Les chroniques du Pacifica - Blanche de Kérity - E-Book

Les chroniques du Pacifica E-Book

Blanche de Kérity

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Beschreibung

"Les chroniques du Pacifica – Tome I – Les fils de Bòr – Tome II – Le livre de Tyr " est un roman de high fantasy qui aborde des thèmes sociétaux, homosexualité, féminisme, phénomènes d’extinction massive présentés de façon métaphorique. C’est un univers porteur de vie, un message d’espoir et de sagesse. La narration embarque le lecteur à mi-chemin entre le fantastique et la réalité dans un tempo allègre, bondissant, soutenu par un rythme plus paisible de dialogues entre les multiples personnages. Une épopée apocalyptique qui entraîne des antihéros vers une fin inattendue.


À PROPOS DE L'AUTRICE


Après ses études en sociologie et anthropologie, Blanche de Kérity revient à ses premières passions, la littérature et l’histoire. Elle s’inspire de ces domaines pour se consacrer entièrement à l’écriture de son univers du Pacifica.

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Blanche de Kérity

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les chroniques du Pacifica

Tome I – Les fils de Bòr

Tome II – Le livre de Tyr

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Blanche de Kérity

ISBN : 979-10-422-2264-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Mathilde, Lou et Suzon, mes muses

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tome I

Les fils de Bòr

 

 

 

 

 

Prélude

 

 

 

Ce récit débute en l’An 280, soit près de trois siècles après le Grand Massacre, la période la plus trouble de l’histoire des peuples de ce qui devint la Confédération des Six.

Six royaumes formaient un vaste territoire ceint, du nord au sud, par des montagnes dont les sommets fendaient les nuages, des volcans rarement en sommeil, une mer si turbulente que les habitants l’avaient nommée la mer Ombreuse, et enfin le grand désert sans fin qui bordait l’Ouest. Les six territoires vivaient isolés les uns des autres, par des frontières naturelles. Seules quelques obligations commerciales maintenaient un simulacre de lien. Une paix relative régnait entre les peuples, due à leur réciproque désintérêt pour leurs voisins, lorsque soudain apparut le Kracken. Un monstre sorti des enfers marins envahit les terres du sud, frappant comme la foudre, détruisant tout sur son passage. Aucun royaume, seul, ne pouvait faire face à une telle monstruosité. Le premier à demander de l’aide fut celui de Wildcoast, le royaume du Sud. Les voisins ne répondirent pas à l’appel. Puis les Landes Tourbeuses, les Plaines, le Taladar et enfin le royaume des Grands Lacs furent à leur tour engloutis par pans entiers par son frère le Nidog, le serpent géant. Aucun roi ne voulait porter secours à son voisin, les royaumes s’isolèrent de plus en plus, jusqu’au jour où les populations, lasses d’être victimes des monstres et du protectionnisme de leurs souverains, se soulevèrent. Commença le Grand Massacre. Hommes et femmes partaient en exil à l’approche du Kracken et du Nidog, se battaient pour un lopin de terre, s’entretuaient pour une maigre pêche ou une cabane en bois. Les souverains durent se rendre à l’évidence, ils devaient former une alliance pour à la fois éliminer les monstres et protéger les populations d’elles-mêmes. Un pacificateur fut nommé après de longues négociations. Orion appartenait à la famille Heydon du royaume des Grands Lacs. Il fut convenu qu’à son soixantième anniversaire un successeur serait désigné en agora par le comice formé de représentants de chaque royaume. Le trésor accumulé pour former une armée digne des Six territoires, destinée à éradiquer le Kracken et le Nidog, fut confié au roi de Wildcoast. Les monstres disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus et les territoires purent panser leurs plaies. Ainsi naquit le Pacifica, la Confédération des Six.

En l’an 280, le quatorzième pacificateur, Connord Heydon, va fêter le jubilé de son soixantième anniversaire et un successeur devra être élu. Les royaumes vivent en paix, commercent, prospèrent. Mais la Confédération est un colosse aux pieds d’argile, ses fondations tremblent sous la pression de l’envie, de la jalousie, de l’ambition et de la soif de pouvoir.

 

 

 

 

 

 

 

Gusta

 

 

 

J1. Île de Riom, royaume des Landes Tourbeuses

 

 

Gusta marchait depuis trois heures déjà. Avant l’aube, elle avait quitté son village pour se rendre de l’autre côté de la baie et récolter les salicornes. Le marchand Julo ne manquerait pas de les lui acheter pour les gens de la ville. Il arriverait demain avec la marée, et troquerait la production des villageois contre des étoffes, des épices, des herbes d’apothicaire. Gusta voulait de l’argent qui lui permettrait de quitter l’île et de se rendre à Tory, puis d’embarquer sur un vaisseau vers le continent. Rien n’effrayait la jeune femme. Elle avait quitté son village à quatorze ans pour voyager, avait échoué à Riom où elle tenait une échoppe de poterie. La vie, ici, était bien plus douce que dans ses montagnes natales. Elle mangeait à sa faim, avait quelques amis, un homme pour la réchauffer l’hiver. Malgré cela, Gusta n’avait jamais oublié sa destination, l’île de Cré. Elle voulait apprendre à guérir pour retourner auprès de son peuple et aider sa famille. Mais pour cela, il faudrait se faire admettre à l’académie des Émérites.

Tout en rêvassant, elle marchait d’un bon pas vers le plateau. La baie était envasée sur une large étendue, puis venaient le sable gris, le plateau de maërl et enfin les rochers plats où poussaient les salicornes. Avant de commencer la récolte, elle décida de s’installer pour prendre une légère collation. La baie était calme, seuls quelques goélands fouillaient la vase, les cormorans étalaient langoureusement leurs grandes ailes noires au soleil pour se sécher, les piquiers retournaient les petits cailloux. La brise était légère, l’odeur douçâtre de la vase et des goémons alourdissait l’air. Les petites maisons de pêcheurs de Riom formaient un charmant tableau dans le lointain sous le ciel bleu. Gusta en venait presque à regretter sa décision de partir avec Julo contre son pécule amassé depuis déjà quelques années quand soudain goélands, piquiers et cormorans s’élevèrent dans le ciel, dans une cacophonie digne d’un retour de pêche. Le sol trembla, la mer au loin sembla entrer en éruption, une gueule émergea des flots et le village disparut. En quelques minutes à peine, ce qui avait été son foyer fut englouti par la mer. Gusta laissa tomber son panier, son cœur chavira, son estomac se retourna pour déverser son contenu sur les rochers. Elle pressentit qu’elle était la seule survivante du village et que sa vie allait basculer. Le Kracken était de retour et elle devait avertir les protecteurs de la Confédération.

 

 

 

 

 

 

Thildame

 

 

 

J1. Le désert profond

 

 

La reine Thildame contemplait son campement. Elle avait gagné son trône autant par son intelligence et ses dons de diplomate que par ses talents de guerrière. Depuis deux saisons, la tribu lui accordait sa confiance, il fallait maintenant qu’elle lui prouve que cette loyauté était véritablement bien placée. Pour cela, elle devait leur amener des hommes. Les derniers enfants avaient déjà deux ans, les femmes devaient se reproduire pour l’avenir du peuple du désert, et pour leur survie. Bientôt, les garçons seraient vendus aux marchands d’esclaves et il faudrait des filles aux femmes pour remplacer les mâles. Vendre les garçons était une loi, mais certaines mères faibles souffraient en silence quand venait l’heure de la séparation. Il fallait donc qu’elles soient fécondées avant. Une grossesse rendait les choses plus faciles.

Dans quelques jours, les guerrières quitteraient le campement pour razzier les villages frontaliers de l’Est. Quelques hommes jeunes suffiraient, forts de préférence, leur semence étant plus vigoureuse. Les guerrières du désert étaient sans peur, craintes par les riches peuples de l’Est. Il fallait maintenir ce niveau d’excellence pour satisfaire la déesse. Mais surtout, Thildame en avait conscience, pour ne pas risquer d’être envahies. La reine cachait bien ses pensées aux Oblates, les Sages du désert. Elle frôlait parfois l’hérésie en mettant en doute, ne serait-ce qu’en pensée, les pouvoirs de la déesse. Elle respectait les rituels, écoutait les Oblates, mais menait son peuple avec pour unique but sa sauvegarde.

Les cheffes de clan s’étaient réunies pour préparer la prochaine rafle. Trois cents guerrières partiraient dans deux jours pour attaquer quatre villages. Thildame, Rima, Clarie et Fayne dirigeraient les commandos. Deux jours de marche forcée suffiraient à atteindre leur objectif. Les villages étaient surveillés de près par les veilleuses ; depuis quelque temps, les Guardians s’étaient rassemblés dans les forts sans aucune raison apparente, les circonstances étaient propices à une attaque. Un peu plus de deux jours seraient nécessaires au retour vers les profondeurs du désert. Les hommes résistaient, il fallait souvent les mater et cela ralentissait l’allure. Mais il ne leur servait à rien de résister aux guerrières ; ils finissaient par céder sous l’effet des drogues, et par ensemencer les femmes. Ensuite, ils mourraient.

 

 

 

 

 

 

Jeanne Edgewood

 

 

 

J1. Slope, royaume de Wildcoast

 

 

La douairière Jeanne Edgewood se prélassait sur un sofa. Les yeux mi-clos, la tête reposée sur des coussins moirés, elle rêvassait. Seule sa main en mouvement caressait doucement un gros chat. Depuis qu’elle avait passé officiellement les rênes du pouvoir à Hugo, elle se sentait lasse. Moins de responsabilités entraînaient moins d’entrain. Lorsqu’elle régnait et n’avait pas une minute à accorder à autre chose qu’au royaume, elle se sentait pousser des ailes chaque matin. Maintenant, le poids du temps la poussait à la mélancolie. Ses nombreux petits enfants étaient là pour lui prouver qu’elle devait passer la main. Le royaume avait besoin d’un roi jeune, d’une Luna à marier pour préparer l’avenir. Jeanne Edgewood était encore très belle, ses quatre-vingts ans lui seyaient à merveille. Sa sœur Judi aussi d’ailleurs, se dit-elle en l’observant du coin de l’œil. Elle ne somnolait pas, elle. Loin de se prélasser, elle faisait les cent pas dans le salon d’apparat. Judi ne tenait jamais longtemps en place, toujours agitée, si peu féminine. Peut-être avait-elle choisi d’être Scienzata par dépit. Jeanne ne lui avait jamais connu d’amant, et pourtant elle avait été assez jolie. Les deux sœurs partageaient une haute taille, la minceur, un regard clair. Mais Judi était si difficile ! Ses remarques désobligeantes et son caractère trempé auraient repoussé même un prétendant fauché et sourd. Jeanne en aurait gloussé si elle avait été seule, mais sa sœur était près d’elle, et malgré son statut d’aînée et de première dame du royaume de Wildcoast, Judi lui faisait un peu peur.

« Voudrais-tu du thé Judi ?

— Merci. Avec du lait. Sans sucre. Tout ce sucre rend malade. Sais-tu que tu en consommes de trop ?

— Assieds-toi, Judi, tourner ainsi en rond ne résoudra en rien le problème. Viens près de moi, s’il te plaît.

— Vas-tu le lui annoncer ? Iron est-il enfin décidé à lui révéler ses origines ? Nous l’avons caché trop longtemps, nous avons pris des risques. William aurait dû être instruit à Wildcoast, il serait devenu un Sand kan et aurait été prêt à affronter ce qui l’attend. Nous ne savons pas de quoi il est capable, formé dans un fort d’Atacama.

— Judi, ne ressasse pas ta vieille rancune. Eléonore et Lukas l’ont bien éduqué, selon son rang. Nous étions tous d’accord il y a vingt ans. Nous l’avons élevé par procuration, c’est ainsi.

— Si Connord ou Iron avaient eu un fils, nous n’en serions pas à nous poser ces questions. William serait resté incognito dans son fort, et la Confédération aurait été en paix pendant encore longtemps. Tu sais comme j’approuve Connord, sur bien des points, mais il n’a pas rempli son devoir, et pour cela je lui en veux.

— C’est ainsi, Judi. Il ne fréquente pas plus les femmes que toi les hommes. Laissons cela. Buvons notre thé et réfléchissons. Sarah me préoccupe autant que le pacificateur. L’avenir de notre dynastie est entre ses cuisses et elle ne semble pas prête à accorder ses faveurs à un géniteur. Elle a refusé tous les prétendants.

— Refuse-t-elle ses responsabilités ?

Judi sembla si offusquée, les lèvres pincées et les yeux furibonds, que Jeanne se sentit rassérénée. Sa sœur n’était pas si forte qu’elle voulait bien le laisser croire. Elle perdait de son aplomb dès que l’avenir du royaume de Wildcoast était fragilisé. Jeanne avait toujours été impliquée au plus haut niveau, elle savait que tout se résolvait et sa petite fille rentrerait dans le rang très bientôt. Sarah était sa préférée, elle lui ressemblait tant et à son père aussi, le roi Vian. Jeanne avait été foudroyée à l’annonce de la mort de son fils, lui laissant un royaume à gouverner et six enfants à élever.

— Sarah donnera un héritier à Hugo. Là n’est pas le souci. Le plus difficile sera de trouver un père qui acceptera d’abandonner son fils. Tu sais à quel point nos règles de succession semblent étranges en dehors de nos frontières. J’aurais aimé qu’elle choisisse un Kan. Et avant que tu ne dises quoi que ce soit, sache que je ne lui forcerai pas la main. Elle nous représentera au jubilé du pacificateur et trouvera un amant dans le royaume des Grands Lacs. Tous les princes et ducs seront présents pour les fêtes. J’écrirai à Éva Heydon, elle les lui présentera. Elle a elle-même un fils, que l’on dit très beau, l’exotisme pourrait plaire à ma petite fille.

— Cesse de penser comme une maquerelle, ma sœur. Nous parlons de la mère du futur roi.

— Je le sais parfaitement, j’ai régné pendant très longtemps et je tiens mon rang. Tu sembles parfois l’oublier. N’oublie pas non plus que les Luna sont des femmes comme les autres, si ce n’est qu’elles doivent sacrifier leur avenir pour leur fils. Elles ont donc bien le droit d’en choisir le père. Crois-moi, le sacrifice est moins difficile. Tu n’as pas eu ce choix à faire, alors ne les juge pas. »

 

Jeanne avait quitté son sofa et arpentait, elle aussi, la salle, signe d’un trouble certain. Sa voix descendait dans les graves, ses épaules s’étaient redressées, la tête retrouvée son port de reine. Judi se félicita d’avoir poussé sa sœur, elle n’aimait pas la voir se laisser aller à la nostalgie alors qu’il restait tant à faire. Le prince Iron allait bientôt arriver, accompagné du jeune William et de la délégation d’Atacama. Les Six territoires et la zone franche envoyaient tous leurs ambassadeurs, grandes familles, leur suite et bien sûr leur prétendant au siège du Pacifica à Alhama, à l’occasion du jubilé de Connord. Le comice allait bientôt choisir le prochain dirigeant de la Confédération. De toute l’histoire du Pacifica, le comice, composé des six rois, des représentants des trois Ordres et des tofas, ambassadeurs des territoires, n’avait refusé qu’une fois le prétendant du pacificateur. Lors de l’éviction d’Apaulin II en l’an 100 pour folie, le comice avait rejeté son héritier et choisit William Heydon du royaume des Grands Lacs. Depuis William, un Dhafi des Plaines et cinq Heydon s’étaient succédé sans heurts. Cette fois, il y aurait du remous. Les grandes familles n’attendaient que ce moment pour présenter leur champion ou leur rejeton, voire leur fils naturel, reconnu tardivement pour la course au pouvoir. Fort heureusement, le coàliste, conseil composé des Émérites, Célestins et Scienzatas était présent lors des délibérations pour écarter les candidatures incongrues.

Judi se resservit du thé. Elle tournait le dos à sa sœur, admirant la vue du port de Slope, les bateaux appontés tanguant très légèrement sur les eaux turquoise. Le port était toujours calme à cette heure, il fallait attendre la fin d’après-midi au retour des pêcheurs et des enfants pour qu’il s’anime. Alors tous se retrouveraient comme lors d’un bal pour parler, rire et chanter parfois avant d’aller dîner sur les toits-terrasses ou dans les jardins. Le peuple de Wildcoast était né pour vivre au plus près du ciel.

« Regrettes-tu parfois de nous avoir quittés ?

— Jeanne, tu sais que ma place est près de Connord. Il est le pacificateur, je suis sa presciente. C’est ainsi, je ne peux pas me permettre d’avoir des regrets à propos d’un non-choix. Si tu veux savoir ce que j’aurais choisi, et bien Connord. Il est sans doute le meilleur pacificateur que les territoires n’aient jamais connu. Après avoir vécu près de lui toutes ces années, le conseiller encore est un grand honneur… Et un grand bonheur.

— L’aideras-tu à choisir objectivement son successeur ?

— Oui. Et William sera testé comme les autres. Je n’accepterai de le soutenir que si je le sens prêt.

— Sait-on qui se présente ? Je n’ai connaissance que de nouvelles défraîchies, rien ne semble filtrer. Seul le coàliste peut être informé. Ainsi que nos sœurs Bertille et Mahault, elles sont reines-douairières du Taladar et des Plaines après tout, mais leur allégeance ira toujours à la famille Edgewood.

— Elles ne se sont pas encore manifestées. Nous avons entendu murmurer, rien encore de formel. Plus Connord tardera à présenter son successeur, et plus les prétendants sortiront de terre comme des crocus aux premiers rayons de soleil. Je n’ai pour l’instant que des soupçons sur les intentions des grandes familles. Les Landes Tourbeuses seront les premières à se présenter. Les ducs de Rose, Bùren, Wynn et Tory, vraisemblablement la famille Fiàin de Fraochmbà. Aïdan Fiàin place ses pions depuis longtemps déjà. Un vrai scorpion. Le roi Filip et le duc D’Istrie des plaines auront leur poulain, peut-être même le duc de Split, sa prétention n’a pas de limites. Reste le Taladar, j’ai entendu parler du jeune héritier du duché de Velay, peut-être même les De La Toladro réclameront-ils la couronne de feu leur cousine. Les duchés de Duertana et de Summum seront de la partie également, rien ne les arrête. Parions sur une quinzaine de prétendants.

— Il est vraiment dommage que Wildcoast ne puisse pas se lancer dans la compétition, tu sais comme j’aurais aimé cela. C’est si stimulant. J’y ai longuement réfléchi. Hugo ou Léo pourraient nous représenter, ils auraient leur chance l’un et l’autre. Je pourrais tester nos alliances lors des votes. Ensuite, nous nous retirerions en faveur de William.

— C’est une mauvaise idée, nous en avons déjà parlé, Jeanne. Wildcoast doit soutenir Connord, notre famille en a fait le serment. Tu es incorrigible.

— Ne me reproche pas d’avoir de l’ambition pour deux. Tu as raison, nous avons promis. Je réfléchissais, c’est tout. »

 

 

 

 

 

 

Connord Heydon

 

 

 

J1. Alhama, royaume des Grands Lacs

 

 

Connord Heydon laissait son esprit vagabonder de plus en plus fréquemment. Ce n’était pas dans ses habitudes, le pacificateur était un homme concentré à l’esprit vif et dur au labeur, ne se laissant déborder par ses émotions que durant de brefs instants et le plus souvent lorsqu’il se trouvait seul. Lorsqu’il se confiait, c’était auprès de ses trop rares amis. Sait-on vraiment ce qu’est un véritable ami parmi la multitude de courtisans, lorsque l’on détient le pouvoir ? Connord avait connu de grandes déceptions qui l’avaient endurci et éveillé sa méfiance.

Le temps était particulièrement clément, il se tenait immobile au balcon de son bureau qui dominait le patio des cyprès, plus intime que le grand jardin aux senteurs de myrtes et aux étroits bassins en plein cœur du palais. Le patio précédait les jardins supérieurs où serpentait l’escalier d’eau, merveille de fraîcheur et de raffinement, la promenade favorite des dames de la cour. Comme tous les matins depuis quelques semaines déjà, Connord songeait sur ce balcon, regardait ses sœurs et ses nièces profiter de ces subtiles senteurs. Il aurait aimé pouvoir surprendre leurs paroles, mais il n’entendait que de rares murmures échappant au gargouillement de l’escalier d’eau. Son père le sermonnait souvent au sujet de l’intérêt qu’il portait à ses sœurs, entre deux leçons de théorie politique ou de tactique militaire.

Les jumelles Isabelle et Eva et la jeune Agnès se promenaient dans les allées sablonneuses. Elles avaient conscience que Connord les observait, d’ailleurs il ne s’en était jamais caché. Il aimait regarder les femmes évoluer dès les premières lueurs matinales dans leurs robes diaphanes, ses sœurs le savaient esthète et n’étaient aucunement embarrassées par cette marque d’attention. Elles lui demandaient lorsqu’elles le croisaient plus tard s’il avait aimé le bleu de leur robe, le collier de turquoise ou leur bijou de cheveux. Elles l’écoutaient se ravir ou rarement les reprendre, lui souriaient en le quittant après lui avoir déposé un léger baiser sur la joue. Il en avait toujours été ainsi, il aimait ses sœurs et elles aimaient leur frère. Connord enviait leur légèreté, leur apparente insouciance face au monde qui les entourait, ce perpétuel sourire, parfois lointain, qui cachait si bien l’intimité de leurs pensées. Il leur enviait cette faculté de toujours donner sans rien apparemment attendre en retour. Elles savaient charmer, enjoliver, laisser passer les orages et plier pour se redresser encore plus fortes. Son père le pacificateur Jean n’avait jamais compris le rôle que pourrait tenir les femmes de son entourage. Il avait élevé ses fils pour le statut qu’ils devraient légitimement tenir et laissé l’éducation de ses filles à la médiatrice Adélaïde. Jean Le Rêche, ainsi que ses prédécesseurs, gouvernait de l’aile est du palais pacifical pour ne pas être dérangé par les conversations qui fusaient des jardins. Peut-être les rires lui rappelaient-ils son incapacité à les déclencher même dans le secret de l’alcôve. Au contraire, Connord aimait les entendre fuser dans le palais. Depuis son couronnement et le déménagement au-dessus du patio des cyprès, il lui semblait que ses sœurs laissaient libre cours à leur plaisir d’être vivantes et reconnues. Il leur avait confié les tâches d’ambassadrices, elles représentaient le Pacifica avec une grâce sérieuse et réconfortante. Elles prenaient en charge les visites officielles sans jamais donner cette impression de lassitude qu’il surprenait souvent sur le visage des hommes.

Les quelques instants de vagabondage de Connord s’étirèrent pour devenir de longues minutes. Il aurait aimé qu’Adji soit près de lui. Elle était son amie, sa confidente, sa femme âme sœur. Son rire s’accordait à celui des sœurs du pacificateur et il s’était éteint une nuit de décembre à la naissance de leur fils. Il avait perdu sa femme et son premier né en ce qui lui avait paru être un instant, un léger souffle comme chargé de neige avait emporté leur âme. Personne n’avait partagé sa couche avant Adji et personne ne l’avait jamais remplacée. De brèves et futiles étreintes parfois, jamais d’aube partagée. Connord était admiré des femmes, il était beau, vif, ses grandes foulées dans les coursives sans fin du palais lui donnaient une allure féline. Il se déplaçait silencieusement, toujours rapidement, orchestrait puis disparaissait. Cette énergie, ce perpétuel mouvement plaisait aux femmes, peut-être y lisaient-elles une trace de leur propre féminité. Il était comme leur reflet inversé dans un miroir, l’homme qu’elles auraient aimé être. Rajoutés à ses yeux noirs toujours rieurs, parfois noyés dans une tristesse que personne ne pouvait comprendre, les cheveux bruns de sa région natale, et un sens de l’émerveillement qu’il avait conservé depuis l’enfance, ce grand homme parfois maladroit attendrissait les plus endurcies. À bientôt soixante ans, il n’avait rien perdu de sa séduction. La politique avait ordonnancé son mariage avec une jeune femme de haute naissance. Connord ne s’imaginait pas auprès d’une épouse, pas plus que pacificateur. Il avait été élevé par les Émérites pour apprendre à seconder son frère Gauvin, promis au Pacifica, et assurer des alliances qui renforceraient la paix entre les royaumes. En réalité, rien n’était né de ses propres choix, mais Connord Heydon, le fils de substitution, avait accompli sans faillir ce que chacun attendait de lui. Il avait aimé Adji, à sa façon. Dès qu’il avait croisé le regard de cette fille de la forêt, il avait compris qu’elle non plus ne souhaitait pas cette union. Elle n’attendait rien d’autre de la vie que de s’occuper de ses arbres. Rien ne la satisfaisait plus que de longues errances sous la canopée rendue presque invisible par le faîte des arbres centenaires de la grande forêt du Taladar. Elle en connaissait chaque futaie, chaque taillis. Durant ces années qu’elle considérait comme un exil au palais du pacificateur, elle avait patiemment planté, soigné, taillé les buissons et arbustes pour se créer un havre de paix verdoyant. Il en restait le patio des cyprès dix ans après sa mort. Adji était l’amie de Connord bien plus que son épouse, qu’ils n’aient pas d’enfants après plusieurs années d’union inquiétait l’entourage et engendrait des rumeurs. Ils ne s’en souciaient que très peu, ils partageaient leur couche, mais pas leur corps. Le lien qui les unissait ne laissait pas de place à l’amour charnel. Ni l’un ni l’autre ne s’en plaignait, cette forme d’intimité leur procurait la paix de l’esprit. Mais la douairière Adélaïde fit pression sur sa bru et lui demanda, au nom de la paix de la Confédération, de concevoir un enfant. Elle accepta et mourut quelques jours après la naissance d’un petit prince. Les territoires perdirent leur médiatrice et Connord sa meilleure amie.

 

La matinée était pure et délicieuse. Le soleil n’avait pas encore pris assez de force pour dissiper la fraîcheur de la nuit. Connord se décida enfin à laisser ses sœurs partager leurs confidences et quitta le balcon de son allure décidée. Il se dirigea vers le vestibule ouvragé de riches dentelles de marbre blanc qui donnait accès à la salle des ambassadeurs. Il n’y jeta pas un regard, malgré la magnificence du lieu. Il tourna vers une petite porte qui s’ouvrait dans le mur. Les marches en colimaçon abruptes et mal éclairées rendaient le passage difficile. Il avait gardé pour Connord toute sa magie, c’est pourquoi il l’empruntait si souvent au détriment du grand escalier d’apparat. Lorsqu’il franchit la porte ouvragée au bas de l’escalier, il se retrouva dans une grande cour pavée de marbre blanc et ornée de chaque côté de colonnes de basalte. La fontaine centrale bordée de rosiers neige laissait paresseusement couler l’eau entre les bras de Freyja, la déesse de la fertilité. Des bancs, sous les arbres plantés en jarre, avaient été installés depuis les premiers jours de printemps pour le repos des visiteurs en attente d’audience. Des coussins aux couleurs de vanille et de bois de santal adoucissaient l’assise. Aïdan Fiàin l’attendait. Il tournait le dos au pacificateur qui comme à son habitude pénétra rapidement dans la cour. Malgré l’heure matinale, la lourde cloche du beffroi venait de sonner huit heures, il profitait du vin léger des caves du pacificateur. Connord savait que son beau-frère ne se privait jamais de ce qui ne lui appartenait pas. Depuis son arrivée à la cour en qualité d’ambassadeur des Landes Tourbeuses, pire encore après son mariage avec Isabelle Heydon, Aïdan Fiàin n’avait de cesse de profiter de son statut. Le pacificateur eut envie de quitter l’endroit sur le champ, peut-être pourrait-il profiter un instant de ses sœurs au milieu des allées bordées d’acacias. Un geste furtif vers la porte suffit à lui faire renverser une carafe posée négligemment sur une table basse. Connord pouvait être très maladroit, les serviteurs le savaient et ne disposaient rien auprès de ses habituels lieux de passage afin de lui épargner la gêne d’un énième objet brisé. Il devait s’agir d’une nouvelle servante. Le fracas fit se retourner le premier ministre, lentement, lourdement comme un ours que l’on dérange et que l’on pousse à sortir de sa tanière. Rien ne semblait jamais le surprendre, c’est sans doute cela qui donnait tant de lenteur à ses gestes. Il ménageait ses forces dans l’attente de l’attaque. Une fois encore il avait sollicité cet entretien privé, loin des conseillers, pour soutirer au pacificateur les informations qui lui manquaient, celles que même les nombreuses prostituées qui lui vendaient leurs faveurs dans les sombres ruelles de la ville ne pouvaient, ne serait-ce qu’un seul instant, lui faire perdre de vue. Qui Connord avait-il l’intention de présenter à l’agora comme son légitime héritier ?

 

« Salutations Votre Altesse. » Aïdan ne s’adressait ainsi à Connord uniquement lorsqu’il attendait une faveur. Il sentait que le pacificateur n’aimait pas qu’il l’appelât mon frère, s’annonçant ainsi comme membre de la famille pacificale. Il savait quand il devait faire preuve d’humilité, voire de servilité s’il le fallait. Et ce qu’il souhaitait obtenir ce matin méritait bien une once d’obséquiosité. Connord aussi le savait et ne faisait rien de plus que supporter le mari de sa sœur depuis qu’il avait pris conscience de ce trait de caractère chez Aïdan. Il l’avait apprécié à son arrivée à l’Alhama, avait favorisé son union avec Isabelle, voyant en lui un futur grand chancelier. Digne fils du roi Ohmar des Landes Tourbeuses, il pouvait faire preuve d’intelligence, il savait rallier les hommes et les femmes à sa cause, convaincre les plus réticents, braver les barrières de la langue du commerce sans complexe. Il était séducteur, plus que Connord à l’époque de leur rencontre. Le pacificateur Jean s’était laissé convaincre qu’une double alliance des maisons Heydon et Fiàin serait profitable à la Confédération. Vingt ans plus tard, son fils s’en mordait parfois les doigts, mais il était impossible de faire marche arrière. Le pacificateur devait composer avec son beau-frère et chambellan.

« J’espère ne pas vous avoir dérangé, je souhaitais vous voir en privé avant le prochain conseil. »

Il l’avait dérangé, bien sûr, et Aïdan en était conscient. Connord aimait travailler seul au petit matin, chacun le savait au palais, ses sœurs elles-mêmes veillaient à le laisser en paix. La solitude ne lui pesait pas, il était difficile de tenir seul les rênes du pouvoir et ces quelques heures de tranquillité lui permettaient de régler maints problèmes. Malgré la multitude de conseillers et de courtisans qui l’entourait, il restait l’unique décisionnaire. Il était las depuis quelque temps. Vingt-quatre ans de gestion de la Confédération auraient usé n’importe quel homme. Aïdan lisait cette lassitude sur ses traits et savait en tirer profit. C’est aussi pour cela que Connord rêvait parfois de s’en débarrasser. Pour cela et pour cette odeur nauséabonde de pipe qu’il traînait derrière lui comme un serpent de cauchemar.

« Je vous écoute, chambellan. Éteignez d’abord votre pipe, vous savez que je l’interdis dans l’enceinte du palais.

— Bien sûr, veuillez m’excuser Votre Altesse.

Aïdan vida négligemment sa pipe aux pieds des rosiers.

— Vous travaillez de trop, vous devriez vous reposer un peu plus sur vos conseillers. Vous savez que nous sommes à votre disposition. Les Émérites vous accueilleraient quelques jours. L’air du grand lac de Cré vous ferait le plus grand bien. Les temps qui se préparent seront difficiles pour chacun d’entre nous. Nous aurons besoin de toute votre vigilance. »

Connord n’aima pas le tour que prenait la conversation. Il s’adossa à la colonne la plus proche et tout en regardant avec exaspération les rosiers neiges souillés, il décida de lancer son interlocuteur sur un terrain qu’il adulait plus que tout, l’argent.

« J’attends votre rapport sur les accords commerciaux avec la Confédération Marchande. Vous deviez me le remettre il y a deux jours déjà. Vous m’avez habitué à plus de ponctualité.

— Oui, Minéas bien sûr. Je suis en faute, Minéas propose des accords inacceptables, je lui ferai entendre raison. Ce sera réglé d’ici quelques jours, et les caisses se rempliront de notre commission comme il se doit. Un message est arrivé du Taladar, les pluies ont été fortes ces dernières semaines, le transport de bois de la forêt profonde a pris du retard. Nous devons préparer des réserves pour le palais, le prix du bois de chauffage va grimper j’en ai peur. Nous devrions prévoir un nouvel approvisionnement de tourbe.

— Vous commencerez par moins chauffer la résidence des hôtes, vous le savez, nous sommes soumis à la pression de Taladar, je ne veux pas dépendre en plus de votre neveu des Landes Tourbeuses ; commencez à chercher ailleurs. Qui a-t-il d’autre, vous ne m’avez pas demandé de venir si tôt pour me parler d’une livraison de bois ? »

Cette rencontre était une mauvaise idée. Leurs échanges étaient toujours teintés d’hypocrisie corrosive dont il sortait souvent épuisé. Connord sentait la douleur s’installer dans tous ses muscles, son dos le faisait atrocement souffrir. Ses pupilles allaient bientôt se dilater, son front se creuser de rides, les signes d’une tension qui le trahiraient. Plus que la douleur, l’idée de montrer sa faiblesse à Aïdan lui était insupportable. Ses gestes devinrent encore plus saccadés lorsqu’il se déplaça dans la cour. Il avait besoin de marcher pour faire passer cette satanée souffrance et reprendre ses esprits.

« Connord, je voulais vous voir seul à seul pour vous parler de mon fils Shean. »

La tension monta encore d’un cran. Le chambellan avait abandonné son titre comme il le faisait chaque fois qu’il s’agissait d’une affaire de famille. Il cherchait à prendre Connord par les sentiments. Shean était un jeune homme de vingt-deux ans, brillant bretteur, infatigable lutteur, butté comme son père, mais bien plus beau. Connord l’observait parfois. En de rares occasions qui étaient devenues de véritables corvées, il assistait aux démonstrations des jeunes nobles assignés à la garde du palais, et Shean Fiàin faisait incontestablement partie des plus intéressants.

« Il quittera la garde dans quelques mois, le nouveau contingent est prêt à la relève. Mon fils devrait quitter Alhama pour servir mon neveu le roi Falkan. Il formera le lien entre les deux royaumes, il a été élevé dans ce palais, il aime votre famille comme la sienne. Je n’ai aucune confiance en mon frère Barhan, il ne recevra pas mon fils avec bienveillance même si son propre roi le lui demande. Shean ne va pas arriver en terrain conquis, il lui faut un soutien solide pour l’aider à conforter nos liens avec Fraochmbà. Émilia est notre meilleur atout. Elle est la fille de mon frère Aengus et votre nièce. Barhan devra la recevoir en tant que telle.

— Il n’y a pas si longtemps, vous me parliez d’une union entre votre fille Margot et le jeune roi Falkan, votre neveu. Je n’apprécie pas les mariages consanguins. Révisez l’histoire du royaume du Taladar qui a souffert de la folie de trois générations de rois nés de consanguinité. Mais vous semblez prêt à tenir la place n’est-ce pas ? Qui d’autre de ma famille avez-vous prévu de lier à la vôtre ? Je ne sacrifierai pas mes nièces sur l’autel de votre ambition. »

Connord sentit qu’il avait atteint les limites, il ne voulait pas d’une joute verbale ce matin et éconduire le chambellan n’était pas une très bonne idée. Aïdan Fiàin avait su se rendre irremplaçable sur bien des points, il tenait les rênes du commerce avec les royaumes et duchés, l’heure n’était pas à l’attaque frontale. Il adoucit son ton.

« Aïdan, Shean et Émilia sont du même sang. Ils sont cousins, je vous le répète, je n’aime pas imaginer les risques liés à la consanguinité. Nous en parlerons à Eva en temps voulu. Vous l’avez dit vous-même, Shean est encore dans la garde du palais pour quelques mois, nous avons le temps d’en reparler. D’autres affaires plus urgentes nous appellent. Votre neveu Falkan m’a offert un nouvel étalon pour le haras. Je pensais vous l’offrir, je sais que vous avez la nostalgie de vos landes. C’est une bête magnifique faite pour être montée par un homme de votre trempe. Et vous l’avez méritée. »

Aïdan se rengorgea sous le compliment. Le cadeau lui plaisait et il reviendrait à l’attaque plus tard pour ces deux mariages. Il aurait le pacificateur à l’usure. Connord n’était pas corruptible et avait un sens très poussé de la famille et de l’honneur. Quel gâchis, autant de talent dilapidé pour des femmes et un Pacifica qu’il allait bientôt perdre… Heureusement que lui, Aïdan Fiàin, était là pour veiller au grain et le conseiller comme un ami, mieux, comme un frère. C’était cela la famille, Connord avait besoin d’un ami à qui parler. Il était préoccupé, sa souffrance se lisait, il devrait encore allonger son grand corps presque osseux sur le sol de marbre froid pour soulager sa douleur. Il était fragilisé, peut-être allait-il confier ses prises de décision concernant la succession.

« Merci Connord, vous ne pouviez me faire plus plaisir. Mes landes me manquent, mais ma place est à vos côtés, je suis votre chambellan et votre ami. Vous me confiez les rênes du commerce, vous pouvez me confier vos soucis si vous en ressentez le besoin.

— Oui, bien sûr, je le sais et je vous en remercie. Mais vous avez déjà une très lourde charge sur les épaules, tous les territoires en ont conscience, je m’en voudrais de vous en demander plus. Allez aux écuries et voyez l’étalon, partez chevaucher, nous reparlerons plus tard. Bonne journée Aïdan. »

Le chambellan ralluma sa pipe et disparut lourdement entre deux colonnes de basalte. Il était contrarié, il lui faudrait passer sa hargne sur ce garçon d’écurie trop intelligent qu’il avait pris en grippe. Connord fit le tour de la fontaine en quelques longues foulées puis emprunta de nouveau la petite porte ouvragée de l’escalier menant à son bureau. Comme d’habitude dans ces jours de douleur il s’allongea sur le sol froid, ferma les yeux et attendit que la souffrance s’atténue. Doucement, il sentit son front se dérider et le mal refouler.

 

La nuit tombait tardivement à cette période de l’année. Un long hiver pluvieux allait laisser la place à la douceur du printemps. Connord aimait cette transition qui lui donnait chaque année l’impression de renaître. La nuit, alors que le sommeil le fuyait, il comptait les semaines, les mois, les ans qu’il avait passé au pouvoir et bien que l’idée de transmettre le Siège du Pacifica l’ait dérouté, il se réjouissait à l’idée que dans quelques mois sa tâche prendrait fin. Bientôt, il ne décompterait plus. Allongé sur le sol de marbre, respirant lentement comme le lui avait appris l’Éminente Scienzata, il commençait à reprendre ses esprits après avoir dû supporter le flot continu de douleurs qui lui labourait le dos comme des lames de fond. Aucun traitement proposé par les Émérites ne l’avait soulagé. Cette souffrance le minait depuis des années, mais il avait appris de la Scienzata à se laisser dériver. Il sortit de son corps blessé et le laissa gisant sur les dalles blanches. Les yeux rivés sur le plafond il ne se lassait pas des motifs allégoriques et héraldiques à la gloire de ses ancêtres. La lumière du jour filtrant à travers les ouvertures en forme d’étoiles percées dans les murs frôlait paresseusement les tapis de laine. Décidément, la meilleure décision qu’il ait prise durant ses premières années de règne avait été de conserver ses appartements et son bureau, plutôt que d’emménager dans le patio pacifical. La vue sur le jardin des cyprès le ravissait, l’ordonnancement des salles, le vestiaire, petite pièce chaleureuse entourée d’arcades, propice au repos, tout dans cette résidence lui appartenait. Il avait fait enlever les fioritures d’origine, ne laissant en l’état que le plafond du bureau. Il lui fallait de l’espace, de l’air, rien ne devait briser l’harmonie quasi mathématique du lieu.

Le pacificateur se sentait mieux à présent, il commençait à sortir de sa torpeur, il fallait qu’il quitte son rôle pour retrouver pleinement ses esprits. Cette nuit, il allait devenir une fois encore Hoël. Sans brusquer, il se leva et se dirigea vers sa chambre. Rapidement, il enfila une tenue plus appropriée à une escapade nocturne et se dirigea vers le vestibule, la salle des ambassadeurs et la petite porte discrètement cachée derrière la tenture. Il avançait prudemment, à l’affût d’une présence inopportune. Personne ne devait savoir qu’il se faufilait parfois la nuit hors du palais. Les marches en colimaçon étaient encore plus dangereuses la nuit, mais même ivre, il aurait pu les emprunter. Elles étaient comme de vieux amants, n’avaient plus de secrets pour lui. Il passa la porte ouvrant sur la cour de marbre, continua sa descente d’une cinquantaine de marches et ouvrit une seconde porte, moins ouvragée cette fois, qui accédait aux écuries de la cour de garde et dont lui seul en avait la clé. Il la fit tourner silencieusement, referma derrière lui et en quelques enjambées, franchit la cour pour se retrouver dans une odeur de foin fraîchement coupé, de graisse animale et de cuir de sellerie. Le palefrenier de garde était là. C’était un garçon intelligent et droit, Connord le voyait à son regard, et savait qu’il pouvait lui faire confiance. Tous deux s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre, laissant leur rôle, statut, différence d’âge à la porte des écuries. Fabian lui racontait sa vie près des chevaux, rythmée par les allées et venues des gens du château, de sa petite amie, de son ambition d’être maître d’écurie chez un baron, peut-être même chez un duc, mais il doutait d’être assez bien né pour cela. Il était fils de palefrenier et n’avait pas reçu l’éducation nécessaire à servir un duc. Connord lui expliquait le rôle de chacun à la cour, et essayait de lui inculquer les quelques règles de politesse et de bienséance. C’était un élève brillant qui ne tarderait pas à devenir attitré à un noble ou une grande dame. Aïdan les avait surpris un jour lors d’une discussion animée, alors que Fabian permettait à Connord de prendre le pouls de la cité. Depuis ce jour de pure jalousie haineuse, le jeune homme était une épine dans le pied du chambellan, qu’il faudrait extraire au plus vite.

Ce soir, Connord ne prendrait pas le temps de parler, il voulait sa jument. Fabian la lui prépara avec diligence. Le garçon l’avait déjà pansée, sellée, et il glissa les mors. Connord flatta le chanfrein de la jument qui ferma les yeux sous ses caresses. Enfin, il la monta, et ils quittèrent la cour au trot, la queue de la jument fouettant l’air d’allégresse. Vêtu comme un mercenaire chevauchant un cheval aussi banal, il connaissait les mots de passe pour sortir et entrer au palais, rien n’était plus simple que de rejoindre la ville. Il descendit la colline au pied de laquelle se prélassaient les grandes demeures aux magnifiques jardins jusqu’aux bords du lac, traversa la place de la fontaine Bianca puis celle du marché aux poissons. Il dut laisser son cheval dans la courette d’une petite maison qui lui appartenait et continua son périple à pied. Il emprunta une venelle sombre et tortueuse, qui grimpait en pente douce, et entendit soudain de la musique en arrivant sur la place Gayos. Il y avait là des tavernes, des tables étaient dressées au pied des arbres centenaires. Une statue de Fréa prenait elle aussi une pose langoureuse au centre de la fontaine, face à son époux Feoh le dieu de l’abondance. C’était une place effervescente la nuit, une place d’hommes. Peu de femmes y circulaient, bien qu’elles y étaient en sécurité plus qu’ailleurs dans la ville basse. Elles savaient qu’il fallait laisser ces hommes, qu’ils n’avaient pas besoin d’elles. Ils sortaient, entraient, discrètement pour ceux qui en étaient à leur première visite, plus jovialement pour les autres. Ici, la seule loi consistait à séduire et ne pas prendre sans consentement. Ces hommes étaient libres et heureux d’être là.

Après avoir pris une bière et répondu à quelques sourires entendus, Connord quitta le centre de la place pour se retrouver dans une ruelle adjacente. Il s’appuya sur l’arête d’un mur et attendit tranquillement. Quelques minutes plus tard, un garçon apparut. Il était jeune, vingt ans peut-être, mais la nuit masquait son visage. Les poings dans les poches, il approcha en se balançant comme un danseur sur le pont d’un navire, hésitant à se rapprocher de Connord. Celui-ci lui lança un regard l’invitant à le rejoindre. Il entra dans le jeu de la séduction en ouvrant sa cape et son surcot, regard rivé sur le jeune homme qui approchait. Dès qu’il fut à porter, Connord l’agrippa par la veste et le fit s’approcher de sa bouche. Il l’embrassa doucement d’abord, puis plus goulûment lorsque le jeune homme répondit. Leurs deux corps se mirent alors en mouvement.

Lorsque Connord se rhabilla, le jeune garçon lui adressa un sourire chaleureux.

« Il y avait longtemps qu’on ne t’avait pas vu par ici.

— Je t’ai manqué Vic ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Je vis ma vie, ici je n’ai besoin de personne et personne n’a besoin de moi. C’est la loi de Gayos. Mais je suis content de te voir, tu paies bien et tu sens bon. Dis-moi, comment tu t’appelles ?

— Au revoir, Vic, merci. »

Il ne pouvait pas donner son nom et ces rapides accouplements ne le justifiaient pas. Le retour fut plus nonchalant, cette échappée lui avait laissé une nouvelle odeur et la sentir sur la paume de la main lui procurait encore du plaisir. Vic était beau, d’une beauté presque parfaite, une belle fleur de la nuit. La musique de la place Gayos résonnait encore à cette heure tardive, plus langoureuse et assourdie par les portes maintenant closes sur les secrets. Les promeneurs ou éventuels curieux étaient partis, seules restaient les fleurs de la nuit. Adji avait très vite mis à jour le secret de son époux, elle l’avait accepté tel qu’il était et aussi pour ce qu’il était. Elle ne ressentait pas le besoin de sentir un homme en elle, elle voulait avoir un homme près d’elle. Connord lui avait donné ce qu’elle attendait et plus encore, il l’avait véritablement aimée et le plaisir que lui apportaient les jeunes hommes s’en trouvait grandi par son acceptation. Adji était sa complice en tout. Elle était la médiatrice et derrière son effacement se cachait une fine politicienne.

 

 

 

 

 

 

Thewlis Heydon

 

 

 

J2. Alhama, royaume des Grands Lacs

 

 

L’un des endroits favoris du duc de Cômin était le balcon de la salle des ambassadeurs qui dominait la grande cour. Il venait s’y asseoir pour jouir du dernier rayon de soleil rasant sur les montagnes pourpres. Pas un souffle n’altérait ce moment presque mélancolique. Rien ne venait troubler la paix de l’instant présent, et si parfois s’échappait une bribe de conversation ou une note de musique cela ne faisait qu’approfondir le silence qui l’entourait. C’était un homme aux traits doux caractéristiques de la famille Heydon, accentués chez lui par une vie paisible. Éloigné du centre névralgique du pouvoir, son rôle en qualité de duc de l’une des plus florissantes contrées du nord avait été de gérer une province prospère et sans soucis. Élevé dans la Citadelle par un père tyrannique et une mère étouffée par son époux, il avait cultivé sa passion pour la viniculture loin des terres fertiles qui plus tard devraient lui revenir de droit. Les livres avaient été ses principaux compagnons entre les heures d’entraînement militaire et l’étude auprès des Émérites. Il ne connaissait pas l’amitié virile et comme Connord avait toujours préféré entretenir celle des femmes, multipliant discrètement les aventures sans lendemain. Thewlis était enchanté de sa vie au milieu des vignes, mais l’élégance du palais pacifical l’avait toujours impressionné. Les mois qu’il y avait passés enfant auprès de ses cousins, lui avaient laissé d’inoubliables souvenirs.

Connord arriva par le grand escalier, sourire aux lèvres. Les deux hommes s’appréciaient beaucoup depuis leur enfance. Ils avaient en commun une sensibilité bien cachée.

— Thewlis, tu es venu, bienvenu chez toi. Je ne t’attendais pas si tôt.

— Je devais livrer le vin nouveau, tu sais que les barriques ne doivent pas être exposées trop longtemps aux intempéries, alors j’ai accéléré l’allure et me voici.

Ils s’étreignirent rapidement puis Thewlis s’écarta, saisit Connord par les épaules, le tourna vers la lumière diffuse et le fixa longuement.

— Tu sembles épuisé, tu as encore moins de cheveux que la dernière fois, plus de rides et tu es aussi maigre qu’un balai d’écurie. Thewlis soupira en relâchant sa prise. En parlant d’écurie, j’ai aperçu ton chambellan sur un magnifique étalon des Landes. Un cadeau de son neveu, je suppose.

— Je le lui ai offert.

— L’aimerais-tu en plus de le laisser s’empiffrer sur le dos des territoires ? Il était grand temps que je revienne, cet homme transpire la perfidie, je lui laisse la vie par respect pour ta sœur et ses enfants.

— Et pour ne pas déclencher les hostilités. Le roi Bartel ne l’aime pas, mais si je touchais à son frère, il serait obligé de demander réparation. Nous ne pouvons pas nous permettre de déclencher une guerre. Les négociations de paix nous coûteraient trop cher. Et Aïdan a plus d’appuis que tu ne le penses. Il prend trop d’importance dans la gestion du commerce des territoires. Je le sais, mais je dois encore compter avec lui. Asseyons-nous plutôt et parle-moi de tes fils.

Les deux hommes prirent place face à face sur deux grands fauteuils à l’opposé du trône, et du balcon.

— Édouard s’intéresse plus aux femmes qu’aux vignes. Il a des projets pour le duché, un peu trop révolutionnaires à mon goût, mais je l’écoute. Il m’a accompagné, il devrait bientôt venir te saluer. J’aimerais qu’il se marie, nous lui trouverons une femme dans ta cour. Il est bel homme, tu sais, il ressemble à son grand-père en moins fou. Quant à Gass, il est sur la route, il a quitté Cré pour nous retrouver, son frère et moi. Père et fils dans la demeure d’Arzobital qui l’aurait cru ? Tu le verras peut-être. Gass te ressemble.

— Attention, les bruits qu’il serait mon fils vont courir ! remarque bien que cela résoudrait le problème de la succession. Pour maintenir la paix des territoires, l’agora serait prête à accepter un bâtard du pacificateur plus que n’importe quel prétendant. Excuse-moi Thewlis, je ne voulais pas te vexer.

— Gass est un bâtard, mais je te confirme qu’il est bien le mien.

Ils se regardèrent de nouveau souriants.

— Il faudra bientôt que je choisisse un candidat à ma succession. Aïdan complote, il veut marier Émilia à Shean, ce qui le ferait officiellement entrer dans la famille, les rois manœuvrent et placent leurs postulants auprès du coàliste. Je crains le pire, je redoute des troubles. Je ne peux pas favoriser l’une ou l’autre grande famille. Édouard est le prince le plus proche. Je te le demande Thewlis, crois-tu qu’il pourrait devenir le prochain pacificateur ?

— Non. Mon fils ne pourra pas te succéder. Il ne pense qu’aux femmes et à la chasse. Il est impatient, impulsif, soudard. Je ne sais même pas s’il pourra reprendre le duché. Tu dois trouver un autre successeur ou tu mettras les territoires en danger. Édouard a l’âme belliqueuse, de plus il est de notre sang, mais aussi de celui de Gladis, le coàliste ne voudra pas d’un prétendant dont le grand-père était un sadique et dont la mère a mystérieusement disparu. La rumeur la disait folle et le peuple a déjà subi un pacificateur malade, jamais il n’acceptera de revivre un tel cauchemar. Que penses-tu d’Aslinn ? Il a été élevé par sa mère, il est fils de roi. J’ai entendu beaucoup de bien sur notre neveu.

— C’est aussi celui d’Aïdan. Les Landes Tourbeuses deviendraient trop puissantes. Il porte le nom des Fiàin, même s’il a été élevé à Alhama et qu’il se revendique Heydon. Un pacificateur Fiàin mettrait l’équilibre en danger.

— Tu peux encore régner longtemps avant de mettre quelqu’un d’autre sur le Siège. Tu présentes ton successeur, mais la loi ne t’oblige pas à quitter immédiatement tes fonctions. Tu as le temps de préparer un successeur quel qu’il soit et de le rendre digne de sa charge.

— Non, Thewlis. Je n’ai pas le temps. Je veux partir, je suis fatigué du pouvoir. Regarde le soleil couchant, regarde cette lumière rasante sur Alhama. Nos ancêtres ont pacifié les royaumes, ils ont construit tout ceci en fondant leur pouvoir sur des lois sages et équitables. Ils ont cultivé l’art avec zèle aussi bien que l’artisanat, la culture et l’art du combat. Ils ont construit des écoles, bâti de magnifiques demeures. Et moi qu’ai-je fait ? J’ai respecté la volonté de mon père, j’ai hérité d’un Siège destiné à mon frère Gauvin et de peuples en perpétuelles tensions. La paix a un prix, l’oisiveté pèse sur les rois, ils se cherchent sans arrêt querelle sous mon arbitrage. Je vis dans le compromis. J’ai besoin de soleil, de me reposer sous les orangers, de marcher dans les collines. J’ai été fidèle à mon serment, je resterai à Alhama jusqu’au jubilé, sans doute quelques mois supplémentaires. Ne m’en demande pas plus. Je pensais à Édouard pour me succéder, mais je te fais confiance, n’en parlons plus.

 

 

 

 

 

 

Eva Heydon

 

 

 

J2. Alhama, royaume des Grands Lacs

 

 

La cloche sonnait peu après que les trois sœurs virent leur frère quitter le balcon de ses appartements. Elles savaient que depuis quelque temps il les observait chaque matin. Une habitude s’était installée, une sorte de rendez-vous intime entre le Pacificateur et ses sœurs. Dès les premiers jours du redoux elles se promenaient à matines dans les allées du patio des cyprès, une habitude héritée de leur mère, la médiatrice Adélaïde, une femme vigoureuse qui entretenait son esprit par la lecture des écrits Émérites, et son corps par de longues promenades dans les jardins le matin ou à cheval en dehors de la ville. Agnès, la plus jeune, lui ressemblait. Grande, plantureuse, fraîche, elle fêterait bientôt ses vingt-cinq ans. Elle était comme sa mère dénuée de toute coquetterie. Elle ne portait jamais de bijoux, toujours vêtue d’une simple jupe de coton grise, et d’un corsage blanc dont le plissé gonflait sur des seins généreux. Elle avait un aplomb, une aisance, une spontanéité qui aurait pu la faire ressembler à une marchande de la ville basse, voire à une courtisane. Sa liberté de ton avait fait fuir bon nombre de prétendants. Elle était pourtant très belle, à sa manière. Tout chez elle invitait à l’amour. Ses grands yeux clairs, une petite bouche rose, une lourde chevelure châtaigne qui retombait en mèches indisciplinées sur une gorge blanche, un timbre de voix frais et limpide séduisait les jeunes gens, mais son autorité naturelle, elle aussi héritée de sa mère, rebutait les courtisans. Elle était donc toujours célibataire et très heureuse de son état.

Isabelle et Eva avaient transmis le rituel de la promenade matinale à leurs propres filles, c’est ainsi qu’Héloïse, Livia et Margot avaient retrouvé Isabelle chaque matin, accompagnées d’Émilia, leur cousine germaine, jusqu’à leur concordat. Alors qu’elles n’étaient que de petites filles, elles devaient se lever lorsqu’il faisait encore nuit afin de rejoindre leur mère. C’est dans ces jardins que se racontaient les secrets loin des oreilles indiscrètes et que s’organisaient officieusement les journées à la cour. C’est également au milieu des parterres que se tramaient les coteries. Une trame non négligeable de l’histoire du Pacifica se tissait dans la senteur des jasmins au petit matin. Plus important que tout, c’est dans ce jardin que les mères avaient éduqué leurs filles. Avant leur concordat, les princesses étaient officiellement placées sous l’autorité des Émérites et des Scienzatas dans la journée, mais au petit matin elles étaient guidées par leur mère, tantes et cousines. Toutes vouaient un dévouement sans faille à la famille, en particulier à leur frère et oncle Connord. Il avait donné la parole à ses sœurs, légitimé leur place à ses côtés, et souhaitait que ses nièces reçoivent une éducation à la hauteur de celle d’Aslinn, leur frère et cousin.

Isabelle et Eva avaient remarqué la nervosité de Connord sur le balcon. Elles le connaissaient tant que la moindre défaillance dans son port les mettait en alerte. Isabelle la rousse et Eva la brune avaient en commun leurs yeux clairs et leur peau marquée de taches de son. Isabelle était née quelques minutes seulement avant Eva, et ces quelques minutes avaient creusé un fossé entre les jumelles. Les règles de succession accordaient la préséance à Isabelle qui donnait souvent l’impression d’en tirer parti. La nature les avait dotées de caractères différents, voire opposés. L’aînée était aussi froide que sa cadette était chaleureuse, se donnait des allures de souveraine lorsque sa sœur s’effaçait. Eva aspirait à la puissance lorsque Eva n’attendait que l’affection. Tout semblait les opposer et pourtant elles étaient semblables dans la dévotion qu’elles portaient à leur famille. Eva fit un petit signe de main lorsqu’elle vit son frère quitter le balcon.

« Quelque chose le tracasse. Il nous observe comme s’il devait faire un choix. Je n’aime pas cela, je le sens hésitant. T’a-t-il parlé en particulier ?

Isabelle la regarda un instant. Ses yeux verts fixèrent intensément le bleu profond de ceux de sa sœur.

— Il reçoit Aïdan ce matin. Il doit choisir un héritier candidat pour le Siège. Aïdan veut connaître son choix. Mon cher mari porte l’ambition comme une cape d’hiver, elle lui tient chaud et il n’est pas encore prêt à la sacrifier pour une chemise d’été.

— Ridicule ! La famille Fiàin n’a aucune légitimité sur le trône, chacun le sait. Peu importe qui Connord choisira pour lui succéder.

— Je le sais et il le sait. Il n’y a pas d’héritier mâle en ligne directe. Oncle Iron a eu l’intelligence de refuser, la situation aurait été bien pire, crois-moi. La couronne aurait pu passer aux Montagnes Ardentes par sa femme Hélayne De La Ropa. Il en est hors de question. Elle doit être conservée par les Heydon.

— Ton mari aurait-il encore mijoté quelque chose ? »

Isabelle sentit la tension monter chez Eva. Elle ignorait la raison qui poussait sa sœur à haïr son beau-frère. Cela faisait de longues années qu’elle cherchait à comprendre.

— Pourquoi dis-tu cela ? De quoi parles-tu ? Aïdan nous a toujours protégées, nous et les enfants. Tes enfants Eva, ceux de son propre frère. Pourquoi le détestes-tu autant ?

Agnès s’approchait accompagnée des jeunes filles et la conversation dut s’interrompre. Beaucoup de paroles étaient échangées chaque jour à cette heure matinale, mais rien de ce qui se passait entre les jumelles concernant Aïdan ne les concernaient.

« Agnès, tu farcis la tête de tes nièces avec tes histoires de Waelcyrges, tu veux en faire des guerrières ma parole ! Tu devrais commencer par apprendre à Margot à monter à cheval. Elle n’a aucune tenue. Fais-en une parfaite écuyère. La commandante du concordat se plaint de son manque de tenue en selle.

— Mère ! Je monte suffisamment bien, Aslinn m’a affirmé que je ressemblais à la reine Maeve.

— Aslinn se moque de toi. Tu ressembles peut-être à Maeve dans une salle de bal, mais pas sur une selle. Eva, demande à ton fils d’être moins gentil avec Margot, il va en faire une enfant gâtée.

— Mon fils la traite comme il traiterait sa sœur Émilia. Il est généreux, comme Connord. Père n’a jamais reproché à Connord d’être trop gentil avec nous.

— Père n’a jamais rien reproché à ses fils. Il aurait peut-être dû être plus dur avec eux, nous n’en serions pas là. L’aîné disparu et les deux autres sans héritier. »

Il n’y avait rien à répondre. L’absence d’héritier mâle en ligne directe compromettait très sérieusement l’équilibre de la famille et son maintien sur le Siège.

« Oncle Connord peut encore se marier et engendrer un héritier. Il n’a pas encore fêté son jubilé. Une grossesse nous ferait gagner quelques mois !

Trois femmes se tournèrent d’un seul bloc vers une jeune fille gracile, aux yeux légèrement bridés. Livia ne broncha pas, leur fit face et continua.

— Ne me fixez pas toutes comme une bête curieuse ! Oncle Connord doit se remarier. Il y a trop longtemps qu’il est seul, nous pourrions lui présenter une jeune femme. Il n’a que l’embarras du choix, les femmes n’ont d’yeux que pour lui à la cour. Vous devez l’en persuader, vous êtes ses sœurs, il vous écoutera. »

Isabelle et Eva la dévisageaient, Agnès ne pipait mot, elle attendait la réponse de ses sœurs.

« Nous avons essayé durant des années, ne nous crois pas si sottes. Ton oncle n’a rien voulu entendre. Il pleure encore Adji.

— Mère, c’est l’unique solution, Adji ne reviendra pas. Tu dois le convaincre.

— Personne ne l’amadouera.

Héloïse, l’aînée des filles d’Isabelle s’avança de quelques pas.

— Nous savons ce qui se passe dans cette cour, nous connaissons les secrets d’alcôve, même ceux de notre oncle. Nous savons qu’il ne s’est guère intéressé aux femmes depuis la mort de la sienne, je n’appelle plus cela faire son deuil. Vous semblez surprise, vous m’avez éduquée, je vous ai bien écoutée, j’ai appris. Aujourd’hui, j’applique.

— Tu grandis ma fille.