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Confrontée à la perspective imminente de la vieillesse et de la solitude, Louise doit choisir entre subir ou s’évader. Optant pour l’évasion, elle se lance dans un voyage pour redécouvrir le plaisir de vivre, explorant les routes de manière semi-aléatoire dans l’espoir de dessiner un avenir lumineux et apaisé. Toutefois, malgré une planification minutieuse, le voyage prend une tournure inattendue. Parviendra-t-elle à retrouver ce bonheur tant recherché ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Bernard trouve des idées pour écrire en naviguant entre Nantes et divers villages du littoral morbihannais. Immergé dans cet environnement familier, il s’inspire des éléments qui l’entourent et des récits qui ont façonné sa vie pour enrichir sa créativité.
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Seitenzahl: 200
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Michel Bernard
Les oiseaux migrateurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Bernard
ISBN 979-10-422-3308-2
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La journée s’achevait…
Les heures tièdes du soir sentaient bon l’automne, à l’heure où le soleil ne dessinait plus sur les murs des maisons que des ombres floues aux contours pâlis, noyées dans la grisaille des pierres déjà empreintes de nuit…
Des champs alentour, montait une brume légère qui se mélangeait aux odeurs de cuisine échappées par les fenêtres grandes ouvertes…
Les rues peu à peu désertées se laissaient doucement envahir par la pénombre…
Village…
Village au milieu des terres…
Village encore suspendu au-dessus de la nuit à venir…
Village qui s’abreuve à la fraîcheur du soir…
Un vent léger, descendu des collines, s’enroulait autour des grands platanes, soulevant les feuilles jaunies qui, déjà, jonchaient la petite place…
Un banc de pierre…
Une fontaine couverte de mousse…
Bruit d’eau…
Gravier…
Le clocher de l’église par-dessus le lierre des murs…
Village presque endormi…
Un chien furetait de-ci, de-là, passant d’un trottoir à l’autre, suivant un chemin incertain, un chemin fait d’odeurs et de repères invisibles. Un chien banal, ne présentant d’autre intérêt que celui d’être là, à déambuler dans les rues…
Pourtant, quelque part, dans un jardin, dans une ruelle, un chat avait senti sa présence, un chat qui faisait le gros dos, crachant et soufflant. Quelque part dans la nuit…
À moins que ce ne fût le chat de Louise…
En effet, Louise avait senti que le chat installé sur ses genoux se hérissait. Il s’était tendu. Et lorsque le chien, s’étant aventuré jusqu’au pas de la porte, renifla les pots de géranium, le chat avait craché, tous poils dressés. Elle murmura, très douce, passant les mains dans le poil soyeux. Sage… Le chat se calma et se blottit à nouveau sur ses genoux. La main, distraite, le caressait, doucement, s’arrêtant, repartant. Distraite…
Elle frissonna. La nuit était tombée et la fraîcheur emplissait la pièce, apportant avec elle les dernières odeurs de feuille, de terre et d’eau. Et les moustiques… Il aurait fallu fermer la fenêtre. Il aurait fallu se lever, marcher. Exister… Elle n’en avait plus la force. Elle restait là, assise sur sa chaise. Avec son chat.
Au-dehors, un lampadaire diffusait une pâle lumière, tache claire sur le carreau, au pied de l’armoire.
Le chat s’arrêta de ronronner et lança l’éclair lumineux de ses yeux à travers la nuit. Un éclat mouillé était tombé sur son dos. C’est Louise qui pleurait. Des larmes, en rangs serrés, venues du fond de ses yeux, perlaient au bord de ses paupières puis, après une légère hésitation, glissaient, brûlantes, sur ses joues. L’une après l’autre, cortège sans fin creusant des sillons mouillés dans ses vieilles joues ridées avant de venir s’échouer, glacées, dans son cou.
Louise pleurait. Sans bruit. Elle restait là, assise sur sa chaise, immobile, le chat sur ses genoux et elle pleurait. Dans le silence lourd, poisseux et hostile de la nuit, elle se retrouvait seule. Seule avec son chagrin, seule avec ses larmes, seule avec son immense peine. Seule… Et le chat qui ronronnait sur ses genoux n’y pouvait pas grand-chose. Il avait beau lui offrir la chaleur de son corps, la douceur de sa fourrure, le bruit continu de son ronronnement, c’était bien peu de choses au regard de cette peine immense qui, sans fin, creusait l’abîme qui allait l’engloutir toute entière.
Elle se leva brusquement et, voulant à tout prix s’éloigner de ce gouffre dont les bords s’effritaient sous ses pas, elle commença à arpenter la chambre, allant et venant, de long en large, passant du lit à la fenêtre, puis de la fenêtre à l’armoire, puis de l’armoire à la fenêtre, pour finalement revenir au lit avant de recommencer, le lit, la fenêtre, l’armoire, puis l’armoire, la fenêtre, le lit, les bras serrés fort sur la poitrine, comme si elle voulait tenter de se protéger des assauts de cette douleur inouïe, inconcevable et monstrueuse, cette douleur qui cherchait toutes les failles possibles qui lui permettraient de broyer sa résistance, de détruire le peu de forces qui lui restaient.
Fatigué par cette litanie dont il savait bien à quel point elle était dérisoire et vaine, le chat avait sauté par la fenêtre ouverte sur la nuit et Louise se retrouvait seule, définitivement seule.
On aurait dit que la maison tout entière s’était figée, épiant chacun de ses gestes, guettant le moment de sa défaite, de son abandon. Cette maison où chaque pièce, chaque meuble, chaque recoin était une partie de sa vie, cette maison devenait sourdement hostile, haineuse. Et même cette chambre où elle avait si souvent dormi, cette chambre qui avait abrité tant de nuits, cette chambre qui avait été la complice attentive et bienveillante de tant de moments de tendresse et d’amour, cette chambre, perdue au milieu de la tempête qu’avait déclenché la disparition de Pierre, sans plus aucun des repères qui, habituellement, jalonnaient leur vie, cette chambre, inconnue, terrifiante, maintenant se jetait sur elle avec une violence inouïe. Les murs se rapprochaient pour l’écraser. Elle sentait déjà le poids de la pierre sur son front. Terrifiée, elle porta les mains à son visage qu’elle serra fort, très fort.
Un cri… Un cri rauque… Comme une plainte, longue et continue… Un cri, sorti du plus profond de ses entrailles et jeté à la face du monde pour qu’enfin il arrête sa course folle, pour qu’enfin il daigne s’intéresser à elle, Louise, qu’il condescende à mettre de côté, pour une fois, rien qu’une fois, sa terrible, sa criminelle insouciance et qu’il accepte, pendant un court instant, même un très court instant, qu’il daigne enfin considérer avec émotion, avec empathie, avec un peu de compassion sa douleur à elle, Louise. Toute sa vie jetée dans ce cri…
Vidée de toutes ses forces, elle se laissa tomber sur le lit et, la tête dans les bras, les jambes repliées sous son ventre, elle pleura. Longtemps. Violemment. Goulûment. Hargneusement. Et c’était comme si elle avait voulu se vider entièrement à travers ces larmes, comme si elle avait voulu faire en sorte que son corps ne soit plus qu’une enveloppe vide, sans consistance, sans mémoire, sans vie. Une enveloppe morte qui ne ressentirait plus rien, qui n’attendrait plus rien, qui n’espérerait plus rien. Anesthésier tous ses souvenirs pour que la douleur enfin s’éloigne et qu’elle puisse continuer, elle, Louise, même à petits pas, même sans sortir de sa maison, de son jardin, à arpenter les chemins du monde qui était le sien. Car, si elle ne pouvait plus vivre sa vie qu’à travers le prisme de cette douleur-là, elle n’était pas bien sûr de pouvoir résister longtemps et peut-être que, au bout du compte, mourir à son tour était la meilleure chose, qui lui restait à faire.
Elle se releva brusquement, attrapa son téléphone sur la table de chevet, ouvrit toute grande la porte qui donnait sur la rue et, par les ruelles sombres, trébuchant sur les pierres disjointes du trottoir, elle gagna la petite place, aussi vite que ses jambes pouvaient la porter.
Le village, perdu au milieu des collines, était une zone blanche et, le seul endroit qui permettait une connexion suffisante pour téléphoner ou pour aller sur internet efficacement, c’était la place du village, autour de la fontaine. D’ailleurs, les deux cafés installés sur la place ne s’y étaient pas trompés qui proposaient des petits box séparés, avec la possibilité de se connecter gratuitement au wifi, mais à condition de prendre des consommations sur place. Un service rendu qui en valait bien un autre. Et ça, Louise, elle le savait, car quand elle voulait appeler ses enfants, ses petits-enfants ou qu’ils avaient prévu un moment pour se voir, pour discuter, à travers l’écran d’un ordinateur, il valait mieux venir dans un des deux cafés que tenter une conversation chez elle. Et plutôt le Café du Centre que le Café de la Place. Ils y avaient leurs habitudes, Pierre et elle…
Debout au milieu de la place, elle sortit son téléphone de la poche de sa jupe et, après avoir hésité un instant, elle composa le numéro de téléphone de son mari. Elle savait qu’il ne répondrait pas, mais elle voulait entendre sa voix, entendre le son de sa voix. Au bout de quelques sonneries, le téléphone bascula sur la messagerie et elle écouta :
Bonjour.
Vous êtes bien sur le répondeur de Pierre S. Je ne suis pas disponible pour le moment, mais laissez-moi un message et vos coordonnées et je vous rappellerai dès que possible.
Cette voix… Cette voix qu’elle aimait tant. Cette voix qui s’était tue, mais qui résonnait encore, quelque part.
Elle raccrocha, composa à nouveau le numéro, écouta le message. Et, à nouveau, encore et encore, elle raccrocha, composa, écouta. Raccrocha, composa, écouta. Elle voulait entendre cette voix…
Et c’était effrayant. Son mari était mort depuis plusieurs jours, déjà, et, dans le téléphone, elle pouvait entendre sa voix. Sa voix stockée quelque part et qui lui survivait. Sa voix qu’elle pouvait faire surgir dans son téléphone à tout moment et autant de fois qu’elle le voulait. Mais sa voix, uniquement sa voix. Rien d’autre que sa voix… Et c’était une jouissance atroce et épouvantable, un plaisir vertigineux, que d’écouter encore et encore cette voix qui avait disparu et qui n’existait plus que dans des mémoires artificielles. Cette voix grave, douce et légèrement moqueuse qui avait jalonné toute sa vie à elle, Louise. Cette voix qu’elle guettait quand elle rentrait à la maison après sa journée de travail et qu’il l’attendait, cette voix qui l’avait rassurée tant de fois, et qui, chaque fois qu’elle avait eu besoin d’un refuge, d’un abri, l’avait enveloppée de ses volutes légères et rassurantes. Tellement rassurantes… Elle voulait se raccrocher à cette voix, l’entendre encore et encore pour qu’elle joue à nouveau le rôle qu’elle avait toujours eu, celui de la rassurer, de la réconforter, de bâtir autour d’elle un monde stable et apaisé.
Alors, des dizaines de fois, avec fébrilité, le cœur battant, elle composa le numéro. Et même si c’était toujours le même message, cela lui importait peu. Non, ce qu’elle voulait entendre, c’était la voix, uniquement la voix, avec ses inflexions, ses respirations, ses hésitations. La voix vivante…
Et quand son téléphone s’éteignit et qu’elle n’eut plus la possibilité de retrouver, d’entendre cette voix,perdue dans le silence et dans la nuit, frustrée, désarçonnée, épuisée, elle resta debout, indécise, au milieu de la place, les mains enfoncées dans les poches de sa jupe.
Le message tournait dans sa tête et elle aurait pu le répéter en respectant chacune des respirations, chacune des inflexions, chacune des hésitations. À la virgule près. Et c’était comme un baume, comme un mantra, comme une prière. Une litanie qui occupait son esprit et qui apaisait sa peine.
La fraîcheur de la nuit avait dissipé la chaleur moite qui collait à tous ses membres et, en séchant ses larmes, elle avait durci la peau de ses joues qui semblait avoir rétréci.
Un vent léger, venu des ruelles endormies, l’enveloppa. Elle repoussa ses cheveux que son chignon défait laissait couler sur ses épaules pour sentir la fraîcheur sur son visage brûlant.
Autour d’elle, silencieux, le village poursuivait sa course lente et immuable au milieu de la nuit, guettant, calme et serein, les premiers signes de la levée du jour. Seule présence vivante sur la petite place endormie et silencieuse, la fontaine coulait sa chanson d’eau, imperturbable et sereine.
Louise fit quelques pas et elle s’assit sur le banc de pierre. Espérant alléger le poids écrasant qui l’oppressait, elle resta assise un long moment, immobile, à regarder l’eau couler. Et c’était un peu comme si elle s’était assise près d’une amie bavarde et écervelée, une amie dont les babillages incessants, les bavardages légers et superficiels, lui auraient permis, en la noyant dans un flot de paroles inutiles et vaines, d’atténuer sa peine, sa si lourde peine.
Mais elle n’y pouvait rien, la fontaine. Elle était désolée, mais elle n’y pouvait rien. Et pourtant, elle en racontait des histoires. Des histoires de naissances, de mariages, de deuils, de fêtes, de trahisons, de chagrins. Les mêmes histoires qu’hier, qu’avant-hier, que demain. Mais ce n’est pas suffisant, le chant d’une fontaine, pour que le rire éclate à côté d’elle, pour que ces lèvres qu’elle aimait tant se posent sur les siennes. Même si ce chant est le même depuis toujours. Même si les éclats argentés étaient venus s’épanouir sur sa robe blanche, ce jour-là où elle était sortie de l’église au bras de son mari tout neuf. Elle avait beau faire la fontaine. Elle n’y pouvait rien.
L’air sentait bon. Il sentait bon la nuit, le sommeil, l’aube à venir. L’espoir… Elle aurait voulu s’arrêter de respirer, ne plus sentir couler en elle cet air si pur, descendu des collines, qui portait tant d’espoir et qui lui faisait si mal. Blocs de pierre au creux de la poitrine.
Louise. Elle était Louise. Aujourd’hui comme hier. Elle l’aimait, elle vivait pour lui. Pour eux. Aujourd’hui comme hier. Cœur tordu, exsangue. Revenir en arrière. Empêcher la maladie, la mort. Car enfin, ce n’était pas possible. C’était inconcevable, inimaginable. Tous les autres oui. Tous les autres souffraient, bien sûr. Tous les autres mouraient. Partout les vies se défaisaient sous les coups de la mort. C’était terrible et elle savait partager la peine des autres. Mais elle. Elle. Elle était Louise. La femme de Pierre. Elle savait apprécier les doux secrets de la vie avec ces petits riens qui remplissent chaque journée… Elle savait la chaleur du soleil sur sa peau dans l’air tremblant de juillet. Elle savait la neige couchée sur les matins frileux. Elle savait les jours de tempête, quand la pluie tombe dru au-dehors et que, bien à l’abri dans la chaleur de la cuisine, elle propose aux enfants de faire un gâteau pour le goûter. Elle savait les yeux des enfants qui brillent les matins de Noël, les jours de fête, les matins de départ en vacances quand rien d’autre n’a d’importance que d’être là, ensemble, Pierre, les trois enfants, et elle qui les regarde, elle qui est tellement heureuse de leur bonheur qui est aussi le sien… Elle avait passé tant de jours, de nuits, aux côtés de cet homme qu’elle avait choisi et qu’elle avait aimé. Elle avait passé tant de nuits à se relever pour soigner un enfant malade, pour consoler, pour rassurer. Tant de nuit à guetter le retour de ses enfants quand, adolescents ou jeunes adultes, ils étaient sortis et ils rentraient tard, si tard. Tant de nuits à s’inquiéter, à ne pas dormir, à se tourner et se retourner dans son lit, quand ses enfants étaient partis faire leur vie, loin, si loin, tellement loin d’elle. Tant de moments à guetter le téléphone quand la naissance annoncée était imminente… Elle avait cousu, raccommodé tant de lourds soucis pour faire éclore dans la fontaine de ses mains les heures calmes d’un doux bonheur.
Alors, comment le monde pouvait-il continuer à vivre ? Comment les jours pouvaient-ils encore se succéder les uns aux autres quand elle, Louise, elle souffrait tant ? Et le soleil, le vent, la pluie, les nuages, la mer, les cris des oiseaux… Chaque seconde, chaque minute, bouillonnantes de vie. Chaque parcelle de terre, de mer, de ciel abritant des explosions de vie totalement débridées, dans un foisonnement anarchique et luxuriant. Comment était-ce possible ? Pourquoi le monde était-il aussi indifférent, aussi monstrueusement indifférent ? Lui, le monde, il poursuivait sa course folle et effrénée sans se retourner, sans regarder en arrière, sans faire une pause, sans prendre le temps de marquer sa compassion devant la souffrance de ceux qui se retrouvaient éjectés de la fête, ceux qui s’étaient perdus au cœur de la nuit noire et qui apercevaient, au loin, les grandes baies vitrées, violemment éclairées, du fastueux palace dans lequel se déployaient les fêtes somptueuses auxquelles, ils le savent, ils ne seraient plus jamais conviés.
Et c’était épouvantable de savoir, d’admettre que le monde ne s’organisait pas en fonction d’elle, Louise, mais que c’était à elle d’y trouver sa place. Savoir qu’elle ne comptait pour rien dans l’organisation du monde, que le soleil ne se levait pas pour elle, à cause d’elle. Il se levait parce que c’était comme ça et elle n’y pouvait rien. Absolument rien. Elle mourrait qu’il se lèverait également au lendemain de sa mort, le soleil. Sa mort n’y changerait rien. Le monde, poursuivant sa route insensée, suivrait, imperturbable, inexorablement, le chemin qu’il s’était tracé depuis la nuit des temps et d’où il ne s’écarterait jamais.
À moins que ce monde-là, tel qu’on le voit, n’existe pas. Qu’il soit juste une vision de l’esprit. Qu’il n’existe pas en dehors de notre esprit qui le crée, qui le façonne, qui le modèle. Notre esprit, asservi à une divinité démoniaque et perverse qui jouerait avec nous comme le marionnettiste joue avec ses personnages en tirant sur les ficelles, les obligeant à se mouvoir à son gré dans le cadre qu’il a choisi, façonné, organisé et qui s’amuserait à faire naître autour de nous des images, des bruits, des sons, des odeurs qui ne seraient que le reflet d’un monde auquel nous n’avons pas accès, un monde qui nous serait interdit, un monde qui n’existerait pas en dehors des hallucinations créées par un enfant gâté qui s’amuserait à faire souffrir ses jouets préférés.
Car enfin, quelles preuves réelles et tangibles pouvait-on faire valoir de l’existence du monde dans lequel on se meut avec autant d’insouciance et de désinvolture. Des sentiments les plus nobles aux actions les plus abjectes, des créations artistiques les plus magnifiques aux crimes les plus atroces, de la solidarité la plus exemplaire à l’égoïsme le plus forcené. Quelle certitude avons-nous de leur réalité, de leur authenticité, puisqu’à l’instant même où on meurt, tout disparaît ? Puisque, à l’instant même où on meurt, on n’a plus aucune prise sur tout ce qu’on aimait, et on perd, l’espace d’une infime parcelle de temps, tous les liens qu’on avait pu tisser avec ce qui avait construit, embelli, enrichi notre vie.
Et c’est un peu comme au cinéma, lorsque le film est terminé et que la salle se retrouve dans le noir avec un écran vide. Terminé. Rideau. La projection est achevée, les spectateurs sont partis, la salle s’est vidée, le silence est retombé. Et pourtant le film, lui, existe encore quelque part, rangé sur des étagères parmi des milliers d’autres films. Et, tant que certaines salles programmeront encore la projection de ces films, ils ne tomberont pas aussitôt dans l’oubli. Un sas offert avant la mort en quelque sorte. Une parenthèse ouverte avant la disparition totale et définitive. Alors, il allait falloir qu’elle le tourne longtemps dans sa tête, le plus longtemps possible, avant que les contours ne deviennent flous, le film de sa vie avec Pierre pour qu’il ne meure pas définitivement.
Mais non. Tout cela était absurde. Toutes ces élucubrations ne tenaient pas debout. Et puis, que le monde existe ou non, ça ne changeait rien à rien. Pierre était mort, lui, et elle, Louise, elle était bien là, avec son chagrin, avec sa douleur, avec sa souffrance. Bien vivante. La mort de Pierre n’avait rien changé à la course du Monde. Pourtant, la seconde même avant de mourir, il était encore vivant, l’univers existait encore pour lui, à travers lui, tout le tissage des jours de sa vie existait encore, le maillage de ses territoires renvoyait encore toute sa lumière. Et puis il aura suffi d’un battement d’ailes, d’un centième de seconde, pour que tout disparaisse, pour que tout s’éteigne. Tout un univers englouti, dévoré. D’un seul coup. Brutalement. Et même si la mort lui avait fait peur, s’il avait vécu des instants de terreur en la voyant si proche, c’était fini maintenant. Il était mort. Et à l’instant même où il était mort, il ne pouvait plus ressentir la peur de la mort. Et c’est elle qui restait là, elle, Louise, avec sa peine, son immense peine.
Elle. Louise. Elle qui était faite de tant de joies, tant de secrets, tant de chagrins, tant de souvenirs. Les autres n’étaient pas elle. Elle n’était pas comme les autres, elle n’était pas les autres puisqu’elle était Louise. Pourquoi elle ? Louise. La femme de Pierre. Ce n’était pas possible. C’était tout simplement impossible. C’était un cauchemar, juste un cauchemar. Elle allait se réveiller et elle retrouverait, intacte, sa vie telle qu’elle avait toujours été, sa vie telle qu’elle l’avait toujours vécue, telle qu’elle l’avait toujours voulue.
Elle reprit son téléphone et essaya de l’allumer, mais il n’avait plus de batterie. Elle aurait voulu appeler une de ses filles, son fils. Leur parler, leur demander des nouvelles des enfants. Reprendre le fil de sa vie. Se raccrocher à toutes les fibres qui avaient tissé sa vie.
Il fallait qu’elle rentre chez elle, qu’elle branche son téléphone, qu’elle recharge la batterie pour pouvoir appeler ses enfants. Elle rassembla ses forces et elle se releva pour reprendre le chemin de sa maison. Oui. Elle allait faire comme ça. Elle allait rentrer et elle téléphonerait à ses enfants. Ils étaient repartis vite après le cimetière. Trop vite. Beaucoup trop vite. Ils avaient beaucoup de route à faire, elle le savait bien. Mais quand même. Elle aurait bien voulu qu’ils restent un peu plus longtemps. Qu’ils ne la laissent pas seule. Au moins pour cette nuit. Oui. Elle rentre et elle téléphone.
Mais les lumières éteintes… La maison froide, vide, hostile… Même le chat qui n’était toujours pas revenu.
Elle prit son fauteuil et s’assit devant le poêle éteint, les mains enfouies dans sa jupe, entre ses jambes. Ses épaules s’étaient affaissées, son dos s’était courbé et elle restait là, les yeux vides, le regard collé sur les carreaux de la cuisine. Elle n’avait plus envie de téléphoner. Certainement qu’ils dormaient encore. Elle allait les déranger. Et puis, qu’est-ce qu’elle leur aurait dit ? Leur parler de son chagrin à elle quand ils avaient le leur à regarder, à apprivoiser, à dompter. Ce n’était pas leur rôle de consoler leur mère. C’était plutôt à elle de leur offrir le réconfort de ses bras grands ouverts pour les aider à accepter l’inacceptable. Alors non. Elle n’avait plus envie de téléphoner. Demain peut-être. Ou peut-être pas.
Et elle restait là, hébétée, à fixer les carreaux de la cuisine. L’un d’eux était cassé et elle suivait du regard toutes les rainures poussiéreuses que dessinait la fêlure…
Dans le silence terrifié qui l’enveloppait, elle ne parvenait pas à retrouver sa place. Sans force, son esprit s’était vidé, les mailles tissées au fil des heures, des centaines d’heures s’étaient défaites et les petits poissons d’argent qui depuis toujours habillaient ses jours de leurs scintillements lumineux avaient quitté les rivières de sa vie passée, présente, future, et s’étaient éparpillés dans toute la maison. Plus d’espoir. Sa détresse, collée sur ses vêtements, sur sa peau, la laissait lourde avec la sensation d’être sale à force de sueur et de poussière. Son désespoir, sa terrible impuissance coulaient maintenant sur les murs, sur les meubles en traînées grasses de haine et de terreur. La maison avait refermé ses murs sur sa vie qu’elle étouffait peu à peu avant de la jeter, exsangue, à ses pieds.