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« Il est un âge où l’on comprend qu’on a été lâche, que l’on a laissé passer des occasions merveilleuses par crainte de souffrir ou de trahir à son devoir. »Le temps du changement approche. La Confédération est mise à feu et à sang par le Kracken et le Nidog. Les Porteurs d’écaille, seuls, ne seront pas de force à lutter contre les fils de Bòr et les saighdearan Dhè, les fanatiques soldats de Dieu de Nighean Teine. Les Servants de l’écaille devront être retrouvés, ainsi la ligue des chevaliers Ingväones sera-t-elle reconstituée et le véritable combat commencera.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après ses études en sociologie et anthropologie,
Blanche de Kérity revient à ses premières passions, la littérature et l’histoire. Elle s’inspire de ces domaines pour se consacrer entièrement à l’écriture de son univers du Pacifica.
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Blanche de Kérity
Les chroniques du Pacifica
Tome III – Les chevaliers Ingväones
Roman
© Lys Bleu Éditions – Blanche de Kérity
ISBN : 979-10-422-3210-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Les fils de Bòr, le Kracken et le Nidog ravagent le Territoire des Six. Selon la prophétie du Livre de Tyr, tenu au secret par les Célestins dans la forteresse de Grazalema, seule la ligue des chevaliers Ingväones pourra sauver le Monde. Will le guardian, Gusta, la mère de ses enfants à naître, Carry la cavalière Kan, la Scienzata Aël, jumelle du roi Hugo de Wildcoast et sa sœur la reine Sélénite Thildame, mère de l’enfant Timéo devront bientôt recevoir leur Merveille. La marque d’Ingwaz le héros les désigne comme les Porteurs d’écaille. Mais seuls ils ne pourront réussir leur tâche ; ils devront retrouver les Servants et la ligue des chevaliers Ingväones sera ainsi reconstituée pour former une force capable de gagner la bataille finale contre les fils de Bòr. Les druides, après avoir ramené Iron à la vie, se font leurs alliers et les runistes révèlent la prophétie qui mettra fin à la guerre des fils de Bòr.
Connord, pacificateur de la Confédération des six, s’apprête à quitter la forêt des druides après avoir rencontré Will, son neveu jusque-là caché à la famille Heydon. Bouleversé par les révélations du Haut druide, il devra, tout comme les chevaliers Ingväones, faire face à son destin.
Trois vieilles femmes paressaient sur un banc face au soleil couchant, leurs beaux visages marqués par le temps, les amours, les victoires et les chagrins. Elles étaient semblables dans la vieillesse, leurs cheveux vaporeux artistiquement remontés pour l’une, cachés sous une coiffe pour la seconde et rebelles, malgré tous les efforts de sa camériste, pour la troisième. Les années avaient lissé leurs différences. Jeanne, douairière de Wildcoast, le royaume du Sud le plus exposé aux invasions, grand-mère du jeune monarque Hugo, Bertille, aïeule de Robin du Taladar, dit le Pétrifié, veuve de Fulgrass le Fou et enfin Mahault la plus jeune des quatre sœurs Edgewood, confinée dans son palais doré d’Almovar au royaume des Plaines, mère du roi Filip. Trois sœurs qui, après des années de règne ayant cédé sans aucun plaisir les rênes du pouvoir, se retrouvaient aujourd’hui régentes du Pacifica aux côtés des ministres de Connord Heydon en son absence. Une charge inattendue et inespérée pour ces octogénaires. Alors que le soleil réchauffait leurs vieux os, chacune était bercée par ses pensées.
« Bertille, tu dors.
— Certainement pas, je songe.
— Tu ronfles…
— Je ne ronfle pas, je respire fort ! C’est le temps, l’humidité ne me convient pas. Bientôt, je serai aussi vermoulue que ce banc.
— Pourtant tu devrais être habituée à l’humidité, à vivre au milieu des bois du Taladar !
— Toi tu deviens sèche comme les figues de ton marché à la longue d’être exposée au soleil.
— Mes sœurs, vous ne pourriez pas profiter un peu de la quiétude des jardins, au lieu de vous quereller sans arrêt ! Nous étions pourtant d’accord pour profiter du silence après la réunion du conseil. Vous êtes insupportables !
— Jeanne la donneuse de leçons… »
Les trois sœurs Edgewood avaient trouvé refuge dans les jardins luxuriants des Petits Palais, après un conseil de régence très tendu. Les dernières nouvelles des territoires étaient inquiétantes, les fils de Bòr avaient frappé et toutes sortes d’histoires catastrophiques circulaient à la vitesse d’un feu grégeois. Le conseil craignait les mouvements de panique, le spectre du Grand Massacre pesait comme une chape sur leurs épaules. L’archivénérable Enguerrand prônait la tempérance, alors que l’argentière tirait la sonnette d’alarme sur les finances mises à mal par le budget du jubilé et l’organisation de l’agora. Le surintendant restait le nez dans les chiffres abscons laissés par le chambellan en route vers le royaume des Landes Tourbeuses. Les comptes étaient confus, les transactions à la limite du douteux, les accords commerciaux inextricables. Le chambellan absent, personne ne semblait capable de démêler les imbrications commerciales qui impliquaient les six territoires. Sous cape, les ministres regrettaient la négligence de Connord, la trop grande confiance qu’il accordait à son beau-frère, qu’il avait même érigé au rang de Premier ministre. Seule la légatrice Judi en charge des affaires intérieures, Scienzata mentaliste du pacificateur, avait l’oreille de Connord lorsqu’il s’agissait de sa famille.
Alors que le conseil s’était éparpillé aux quatre coins du palais d’Alhama, Judi rejoignait ses sœurs. Le quatuor ne s’était pas retrouvé depuis des décennies, il avait fallu un état d’urgence encore jamais vu depuis près de trois cents ans pour qu’elles se réunissent. La légatrice observait ses sœurs si altières pendant le conseil, admirées de tous au sein du palais pacifical, maintenant avachies sur leur banc, loin du regard des courtisans qui acceptaient mal leur nomination. Ici pas de faux semblants, elle avait face à elle trois très vieilles femmes qui se chamaillaient comme sur un marché. Elles avaient toutes trois à leur manière été des reines prestigieuses. Le pacificateur ne s’était pas laissé influencer par leur âge canonique lorsqu’il avait été conseillé par l’archivénérable afin de leur confier la régence le temps de son voyage initiatique auprès des druides de la forêt du Taladar. Judi, éminente Scienzatas, était elle-même âgée de soixante-quinze ans et première conseillère du pacificateur. Un strict régime alimentaire, une hygiène de vie à la limite de l’ascétisme et une activité intellectuelle constante la maintenaient en bonne forme physique. Ses sœurs avaient tout comme elle une constitution singulière. Mais le temps n’améliore en rien la sensibilité, elles étaient toutes plus vulnérables d’année en année lorsqu’il s’agissait de la sécurité de leur famille. Judi mesurait le choc de l’annonce de la disparition de l’une des leurs, emportée par la maladie, sans compter la guerre déclarée aux fils de Bòr qui ferait bientôt ses premières victimes.
« Mes sœurs, enfin je vous trouve.
— Judi, joins-toi à nous. Tu as bien mérité un peu de repos. Nous avions très envie de sentir le parfum des orangers et du jasmin.
— Bien plus agréable que les effluves de transpiration du surintendant. Connaît-il l’existence de la baignoire ? Il me rappelle mon mari Fulgrass le Fou. Il puait l’écurie à dix pas.
— Il est parti fort à propos.
— C’est la meilleure chose qui pouvait lui arriver. »
L’époux de Bertille avait été d’une rare violence, ses sœurs l’admiraient d’avoir survécu à un tel dément. Aujourd’hui, elles en plaisantaient, mais pendant les longues années qu’avait duré l’union de Bertille avec Fulgrass De La Toladro, elles avaient craint pour la vie de leur sœur. Fulgrass mort, Bertille revivait enfin, tout en redoutant que les gènes de la folie n’aient été transmis à l’un de ses descendants.
Judi prit place aux côtés des douairières, profitant des derniers rayons de soleil sur le grand jardin des Petits Palais du moment de grâce qu’ils leur procuraient.
Elle portait encore le voile qui masquait ses cheveux coupés très courts ainsi que la cape de laine pourpre, malgré la douceur de la soirée. L’améthyste, pierre de son Ordre, enchâssée dans l’œil d’argent, irradiait doucement sur son front. Une longue robe, pourpre elle aussi, l’enveloppait et cachait la sécheresse de ses formes. C’est Jeanne qui brisa le silence, affirmant plus que questionnant.
« Tu as reçu de mauvaises nouvelles… Connord ?
— Connord va bien, il sera parmi nous demain ainsi que Gian Edgewood. Iron les suivra de près, il est en route vers la Citadelle pour y rejoindre Hélayne. Sarah est à ses côtés.
— Alors qui est mort ? Je peux lire en toi ma sœur, toute Scienzata que tu es. Je vois que quelque chose te tracasse.
— Miline…
— Miline, notre cousine ?
— Et matriarche des Oblates Sélénites.
— Je ne comprends pas, il y a quelques semaines encore je recevais une missive par la voie habituelle. De quoi est-elle morte ?
— Elle était très malade.
— Elle ne m’en a rien dit…
— Elle ne voulait pas t’inquiéter, Jeanne. Elle savait que tu ne pouvais rien faire pour elle.
— J’aurais aimé la rencontrer au moins une fois dans ma vie.
— Nous aurions toutes aimé la rencontrer, elle était la sœur du feu roi Giono, de notre propre sang.
Des quatre sœurs, Mahault semblait la plus bouleversée par la nouvelle.
— Thildame et Aël étaient à ses côtés.
Judi devint hésitante.
— Jeanne, c’est toi qui étais la plus proche de Miline, t’avait-elle déjà parlé d’un fils ?
— Elle n’a jamais évoqué d’enfant. Dis-nous ce que tu sais.
— Thildame était à son chevet, Miline était droguée au chandoo, elle délirait, elle lui a parlé d’un fils qu’elle aurait eu avec le pacificateur Jean.
— C’est incroyable… Jean aurait eu un autre fils…
— Cela met-il la succession en péril ?
— Non. L’enfant, si toutefois il existe, n’a pas été reconnu. Les Sélénites abandonnent leurs garçons aux pirates. Elles ne tiennent pas de véritable registre, c’est la mémoire des Oblates, qui se transmet de génération en génération qui conserve encore la connaissance. Il n’y a aucune preuve, mais nous devons le retrouver. Nous sommes en guerre, le jubilé n’a pas encore eu lieu, ni l’agora et Connord n’ont pas de successeur en vue.
— Tu ne penses tout de même pas à présenter un obscur fils sorti de nulle part ?
— Le fils d’une princesse de sang Edgewood et d’un pacificateur Heydon.
— Impensable !
— Réfléchis Jeanne, nous devons conserver un Heydon sur le trône du Pacifica, il en va de l’équilibre des territoires.
— Connord ne sera jamais d’accord et avant de penser à sortir un vague pirate de ton chapeau, n’oublie pas que nous avons d’autres solutions.
— Il ne s’agit pas d’un vague pirate.
— En plus, tu connais son identité ?
— Peut-être…
— Cesse tes secrets, au point où nous en sommes.
— Il est tout à fait probable qu’il s’agisse de Minéas.
— Minéas, je connais ce nom.
— Oui, Bertille. Minéas est le commandant de la Confédération des marchands. »
Si les habitants d’Alhama avaient levé les yeux en cette belle fin d’après-midi, ils auraient pu deviner une activité toute singulière. Le pacificateur était de retour, chevauchant un ucceliz. L’animal au ramage céruléen qui lui permettait de se fondre dans le bleu glacé de ce ciel d’hiver, se posa avec légèreté sur le toit de la résidence de la famille royale de Wildcoast. Bien qu’attendu par son conseil, Connord se retrouva seul alors qu’Ullien, la jeune cavalière Kan, redécollait. Il avait quitté son palais depuis plus d’une demi-lune, durant laquelle sa perception du monde avait été bouleversée, son univers de référence ébranlé. Il avait retrouvé son frère Iron, maintenant parfaitement guéri, rencontré le fils de son frère Gauvin, séjourné dans la forêt sacrée des druides et plongé dans les arcanes du chamanisme. Le poids de sa charge lui pesait depuis quelque temps, les révélations des druides sur les changements à venir l’avaient épouvanté et Connord redoutait de ne plus avoir l’énergie suffisante pour continuer le combat. Depuis la mort de Russel, l’avenir était obstrué, rien ne le retenait à la vie et lui, l’homme le plus envié de la Confédération, sombrait dans la mélancolie alors qu’il tenait entre ses mains la destinée de milliers de vies. Seuls son éducation et son sens du devoir l’avaient ramené à Alhama. Sans cela, le pacificateur aurait disparu.
Les résidences des cinq familles royales avaient été construites dans l’écrin des jardins des Petits Palais et adossées à l’allée de la Concorde qui longeait le sud du palais d’Alhama. Lorsqu’il emprunta l’escalier extérieur de marbre blanc pour descendre du toit plat, il aperçut sa conseillère, l’éminente Scienzata Judi, qui l’attendait dans l’allée pavée. Connord sentit monter une bouffée d’exaspération contre sa mentaliste. Quand, enfin, lui permettrait-elle de souffler ? Sans doute jamais. Il inspira longuement en fermant les yeux et laissant la douceur de l’air pénétrer dans ses poumons, se composa un sourire de façade et accéléra l’allure pour retrouver Judi. Connord avait bien conscience qu’elle ne méritait pas qu’il la rembarre. La Scienzata l’accueillit en silence et ils remontèrent ensemble la longue allée, longèrent l’enceinte des Petits Palais jusqu’aux douves de l’agora, empruntèrent le majestueux escalier de la chapelle de la Concorde. Judi prit enfin la parole lorsqu’ils arrivèrent en vue de la résidence des Scienzatas.
« Je suis heureuse de vous retrouver.
Connord ralentit sa foulée de surprise, sa conseillère n’étant pas d’ordinaire si chaleureuse.
— J’ai senti le doute en vous, la fatigue et la mélancolie s’installer. Nous avons craint que vous n’abdiquiez.
— C’est mal me connaître, vous me surprenez.
— Je vous connais au contraire. Votre cœur a été brisé une seconde fois. Vous êtes un homme comme un autre lorsqu’il s’agit d’amour.
— Vous avez lu en moi !
— Vous savez que c’est contraire à nos règles. Mais je suis mentaliste. Il me suffit de vous observer. Votre regard, votre voix, vos mimiques, l’inclinaison de votre tête, les petites perles de sueur, votre posture. Tout indique que vous souffrez, que vous vous contenez pour ne pas fuir vous cacher et laisser libre cours à votre peine. Ce n’est pas la peur du combat qui vous paralyse, c’est celle d’être seul une fois de plus.
— Vous avez raison. Je pleure l’anéantissement de l’espoir d’être un jour heureux. Mais vous êtes tous là, n’est-ce pas ? Mon peuple, ma famille, mes fidèles conseillers ! Que de monde qui m’entoure !
Judi l’arrêta d’une simple pression sur le bras de sa main anguleuse et sa voix se fit douce, presque hypnotique.
— Oui, Connord, nous sommes là. Nous vous respectons, nous vous aimons à notre manière, nous dépendons de vous. Vous avez endossé il y a déjà de longues années le rôle de père des peuples de la Confédération, et tous comptent sur vous pour les aider à survivre à la terrible menace d’un nouveau massacre.
— J’ai parlé aux druides, j’ai écouté les chamanes, j’ai vu ce qui allait arriver. C’est si difficile de trouver la force de faire face… Seul…
— Oui, ça l’est, mais vous n’êtes pas seul. Certes, vous avez perdu un amour, mais des familles entières vont perdre mari, femme, enfants… Si vous nous abandonnez au milieu de la tempête, quel espoir leur reste-t-il ? Nous allons lutter ensemble, nous parlerons amour ensuite. Tout n’est pas perdu. Nous arrivons à votre résidence, je vous laisse. Reposez-vous quelques heures, le conseil se tiendra à l’aube. Le prince Gian est attendu cette nuit.
— Je me reposerai plus tard. Vous avez raison, je ne dois pas céder à l’abattement. J’ai eu deux jours de vol depuis le Taladar pour réfléchir à la situation. Prévenez l’archivénérable que je l’attends dans mon bureau dans une heure avec le Livre de Tyr.
— Puis-je vous demander ?
— J’ai décidé de convoquer un comice extraordinaire. »
Bien qu’elle fût contrariée de ne pas être conviée, Judi estima préférable de ne pas insister alors que Connord semblait reprendre ses esprits. Les hommes étaient décidément bien faibles.
Après un bain rapide, suivi d’une tasse de kawadja bien fort, Connord rejoignit son bureau. Il s’accorda quelques instants sur le balcon surplombant le patio des cyprès et son escalier d’eau. Il était de retour chez lui. Il se fit la promesse d’accorder plus de temps à sa famille qu’il avait délaissée ces derniers temps. Ses sœurs et nièces méritaient plus d’égards. Il avait failli perdre son frère Iron, son neveu Aslinn avait été accusé à tort du meurtre de Russel le guardian, sa sœur Eva l’avait fui pour se réfugier chez le duc Brun De Duertana. Emilia devait être de retour de mission de Balbiano. Il prendrait soin de celles qui restaient à Alhama en attendant que la famille soit de nouveau réunie.
Quelques coups furent frappés discrètement, puis la porte s’ouvrit sur l’archivénérable Enguerrand, supérieur de son Ordre, et vieil ami du pacificateur. Sa grande toge orange, couleur de son Ordre, ornée uniquement de la broche en bois sculpté de l’Oett de Tyr et de l’étoile à cinq branches, masquait sa maigreur. Enguerrand avait été très malade, on avait craint pour sa vie et son corps en portait les stigmates. Le chancelier avait refusé d’abandonner son poste malgré le mal et la fatigue s’était accumulée. Son visage toujours très jeune contrastait encore plus fortement avec des mains tavelées, un crâne où ne subsistait plus un seul cheveu, de grands cernes ombrant son regard clair. Mais les rapports des médecins étaient formels, Enguerrand était bien guéri. Il se tint quelques minutes à l’entrée de la pièce, suivi d’un jeune garçon, le Livre de Tyr précieusement protégé par un étui de cuir souple serré contre lui. Le manuscrit contenant les lois du Pacifica pesait son poids et l’archivénérable n’avait pas encore repris suffisamment de forces pour le porter depuis la chapelle de la Concorde où l’inestimable ouvrage reposait. Sur un signe de Connord, le jeune homme posa son fardeau sur le grand bureau puis s’apprêta à sortir en silence.
« Comment t’appelles-tu ?
— Ulrich De La Ropa, Votre Altesse.
— Serais-tu fils du roi Artur ?
— Je suis le plus jeune de ses fils.
— Je vois à ton insigne que tu es cadet de la Concorde.
— Depuis quelques semaines, Votre Altesse.
— Va et fais honneur à ton père et à ton oncle.
Le jeune homme sortit, gonflé d’orgueil, du bureau de son héros.
— Il est le fils de votre neveu, est-il digne de son père Artur le Pieux ?
— La commandante Athéna est satisfaite de lui ainsi que de son frère Feddor.
— L’aîné des fils ?
— Le second, Boris est l’aîné de la fratrie.
— Artur est un père fortuné.
Le silence s’installa entre les deux amis, comme à chaque fois que la vie leur rappelait que le fils de Connord était mort avant même d’avoir vécu.
— Prenez place. Un kawadja ?
— Non, merci. Comment s’est déroulé votre voyage ? »
Connord fit un bref résumé de son séjour au Taladar, car comme le voulait la règle, son récit serait réécrit par un secrétaire dès le lendemain. Les moindres faits et gestes du pacificateur lors de ses déplacements étaient signifiés dans un registre. Connord avait donc rendez-vous avec un jeune Émérite suite au conseil, le récit serait ensuite mis à disposition du coàliste et des ministres si le pacificateur donnait son aval.
« Archivénérable, je vous ai demandé de venir avec le Livre de Tyr pour organiser un comice extraordinaire. Rafraîchissez-moi la mémoire sur l’histoire des comices.
— Le dernier date de 255, lorsque le mandat de votre père a été prolongé de onze années suite à la disparition de votre frère Gauvin.
— Et le précédent ?
— En 190, le mandat du pacificateur Gass a été prolongé de dix années. En l’an 100, Apaulin fut destitué pour folie, en l’an 30 votre ancêtre Orion, le premier pacificateur vit son mandat prolongé de vingt années par manque de successeur. Et vous, quelle est la raison pour laquelle vous voulez constituer un comice ?
— Nous entrons dans une nouvelle ère, nous en sommes tous conscients. Les fils de Bòr nous menacent de destruction, ils ravagent déjà certains royaumes. Ce n’est pas le cœur léger que je demanderai au comice de prolonger mon mandat jusqu’à la victoire contre le Kracken et le Nidog. Nous n’avons pas de temps à perdre avec une nouvelle agora ni d’or à dépenser dans un jubilé. Tout temps perdu à réagir nous expose encore plus. Notre énergie doit se concentrer sur le combat contre le mal. Rappelez-moi les règles du comice et voyons de quelle manière nous pourrions l’organiser au plus vite.
— Le comice ne peut être déclenché qu’en cas d’urgence à la demande du conseil, comme en l’an 100 et en l’an 190, ou à celle du coàliste. On l’a vécu en l’an 30 et en 255 pour prolonger le mandat votre propre père. Toutefois, le Livre de Tyr prévoit que le pacificateur a la possibilité de le convoquer de son propre chef, ce qui n’est encore jamais arrivé. Le pacificateur a un conseil pour le soutenir, passer outre la voie légale de prise de décision l’expose à un rejet de sa demande. Seul Apaulin l’a tenté, mais il a été pris de court par ses conseillers.
— Je saurai convaincre le conseil.
— Je n’en doute pas. La procédure est assez simple. Le comice est constitué des six rois des territoires qui disposent de deux voix, du conseil pacifical, de l’archidiacre, de l’archivénérable et de l’éminente Scienzata pour une voix chacun, des vingt aînés tofas pour quatre voix. Ce qui fait un total de dix voix. La majorité à huit voix emporte le vote qui a lieu à huis clos dans la salle des Ambassadeurs.
— Combien de temps faudrait-il pour réunir tout ce monde ?
— Les deux cents tofas sont déjà à Alhama pour la plupart, nous devrions pouvoir réunir les aînés rapidement. Reste le rapatriement des rois qui ne sont pas encore en route pour le jubilé.
— Et l’archidiacre. Il n’a pas quitté Grazalema depuis des décennies.
— Mon frère n’aime pas les voyages.
— Il faudra bien cette fois qu’il sorte de son sanctuaire. Et que vous vous réconciliez au moins le temps du comice.
— Bien sûr, mais cela ne dépend pas de moi.
— Enguerrand, pour une fois, soit raisonnable ! C’est l’ami qui te parle, accueille Basile comme il se doit, fais-le au moins pour moi si ce n’est pour le Pacifica. Vos croyances vous séparent, mais vous êtes du même sang, rien ne changera cela.
— Aurais-tu accueilli Gauvin à bras ouverts après qu’il ait abandonné son poste pour s’enfuir en zone franche ?
— J’aimais mon frère, même si je lui en veux toujours de m’avoir imposé ce siège. Je ne voulais pas être pacificateur, tu le sais très bien. Mais s’il était revenu, oui, je lui aurais pardonné.
— Demain, nous soumettrons ta demande au conseil, qui l’acceptera. »
***
Le soleil se levait à peine alors que Connord prenait place devant la table en quartzite du conseil. Il s’accorda quelques instants de solitude avant l’arrivée des ministres et du coàliste pour admirer l’architecture et les fresques qui ornaient les murs de la grande salle. Une magnifique charpente en nid d’abeille faisait la fierté des charpentiers du Taladar, qui l’avaient conçue quelques dizaines d’années plus tôt, après l’incendie qui avait ravagé toute l’aile du bâtiment. Entièrement peinte d’azur, symbole de la fidélité et couleur emblématique du Pacifica, rehaussée d’argent, image de la sagesse du pacificateur et de pourpre, elle coiffait la grande salle par ailleurs ornementée des six blasons des familles royales. Celui du Pacifica, écu pourpre coupé d’azur et de la croix d’argent, cantonné du pont à six piliers, symbole du lien entre les six royaumes supportant le chat assis, dominait sur ses pairs. Connord avait vêtu pour l’occasion la robe grise en velours et le manteau de sa fonction, une redingote de cuir noir aussi souple et fluide qu’un tissu, épaulée et fermée par une broche d’argent. Il devait convaincre le conseil, puis le comice dans les jours qu’il espérait proches, de sa capacité à conserver son siège. Pour cela, il fallait avoir fière allure, toujours mince et tonique malgré ses soixante ans.
Bienne entra la première, fidèle à son habitude, suivie de la légatrice Judi et du chancelier. Le surintendant et l’argentière arrivèrent avant que Connord ait le temps de remarquer leur retard, puis ce fut le tour des trois douairières, Jeanne, Bertille et Mahault Edgewood. Quant au frère Marc, délégué par son archidiacre, Célestin et dernier membre du coàliste, il arriva, comme à son habitude, bon dernier. Le chambellan Aïdan Fiàin avait quitté Alhama vingt-cinq jours plus tôt pour les Landes Tourbeuses, il était donc excusé ainsi que le connétable Iron, aux dernières nouvelles toujours sur la route qui le ramènerait à Alhama.
C’est la douairière Jeanne du royaume de Wildcoast qui la première prit la parole.
« Nous vous souhaitons la bienvenue chez vous, Votre Altesse.
— Je vous remercie. Je vous retrouve après une longue absence, je suis conscient que je vous ai beaucoup demandé et que vous avez été à la hauteur de votre tâche. »
Un simple signe de tête de chaque participant accueillit ses propos. Connord alors prit le temps nécessaire pour leur raconter son périple à dos d’ucceliz puis dans la forêt auprès des druides. Encore une fois, il fit des coupes sombres dans son récit, le compte-rendu précis leur serait fourni d’ici le lendemain. Ils furent particulièrement intéressés par la guérison d’Iron et la prophétie du Haut druide.
« Les affaires courantes ont été bien menées, c’est pour cela que nous n’allons pas y revenir, je lirai les memento plus tard dans la journée. Ce sont les fils de Bòr qui exigent toute mon attention. En attendant l’arrivée du connétable, j’ai demandé à la légatrice de me faire un rapport sur leur avancée.
— Nous avons appris la destruction des ponts qui reliaient les Landes Tourbeuses au Taladar, il y a maintenant vingt jours. Le royaume des Landes se retrouve isolé et très fragilisé. Les côtes du duché de Rose ont été dévastées, bien heureusement on compte peu de victimes, seuls trois pêcheurs ont perdu la vie. En apprenant l’avancée du Kracken sur ses côtes, le prince Bartel a pris la décision d’évacuer la cité de Rad. À temps, le monstre s’en est pris à la falaise que dominait le vieux château. Quatre cavaliers Kan ont été témoins de l’attaque. Le Kracken a commencé par creuser la falaise. Les cavaliers l’ont compris en observant les remous du fleuve. Les mouvements saccadés de la bête frappant la roche formaient des tourbillons et les eaux du Torne ont pris la couleur du cuivre. Le fleuve coule sur un gisement, remuez le fond et les particules remontent. Le vieux duc de Rad, un irréductible qui avait refusé de quitter son château avec sa famille, a dû se rendre à l’évidence lorsque les murs ont commencé à trembler et les maisons en chaux du village à s’effondrer. Les cavaliers ont fait de leur mieux pour évacuer la duchesse et ses enfants sur les ucceliz, mais le duc a refusé de partir par les airs, il a enfourché son cheval. Le plus terrifiant est le récit des cavaliers qui ont vu le monstre sortir des eaux couleur sang et marteler la roche sur laquelle reposait le château. Personne ne l’avait encore vu à l’œuvre. La commandante du bataillon de cavaliers Kan, Carry, a joint une esquisse à son rapport. »
La Scienzata Judi fit circuler le parchemin sur lequel le Kracken avait été esquissé lors de l’attaque. Il fit le tour de la table sous les yeux stupéfaits de l’assemblée.
— Que Tyr nous protège…
— Je crois, frère Marc, que la protection de Tyr ne sera pas suffisante. Nous avons d’autres témoins, des marins qui ont été attaqués au large de l’île de Tory. Nous n’avons pas de traces écrites du récit, mais il circule dans les tavernes de pêcheurs. A-t-on des nouvelles du duc de Rad ?
— Il semblerait que le duc ait disparu.
— Quel vieil entêté ! Sait-on où se trouve le Kracken actuellement ?
— Les cavaliers Kan survolent continuellement le fleuve. La bête semblerait endormie.
— Des nouvelles du chambellan ? Il est parti depuis près de vingt jours.
— Des rapports très brefs. Il ne nous a pas habitués à de longs discours, mais tout de même, c’est surprenant. Il est actuellement aux côtés de son frère Bartel et organiserait l’exode des populations côtières vers les terres.
— Nous lui enverrons un message, le conseil a besoin de plus d’informations sur sa mission. Nous ne savons même pas s’il a rencontré Minéas ! Passons au Nidog.
— Après l’attaque de la Citadelle qui s’en remet courageusement, le Nidog a progressé vers l’Est. De profonds sillons marquent son avancée, mais comme son frère, il semblerait attendre. Aux dernières nouvelles, il se trouve au nord d’Istrie dans les Plaines. La zone franche a détaché des guardians pour préparer une évacuation. Après l’attaque de Rocio, ils savent à quoi s’attendre. La population est prête à quitter la ville, des camps ont été prévus, mais sans mouvement du monstre, personne ne veut quitter le duché. Le duc était arrivé pour le jubilé, il est reparti il y a quelques jours, laissant ses proches derrière lui, c’est plus raisonnable.
— Bien sûr, toutefois soyons vigilants. Alhama ne peut pas accueillir et entretenir tous les nobles et tofas qui chercheraient une terre d’asile.
— Notre situation géographique nous protège certainement des attaques, les grandes familles le sauront très vite. La nouvelle de la mort du duc de Rad court déjà. Sa femme et ses enfants sont hébergés par le jeune roi Falkan. La duchesse est hystérique et raconte son histoire à qui veut bien l’écouter parmi les nobles. Bien que Fraochmbà soit également à l’abri, beaucoup pourraient demander asile sous prétexte du jubilé et de l’agora.
— Continuons à surveiller de très près les mouvements des deux monstres. Nous allons devoir prendre des mesures drastiques pour protéger les populations et éviter les mouvements de panique qui pourraient commencer par l’exode des grandes familles. Pour prendre de telles mesures, il faut un pacificateur fort. C’est pour cela que j’ai décidé de convoquer un comice qui devra décider si je peux conserver mon siège jusqu’à une date ultérieure. Dans le cas contraire, un autre pacificateur et un autre conseil seront en charge de la gestion de la crise. Mais soyons réalistes, la Confédération ne peut pas rester sans dirigeants en cette période, je suis persuadé que le comice comprendra. Vous me connaissez, vous savez que je suis prêt depuis longtemps à quitter ce siège et je le ferai dès que cette situation sera réglée. Archivénérable, veuillez, s’il vous plaît, rappeler au conseil les règles du comice.
L’archivénérable découvrit, devant une assemblée curieuse, le Livre de Tyr que peu d’entre eux avaient eu l’occasion d’admirer. De manière quasi religieuse, il l’ouvrit au chapitre concernant les règles à l’élection du pacificateur et qui prévoyaient également la reconduction ou la fin prématurée d’un mandat. Les dix personnes présentes écoutèrent avec beaucoup d’attention.
« Vous devrez décider aujourd’hui de me soutenir… Ou pas. J’ai le vote de mon frère Iron, il manquera celui d’Aïdan Fiàin, mais acceptez-vous que les régentes prennent le relais ? Elles m’ont remplacé durant mon absence, elles peuvent tenir la place d’un Premier ministre à présent.
Le conseil acquiesça puis vota la motion à main levée à l’unanimité.
— Je vous remercie de votre confiance. Nous attendrons l’arrivée de mon frère Iron prévue dans dix jours pour tenir le comice.
— Comment se porte notre connétable ?
— On ne peut mieux, surintendant. Il sera totalement rétabli à son arrivée, croyez-moi, et vous pouvez compter sur la ténacité de ma belle-sœur Hélayne pour le remettre sur pieds. Archivénérable, continuez, je vous prie.
— Le conseil serait ainsi au complet. Mais il reste un souci, nous devons vous informer qu’il sera amputé de sa légatrice et de moi-même, puisque nous sommes par ailleurs archivénérables et éminentes. Le Livre de Tyr ne prévoit pas cette situation.
— Réduire le conseil à quatre membres, mes sœurs et moi-même ne comptant que pour une voix, est-ce bien respecter l’esprit du Livre ?
— Réfléchis, Mahault, avons-nous le temps de remplacer un chancelier et une légatrice au pied levé ?
— Judi pourrait être remplacée par Isabelle, la sœur de Connord. Elle a été élevée par sa mère pour devenir une parfaite diplomate. Je vous rappelle qu’elle organise seule le jubilé, depuis le départ de sa jumelle.
— Et elle est la femme d’Aïdan. Laisser un membre de la famille Fiàin au conseil permettrait de faire taire d’éventuelles critiques.
— Vous avez raison, mes sœurs. Nous pourrions le faire savoir à la délégation tofas des Landes Tourbeuses ainsi qu’à Aïdan Fiàin. Nous garrotterions les mauvaises langues avant qu’elles ne s’activent.
— J’ai rencontré un des aînés tofas des Landes sur le marché.
— Que faisais-tu sur un marché, Mahault ? N’avais-tu donc rien à faire de plus important ?
— Je glanais des informations, Bertille, ma chère sœur, et au passage je cherchais certaines graines. J’ai donc rencontré ce tofas sur un étal, nous avons sympathisé.
— Pourrais-tu laisser échapper une information ? En toute discrétion, bien sûr.
— Bien sûr…
— Qu’en dit le conseil ? »
Les membres du conseil suivaient avec grand intérêt le dialogue animé entre les douairières. Ce n’était pas la première fois qu’ils assistaient à leurs démêlés qui se terminaient toujours par un accord. Le conseil donna son approbation à l’unanimité et Connord se félicita une fois de plus d’avoir fait appel à ces trois fines politiciennes.
« Je verrai ma sœur dans la journée. Mesdames, je vous félicite pour votre clairvoyance.
— Vieillir éloigne les femmes de la fréquentation des imbéciles…
— Bien, la question du conseil étant réglée, il nous faudra convoquer les vingt tofas, le conseil des rois et l’archidiacre. Le coàliste se chargera des tofas, frère Marc ?
— Bien sûr, Altesse.
— Venons-en au conseil des rois. Il est écrit dans le Livre de Tyr qu’ils ne peuvent pas se faire déléguer, leur présence au comice est nécessaire pour sa tenue. La liste est donc très simple, Artur De La Ropa représentera les Montagnes Ardentes, Robin De La Toladro le Taladar, Hugo Edgewood, le royaume de Wildcoast, Filip Dhafi Les Plaines et Falkan Les Landes Tourbeuses. Compte tenu de son jeune âge, il devra être assisté de la douairière Élise.
— Ce rôle ne devrait-il pas être tenu par son oncle ? Bartel le Droit est son tuteur.
— Le Livre est clair, c’est le premier parent vivant en ligne directe qui doit l’assister. Dans notre cas, il s’agit de sa mère.
— La douairière Élise n’a guère de compétences, archivénérable. Elle n’a été reine que quelques mois, jusqu’à la mort prématurée de Barhan Fiàin, son mari.
— Cela ne compte pour rien dans les règles du comice, légatrice.
— Élise a été bien éduquée, elle a fait son concordat ici même. Elle est née dans une grande famille, cousine par alliance de mon mari, le roi Fulgrass. Il semblerait qu’elle n’ait pas hérité de la folie de son grand-oncle, Tyr soit loué…
— C’est donc réglé. Reste l’épineux problème des Grands Lacs. Le coàliste, qui en assure la régence, tant que son roi occupe le siège pacifical, ne peut pas participer au vote. Une fois de plus, ces trois membres sont déjà dans un autre collège. Que dit le Livre à ce sujet archivénérable ?
— Le royaume des Grands Lacs se retrouve dans une configuration complexe. Il n’y a pas de roi en titre. Le premier parent successeur en ligne direct, Iron, est membre du conseil. Les femmes sont exclues de la succession du trône de Wildcoast, il reste donc le cousin germain de Connord, Thewlis duc De Cômin.
— Mon cousin s’est retiré du monde au décès de son fils.
— Il devra y revenir. Sans lui, le comice ne peut avoir lieu. Maintenant reste le problème de rapatrier les rois.
— J’ai convoqué le prince Gian, je vais lui demander de mettre à notre disposition des cavaliers Kan. Croyez-moi sur parole, c’est le moyen le plus sûr et le plus rapide de faire venir nos rois à Alhama.
— Et l’archidiacre Basile ?
— Il suivra la même voie. Il comprendra l’importance de sa venue. Je vous laisserai régler les détails, archivénérable. Mais avant de nous quitter, dites-moi sans ambages, quelles sont, à votre avis, mes chances d’obtenir la prolongation de mon mandat ? Légatrice, vous êtes cheffe de la diplomatie et membre du coàliste, vous avez rencontré certains tofas, qu’en pensez-vous ?
— La voix du conseil vous est acquise, ainsi que la mienne. Je ne pense pas me tromper en affirmant que l’archivénérable vous soutiendra.
Chacun acquiesça d’un léger signe de tête.
— Le vote de l’archidiacre ne vous est pas acquis de manière certaine. Il pourrait choisir de voir sur votre siège un pacificateur plus enclin à aider les Célestins. Il vous reproche depuis toujours votre distance à la religion. Vous pourrez convaincre les tofas si vous leur tenez un discours clair et ferme sur les mesures prises afin d’évacuer les populations. Le spectre du Massacre est encore très présent. À eux seuls, ils représentent quatre voix sur les huit nécessaires. Leur majorité s’obtient à quinze voix sur les vingt membres, n’est-ce pas archivénérable ? Vous devriez pouvoir les obtenir. Restent les rois. Nous devons prendre en compte que certains d’entre eux présentent leur fils à votre succession, voire font acte de candidature en leur nom. La liste a été acceptée hier par le coàliste, voilà pourquoi nous ne l’avons pas encore dévoilée au conseil.
— Nous vous écoutons.
— Nous avons validé quatorze prétendants. Se présentent le Fils du duc De Rose, le duc De Wynn, Hector Fiàin, fils de Bartel et le duc De Bùren pour les Landes Tourbeuses. Les ducs D’Istrie, De Jerez, De Split et le roi Filip pour les Plaines. »
À l’annonce de ce nom, la douairière Mahault s’agita sur son siège.
— Je constate que ton fils ne t’a pas mise au courant… Je continue. Les ducs de Velay, de Summum, de Duertana et De Toladro pour le Taladar. Boris De La Ropa, fils du roi Artur le Pieux. Reste le royaume des Grands Lacs pour lequel nous avons une candidature unique, celle du duc De Venice. Nous attendons toujours votre prétendant, Votre Altesse. Nous avons déjà beaucoup patienté.
— Vous comprendrez que, puisque je demande une prolongation de mon mandat, je réserve mon candidat ou ma candidate. Je déplore qu’une fois encore aucune femme n’ait candidaté. Dès lors que le comice aura eu lieu, si ma demande est rejetée, je vous donnerai un nom. Il me faut l’aval de cinq rois pour obtenir les deux voix de leur collège ?
— C’est exact. De toute l’histoire du Pacifica c’est toujours le collège des rois qui a présenté le plus de soucis.
— D’autant que le roi Filip va voter pour lui et Artur le Pieux, pour son fils. C’est inextricable.
— Je peux essayer de convaincre mon fils de se retirer. Filip m’écoutera peut-être.
— Merci, douairière Mahault, nous allons tous réfléchir à la meilleure stratégie pour obtenir le soutien des rois.
— Parfois, le malheur a du bon. Si les monstres continuent à progresser, les rois préféreront s’occuper de leur propre territoire sans avoir à se soucier de la totalité de la Confédération.
— Votre cynisme nous étonnera toujours, légatrice.
Thildame s’éveilla au bruit révélateur d’un géocoucou frappant sa proie. Les crotales s’approchaient de plus en plus dangereusement du campement des Sélénites, qui s’était étendu bien au-delà de l’oasis des Oblates. Le grand rassemblement attirait des centaines de guerrières et Oblates venues élire leur nouvelle reine et rendre hommage à la matriarche Miline. Le tac-tac reconnaissable du grand volatile lorsqu’il achevait le crotale en le frappant à mort sur les pierres rassurait la reine. L’oiseau totem des Sélénites, leur protecteur contre le reptile le plus dangereux du désert, avait sans aucun doute sauvé une fois de plus une de ses sœurs. Dès leur plus jeune âge, les enfants du désert apprenaient à reconnaître le crotale et respecter son prédateur. Ils nourrissaient leur protecteur en déposant des morceaux de viande crue à la lisière du campement, parfois sauvaient des oisillons perdus qui grandissaient dans la communauté. Les petites filles organisaient des courses contre leur géocoucou qui se déplaçait à une vitesse prodigieuse, plus vite que la plus rapide des guerrières, aussi perdaient-elles systématiquement. Et un jour, l’oiseau les quittait pour retrouver sa liberté. C’était une de leur première leçon de vie. Thildame se souvenait encore de son oiseau. Elle était d’humeur mélancolique depuis quelques jours, se sentait vulnérable et se laissait aller au sentimentalisme, seule à l’abri dans sa tente.
La cérémonie d’adieu à Miline avait été très éprouvante. La matriarche était très respectée et aimée de son peuple. Morte une demi-lune plus tôt, elle avait été momifiée et parée de son amulette, puis recouverte de sable sous la plus grande dune, exposée au Sud face à Sul, la déesse du soleil, comme la coutume l’imposait. La veille dès que Sul était apparue derrière la dune, les Oblates l’avaient désensablée et reposée sur un catafalque porté par huit jeunes guerrières. Le convoi mortuaire ainsi formé avait été présenté dans le village encore endormi devant chaque yourte ou tente, même la plus modeste. Alors les occupantes rendaient hommage à leur matriarche en se joignant au cortège. Et c’est ainsi qu’après des heures éprouvantes sous un soleil de plomb, la totalité des Sélénites de l’oasis des Oblates se retrouvait, formant une masse de récitantes à Jord, mère de tous les dieux. Les chants montaient, formant un magnifique égrégore. Les enfants, même les petits garçons du camp qui pourtant seraient bientôt confiés aux pirates, arboraient des colliers et couronnes qu’ils avaient confectionnés, associant plumes de géocoucou, fleurs de cactus et noyaux de datte. Les Oblates portaient des brassées d’aâgaya qui seraient déposées près de la dépouille dans sa dernière demeure. Le bûcher funéraire avait été dressé au pied de la même grande dune, mais sur l’autre flanc, cette fois-ci exposé au Nord. Après un dernier hommage rendu par les chants, les danses rituelles, les rires aussi la mort n’étant qu’un passage comme un autre. Le plus beau signe de respect à rendre à Miline était de raconter les moments joyeux ou glorieux de son existence. Les Oblates enfin allumèrent le bûcher. Le sol avait été soigneusement tassé afin que la communauté puisse circuler, boire et manger pendant la crémation. Malgré les plantes aromatiques et divers encens destinés à cacher l’odeur du cadavre à la proie des flammes, il flottait dans l’air une odeur doucereuse si particulière à la mort. Le lendemain matin, à son réveil, Thildame la sentait encore.
La reine se décida à sortir de sa tente. Aujourd’hui se tiendrait le conseil de Jord qui déciderait de l’avenir de son peuple. Elle avait annoncé, une demi-lune plus tôt, son choix de confier la charge de son peuple à Rima qui avait assuré l’intérim durant son absence. Ce serait une très bonne reine du désert, Thildame savait avoir convaincu la majorité des cheffes de tribu. Restaient celles du désert profond, les plus fanatisées et dogmatiques, qui soutenaient la vieille garde des Oblates fondamentalistes. Depuis l’origine de l’assemblée des clans, des Sélénites en un semblant de peuple uni, la religion portée par les Oblates et la protection guerrière représentée par la reine élue par les chefs de tribus, étaient dissociées. Tout reposait en réalité sur un fragile équilibre. La matriarche des Oblates et la reine des Sélénites devaient ensemble œuvrer pour la paix, la cohésion des tribus, la sauvegarde de leurs traditions et la pérennité de leur culture. Miline et Thildame avaient œuvré ensemble. Le départ de Miline puis la disparition du Nidog sorti de son gouffre allaient bouleverser leur monde. Ghadda, l’Oblate la plus conservatrice, avait pris le pouvoir et s’attendait à être élue par ses consœurs. Elle tenait une partie des cheffes de tribus entre ses griffes, les influençant dans leur choix d’une reine, qui devrait à son tour se plier à l’autorité des cheffes spirituelles dont Ghadda était la tête pensante. De ce fait, Rima, par sa proximité avec Thildame et les jeunes Oblates menées par Ibbu, était à écarter au profit d’une guerrière plus conciliante. Thildame mesurait le danger que représenterait Ghadda opposée à tout rapprochement avec les territoires du Pacifica, malgré la main tendue par le pacificateur. Il était criminel de refuser une trêve, ce serait exposer les populations de la Confédération à un terrible danger. Mais Ghadda refusait ne serait-ce que de faire une pause dans les razzias en zone franche et jusqu’aux Plaines. Elle voulait des mâles géniteurs pour assurer la continuité de leur peuple. Thildame avait tenté de convaincre les Oblates que ce temps était peut-être révolu, qu’il fallait cesser les sacrifices humains et d’abandonner les fils. Tels étaient les enjeux du conseil de Jord.
Lorsqu’elle se présenta devant l’assemblée des cheffes des vingt tribus, Thildame avait belle allure. D’un naturel altier, elle savait orchestrer son entrée en scène. Elle se présentait pour la première fois depuis son élection devant ses paires et leurs quatre meilleures guerrières. Au total, une assemblée de cent Sélénites venues des quatre coins du désert qu’elle devrait convaincre de maintenir Rima à leur tête et surtout d’adhérer à la demande de Connord. Les plus réfractaires seraient certainement les cheffes de tribus du désert profond, les moins menacées par les incursions des fils de Bòr. Pour l’occasion, elle avait donc demandé à une jeune servante de la coiffer selon la tradition, les tempes fraîchement rasées au-dessus des oreilles, trois chignons artistiquement maintenus sur le haut du crâne par des fibules en or, les cheveux tressés en longues nattes très serrées se terminant par des perles d’or. Elle portait le fin bandeau des guerrières. D’ordinaire en peau d’antilope ou de crotale pour les cheffes, celui de la reine Thildame était un artistique assemblage des deux. Les fentes au niveau des yeux étant rebrodées d’or fin, qui mettait en valeur ses yeux vairons, ceux-là mêmes qui discrètement l’associaient à Miline. Enfin, elle arborait son amulette qu’elle portait en médaillon. Elle l’avait astiqué pour l’occasion et le métal précieux irradiait doucement. Il s’en dégageait une grande douceur qui contrastait avec l’allure altière de la souveraine. Pour mettre un point final, le signe de Faihou, symbole de la fertilité, avait été sculpté dans du bois sacré et faisait office de boucle de ceinture.
Alors que la période de deuil exigeait de se laisser pousser les cheveux, les raser symbolisait le détachement de sa fonction guerrière à la religion. Elle était la reine, le bras armé du peuple, et après avoir rendu hommage à la matriarche, le temps était venu de penser à la sauvegarde des tribus. Le message fut fort bien compris, et majoritairement apprécié.
Debout devant l’assemblée de ses sœurs, elle leur raconta pendant ce qui lui sembla durer des heures, son périple dans les territoires, sa rencontre avec les douairières, puis avec le pacificateur, la dévastation après le passage des fils de Bòr, les combats et les morts atroces. Puis enfin, sa décision de laisser sa charge à Rima pour aller soutenir le peuple des territoires des Six.
Un silence suivit ses déclarations. Elle s’assit alors au milieu des femmes et attendit leur verdict. La tradition voulait qu’après son plaidoyer, elle se taise jusqu’à la décision du conseil. Mais la situation étant si extraordinaire que les cheffes lui demandèrent de revenir sur certains points de son récit, en particulier sur le chapitre des combats dans la Citadelle. Elle s’y plia de bonne grâce, tâchant de décrire au mieux les éléphants, les tigres et les chats Maine coon qui avaient soutenu les humains dans la bataille. Elle mit en valeur avec beaucoup de finesse l’implication des douairières, ces reines bientôt octogénaires qui sauvaient des vies dans des campements de fortune. Plus tard, elle comprit que ce récit des batailles de la Citadelle et de Rocio avait fait pencher la balance. Avant même que la nuit ne tombe, la majorité des cheffes, soutenue par leurs guerrières, avait accepté la candidature de Rima, mais surtout la trêve demandée par Connord. Elle avait même obtenu le droit de constituer une armée de défense de la zone frontalière en soutien aux guardians d’Atacama, sur la base du volontariat. C’était inespéré !
Restait à obtenir l’appui des Oblates. Thildame n’était pas dupe, sans elles, les guerrières ne soutiendraient pas une telle armée. Elle attendit donc avec impatience de connaître le nom de la nouvelle matriarche. Si Ghadda remportait la majorité fixée au quatre cinquième des voix, soit vingt sur les vingt-cinq Oblates que comptait la grande tribu des Sélénites, la situation serait très compliquée. Ghadda et Rima ne feraient jamais corps. Si aucune Oblate n’obtenait la majorité, la situation pourrirait comme une figue en plein soleil pendant peut-être de nombreuses lunes. De mémoire de Sélénite, cela avait déjà été le cas. Mais Thildame avait un atout précieux en poche, sa sœur Aël. La jeune femme était une puissante Scienzata, capable de lire dans les esprits et une très fine politicienne. À elle seule, avec un peu de chance et beaucoup d’arguments persuasifs posés au bon moment, elle pourrait faire pencher la balance.
À la nuit tombée, alors que la reine et sa successeure buvaient un verre de salak en parlant stratégie, Aël pénétra enfin dans la yourte. Presque flageolante, sa minceur accentuée par son sarouel noir de deuil surmonté d’une tunique de la même teinte ceinturée d’une écharpe, elle était encore plus pâle qu’à l’accoutumée, si toutefois c’était possible, les yeux cernés de fatigue. Le silence se fit à son arrivée, sa sœur lui tendit une coupe de vin, une part de tourte à la viande, et attendit.
« Ibbu est élue. »
La carte de la Confédération se trouvait étalée sur la grande table de travail du commandant de la garnison de Bùren. Le prince Gian se tenait face à la fenêtre de la plus haute tour du château de Kilfin, admirant le paysage grandiose qu’offrait la baie survolée par les bataillons d’ucceliz. Il avait passé des heures à étudier cette carte depuis son retour d’Alhama, deux jours plus tôt. Connord lui avait demandé d’organiser le rapatriement des rois et de l’archidiacre vers la capitale du Pacifica, et quelques heures plus tôt les cavaliers Kan avaient pris leur envol pour les quatre coins de la Confédération. Préparer l’évacuation du duché de Bùren était maintenant sa priorité. Alors que tout semblait calme, les civils regimbaient à quitter leur demeure, échoppe ou ferme. De son observatoire, Gian admirait la mer Ombreuse endormie aux pieds de la falaise. Elle s’était parée d’une magnifique couleur céruléenne, accordée au ciel sans nuages. Les ravissantes criques sur lesquelles les vagues venaient mourir avaient été prises d’assaut le matin par les enfants, que les Sand Kan chargés de la protection de la population avaient eu toutes les peines du monde à rapatrier auprès de leurs parents. Partout, il flottait un parfum d’insouciance, même les hautes herbes entourant la forteresse formaient de douces vagues sous la caresse d’une brise d’automne. L’avant-veille, en pleine nuit, le duc et sa famille avaient quitté leur château pour se rendre au jubilé. Gian savait qu’ils avaient fui, la mort brutale du duc de Rad avait allumé un vent de panique parmi les nobles, attisé par les récits des hocheurs de tête qui racontaient leurs maudites histoires dans les tavernes du port. Le départ de leur duc n’avait pas encore été ébruité, mais les serviteurs du château s’en chargeraient rapidement, alors la panique risquait d’embraser la ville.
Des coups frappés à la lourde porte le ramenèrent à l’instant présent. Lorsqu’il permit à son visiteur d’entrer, il eut la surprise de reconnaître le prince Bartel, tuteur du jeune roi Falkan. Les deux hommes n’avaient échangé que par missives interposées depuis plusieurs semaines, bien que Fraochmbà et Bùren ne soient séparés d’à peine une journée de cheval. Le cadet des frères Fiàin avait toujours eu sa préférence. Aux yeux de Gian, il avait mérité son titre de Bartel le Droit, même si dans la bouche de son frère Aïdan, cela sonnait plutôt comme une insulte.
« Bartel ! En voilà une bonne surprise !
— Bonjour Gian, désolé de ne pas vous avoir prévenu de mon arrivée. J’ai chevauché aussi vite que j’ai pu pour vous retrouver.
— Je suis bien sûr heureux de vous voir, un esprit bien fait et une lame affûtée ne seront pas de trop. Mais dites-moi, qu’est-ce qui vous a poussé à quitter Falkan ?
— Un messager est arrivé hier m’annonçant la fuite du duc. Quel lâche ! Laisser ainsi les habitants de son duché sans guide… Vous êtes là bien sûr, mais vous comprenez…
— Je comprends, je suis un étranger ici. D’ailleurs, je vous confirme qu’ils ne m’écoutent guère et je ne veux pas encore avoir recours à la force.
— Ce ne sera pas nécessaire, je représente leur roi, ils m’écouteront. Le duc sera puni comme il se doit pour lâcheté et abandon de poste. Maintenant prenons un verre de salak et parlez-moi de la situation. »
Les deux hommes se penchèrent sur la carte, Gian expliquant la progression du Kracken, mais aussi celle des pirates. Les princes n’étaient pas dupes, les charognards étaient prêts à monnayer grassement la fuite des familles par la mer ou par le Torne. Il faudrait surveiller de très près la côte entre le duché de Wynn et les falaises de Dùn, seul lieu de mouillage possible pour les navires.
« Que ferons-nous pour Tory ?
— Le duc Alvin s’est autoproclamé roi. C’est une situation tout à fait inédite, il n’a pas juré allégeance à la Confédération et se vante même de son insubordination. Par conséquent, la population n’est plus sous la juridiction et la protection du Pacifica.
— Donc nous fermons les yeux.
— Nous attendons. Le terme serait plus approprié. Comprenez, Gian, pour l’instant des centaines de vies des Landes Tourbeuses sont en danger, Alvin a fait un choix, applaudi par les îliens. Ils parleraient même leur propre langue. La scission est claire, je protégerai le peuple de notre jeune roi Falkan en priorité. Que savez-vous de la progression du Kracken ?
— Je pressens le calme avant la tempête. Vingt cavaliers survolent les côtes sans relâche. Les signes ne sont pas trompeurs, nous avons le témoignage de l’équipage de La Belle Sérénade, un quillard qui remontait le Torne avec à son bord ma nièce Sarah Luna. Il naviguait par temps calme, sur une mer d’huile comme aujourd’hui. Quand soudain les oiseaux et les phoques ont disparu, alertés par un double sens que nous ne possédons pas, sauf peut-être les Scienzatas. Les marins ont senti deux secousses qu’ils ont prises pour la manifestation d’un volcan souterrain. Quand soudain le niveau de l’eau a baissé de manière inquiétante, le fleuve a été comme aspiré ; quelques minutes plus tard, un gigantesque mur d’eau s’abattait sur le navire. C’est là que l’équipage a vu le Kracken, suffisamment longtemps pour être traumatisé à jamais.
— Comment ont-ils survécu ?
— C’est un mystère. Le jeune aspirant Émérite, Will d’Arcos se serait tenu devant le monstre, brandissant un objet, une amulette ou un coquillage peut-être. Le fils de Bòr, alors, a rejoint les fonds.
— Pourrait-on rencontrer ce Will ?
— La famille Heydon le protège, je ne sais pas où le trouver. Mais si nous nous fions au récit des hommes de La Belle Sérénade nous ne pouvons que constater des similitudes avec ce qui se passe ici même. La mer Ombreuse ne devrait pas être aussi calme en cette saison.
— Vous avez raison. Nous allons devoir évacuer au plus vite. »
Gian admira une dernière fois la baie de Bùren léchée par les vagues curieusement douces, langoureusement étalées comme de la mousse sur le sable, là où d’ordinaire elles venaient se briser comme en colère, avant de rebondir, repartir, revenir encore à l’assaut de la côte. Il rejoint Bartel concentré sur la grande carte.
« Je dois descendre parler à la population. Les habitants m’écouteront, je suis la voix de leur roi. Essayons de les regrouper sur l’esplanade au pied du château. Je vais faire appel aux crieurs publics, de votre côté si vous pouviez mobiliser les Sand Kan ?
— Nous leur demanderons, ou plutôt nous leur ordonnerons de rentrer chez eux, de faire leur paquetage en se chargeant du strict nécessaire. Je leur laisse une heure, puis ce sera l’exode. Nous devrons avoir quitté la forteresse avant la nuit. Nous nous dirigerons vers l’intérieur du royaume, mon frère Aïdan organise en ce moment même des camps de fortune à quelques heures de marche de la côte. »
Les deux hommes peaufinaient leur plan quand soudain un silence de plomb s’abattit sur la tour du château. Plus un seul cri d’oiseau ou le grondement habituel émanant de la ville haute ne leur parvint. Ils se précipitèrent comme un seul homme vers la fenêtre au moment où un cavalier Kan pénétrait sans frapper dans le bureau.
« Il arrive. »
Une montagne d’eau se précipitait du large vers la côte à la vitesse d’un cheval emballé. Les eaux gonflaient, déjà les bassins du port commençaient à déborder, les bateaux amarrés aux pontons reposaient sur les quais, gisant comme des cadavres. Puis tout se précipita. La population de la ville basse, en panique, cherchait à remonter vers les murs de la ville haute afin de s’abriter du tsunami qui approchait à une vitesse délirante. On courait, se piétinait, le voisin devenait un étranger voire un ennemi, on voulait sauver les enfants en premier. Les vieux refusaient de quitter leur maison, celle-là même où ils étaient nés, après des générations de pères, où ils avaient élevé leurs propres enfants et vu naître leurs petits-enfants. Comme dans toute ville portuaire, les rues étaient étroites et escarpées rendant l’évacuation très compliquée. Gian aux côtés de ses cavaliers survolait la cité, organisant son bataillon pour lutter contre la bête dès qu’elle ferait surface. Il n’y avait rien d’autre qu’il puisse faire. Ses Sand Kan tentaient d’organiser l’évacuation, mais tout était confus, sans cohésion ni discipline. Si différent de Wildcoast où les habitants étaient élevés dans le spectre de l’envahisseur et entraînés à la défense. Il aperçut soudain Bartel, au milieu de la foule en panique, essayant de ramener un peu d’ordre. Gian devrait improviser. Les ucceliz étaient des oiseaux de combat, ils allaient donc entrer en guerre. Leur cri paralysant pouvait tuer les hommes trop longtemps exposés, il fallait donc agir avant que le Kracken ne soit trop proche du port. Il devrait émerger avant que le niveau de l’eau ne soit trop bas, donc à l’entrée de la baie. Gian regroupa son bataillon et alors que leur adversaire apparaissait à la surface, vingt ucceliz lancèrent leur cri perçant qui résonna comme les trompettes de l’enfer. Le monstre marin se cabra de douleur, devint frénétique et les cavaliers découvrirent alors la monstruosité à laquelle ils s’attaquaient. Les tentacules s’agitèrent, l’une frappa le port formant une saignée dans les maisons, une autre s’agita dans les airs, abattant de plein fouet trois ucceliz qui disparurent dans les flots tourmentés. Blessé, le monstre se retira et la dernière image que les cavaliers garderaient toujours en mémoire serait celle d’un œil d’or fendu d’une pupille d’un noir profond, dans lequel brillait une lueur d’intelligence et de méchanceté pure. La vague formée par le Kracken avait détruit une partie du port, et lorsqu’elle reflua, les cavaliers ne purent que constater les dégâts. Trois d’entre eux étaient morts, et sur le port gisaient des dizaines d’hommes et de femmes. Le corps du prince Bartel reconnaissable à son uniforme était adossé au mur d’une taverne, le crâne fracassé, un filet de sang coulant sur un ballot qu’il serrait contre son corps meurtri. Un vagissement se faisait entendre, le prince était mort en voulant sauver un nouveau-né. Les cadavres du prince Gian et de son ucceliz furent retrouvés, brisés, un peu plus loin aux pieds de la falaise.