit. De plus, la réaction qu’elle avait eue lorsqu’il avait tendu la main vers elle ne cessait de l’intriguer. Que lui était-il arrivé par le passé, pour que la jeune femme toujours gaie et souriante qu’elle était se transforme en cette biche affolée ? Car c’était bien de la panique qu’il avait lue dans ses yeux et Henry ne pouvait pas tolérer qu’une femme puisse éprouver de la peur en sa présence. Le jeune homme s’avança vers la fenêtre du bureau, et regarda dans le jardin, à l’endroit où il se trouvait avec Célia. Depuis la trahison de Charlotte, Henry avait complètement fermé son cœur à tout sentiment amoureux. Et pourtant, contre toute attente, Célia avait réussi à créer une brèche dans la carapace qu’il s’était forgée. Le régisseur éprouvait beaucoup de plaisir à être près de la jeune femme, mais il n’était pas encore prêt à se laisser aller à certains sentiments. Il devait d’abord découvrir les mystères qui se cachaient dans le passé de la jolie nurse. Cette femme était un danger pour sa tranquillité d’esprit, Henry n’en doutait pas. Et il ne voulait pas reproduire les erreurs du passé et risquer d’être trahi à la première occasion. Le jeune homme poussa un soupir de lassitude et porta une main à son front. Après ces moments passés près de la nurse, retourner à sa solitude était intolérable pour le jeune homme. Célia lui donnait envie de prendre le risque de s’engager de nouveau, mais Henry avait peur. C’était trop tôt. La jeune femme était une quasi-étrangère pour lui. Elle lui avait dévoilé une partie de son passé, mais il ne savait pas quel genre de femme elle pouvait être en dehors de son rôle de nurse. Non, décidément, il était trop tôt pour envisager une quelconque relation avec la jeune femme. D’ailleurs, y avait-il seulement une chance qu’elle éprouva la même attirance pour lui ? Rien n’était moins sûr, même s’il avait bien senti que Célia était aussi émue que lui lorsqu’elle était dans ses bras. Pour autant, mieux valait ne pas s’emballer et rester prudent. Ravi d’avoir repris le contrôle de ses émotions et décidé à maintenir une certaine distance entre lui et Célia, Henry récupéra ses affaires et rentra chez lui.

Célia poussa un soupir de soulagement, en s’asseyant dans le fauteuil près de la fenêtre. Emma prenait tranquillement son biberon, et le calme était revenu dans la nursery. La jeune femme regarda Lisette poser le panier dans un coin de la chambre.

— Ce sera tout, Lisette, vous pouvez retourner à vos occupations, remercia Célia en souriant à la servante.
— Je repasserai dans un moment pour récupérer le biberon, dit Lisette.
— Oui, merci.

La servante sortit, et Célia se laissa aller contre le dossier du fauteuil en fermant les yeux. En général, elle adorait le calme et la sérénité qui régnaient au moment du biberon. Mais aujourd’hui, quelqu’un avait chamboulé sa petite routine et les battements désordonnés de son cœur étaient là pour lui rappeler qu’elle avait aimé ce petit intermède. Sous le masque froid et impassible derrière lequel Henry se cachait, Célia avait découvert un homme charmant et d’une grande délicatesse. Elle regrettait sa réaction lorsqu’il avait tendu la main vers elle ; un réflexe malheureusement dû à une mauvaise expérience de son passé. Elle avait même failli le repousser lorsqu’il l’avait attirée à lui en la relevant. Mais, en sentant son corps d’homme contre le sien, elle n’avait pas résisté à se laisser aller. Il y avait si longtemps qu’un homme ne l’avait pas tenu dans ses bras avec douceur. Elle ne se rappelait même plus quand c’était la dernière fois. Elle avait si peu connu la tendresse d’un homme. Pourtant, sa méfiance envers la gent masculine était intacte et Célia ne voulait pas prendre le risque de souffrir encore en se laissant aller à de nouveaux émois amoureux. Elle devait tenir Henry à distance. Leur relation devait rester strictement professionnelle, et Célia entendait bien se tenir à cette décision. Mais le destin en décida autrement.

Chapitre 3

Les jours se succédèrent, identiques les uns aux autres. Célia continuait de sortir Emma dans le jardin tous les après-midi, mais le lieu changea légèrement. Elle choisit un autre arbre pour s’installer ; un peu plus éloigné du manoir que l’autre certes, mais offrant l’avantage d’être caché de la fenêtre du bureau. Elle espérait ainsi ne pas s’exposer au regard d’Henry pour ne pas lui donner l’idée de reproduire ce troublant après-midi où il l’avait rejointe. Geste dérisoire somme toute, car le régisseur savait bien qu’elle était là tous les jours. De l’endroit où il se trouvait, il voyait passer le petit groupe dans l’allée. Mais pour Célia, ce retrait symbolique se voulait dissuasif et Henry sembla comprendre le message, car il ne vint plus la rejoindre. Pourtant, après quelques jours de cette solitude, Célia regretta la présence du jeune homme. Elle savait au fond d’elle-même qu’Henry ne la laissait pas insensible, mais la peur paralysait en elle tout désir de se laisser aller et de profiter pleinement de la présence du régisseur. De plus, elle ne savait pas si son émoi était partagé. Elle avait bien senti qu’Henry n’était pas indifférent. Si Emma n’avait pas pleuré lorsqu’il l’avait prise dans ses bras, Célia était persuadée que le jeune homme était sur le point de l’embrasser. À cette pensée, la jeune nurse ferma les yeux et frissonna de plaisir. Elle dut bien se rendre à l’évidence : elle désirait Henry comme elle n’avait jamais désiré un homme auparavant. Une fois cette vérité admise, Célia se sentit, tout à coup, soulagée d’un poids. Elle était persuadée qu’Henry était un homme en tout point honorable et qu’il ne s’abaisserait pas à faire sciemment du mal à une femme. Forte de cette certitude, Célia oublia toutes ses résolutions et décida que, dès le lendemain, elle retournerait sous son arbre près du bureau et laisserait faire le destin. Elle se leva pour étirer ses muscles endoloris, un sourire rêveur sur les lèvres. Tout à ses pensées, Célia ne prit conscience d’une présence derrière elle que lorsqu’une main gantée la bâillonna et qu’elle sentit la pointe d’un couteau sur sa gorge :

— Ne crie pas ou je te tue, et l’enfant avec ! menaça une voix à son oreille.

Complètement tétanisée par la peur, Célia ne sut que hocher la tête. La main de l’homme passa de la bouche de la jeune femme à sa gorge, puis à sa poitrine qu’il caressa honteusement et finit sur sa taille. Il la serrait tellement contre lui que la jeune femme pouvait sentir son désir d’homme. Célia était persuadée qu’elle allait subir les pires outrages qu’une femme puisse subir. Des souvenirs de son passé lui revinrent à l’esprit alors que l’homme frottait son bas-ventre contre elle. Elle regrettait tellement que sa peur d’Henry l’ait éloignée du manoir et fait se cacher. Personne ne pouvait la voir et lui venir en aide. Malgré la panique qui montait en elle, la jeune femme n’osait pas crier de peur qu’il ne s’en prenne à Emma. Elle ferma les yeux et pria le ciel qu’Henry vienne la sauver. L’homme approcha son visage près du sien et Célia eut un haut-le-cœur. Il empestait la sueur, l’alcool et le tabac froid et son odeur pestilentielle lui donna la nausée :

— Dommage que je n’ai pas le temps, sinon nous aurions pu nous amuser un moment toi et moi, ma jolie, murmura l’homme ne laissant aucun doute sur ce qu’il aurait voulu lui faire.

Après avoir de nouveau caressé durement un des seins de Célia, l’homme desserra son étreinte et tourna la jeune femme vers lui, la retenant durement par un bras. Célia se retrouva face à un homme de forte corpulence, masqué et couvert d’un chapeau qui ne laissait voir que ses yeux noirs et durs.

— Que voulez-vous ? demanda Célia d’une voix tremblante.
— On m’a ordonné de ne pas te faire de mal, donc, de toi, je ne veux rien, dit l’homme sèchement.

Soulagée d’entendre qu’il ne lui ferait aucun mal, Célia soupira de soulagement avant de comprendre.

— Emma ! murmura-t-elle, pleine d’effroi.
— Bien vu ma jolie ! acquiesça l’homme ironiquement.

Horrifiée de ce qu’il pouvait faire à la petite fille, Célia tenta de se libérer de l’étreinte de l’homme pour l’empêcher de nuire à Emma, mais en vain :

— Qu’allez-vous lui faire, sale brute ? demanda-t-elle en se débattant.

Telle une louve qui protège son petit, Célia oublia le danger et se débâtit de plus belle. Mais l’homme la repoussa d’une seule main et elle tomba lourdement sur le sol. Le sale individu se dirigea alors vers Emma et, poussée par l’énergie du désespoir, Célia se releva et saisit de nouveau l’homme par le bras, lui faisant lâcher son couteau.

— Je vous interdis de la toucher ! ordonna-t-elle.
— Ça suffit ! gronda le scélérat d’une voix sourde pour ne pas alerter le manoir.
— Je ne vous laisserai pas lui faire du mal, répondit la nurse sur le même ton.
— Je ne lui veux aucun mal, affirma l’homme. Elle a trop de valeur pour une certaine personne que tu connais bien. Elle va me rapporter un gros magot.

À ces propos, Célia s’arrêta de s’agiter et demanda :

— Qui veut enlever cette enfant ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

L’homme hésita un instant, conscient d’en avoir trop dit :

— Cela ne te regarde pas ma belle, grommela-t-il.

Il repoussa de nouveau la jeune nurse et se pencha sur Emma qui commençait à s’agiter. Surprise par les révélations de l’individu, Célia ne réagit qu’en entendant la petite fille pleurer dans les bras de l’homme. Elle se précipita de nouveau vers ce dernier, toutes griffes dehors, en hurlant cette fois de toutes ses forces dans l’espoir d’alerter quelqu’un au manoir :

— À l’aide ! cria-t-elle en griffant le kidnappeur au niveau de l’œil droit.

Surpris par cet assaut et affolé par les hurlements de Célia, l’homme essaya de se libérer de l’étreinte de la nurse, mais celle-ci s’agrippait à lui de toutes ses forces. Conscient que le temps était compté avant que quelqu’un n’arrive, et complètement dépassé par les événements, l’individu réussit à se dégager et gifla Célia avec violence. Celle-ci chuta lourdement au sol. Elle eut juste le temps de voir l’homme courir vers son cheval, son précieux fardeau dans les bras :

— Emma, murmura-t-elle dans un sanglot.

Puis tout devint flou et elle perdit connaissance.

Comme tous les jours, une fois sa journée de travail terminée, Henry s’apprêtait à rentrer chez lui, seul. Et comme tous les jours, son regard se porta vers le jardin, à cet endroit désormais vide sous l’arbre. En s’éloignant de son regard, Célia lui avait fait passer un message qu’il avait bien compris : elle ne voulait plus qu’il l’approche autrement que pour des raisons professionnelles. Si, au début, cette situation lui convint tout à fait, elle finit par devenir une torture. En voyant passer le petit groupe dans l’allée tous les après-midi, le jeune homme éprouvait à chaque fois un petit pincement au cœur. Et, au fur et à mesure que le temps passait, malgré sa décision de ne plus s’approcher de la jeune femme, Henry dut se rendre à l’évidence : sa présence lui manquait. Il mourait d’envie de la rejoindre pour partager des moments comme ceux qu’ils avaient vécus sous l’arbre. Cela faisait tellement longtemps qu’une femme ne l’avait pas touché. Outre le fait qu’elle soit très belle, Célia avait un franc-parler et un humour qui faisait d’elle une femme attachante. Même si Henry n’était pas prêt à mettre un nom sur ce qu’il éprouvait pour elle, il brûlait de la connaître mieux. Décidé à faire tomber les barrières que la nurse avait érigées entre eux, Henry décida que, dès le lendemain, il rejoindrait Célia et que, suivant l’accueil de la jeune femme, il déciderait de la suite à donner à tout cela. Le cœur soudain plus léger d’avoir pris cette décision, le régisseur finissait de ranger le bureau lorsque les pleurs d’Emma lui arrachèrent un sourire ; elle devait avoir faim. Mais son sourire s’éteignit lorsqu’il entendit le hurlement de Célia. Sans plus attendre, Henry sortit du bureau et se rua sur la porte d’entrée qu’il ouvrit à toute volée. Il remonta l’allée en courant et arriva devant l’arbre. Son esprit analysa rapidement la scène : il vit au loin un cheval s’éloigner au galop, Emma qui n’était plus là, et surtout Célia allongée sur le sol, inanimée, une marque rouge sur sa joue et du sang coulant du coin de ses lèvres.

— Célia ! murmura-t-il en s’agenouillant près de la jeune femme, la peur au ventre.

Était-elle vivante ? Morte ? Il poussa un soupir de soulagement en constatant qu’elle respirait toujours. Sans plus tarder, il se releva en emportant dans ses bras la jeune femme. Des domestiques, sans doute alertés, eux aussi, par le cri de Célia, arrivaient en courant.

— Tim, allez prévenir monsieur le Comte, ordonna-t-il sans s’arrêter. On a enlevé mademoiselle Emma.

Sans plus attendre, le cocher courut vers les écuries pour récupérer un cheval. En arrivant devant la porte, Henry croisa Charles et lança, sans prendre garde à l’air affolé du brave homme qui avait tout entendu :

— Charles, prévenez l’inspecteur Williams, dit-il. Je veux des hommes prêts à partir à la recherche d’Emma le plus rapidement possible. Le temps nous est compté. Prévenez-moi dès que monsieur le Comte sera là.

Il interpella également Lisette qui était accourue derrière Charles :

— Lisette, faites prévenir le médecin et venez vous occuper de Madame Alister, ordonna-t-il en grimpant le grand escalier.

Arrivé dans la chambre de la jeune femme, Henry déposa délicatement son précieux fardeau sur le lit et s’assit près d’elle. Sa mâchoire se crispa lorsqu’il découvrit l’hématome qui se formait sur la pommette de Célia et le sang qui coulait de sa lèvre. Délicatement, il releva une mèche de cheveux sur son front. Il n’avait qu’une envie à ce moment-là : la prendre dans ses bras pour la protéger. Comme il s’en voulait d’avoir tergiversé et de ne pas avoir suivi son désir de la rejoindre sous l’arbre. Les choses auraient été différentes. Il aurait pu empêcher cet individu d’enlever Emma. Il aurait pu épargner à la jeune femme tous les tourments qu’elle venait de vivre. Combien de temps avait-elle dû subir la présence de cet homme ? Avait-elle subi des violences ? La rage bouillonnait en lui et il se leva d’un bond pour faire quelques pas dans la chambre afin de se calmer. C’est le moment que choisit Lisette pour entrer dans la chambre, une bassine d’eau et des serviettes dans les mains. Voyant l’homme tourmenté qui se tenait près de la fenêtre, elle hésita un instant.

— Il faudrait sortir, Monsieur, dit-elle timidement. Je dois m’occuper de Madame Célia.

Henry ne bougea pas. Il ne pouvait pas se résoudre à quitter la jeune nurse. Mais Emma avait encore plus besoin de lui. Voyant son hésitation, Lisette insista doucement :

— Je m’occuperais bien d’elle, Monsieur, dit-elle.

La femme de chambre était consciente que quelque chose se passait entre ses deux êtres. Elle espérait secrètement qu’ils finiraient par s’en rendre compte et qu’ils laisseraient libre cours à leurs sentiments.

Henry s’approcha de nouveau du lit sans quitter Célia des yeux. Puis, faisant fi des convenances et de la présence de Lisette, il se pencha vers la nurse et déposa délicatement un baiser sur son front.

— Prenez soin d’elle, Lisette, dit-il avec un dernier regard à Célia.
— Je vous le promets, Monsieur.

Henry quitta la pièce sans se retourner, de peur de ne plus avoir le courage de partir.

Loin de se douter du drame que vivait le manoir, Peter se tenait devant la tombe de sa femme comme il le faisait tous les après-midi depuis sa disparition. Il avait beau se dire que tout cela était inutile et qu’Amélie ne reviendrait pas, il ne pouvait pas se résoudre à rester loin d’elle. Son bonheur avait été fauché trop vite, trop tôt, le laissant désemparé et dans une douleur sans nom. Il avait conscience qu’il manquait à tous ses devoirs et qu’il faudrait bien, un jour, qu’il reprenne sa place et allège le poids qu’il faisait peser sur les épaules d’Henry. Mais pour l’heure, tout ce qu’il voulait, c’était rester près de sa femme et lui parler comme si elle pouvait l’entendre et lui répondre :

— Vous me manquez tellement, chérie, murmura-t-il, désespéré. Comment vais-je pouvoir continuer sans vous ? Votre voix, votre sourire, votre corps me manquent…

Sa voix se brisa et il éclata en sanglots, la main posée sur le prénom de sa femme, gravé dans la pierre.

Il resta ainsi un long moment avant qu’une voix au loin ne trouble son recueillement.

— Monsieur le Comte ! criait le cavalier en arrivant au triple galop.

Peter se redressa, prêt à invectiver l’intrus qui osait le déranger.

— J’avais donné ordre qu’on ne me dérange sous aucun prétexte, Tim ! tonna-t-il alors que le jeune cavalier s’arrêtait près de lui et sautait de sa selle.
— Faites excuse, Monsieur le Comte, s’écria le cocher, essoufflé. C’est monsieur Henry qui m’envoie vous chercher.

Sans laisser le jeune homme finir sa phrase, Peter balaya ses propos d’un revers de main :

— Dites à Henry de régler le problème à sa convenance, je le verrais demain, dit-il en tournant le dos au domestique clôturant ainsi la conversation.
— Excusez-moi d’insister, Monsieur le Comte, mais il s’agit de mademoiselle Emma, continua Tim. Un individu s’est introduit dans le jardin et l’a enlevée après avoir frappé Madame Célia.

À ces mots, le sang de Peter ne fit qu’un tour. Même s’il rejetait sa fille et qu’il ne voulait pas entendre parler d’elle, il ne lui voulait aucun mal ; et il voulait encore moins qu’un étranger s’introduise sur son domaine et maltraite son personnel. Sans plus attendre, il sauta sur sa monture et éperonna son cheval. Une prière monta à ses lèvres et il murmura :

— Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas trop tard ! Faites qu’il n’arrive rien à ma fille.