Mâ Fatoûm et l’assassinat de l’Imam de la mosquée « Yves Rocher » - Hassen Bouabdellah - E-Book

Mâ Fatoûm et l’assassinat de l’Imam de la mosquée « Yves Rocher » E-Book

Hassen Bouabdellah

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Beschreibung

'...Le raisonnement l’amena à conclure qu’avec un don de semence, certaines consultantes pourraient bien trouver la lumière et la joie de l’enfantement, et c’est toujours ça. Il sied, n’est-ce pas, à un guide religieux de faire preuve en toute occasion d’altruisme et de dévouement envers ses ouailles, quoiqu’il lui en coûte ? Partant de ce credo maintes fois soulevé dans ses prêches, renforcé par la conviction que le bien et le mal ne sont pas si contradictoires qu’on veut bien le dire, souvent le bien se faisant au moyen du mal et parfois le mal se faisant au moyen du bien, il se persuada que semer dans la propriété d’un autre était assurément un abus condamnable mais, mais, s’il n’y a pas un autre moyen de guérir un mal profond comme celui qui abaisse une créature de Dieu au niveau d’une terre impropre à donner des fruits, la transformant en sous-être dénué de valeur, méprisable et répudiable à merci, alors qu’à cela ne tienne la cocufication cesse d’être rédhibitoire. Mais comment faire ? Où trouver la semence ? Et comment l’appliquer ? Dans un éclair de génie, alors que sa chair moulait voluptueusement le corps souple et généreux de Llâ Zineb, se révéla à lui l’idée qu’il n’appartient à nul autre qu’à lui le vicaire d’Allah, de faire don de sa semence. Ah ! les manigances du diable…''

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hassen Bouabdellah est originaire de Biskra, surnommée la ''Reine des oasis''. Cinéaste formé à Moscou, il a réalisé plus d’une cinquantaine de documentaires dont le célèbre Barberousse, mes sœurs qui donne parole aux femmes condamnées à mort pendant la guerre d’Algérie et graciées par le Général De Gaulle, Ils sont nés le 5 juillet 1962, Le Cardinal Duval, au nom de ma foi... Parallèlement à son travail de cinéaste, il mène une activité de journaliste. Toute sa personnalité tient dans le rejet viscéral de l’injustice et condamne sans équivoque le coup d’État de Boumediene qui installa l'armée à la tête du pays... Menacé de mort il s’installa en France. Mâ Fatoum... est son troisième roman.

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Hassen Bouabdellah

Mâ Fatoûm et l’assassinat de l’Imam de la mosquée « Yves Rocher »

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hassen Bouabdellah

ISBN : 979-10-377-0601-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Bibliographie

L’insurrection des sauterelles. Ed. Edilivre

Pauvre Martin, Pauvre misère. Ed. Mon petit éditeur

À mes filles, Nedjma et Mériem,

soleil printanier de mes jours

« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas »

Oscar Wilde

Préface

Au-delà de la simple recherche du mystère et du frisson, le « polar » français s’est ouvert, juste après mai 68, un espace d’expression légitime. Face à des dérives post-proustiennes d’une littérature de plus en plus éthérée, il s’est, dans la foulée des regrettés Manchette et Fajardie, fait le refuge d’un certain réalisme social mâtiné de romantisme révolutionnaire. Mais qu’en est-il sous d’autres latitudes ? Bien que l’exotisme ne soit ni un moyen ni un objectif pour Hassen Bouabdellah, « Ma Fatoumata » ouvre une fenêtre inédite… Le difficile de l’exercice consiste évidemment, au-delà du travail sur l’ambiance, à donner corps au cadre et aux personnages sans sacrifier le rythme de l’intrigue. Dans tous ces domaines, Hassen Bouabdellah apporte un « plus » et fait la preuve de sa maîtrise. Il joue de ses personnages comme d’un clavier et son anti-Miss Marple est notamment flanquée d’un Watson en képi suffisamment falot pour rehausser l’aura de cette maîtresse femme. Homme de cinéma autant que de lettres, l’auteur maîtrise le flash-back et nous fait revivre les contrastes des « Départements français » aux dernières heures d’une colonisation qui se conciliait bien avec une société « indigène » figée dans ses traditions, entre ânes et moutons. Jeune campagnarde victime d’un trafic humain, l’héroïne deviendra une combattante de la guerre d’Algérie.

Quant à l’enquête, elle se déroule en 1970, 4 ans après le coup d’État de Boumédiène que les protagonistes ne cessent de maudire. Comme pour leur donner raison, ex-collabos, carriéristes et mafiosi « surfent » alors, comme on ne disait pas à l’époque, sur l’appareil d’État officiellement héritier des Moudjahidines… On l’aura compris, les personnages sont profondément ancrés dans une histoire spécifique, à la charnière de deux cultures. Dans cet univers où « deux dieux valent mieux qu’un », l’école de l’indépendance « sème à tout vent » dans la plus tradition de celle de Jules Ferry aux étagères garnies de dictionnaires Larrousse. Mais des deux côtés de la Méditerranée, « tout est bon dans le potin ! ».

Malgré un schéma on ne peut plus classique, l’intrigue tient en haleine le lecteur le plus chevronné. Elle lui ouvre également les antichambres d’un quartier d’Alger la Blanche dont les habitants cherchent à échapper à la chaleur de juin. Loin des brumes de Simenon, mais avec la même efficacité, « Mâ Fatoum » nous emmène dans un décor soigneusement peint où le grésillement des cigales n’est couvert que par les coups de klaxon des automobilistes en sueur.

Le lecteur goûtera une langue à la fois classique et exotique qui subvertit la barrière entre écrit et oralité… Une sensualité quasi-érotique anime ce roman plein de couleurs et parfumée d’odeurs plus subtiles que celle laissée dans la mosquée par les produits « Yves Rocher » …

Toute cette chair ne perturbe pas la logique du récit avec son lot de coups de théâtre et d’inversion des positions morales, institutionnelles et sociales. Là réside, d’ailleurs le potentiel subversif du genre. Mais à l’heure des révélations publiques sur diverses pratiques calotines, les déviances d’un Imam porté sur la chose font plutôt sourire !

Olivier Rubens

I

L’Imam de la mosquée « Yves Rocher »

Matin du mercredi 17 juin 1970.

— Toc… ! Toc...! Toc…

Trois coups sur la porte, frappés à brefs intervalles.

Mâ Fatoûm ne dormait pas. Allongée sur le lit, les pieds couverts d’un drap, elle fixait la tâche de lumière qui miroitait au plafond. Elle appréciait beaucoup ce moment de la journée qui commençait à 8 h du matin avec le départ de P’tit Omar à l’école. Elle ouvrait les yeux dès qu’il sautait du lit, relevait tant qu’elle pouvait son dos, et, avec tendresse et amusement, prêtait l’oreille pour l’écouter se laver, prendre son café au lait, préparé la veille et conservé dans un thermos, manger, vérifier son cartable puis sortir en faisant attentionàne pas faire trop de bruit. Un don du ciel cet enfant ! Il ne se passait pas un jour sans que Mâ Fatoûm n’eût à remercier Allah et son Prophète Mohammed de l’avoir guidée dans son choix du bébé. Car P’tit Omar n’était pas sorti de son ventre, mais elle l’aimait comme s’il était l’enfant de ses entrailles, et peut être même un peu plus. P’tit Omar était son trésor, la prunelle de ses yeux, une merveille qu’elle avait pour elle toute seule.

Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Des salves de douleurs s’étaient succédé à un rythme infernal. Tantôt comme des brûlures de braises, tantôt comme des piqûres d’épines ou des coupures de tessons de verres. Afin d’essayer de surmonter sa souffrance présente, elle jouait à différencier les douleurs pour pouvoir leur attribuer une source. Mâ Fatoûm s’y connaissait bien en blessures, une grande partie de sa vie ne fut que ça. Son père lui fendait le visage pour un rien, sa mère lui crachait dessus parce qu’elle n’était qu’une fille – la troisième de la ribambelle de sœurs, la misère, la faim, la peur, les humiliations liées à sa vie de prostituée, les horreurs de la guerre, la torture et les affres d’une condamnation à mort, rien ne lui fut épargné. À raison, elle se considérait comme une experte dans le domaine des supplices. « La souffrance fait partie de mon moi profond, c’est comme ça, je n’y peux rien… » lui arrivait-il de se raisonner, résignée. C’en était devenu un besoin sinon comment expliquer son entêtement à garder son khelkhal (bracelet de cheville) qui, certains jours, lorsque sa cheville gonflait plus que de raison, la torturant pas moins que ne le ferait les mâchoires d’un piège de renard. Son médecin traitant, le docteur Salem, avait beau insister à en pleurer de rage :

— Mais Mâ, ne vois-tu pas qu’il t’étrangle la cheville ce maudit khalkhal... Voyons donc Mâ ! une femme d’expérience comme toi, à qui la vie a appris tant de choses…

— Il n’y a pas de « voyons » qui tienne ! Je te le dis et te le répète, ce bracelet c’est à la fois mon histoire de vie et mon talisman. Comprends-tu ça ! Et même si la religion de Mohammed s’y opposait, j’aimerais le garder avec moi dans la tombe. J’en ai prévenu tous ceux à qui il appartiendra de me mettre en terre. Alors, s’il te plaît…

Et la fois, tout au début de sa maladie que Salem, usant de sa force d’homme, voulût distordre l’objet pour l’ôter de la jambe de l’ancienne condamnée à mort, Mâ Fatoûm n’hésita pas un seul instant, de l’autre pied, de l’envoyer, d’une ruade, aller voir combien la dalle du sol était dure et contondante pour le front.

— Et ne refais plus ça ! Tu ne comprends pas, « y a ba… » (ô mon père, expression très usitée)

Ce que Salem ne pouvait comprendre, c’était que ce bracelet constituait lelivre de son histoire dans lequel elle pouvait, à tout moment, lire les épisodes marquants de sa vie, les meilleurs comme les pires. Avant toute chose, c’était le cadeau de son premier, de son seul amour, sacré, inoubliable. Il s’appelait Miloud, il avait dix-sept ans, elle en avait alors treize. Il l’avait vue danser à un mariage, cheveux au vent, son corps aérien de jeune pousse papillonnant comme un pétale de rose, il se désola seulement de ne rien entendre du tintement de son cœur et pour cause, elle n’avait rien à la cheville. En effet, et comme le chantaient les vieilles commères qui savent tous des choses de l’amour, Miloud croyait fermement que les bracelets de cheville avaient le pouvoir de capter et d’émettre alentour les ondes du désir lorsque la danseuse en éprouvait. Astucieux et d’une intelligence très pratique, Miloud gagnait bien sa vie en dépouillant au baby-foot les enfants des colons de la région d’Aumale1. Les exigences de son business faisaient qu’il devait passer la plus grande partie de son temps à « L’As de cœur » qui était l’établissement le plus huppé de la ville et qui possédait une salle de jeux du dernier cri, il ne pouvait donc monter qu’à de rares occasions à la mechta de Sidi-Khaled où vivait encore sa veuve de mère, son père ayant été écrasé par le car de la compagnie le « Hoggar » qui était à l’époque de premier rang dans le transport routier. Le lendemain de son coup de foudre pour la jeune danseuse, il rejoignit très tôt le Milk Bar – son lieu de travail. En quelques heures, il amassa le prix d’un bracelet en argent massif, le plus cher et le plus beau que pouvait lui proposer le bijoutier du quartier arabe d’Aumale. Il revint l’après-midi à la mechta,attendit la prière de l’après-midi pour rencontrer l’adolescente à la lisière du bois qu’elle traversait pour puiser l’eau, lui offrit le bijou, lui enfourcha les reins, la bascula derrière un arbre et lui prit sa virginité. Il y eut d’abord une très vive douleur mais elle n’eut pas le temps d’en souffrir car, instantanément, la douleur se transforma en une sensation étourdissante qui se propagea dans tout son corps comme la lumière dans le noir. Les yeux fermés elle se crut sur un tapis volant. Depuis ce jour, le bracelet ne quitta jamais plus sa cheville.

Non ! le docteur Salem ne pouvait savoir…

Et voilà ce qu’elle était aujourd’hui – rien qu’une masse adipeuse,une montagne de chair flasque. N’est-ce pas cette abondance de mauvaise graisse qui était la cause de toutes ces souffrances, lesquelles se relayaient pour la torturer ainsi. La cellulite était bien l’agent de son calvaire, Salem le lui avait bien dit : le trop de graisse agit sur les os comme un étau, transformant le moindre geste en feu de l’enfer. Centvingt-cinq kilos et demi au dernier check-up santé, fait à l’hôpital Mustapha ! Quel tralala ! rien que pour la sortir de chezelle ! La masse adipeuse d’un éléphant, oui d’un éléphant. Les pachydermes tenaient une petite place dans les événements marquants ayant jalonné son existence. Elle en avait vu pas mal dans sa jeunesse en effet, cela pour avoir visité plusieurs grandes villes d’Europe où elle se rendait pour répondre à la commande d’un riche client qui la louait pour une nuit ou deux, moyennant une forte rémunération payée à l’avance à son proxénète italo-français, alias le ″Drivo ». Parfois, elle s’y rendait seule à ces rendez-vous sexuels, et lorsqu’elle avait du temps à tuer avant de rejoindre le client, elle aimait, avant toute chose, visiter les ménageries. Elle avait gardé un très bon souvenir des éléphants du « London zoo », qui la ravirent par leur sérénité, leur bonté même, lui arrivait-il de croireet qu’on avait aucune crainte ni répugnance à caresser, tant ils étaient propres et sentaient bon. Cette visite au zoo de la capitale anglaise appartenait à la catégorie des quelques événements heureux de son lointain passé. Tout le contraire des deux éléphants du cirque « Amar » et leur éléphanteau, qui, eux, se rapportaient, hélas, à une épreuve si affligeante que Mâ Fâtoûm était tentée parfois de la mettre dans le top des dix abjections de sa vie

Elle aurait donné cher pour gommer définitivement tout l’épisode de sa mémoire, ah ! si seulement son cerveau disposait d’une ardoise magique, comme celle qu’elle avait offerte à P’tit Omar pour ses six ans, il y a longtemps qu’elle aurait appuyé sur le curseur effaceur et ffrrrrrrr ! plus rien. Plus rien de ce dimanche 19 juin 19552. 19 juin de malheur ! Non décidément ce n’était pas une date pour elle ! Depuis celui de 1965, elle avait appris à s’en méfier.

Lorsque les circonstances la contraignaient à penser à la famille éléphant du cirque « Amar » et aux événements de ce 19 juin 1955, tous les détails lui revenaient avec l’exactitude des faits vécus la veille. Par exemple, elle se souvenait parfaitement que la chambre d’hôtel portait le numéro 23 et que le navire avait pour nom « La ville d’Alger ». Mais bon !là n’était pas l’essentiel, tout juste des sortes de pin’s épinglés au veston de l’homme responsable du basculement de son existence dans l’univers glauque du sexe et de la canaille, dans l’odeur moite et âcre des chalands pressés de se vider en elle en haletant, la plongeant dans la haine et le dégoût d’elle-même. L’ordure ! la vermine ! ne manquait-elle jamais de fulminer intérieurement.

— Toc...! Toc...! Toc…

Elle se figea. Son cœur se mit à battre très fort, ses joues se crispèrent, de la moiteur apparut sur son front. Hébétée. C’est toujours comme ça lorsque lorsqu’on frappe à sa porte par surprise. C’est ainsi depuis la « Bataille d’Alger » avec les raids incessants des paras du colonel Mathieu qui fracassaient les portes de la Casbah à grands coup de pied. Elle mit une bonne minute à retrouver son esprit. Trois coups frappés avec force. Hneïèche ! Une intuition qui devint certitude. Après tant de jours, enfin. Elle n’était pas prête à lui ouvrir celui-là… Elle arrêta à temps le cri de révolte qui allait fuser. Non ! malgré tout, il ne mérite pas que je lui crie dessus, le pauvre Hneïeche, se dit-t-elle, je devrais même le remercier de m’avoir sortiede cette remontée des scories liées à son basculement dans l’horrible, mais oh ! Dieu du ciel et de la terre, peux-tu m’expliquer pourquoi à la moindre occasion, je remets sur le tapis cette sordide histoire triste et usante. Tout à l’heure remontera la suite… Sans doute…

Le lit craqua. Lui rappelant son poids. Le dépit l’étreignit. Pourquoi cette punition ? Comment cela s’est-il fait ? Pourquoi cette trahison de son corps ?

Cela s’était fait imperceptiblement, son corps s’engraissait pernicieusement sans qu’elle pût s’en apercevoir, chaque jour des grammes s’ajoutant aux grammes et voici le résultat : une obésité qui fait d’elle une infirme, une handicapée, un monstre qui se répugne à lui-même. Elle avait honte de son état, un profond sentiment de dégoût l’habitait désormais. La souffrance morale la tourmentait bien plus que la souffrance physique. Est-ce une vie, lui arrivait-il de penser, lorsque la porte de votre propre demeure vous refuse le droit d’aller et venir librement ? « … La porte que vous voyez – là aurait du mal à la laisser passer ». Les mots de prédilection de la marieuse du village. Il lui arrivait dans des moments d’ennui ou de tristesse, de s’égayer tant soit peu en se remémorant la scène du retour de la commère dans la famille assemblée du prétendant. Elle se revoit, enfant de six ou sept ans, assise à côté de la mère du futur époux, en train d’écouter avec la délicieuse attention qu’on accorde à un conte de fée, les paroles de l’entremetteuse, une vieille femme joufflue, lippue, ventrue, les cheveux en halfa et si grosse, et qui, revenant d’une visite, vantant les mérites de la jeune fille dégotée, disait, l’œil gauche écarquillé :

« — Oh ! oh ! mes nobles amies, assurément, on ne peut trouver plus belle fiancée pour votre lionceau, que vous dire ? — ses yeux sont en tout comparables à deux tasses d’un limpide café chaud reposant dans un mazagran, quant à son corps, la porcelaine en pleurerait de jalousie, il est si potelé que la porte que vous voyez – là aurait du mal à la laisser passer ! » Oui à l’époque être grosse était un critère de beauté. Plus maintenant. Et pas pour autant que la masse de chair qu’elle supporte actuellement. Et d’attribuer à cette remontée de la scène à une facétie de son inconscient… Et il lui arrivait de lâcher un petit rire de dérision…

— Toc… ! Toc...! Toc...!

Elle s’empara de la poignée du dispositif qui, au moyen d’un câble, lui permettait de tirer le verrou de la porte sans bouger de son lit. L’actionna avec brutalité.

— Qu’il entre ! ronchonna-t-elle.

Ajouta :

— M’oublier, oublier sa… sa… ! L’équivalent arabe du mot « égérie » lui vint à l’esprit mais elle ne le prononça pas.

Ça fait combien de jours depuis sa dernière visite ? Mentalement, elle fit le compte : aujourd’hui mercredi 17 du mois de juin, 19 jours depuis le vendredi de la dernière semaine de mai où il était venu veiller P’tit Omar qui souffrait d’une méchante fièvre due à une pneumonie. Elle lui en voulait pour une si longue absence, le soupçonnait de ne plus supporter de la voir dans une telle décrépitude. Ah ! que oui, maintenant elle n’a plus rien en commun avec la belle et appétissante Fafa, comme on la surnommait à l’époque, surnom qui, il y avait encore une dizaine d’années, signifiait beauté, séduction, intelligence et finesse. Respect aussi. Et les ans avaient passé, et voilà qu’elle n’était plus qu’une affreuse femme, une éléphante plutôt, une éléphante qui de plus percluse de maladies et clouée toute la journée dans son grabat, et que même Hneïèche, l’homme qu’elle a le plus protégé, gâté, pouponné, l’homme qu’elle appelait Hânou en tirant tendrement sur le « a », s’éloignait d’elle comme on fuit le pourrissement. Elle sentit comme une vive décharge froisser sa chair si pesante et empâtée. L’amertume engendra dans son esprit l’idée qu’effectivement elle pourrissait et que désormais elle n’était plus bonne qu’à rejoindre les objets pourris de la poubelle :

— Ah ! le temps ! le temps ! soupira-t-elle, naître, grandir, grossir, souffrir, mourir, mourir c’est la délivrance…

La porte grinça, elle le vit avancer, toujours aussi maigre, flottant dans sa chemise blanche, bien plus grande pour lui :

— Mon bonjour et mon respect Mâ ! Voici des friandises. Pour P’tit Omar…

Sa main resta dans le vide. Elle ne répondit pas non plus, voulut détourner la tête, préféra plutôt se pencher sur sa jambe pour atteindre sa cheville droite qui depuis quelques jours la démangeait inexplicablement !

— Ah, Mâ, tu souffres et moi ça me fait mal de te voir souffrir !

— Pose sur la meïda (table basse), finit-elle par dire sèchement en tournant la tête de son côté. Après un silence, sans s’arrêter de masser sa cheville, elle reprit sur un ton désabusé :

— T’as une enquête sur les bras, c’est pourquoi tu es là. N’est-ce pas la vérité ? Alors, ne perdons pas de temps, dis-moi vite de quoi il s’agit. Un meurtre, j’imagine… Qui donc ?!

— Un homme de foi, l’Imam d’El-Biar, un certain EL-Bahi, répondit Hânou d’une voix impersonnelle, montrant par là qu’il comprenait et lui pardonnait son aigreur.

— L’Imam de la grande Mosquée d’El-Biar place Kennedy ?! s’étonna-t-elle, changeant de physionomie et de ton.

— Oui Mâ !

— Hum ! la mosquée « Yves Rocher », c’est comme ça que les gens du quartier l’appellent, murmura-t-elle comme pour elle-même.

— On l’appelle toujours comme ça ?

— Sans doute…

— Cela huit années entières après l’indépendance ! Quelle honte !

— Pas la peine de prendre tes grands airs de farouche patriote !

— Tout de même !

— C’est souvent difficile de changer les habitudes, et surtout de trouver mieux que ce qu’on a dans la tête. Ils n’ont pas trouvé meilleure expression pour dire que c’est une mosquée propre, une mosquée sans tache ou mauvaise odeur, une maison d’Allah nickel quoi !

— C’est vrai ça, on m’a dit que c’est la plus clean d’Algérie

— Tu vois

D’un commun accord, ils se turent un instant.

— Tu connais bien le quartier…

— On y avait une planque du temps d’Ali3, qu’Allah le tienne dans Sa miséricorde.

— Peut-être as-tu connu l’Imam ?

— Je l’ai vu le jour de l’inauguration de la réouverture de l’édifice après agrandissement. Le Président Ben Bella m’a demandé de l’accompagner. Je me rappelle bien car c’était la veille du coup d’État.

— Comment l’as-tu trouvé ?

— Un noble visage… Il m’a fait plutôt une bonne impression… Sans plus…

— On dit de lui que c’est un homme avisé et d’une conduite irréprochable !

— Bof ! D’une conduite irréprochable, c’est à voir. Il n’y a pas sur terre un humain parfaitement immaculé ! Les enfants de Haoua4 ont tous des taches, plus ou moins grandes, plus aux moins sales, plus ou moins pardonnables, dit-elle, d’une voix sentencieuse.

Hneïèche ne sut que répondre. Décontenancé, perdu, il regardait le sol comme un enfant malheureux.

— Mais assieds-toi donc !

Regrettant tout de suite son ton cassant, elle voulut se corriger en étant compatissante et maternelle :

— Mon pauvre Hneïèche ! Combien de fois ne te l’ai-je pas dit, cesse donc d’être si effacé, si résigné…

Hneïèche et non Hânou, la marque de son affection pour lui, la nuance ne lui échappa pas, mais, malgré tout, il esquissa un timide sourire pour lui répondre le plus gentiment possible :

— Ah ! Mâ, tu es bien fâchée contre moi ! Comme ça me peine !...

— Oui ! Tu me négliges, mais nous parlerons de cela plus tard !... T’as une enquête compliquée, je suppose, sinon tu n’aurais pas eu besoin de mon aide pour la résoudre. Tu ne me laisses pas le choix. Tu as une réputation à défendre. Eh bien qu’est-ce que tu attends ? Commençons : quand et comment-a-t-on trouvé le corps ?

— Sous la dalle qui couvre le ruisseau au niveau du deuxième rond-point de la N41. L’endroit est caché par une touffe de roseaux. Très tard dans la nuit de dimanche, un homme qui a trop bu a choisi l’endroit pour se soulager par le haut et par le bas si je puis dire ; il dit qu’étonné par l’écho que renvoyait le jet de pisse, lequel ne correspondait pas au bruit habituel fait par un ruissellement d’urine sur des feuilles sèches, a fini par s’apercevoir qu’il faisait son besoin sur la tête d’un homme.

— Quelle lucidité pour un homme imbibé d’alcool ! interrompit Mâ sur un ton à peine teinté d’ironie. Elle poursuivit :

— Et voir si bien par une nuit sombre, car, n’est-ce pas, la lune n’est même pas encore à son premier quartier !

— Il se trouve que cette nuit-là le rond-point était bien éclairé, voilà, la chance, Mâ, la chance sinon le corps aurait pourri pendant des mois, c’est certain, balbutia le policier.

— Comment ça la chance ?...

— Il se trouve que le matin de dimanche, le service technique de la commune d’El-Biar a changé les ampoules des réverbères qui étaient toutes brisées, victimes de vandalisme. Tu connais le pays : les enfants sont pires que les sauterelles ils ne laissent rien derrière eux.

— Ne parle pas comme ça des enfants ! Ils ne peuvent être tenus responsables de leur mauvaise éducation, le coupa-t-elle, en même temps qu’un rictus lui éraflait le visage de douleur car, en guise de protestation, elle voulut lever son pied malade.

— Si tu le dis, Mâ, c’est que c’est vrai. Bon. Peut-être est-ce utile de te dire que c’est le vieux général, Belloum, qui, incriminant le manque d’éclairage dans son accident survenu au niveau du carrefour la nuit de samedi, est venu en personne, dimanche à la première heure, sermonner le maire qui donna l’ordre aux agents d’entretien d’aller illico remplacer toutes les ampoules endommagées !

— Je suppose que tu n’es pas le premier sur l’enquête sinon tu serais venu hier.

— Non bien sûr ! Le type qui a découvert le corps a commencé par rentrer tranquillement chezlui, expliquant qu’il était convaincu qu’à une heure si avancée de la nuit, il était inutile de chercher un commissariat ou une gendarmerie à qui s’adresser, et que très fatigué et choqué par sa découverte, il s’était dit que dormir un peu lui permettrait d’être dans de meilleures dispositions pour témoigner…

— À sa place, j’aurais fait la même chose. Dans son état d’ébriété, il n’aurait pas été accueilli avec les fleurs.

— T’as bien raison, Mâ ! L’inspecteur du commissariat d’El-Biar, qui le reçut mardi matin, ne parle de lui que comme « le mécréant alcoolique ». Sa bouche devait exhaler de forts relents. Il a mis du temps pour le croire et enfin se déplacer pour constater les faits.

— Ensuite…

— Mourad— c’est comme ça qu’il s’appelle l’inspecteur…

— Mourad comment ?

— Je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire que c’est un homme de petite taille au crâne un chouia allongé, rasé qu’à moitié. C’est un des plus vieux inspecteurs d’El-Biar, m’a-t-il dit en se présentant. Iln’a fait que constater qu’il s’agit bien d’un homme sans doute assassiné et caché sous la dalle qui marque l’embouchure de l’oued. Il ne toucha à rien, regagna la voiture d’où il appela une ambulance puis le commissaire. Celui-ci rappliqua immédiatement, arriva même avant l’ambulance, accompagné bien sûr de l’équipe d’investigation scientifique. D’après ce que m’en a dit ce Mourad, le commissaire reconnut dès le premier clic de l’appareil du photographe qu’il s’agissait de l’Imam d’El-Biar…

— Procédons par ordre. La mort remonte à combien de jours...

— D’après le légiste de l’hôpital Mustapha, l’Imam a été probablement tué vendredi très tard dans la nuit, entre minuit et une heure du matin. Les diresdu commissaire qui procéda aux premières constatations vont aussi dans ce sens…

— Que dit-il d’autre ce commissaire ?

— Il dit que comme tous les vendredis, lorsqu’aucune affaire très grave ne l’accaparait pas, il faisait aussi la prière du soir à la mosquée « Yves Rocher » ? L’Imam, Mohammed-El-Bahi5 a bien conduit la prière ce soir-là, prière qui a commencé vers 20 h 15. Ensuite, il a tenu un hadith6 (commentaire) d’une heure sur le mariage mixte qu’il ne vilipenda point au grand étonnement des ouailles. D’après lui, il n’y a aucun mal à cela si la non – musulmane accepte de se convertir. Allah récompense de tous ses Bienfaits celui qui réussit à sauver une âme en la mettant sous sa protection, élargissant ainsi le rang des Musulmans, a-t-il conclu…

— Bla bla-bla tout ça… Que sait-on de l’arme du crime...

— Un objet lourd, semble-t-il.

— Un objet lourd, un objet lourd, une pierre, une boule en fer, un marteau ? Quand apprendras-tu à être précis ? Dis-moi simplement les mots exacts du commissaire.

— Une massette portugaise. Le commissaire penche pour une massette portugaise. La massette portugaise est un marteau fait spécialement pour les maçons mais parfois elle est aussi utilisée par certains dinandiers pour bien masser la feuille de métal. Un seul coup, donné par derrière qui a crevassé la tempe droite et une partie du cou… L’assassin ne peut-être qu’un homme !

— Pourquoi donc ?

— Il faut une force d’homme pour frapper si fort et là où il faut pour tuer d’un seul coup. Une précision chirurgicale…

— C’est tout drôle d’entendre dans ta bouche le mot « précision », accompagnant sa remarque d’un double grognement de mépris. Ajouta :

— Tu penses ça toi, tu penses qu’il n’y a pas de femme assez adroite et dotée d’une grande force…

— Ce n’est pas moi qui le pense, c’est l’avis du commissaire d’El-Biar, El-Magris qu’il s’appelle, un homme louche avec son nez de travers.

— Que ça vienne de toi ou d’un autre, c’est une conclusion idiote. Les femmes sont capables de tout lorsqu’elles sont décidées. N’ont-elles pas été des combattantes portant aussi bien bazooka que sac de semoule ou que sais-je encore. Je te le dis, une femme qui a une bonne raison d’en vouloir à quelqu’un et dont la haine gonfle la poitrine est capable de déplacer une montagne, alors faire péter une tête, c’est rien du tout !

— El-Magris, le commissaire a demandé à l’inspecteur de s’atteler aux premières investigations et avant de quitter le lieu, il a prétendu que l’Imam n’a pas été tué en cet endroit. Tué ailleurs et déplacé.

— Quoi ! Du premier coup d’œil il a compris ça… Fortiche le commissaire… Soit. Le corps a été déplacé… ! Si c’est confirmé, il faut commencer par creuser de ce côté… C’est mon petit doigt qui me le dit.

— Le commissaire et l’inspecteur Mourad, aidés de deux techniciens diligentés par le service scientifique d’Alger, ont passé l’après-midi d’hier à étudier la zone du crime…

— Ils ont pris des photos ?

— Oui Mâ ! C’est la moindre des choses… Il y avait un photographe avec le commissaire.

— Tu as déjà oublié que cela n’a pas été fait dans le cas de « la femme voilée » trouvée dans une benne à ordure. Et l’enquête en a bien souffert. Oui ou non ?

— C’est vrai Mâ.

— C’est le commissaire d’El-Biar qui s’occupe de l’enquête ? Il s’appelle El-Magris m’as-tu dit, son prénom.

— Hocine !

— N’aurait – il pas un jumeau ?

— Pourquoi ça ?

— Parfois je me demande !... T’es vraiment pas doué ! Comment peux-tu oublier que Hocine ne va pas sans Hassen chez les Musulmans. Pendant des siècles, ils imitent Al-Hassen Ali Ibn Taleb, l’oncle du Prophète qui nomma ainsi ses deux fils nés le même jour – Que la paix d’Allah soit sur les Deux ! C’est la tradition…

— C’est important ?

— Je ne sais pas mais qui sait ? En début d’enquête tout détail a son importance, Môôsieur l’inspecteur7 ! Il ne faut rien négliger.

— Comment te dire. Je ne l’ai pas observé particulièrement. Déjà, il est bien plus grand que moi, je lui donnerais un mètre quatre-vingt-dix, un corps nerveux, un visage comme qui dirait en acier avec barbe coupée ras, les cheveux crépus taillés à la brosse. Il ne s’occupe plus de l’enquête… L’affaire a changé de main.

— Pourquoi donc ?

— Par décision du procureur de la République. Hier matin mardi, celui-ci a convoqué El-Magris pour un entretien. Je pense qu’il n’a pas été content de ce qu’il a entendu de la bouche du commissaire, il lui a demandé de ne plus se mêler de cette affaire et qu’il allait la confier à la police judiciaire d’Alger centre. Le procureur motive sa décision par la nécessité d’aboutir très vite et qu’un enquêteur par trop impliqué dans la commune d’El-Biar pourrait être influencé et l’enquête s’en ressentirait. L’assassinat d’un imam en pays musulman est chose grave et risque d’entraîner des remous de toutes sortes. Les ouailles sont imprévisibles… Notre Président a-t-il dit ...

— « Notre Président », drôle de lèche-cul, le procureur…

— Le Président aurait appris la chose dès hier matin on ne sait par quel canal, reprit Hneïèche, faisant semblant de n’avoir rien entendu.

— La sécurité militaire pardi ! Rien n’échappe à la SM. Elle a l’œil partout sur tout…

— La pression de Boumediene a dû être très grande, continua Hneïèche, il ne veut pas que l’assassinat de l’imam devienne une affaire d’État, selon ce que le procureur m’a confié d’une voix basse comme si l’on était écouté.

— Malheur à la nation qui accepte de soumettre sa souveraineté à la force des armes. Je n’aime pas Boumediene et je ne veux pas en entendre parler. Voilà…

Elle cessa de masser sa jambe, ferma les yeux sans doute pour laisser s’évacuer la colère suscitée par l’évocation du nom de celui qui chassa son Ben Bella au moyen d’un coup d’État.

Hneïèche qui n’aimait pas la voir en colère, se leva et tête basse alla se servir un verre d’eau au robinet de la cuisine.

— Reviens et finissons-en, lui demanda-t-elle d’une voix lavée de toute irritation.

— Oui Mâ…

— Si j’ai bien compris, tu as vu le procureur. Quand est-ce ?

— Hier dans l’après-midi. Tu sais que mon fils passe son baccalauréat, comme hier, jour du début des épreuves, je ne suis pas allé au travail pour l’accompagner et l’attendre à la sortie. Ce qui fait que mon patron, le commissaire d’Alger, a mis du temps pour me mettre la main dessus Après un briefing très général, il m’a envoyé chez le procureur de la République. Celui m’a mis au courant de son entretien avec El-Magris.

— Il y a une chose qui ne va pas.

— Quoi donc Mâ.

— D’après ce que tu m’as dit, l’Imam qui a bien conduit la prière du soir du vendredi et a dirigé une longue discussion sur le mariage mixte, a dû être assassiné un peu avant ou après minuit. Mais son corps n’a été découvert que dans la nuit du lundi par hasard par un ivrogne…

— Tels sont les faits…

— Si je comprends bien, aucun familier de la mosquée ne l’a vu pendant trois jours. Et surtout aucun ne s’est inquiété de son absence. Qui a donc conduit les cinq prières de samedi, dimanche et lundi ? Qui ? L’Imam, célèbre pour sa droiture et la propreté exemplaire de la maison d’Allah, doit avoir des milliers d’adeptes, il disparaît comme ça pendant trois jours sans que personne ne s’en émeut, ne s’interroge ni ne donne l’alerte…

— C’est étrange en effet…

— Plus qu’étrange – absurde !

— Cette question n’est pas venue dans mon entretien avec le procureur

— Hum…

Hésita puis ajouta…

— Ah, Hânou, Hânou…, tu oublies toujours l’essentiel, le moqua-t-elle, mi – tendre mi-railleuse. Aide-moi à redresser le coussin, tu veux bien ?

Content de s’entendre appelé de nouveau Hânou, diminutif qu’il adorait entendre dans la bouche de la femme à qui il doit sa renommée, il s’empressa de prendre le coussin, de le secouer, et de le remettre derrière le dos de Mâ. Tous ses gestes exprimaient sa satisfaction.

Elle a tant d’affection pour moi qu’elle ne peut m’en vouloir longtemps, pensa-t-il ému, je lui dois tellement… Tout en vérité… Et tel un enfant qui vient de recevoir un formidable cadeau, il revint s’asseoir, un sourire béat illuminant son visage.

— J’ai mal dormi, je suis un peu embrouillée, je ne vois pas très bien les bonnes questions à poser. La seule chose qui me frappe dans ce que tu as raconté, c’est ce commissaire, El-Magris qui instantanément a reconnu la dépouille de l’imam et mieux encore, a déclaré qu’il n’a pas été tué sur place. Bon. Laisse-moi digérer tout ça. Quant à toi, une visite à la mosquée « Yves Rocher » ne serait pas inutile. Tu peux y aller.

Elle entendit la porte se fermer derrière Hneïèche. Elle croisa ses mains sur son opulent ventre et ferma les yeux. Elle ne se sentait pas d’attaque. Pas encore. C’est bien que Hânou soit enfin venue la voir. Et encore mieux de lui avoir confié l’enquête se dit-elle. Elle hésitait entre se lever ou ronronner encore quelques minutes en attendant le retour de P’tit Omar. Et surtout ne penser à rien, faire le vide. La nuit, le monstre était venu hanter son sommeil. Ô, Allah, empêche-le de venir me gâcher ce bon moment. Souffle-moi comment l’extirper jusqu’à la dernière image de mes pensées. Chose impossible, il est en moi comme une seconde peau qui a fusionné avec l’épiderme, faut-il que je sois l’équarrisseur de moi-même.

L’ordure ! la vermine – Castrona dit le « Maltais », l’homme qui l’acheta, oui c’est bien le verbe acheter qu’on emploie pour se procurer un kilo de patates ou de semoule chez l’épicier, il la paya à son père lorsque celui-ci s’apprêtait à s’en débarrasser comme on se débarrasse des encombrants. Cela à peine cinq jours après la mort tragique de Mouloud, tué par des soldats qui patrouillaient dans les environs de la mechta de Sidi-Khaled – une bévue expliqua le commissaire de police. Oh ! yeux de l’ombre, le témoin qui, tapi derrière un arbre, observa toute la scène de sa défloration, étranglé par le désir et déchiré par la jalousie, car il aimait la jeune fille et la suivait à la trace, ce témoin donc décida de la dénoncer à ses parents, comme si la disparation de Mouloud lui fermait la voie au lieu de lui en ouvrir une vers le cœur de la jeune Fâtouma. Trop d’amour tue l’amour. « Un imbécile voilà tout, ce Mohand ! » tel était le commentaire qu’elle assigna définitivement à la chose, l’accompagnant chaque fois d’une moue de mépris.

D’un commun accord, mère et père décidèrent de la punir à la hauteur de son crime que représentait à leurs yeux la perte de sa virginité et le déshonneur qu’elle ne manquerait pas d’entraîner, et qui valait aussi un adieu définitif à un riche mariage – un des fils du chef du village par exemple, ce qui les sortirait définitivement de la misère.

Avant de se faire attraper par son père, qui, dans un état d’hystérie, pestait à faire trembler les arbres et même les pierres, menaçant de la découper en morceaux, l’adolescente, oh, vivacité d’esprit de la pulsion amoureuse, eut pour premier réflexe d’enlever le précieux khalkhal pour le mettre à l’abri dans la poche intérieure de sa robe, poche confectionnée à l’insu de sa mère.

La bastonnade, servie comme entrée, fut suivie de trois jours de clouage à un arbre, pieds et mains liés et bâillonnée de peur qu’elle n’ameutât le voisinage par ses cris. La soif et la faim, ajoutées au stress, la plongèrent rapidement dans un tel état d’abattement que sa mère, la supputant à la porte du trépas, suggéra à son compère de mari d’emmener la prisonnière dans le quartier arabe d’Aumale et de l’abandonner quelque part. Se ralliant à cette idée, le père partit avant même le premier blêmissement du ciel, faisant avancer devant lui l’adolescente, la relevant sans ménagement lorsqu’elle trébuchait d’épuisement. À mi-chemin, deux gendarmes à bicyclette passèrent non loin sur la route, observèrent la scène sans réagir outre mesure, sinon le saluant d’un geste voulant dire, va s’y vieux chenapan, tue ta fille si l’envie t’en prend, nous on n’a rien vu. Impossible d’oublier le martyre vécu ce dimanche 19 juin 1955. Impossible en effet, impossible parce que la salinité des larmes qui noyèrent sa bouche, l’obligeant à se démener comme une folle contre l’étouffement, en encre indélébile, s’incrusta dans sa langue, installant en elle une sorte de réflexe pavlovien qui faisait que tout goût prononcé du sel ravivaitautomatiquement l’épisode dans tous ses détails et toutes les souffrances s’y afférant à en avoir la chair de poule.

Castrona n’était pas n’importe qui, il jouissait dans la ville d’Aumale de l’estime et de l’admiration de tous, colons comme indigènes. C’était un bel homme, la quarantaine, grand, un visage superbement proportionné, le nez digne d’Apollon lui-même, un menton en arc de cercle, une tignasse poivre et sel de professeur peignée avec soin, les yeux vifs et toujours le sourire aux lèvres. Rien dans son physique comme dans ses manières ne pouvait donner à penser qu’il serait capable de noirceur. Bref, l’expression « on lui donnerait le bon dieu sans confession » s’appliquait parfaitement à lui. Il cultivait son image avec adresse, audace, éloquence et un sens très étudié de la désinvolture qui rendait sa personnalité si attachante aux yeux de ses concitoyens. Tout donnait à penser qu’il devait l’alias de « Maltais » à nul autre qu’à lui-même, et que ce surnom fut pensé pour lui servir d’image de marque dans une stratégie de communication, l’enrobant d’un parfum de mystère et d’exotisme. Il intriguait un peu par ses fréquents voyages à lamétropole, effectués toujours en bateau, à quoi il répondait en invoquant son métier d’agent d’import/export ; l’amitié qu’on avait pour lui fit qu’on se contentait de cette explication. Son emploi du temps journalier était finement étudié de façon à se donner des relations utiles à ses affaires dans les deux communautés. Une grande partie du matin, il la passait dans le quartier arabe où il arrivait tôt pour prendre son café et déguster des beignets chauds et croquants, frits dans un bassin d’huile, pour ensuite passer quelques heures à raconter des histoires drôles sur les Français aux commerçants arabes et autres notables de sa connaissance, sans jamais oublier de faire comme un vautour tournoyant dans le ciel, fouillant les environs de son regard perçant à la recherche d’une bonne proie. L’après-midi était réservé aux notables du camp des maîtres qu’il rencontrait dans « L’As de cœur » et autres établissements huppés, sirotant l’apéro tout en les faisant rire aux éclats avec des anecdotes salées se rapportant, invariablement, aux mœurs musulmanes. En résumé, c’était un homme d’affaires d’une rare acuité et talent. Castrona traitait de tout, sans répugnance aucune, le seul critère étant l’excellence du gain, il pouvait acheter une récolte sur pieds, exporter vers la métropole une cargaison d’opium et même répondre au besoin d’une famille en quête d’un enfant à adopter, tout cela fait avec toujours les mêmes mots à la bouche, ah ! mais c’est pour rendre service, lorsqu’il faut tirer un ami d’un grave ennui je ne regarde pas aux dangers ni à la dépense, déversant ainsi des tonnes de balivernes avec un art consommé de la persuasion.

Castrona finissait son troisième beignet lorsque le père et la fille passèrent devant lui. Éperonné par son admirable flair, il laissa tomber le beignet dans l’écuelle, releva la tête, piqua du regard la jeune fille, saisi tout à la fois par son état de maltraitance et la finesse de ses traits que sang et ecchymoses n’arrivaient pas à gommer complètement. Faisant comme si l’adolescente n’était pas moins fraîche qu’un gardon, il s’adressa au père avec la gentillesse qu’on doit à un homme respectable, en arabe s’il vous plaît :

— Oh, mon brave, comme il est devenu difficile d’élever une jeune fille de nos jours ! Vous faites bien de sévir…

— Passez votre chemin s’il vous plaît. Je ne vous connais pas, laissez-nous tranquilles.

Dans le film qui se projetait dans sa tête, Fâtoum considérait l’intervention de l’homme d’affaires comme un cadeau de dame providence, un instant de répit qui lui permit de souffler. Son esprit étant embrouillé par tant de sévices, elle entendait les mots sans en saisir tout à fait le sens. Mais la voix chaude et mélodieuse de l’homme, dont elle percevait la silhouette comme au travers d’un épais brouillard, eut sur elle l’effet d’un flacon de sel qui ramène à la vie. Pour le remercier, elle pria Allah de lui ouvrir toutes grandes les portes du Paradis, souhait dont elle ne pouvait pas se remémorer l’invocation sans que l’amertume lui brûlât la langue. Après quoi elle récita la « Fatiha » dans l’espoir que cette trêve se prolongeât au possible. Elle sentit la brise matinale lui balayer le ventre sous la robe et lui caresser le visage, une bouffée d’air frais lui ramona les narines, elle frissonna, toussa, renifla comme un enfant cessant de pleurer. Essayant de se concentrer, elle tendit l’oreille pour écouter et essayer d’entendre ce qui se disait :

— Mon ami, tous les gens du quartier arabe savent qui je suis, savent aussi que j’aime rendre service quand je le peux, et je pense qu’en ce qui vous concerne, je le peux, reprit Castrona après un silence.

— Je n’ai besoin de l’aide de personne, ce que j’ai à faire ne regarde que moi, rétorqua le père.

— Sans doute, sans doute… Dites-moi un peu, tu es de Sidi Khaled…

Le père ouvrit grand les yeux d’étonnement, quelque peu épouvanté, avant de dire :

— Comment le sais-tu ? Je n’aime pas les sorciers ni les enquiquineurs…

— Je ne suis pas ce que vous dites. En faisant travailler sa tête, on apprend bien des choses. Nous sommes le 2 juin…

Le père hocha la tête en signe d’incompréhension.

— Qu’est-ce que ça peut me faire à moi !

— Ça ne fait rien. C’est juste pour te dire qu’aujourd’hui le soleil s’est levé à peu près à 5 h 45, vous avez pris la route, je suppose, un peu avant l’aurore, donc vers les cinq heures. Il est exactement 7 h 58, dit-il en regardant sa montre avant de continuer, vu que votre fille est bien malade et considérant l’état boueux des champs, vous ne pouviez pas marcher à plus de deux kilomètres par heure, ce qui fait en tout dans les six, à cette distance correspond la seule mechta de Sidi Khaled. Voilà. Il n’y a pas plus simple, conclut Castrona.

Son interlocuteur le regarda bouche bée, comme assommé par le raisonnement. L’articulation des mots échappait à sa compréhension mais leur poids l’impressionna avec cette vénération qu’ont les ignorants pour les érudits

Mâ Fâtouma n’occultait jamais la pensée qui la traversa en écoutant parler celui qui, plus tard, se montra à l’origine de son basculement dans le tapinage. Cette façon d’aligner les faits et de les atteler l’un à l’autre l’avait tellement captivée qu’elle s’était promis de tout faire pour apprendre à faire de même, de tout faire pour apprendre la magie des mots et leur implication logique.

— Pour dire les choses simplement continua Castrona sur un ton mi-bienveillant, mi-inquisiteur, voilà, la vérité est que je ne vous ai jamais vu ici dans la ville arabe, j’en conclus que vous ne venez pas en visite de famille ; je constate que votre fille est bien amochée mais vous ne l’amenez pas voir un médecin, cela pour deux raisons, c’est jour de repos aujourd’hui dimanche puis il n’y a pas de médecin dans la ville arabe. J’en déduis que vous voulez vous en débarrasser. Vous devez avoir vos raisons, je ne vous demande pas lesquelles, je ne vous juge pas non plus. Je ne veux pas me mêler de ce qui vous regarde vous seul. Par contre le sort de cette adolescente m’intéresse. J’ai toujours voulu avoir une fille. Je vous propose de la prendre sous mon aile. La meilleure solution pour vous serait de me la confier. Je suis un homme aisé et bon, elle aura tout ce qu’il faut, elle grandira dans le bonheur. En plus je vous dédommagerai, c’est bientôt le mois sacré du ramadan, et si Allah le veut, vous le passerez cette année dans la ferveur, le confort et la paix. Voici cinq bons billets de dix mille francs…

— Meu, meu…

— Par Allah, n’abusez pas de ma gentillesse. Ne soyez pas trop gourmand. Il n’y a rien à négocier, dit-il, jouant l’homme courroucé. Qu’est-ce que vous croyez, je devine parfaitement le projet que vous avez en tête. Vous avez battu à mort cette pauvre fille et maintenant vous voulez l’abandonner. C’est un grave délit, un crime même. Tu veux avoirles gendarmes à tes trousses ou quoi ? Je n’hésiterai pas… Accepte ce que je te propose, et remercie Allah de m’avoir rencontré. Allons trouver deux témoins pour établir et signer un accord en bonne et due forme… Puis adieu, je ne veux plus voir ta tronche, allons ! fissa !

Sa mémoire veillait à ne rien oublier de l’épisode de son achat par Castrona qui mena l’opération avec le cynisme des meilleurs esclavagistes. Ah ! le pervers – une force exceptionnelle dans la manipulation et l’art de tromper son monde. Le « chitane » (diable) lui – même n’aurait pas fait mieux !...

Sa gorge se serra, se serra si fort que son ventre éjectât ses deux mains croisées qui aussitôt agrippèrent le khalkhal, le triturèrent, le palpèrent, le caressèrent comme pour lui arracher l’apaisement !

II

Claudio, la Régina Ferrari et le Drivo

Après-midi Mercredi 14 juin 1970

Mâ pensa : « ce mercredi matin, P’tit Omar n’a que deux heures de cours, de 11 h à midi, il ira au “Café du Nord” faire sa partie de baby-foot avec un de ses camarades. Je me suis arrangée pour qu’il se passionne pour ce jeu, le jeu de Miloud mon bien-aimé pour toujours. J’ai tout mon temps pour me lever… »

Elle aimait fermer les yeux et penser à ce fils que le destin lui avait attribué. Elle aimait guetter le moment où il pousse doucement la porte d’entrée, enlève ses chaussures, puis, en chaussettes, traverse le couloir pour venir poser ses douces lèvres sur son front. Adorable enfant ! attentif, affectueux, gracieux, ingénieux, pétillant de santé… Ah ! s’il fallait dire toutes les qualités qui le caractérisent, il y aurait au moins autant de vocables désignant Allah Lui-même, qui selon les savants de l’Islam,encompte 99 attributs. Bien que penser cela soit une grave injure faite au Créateur, le Bon et le Miséricordieux, à Qui nul n’est comparable, elle refusait de censurer cette idée qui résumait si parfaitement toute l’excellence de son fils chéri.