Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"Masculin tranquille" explore les nombreuses nuances et attentes complexes que la société impose aux hommes : être forts mais sensibles, rustres mais délicats. À travers des réflexions profondes et des univers variés, cet ouvrage interroge si le masculin est un obstacle entre les sexes. Embarquez dans cette quête d’une nouvelle fraternité entre les femmes et les hommes, une adelphité où les qualités et les défauts se mêlent harmonieusement, offrant une vision d’une coexistence plus apaisée et compréhensive.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professionnel du cinéma,
Emmanuel John Loiseaux puise dans ses riches expériences collectives et ses nombreuses rencontres pour explorer les questions qui l’animent par l’écriture. Pour lui, la littérature est un moyen de rendre compte du monde et d’imaginer son changement.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 179
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Emmanuel John Loiseaux
Masculin tranquille
Roman
© Lys Bleu Éditions – Emmanuel John Loiseaux
ISBN : 979-10-422-3722-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Adolescente, elle l’avait perçu différent des autres garçons ; elle le sentait fortement masculin, manuel – ses mains étaient épaisses, solides, son corps trapu. Pourtant, il n’était ni bagarreur ni démonstratif ; en retrait certes, mais présent. « Qu’y avait-il derrière ce masculin tranquille ? » se questionnerait-elle.
Quelque trente ans plus tard, elle ne se doutait pas qu’elle lui avait posé la bonne question.
Elle laissait toujours un mot quand elle partait pour les « hauts plateaux » ; elle le coinçait à l’intérieur sur la grande porte du hangar qu’elle refermait derrière elle. Ce mot disait toujours la même chose : « bon vol à vous tous, je vous embrasse ! » ou « merci… merci à vous, soyez prudents ! » comme si elle partait pour la dernière fois. Elle restait là-haut souvent plus d’une semaine et revenait par un jour de temps calme entre midi et deux, son petit avion trois axes bien reconnaissable, et tous les pilotes étaient soulagés de le voir bien garé dans le fond du hangar, son ULM rouge et jaune.
Ce matin, Antoine trouva bien son petit mot, « je pars, soyez sans crainte », il ouvrit grand la porte et pensa à elle, volant sûrement depuis plus de deux heures maintenant, vers le plateau de Millevaches en bordure du Massif central. Antoine savait où elle allait. Elle partait dès le lever du jour se sachant seule et la première sur le terrain ; elle restait discrète sur sa destination. Une fois pourtant, elle s’était confiée à lui : « j’ai mon Walden à moi, une cabane, un abri, et en guise de lac… une piste de 700 mètres ».
En pleine nature…
Antoine se concentra sur le dépliage de son ULM. Arrivé depuis peu dans l’association, il avait su négocier une dernière petite place pour son ULM pliable dans un des grands hangars de l’aérodrome. En quinze minutes, les ailes seraient dépliées, les haubans fixés, les goupilles sur les différentes fixations mises : celles des gouvernes de profondeurs, de directions ainsi que les deux push-pull des ailerons. Les écrous témoins de montages. Le tuyau pour l’anémomètre « mis ». Il lui fallait procéder ainsi, check-list en main, sur le parking en bordure de piste, délimité par de nombreux plots jaunes largement espacés.
La nature s’éveillait, la rosée encore sur l’herbe. L’air se réchauffait, un chevreuil traversa la piste. Des oiseaux conversaient, plus tard, un renard flaira les plots jaunes de l’entrée de piste. Autour d’Antoine, rien ne se passait. Et pourtant tout allait advenir… La piste – large pour les planeurs, longue, et toute en herbe – la piste, elle-même, promettait du changement… Dans cette paix immense qui régnait encore, Antoine effectuait sa visite prévol ; vérifiant les détails et la vue d’ensemble de son appareil. Bientôt, une hélice brasserait l’air, frein serré, un moteur chaufferait dans l’air calme de ce beau jour de février.
— Tu t’en vas ?
— Je vais cueillir des aubépines.
Elle contourne la voiture et s’approche du buisson. Elle casse deux petites branches bien fournies de minuscules fleurs blanches. Léon regarde au loin à travers le pare-brise. Sa portière est ouverte.
— Tu es soucieux ?
— Je réfléchis.
Léon lui fait part de ses pensées sur le pouvoir qu’il doit prendre, qu’il hésite à prendre, qu’il n’a pas cherché à conquérir ; il sort de la voiture. La caméra se détache d’elle et le précède. Ils marchent ensemble ; elle rentre à nouveau dans le cadre. Plan à deux ; travelling arrière sur le chemin.
— … Le moment est venu, mais franchement j’aurais pu rêver meilleure situation…
— Parce que tu pensais accéder au pouvoir dans des conditions idéales ? Tu te vois disant aux électeurs qui ont voté pour toi : je m’en lave les mains ; je rentre à la maison et j’écris… une suite à mon essai sur le mariage pour dénoncer l’existence insupportable que Thérèse m’impose ! Absurde, non ?
— Pourquoi, mais pourquoi faut-il que je dirige ce pays en pleine crise économique ?
— Si tout allait bien, ce bon vieux pays aurait encore voté à droite… C’est dans les moments difficiles qu’il tourne à gauche.
Ils s’arrêtent, se font face.
— Je gouvernerai Thérèse – ils se rapprochent – je te dirais comme ce vieux militant que j’ai rencontré hier : enfin, les difficultés commencent ! C’est important que tu sois là ; tu le sais bien…
— Bien… coupé !
Claude se lève et va parler aux comédiens ; il fait rire Dominique Labourier sur son expression moqueuse et conforte Claude Rich.
— On fait la même. Après, on fera deux « pick-up » sur toi Thérèse et pour la fin.1
« Les prénoms sur le tournage se mélangent », pense Nathanaël en se remettant en place.
Après deux répétitions, ils en sont à la première « bonne prise ». Nathanaël se cale sur les pas des acteurs qui eux-mêmes prennent des repères sur le chemin et l’un sur l’autre, sur leurs phrases, sur leurs mouvements, avec, d’une prise à l’autre des variations, des trouvailles, des subtilités de jeu qui en créent d’autres, presque à l’infini. Nathanaël les observe ; inconsciemment, cherche dans leurs façons de jouer ses propres repères ; ceux qui se répètent, se fortifient, ceux qui se cherchent encore. Il anticipe leurs départs, leurs arrêts ; dose, trop, trop peu ; est surpris, se rattrape… « C’est parfait », l’avait rassuré Claude Goretta quelques jours avant dans les jardins de l’Assemblée nationale alors qu’il cadrait trois, puis cinq députés : « Ce n’est pas grave si l’un sort un moment du cadre puis re-rentre, c’est la vie, le hors champ ! »
« Ce cadre en mouvement », en ce moment précis, c’est de la vie, pensait Nathanaël ; oui, c’était tout à la fois s’accorder avec le mouvement des acteurs, mais aussi accepter les accidents, les accueillir même ; une façon imprévue de rendre cette fenêtre sur l’histoire, imparfaite, comme la vie.
— Moteur.
— Tourne au son.
— Annonce.
— Séquence 28/2, scène 3, quatrième.
— Cadré.
— Et… Action !
Nathanaël précède Thérèse qui contourne la Traction, la suit vers le buisson d’aubépine, elle coupe deux brins, regarde Léon dans la voiture.
— Tu es soucieux ? Nathanaël reste sur elle.
— Je réfléchis…
— À quoi ?
— Au pouvoir…
— … Eh bien, laisse le pouvoir aux radicaux…
À cette phrase, elle s’engage sur le chemin ; c’est comme une invitation à laquelle Léon répond. La caméra glisse d’elle à lui ; il se lève et la rejoint. Nathanaël en quelques pas rapides précède Léon et refait entrer Thérèse dans le cadre, se cale sur leurs pas lents. Ils sont trois techniciens à marcher ainsi en arrière devant les acteurs : Nathanaël au Steadicam. Luc, l’assistant caméra, télécommande en main, évaluant les distances, faisant passer la mise au point d’elle à lui quand elle amorce sa sortie de champ. Et Étienne le perchman, concentré sur ses propres repères, le micro hors champ au-dessus du cadre, attentif aux répliques, à l’angle du micro. Plus loin sur le chemin, à une quinzaine de mètres, Claude, Dominique, le directeur de la photographie et Aurélie la scripte scrutent l’image sur un moniteur. Le réalisateur et la scripte ont leur siège pliable, Dominique est sur un cube. L’ingénieur du son aussi a son retour image ; posté derrière sa roulante, casque sur les oreilles, il écoute, l’équilibre des voix, ses doigts sur les faders coulissants de sa console. À côté, Fabien, l’assistant-réalisateur, regarde la scène et pense à anticiper les prochaines séquences au manoir, le décor de l’après-midi et des deux jours suivants. Après la prise, il enverra les électros manger pour qu’ils puissent faire un pré-lightau manoir. Catherine est déjà là-haut avec son équipe déco. Julien, l’assistant régie, ira la chercher pour la coupure repas ; son équipe mangera en décalé, sauf s’ils ont fini. Max, le régisseur, a prévenu la cantine ce matin : les électros mangeront avant l’équipe.
Élisabeth ouvrit un œil à l’aurore comme à son habitude, distingua la branche devenue familière et l’arbre à travers le hublot, tout près de la capucine. Une lumière faible et encore bleue de la nuit. Elle aimait tant être là, songea-t-elle, et son homme à côté d’elle ! La nature et son homme ! Et elle replongea dans la pensée de ce bien-être de la nuit et dans la présence de cet être qu’elle aimait.
Il l’avait rejointe à Thiézac dans le massif cantalien et, comme à chaque fois après ces moments solitaires, ils avaient contourné la personne qu’ils ne croyaient plus connaître ; une approche prudente, timide, joyeuse, audacieuse ? Comment la qualifieraient-ils depuis toutes ces années de vie commune ? Confiants, se laissant être vus, ils savaient comment se détendre peu à peu et se parler ; par petits essais, ils se livraient ces détails, se racontaient ces anecdotes vécues sans l’autre qui, peut-être, avaient changé dans le contour de soi.
Leur musique reprenait. Le soir venu, ils se prépareraient à manger, installeraient leur table pliable dans les herbes folles au large du pick-up, disposeraient une bonne bouteille et de beaux verres, dans une mise en scène étudiée et unique, car tel était leur rituel. Alors, regardant le champ, la lumière dorée et leurs visages, leurs désirs renaissaient, patients, et s’élevaient en silence, sûrs qu’ils étaient de s’unir à nouveau.
Un chemin montait dans le relief doux et boisé du Cantal, en bordure du champ dans lequel elle avait placé – discrètement – le pick-up-capucine. Il distribuait encore des champs formant des clairières de plus en plus petites, de plus en plus pentues. Au dernier champ, des indications inscrites sur des panneaux de bois ouvraient aux randonnées et le GR s’engageait alors plus franchement vers le col. Quand on l’empruntait au matin d’une journée ensoleillée, on devinait à travers les hautes branches, les formes nues des monts. Ce sentier, on le sentait, resterait sur les hauteurs ; sa façon d’épouser le haut des courbes dans les bois, pour ensuite affronter sans détours les pentes plus fortes de la montagne. C’est ce qu’elle avait deviné la première fois. Car depuis quatre jours qu’elle était sur place, elle remontait là-haut, refaisait la même randonnée. Aujourd’hui, elle laissa à Pierre l’honneur d’ouvrir devant elle ce beau chemin de crête.
Ils marchent en silence depuis un moment, profitant chacun des montées et des replats pour sentir à leur manière leur corps en action ; leurs jambes se délier, leurs muscles s’échauffer, leurs pensées vagabonder… Les petits bruits, les fines odeurs, une trace d’animal, la texture d’une écorce ; leurs regards, par instants distraits du chemin par le mouvement des branches, par l’envol des oiseaux, leurs cris d’alerte. Et la lumière… « Le soleil en contre-jour qui détache chaque détail des arbres, des pierres, des plantes… Est-ce que nous pouvons vraiment rendre compte du détail du monde ? » se questionnait Pierre.
Puis dans le même souffle, se sentir aborder le fort dénivelé, le pas plus court, leurs rythmes trouvés et la respiration du corps calée sur leurs pas.
Élisabeth adore cette sensation, cela a toujours été un recommencement chez elle, comme si sentir l’effort de son corps la faisait renaître à l’espace autour d’elle… Arrivés en haut du mont et avant la douce descente vers le col, ils admirent la vallée, les monts ensoleillés, le col tout proche.
— Je voudrais vivre toutes les journées jusqu’à être très vieille… je suis bien là, regarde ça… C’est simple d’être dans la nature, je me disais cela en montant. Pas de questions, pas d’interactions avec d’autres humains, juste se déplacer, respirer…
— Et moi alors ? dit-il, moqueur.
— Toi ? Je te sens dans ton élément aussi, tu avances… tu as l’air de maîtriser l’espace !
— Waaf ! C’est vrai, j’aime cet effort, j’aime monter…
Alors tu préfères être seule ou que je sois là ?
— Les deux, mon capitaine… On partage ça, on a de la chance… on descend ?
— Oui.
— …
— Mais tu vois, j’ai l’impression quelquefois que je ne suis bien que dans la nature. D’avoir été, par moments, saturée du monde, du monde humain, l’actualité, la culture même, les petites histoires de chacun, tout ce bruit de fond. Je ne sais pas comment dire… de traverser les arbres, c’est simple, de marcher sur ces cailloux parmi toutes ces bestioles, ces animaux que je connais un peu et tout ce vivant tout autour, ces plantes, ce monde végétal que je découvre, cette terre, ce brin d’herbe, ce lichen qui vient de si loin… j’ai l’impression de prendre naturellement ma place, d’être vivante parmi ce vivant… Alors oui, je veux vivre vieille, très vieille ! …
— Un peu seule et avec moi ?
— Oui !
— Même vieux, très vieux ?
— Oui !
Pierre aimait l’écouter, la retrouver, et avec elle, il était effectivement dans son élément. Il l’avait rejointe après six jours passés dans les tourbières près de Peyrelevade. Il y tournait ses dernières séquences avant son exposition sur l’île de Vassivière, lieu de sa résidence.
Il était même très content de marcher, de grimper dans la montagne sans y questionner ses ressentis, sans réfléchir à l’image qui pourrait enfin les transcrire… il pensait encore s’être fourvoyé, perdu, que ses images n’étaient pas ce qu’il avait voulu ; mais il avait l’habitude de n’être pas satisfait de son travail…
Il laissait donc soigneusement cela en lui ; comme si le présent – Élisabeth, le chemin, l’air frais, le soleil – aidait ce passé à « redescendre ». Plus tard, il se comprendrait mieux, plus tard, il lui en parlerait.
« Elle avait compris quelque chose d’elle-même », se dit-il.
En la regardant, en l’écoutant, il pensait juste qu’il l’aimait, qu’elle était formidable, riche de ses expériences. Et qu’il était, lui aussi, vivant et à sa place à côté d’elle ; heureux, chanceux, de l’écouter, sa femme. … Lui revenait cette phrase de Thoreau qu’un auteur, récemment, avait cité à la radio : Qu’est-ce que je peux faire pour mon ami ? : être juste son ami.
Anaïs avait pris la parole et la modeste assemblée réunie, retranchée dans l’Accueil breton et réchauffée au débat en cours, l’écoutait inventer son utopie…
— … Car ce que tu as dit sur le travail, je ne suis pas d’accord : il n’est pas toujours aliénant. Les métiers ont évolué, et le sens des mots évolue aussi. Tu vois, je pense que, quelquefois, l’étymologie est un piège ou une facilité ; ça ferme le débat, travail égale torture, torture égale exploitation, exploitation égale aliénation, fin de la discussion. Alors que beaucoup de gens s’éclatent dans leur travail… On peut penser à l’artiste, l’écrivain, le danseur, mais pas que : le chef d’équipe d’un chantier, la prof que je suis qui mène sa classe, son cours, l’artisan qui…
— Et l’ouvrier, l’employé, la caissière qui trime sur les mêmes tâches toute la journée, c’est pas aliénant, ça ?
Une voix s’était imposée. « Rémi toujours en dehors des clous sur les règles », songea Romain.
— Laisse-la développer et fais des signes, dit-il.
Ils avaient instauré ensemble tout un arsenal de gestes pour que l’assemblée exprime sans interrompre, ici, une approbation, un désaccord, là, un « c’est trop long » ou « je veux revenir sur ce point », mais souvent le débat vivait de lui-même, s’affranchissant joyeusement des limites qu’on lui fixait.
— Eh bien justement, si j’avais une utopie, puisque c’est la question posée avec ce revenu universel, ce ne serait pas d’abolir le travail, mais bien que l’on soit moins con dans le partage de certains métiers durs, pénibles ; ces travaux qui restent à faire malgré les machines, l’informatique, les algorithmes, les technologies, que sais-je !
« Il y en a qui triment comme tu dis », reprit Anaïs, d’autres au chômage, d’autres encore surchargés d’un travail qui les passionne, mais qui finissent en « burn-out »…
Donc, oui, du temps pour soi, comme vous le disiez, madame, mais je rêverais d’autre chose encore, et puisque vous citiez Nietzsche sur les « deux tiers du temps pour soi », je vais reprendre l’idée du premier Marx : d’avoir plusieurs métiers, plusieurs compétences, il imaginait l’homme total – j’ajoute la femme totale ! – soudeur le matin, peintre, écrivain, chercheur l’après-midi, ingénieur, jardinier et poète le soir… du travail, donc, qui n’en est plus. Et pour les tâches rébarbatives, pénibles, en prendre aussi ma part…
Oui, voilà où je voulais en venir – et je finis, Romain, promis ! – c’est « faire des choses ensemble » qui a de la valeur pour moi. Avec effort ou sans effort. Ce serait cela mon utopie : me sentir à mon poste dans des équipes, à ma place à construire des routes, à photographier, à soigner, à transmettre, à interroger, à fabriquer des machines, des films, des ponts, des émissions de télévision… oui, je serais heureuse s’il fallait, quelques heures, quelques après-midi, être caissière, surveillante ou sur un chantier en pleine chaleur, si je savais que ce travail est partagé entre nous tous.
L’important ce n’est pas de se libérer complètement du travail – on s’emmerderait ! – mais d’avoir, dans notre part de travail, le luxe de se sentir créatif, le sentiment de s’améliorer, d’être bon, d’avoir cette marge-là et surtout, que ces parts soient partagées ! Et variées !
À l’heure des algorithmes intelligents, ça devrait être possible, non ? De se partager le bon et le mauvais travail ?
Romain lui sourit, lui, le maître du temps et de la distribution de la parole, qui lui disait souvent de réduire ses interventions. Pourtant il admirait toujours la dimension de ce qu’elle disait. Peut-être parce qu’elle rentrait par une autre porte dans le débat, que personne n’avait vue ; une faculté de voir avec plus de hauteur ou de plus loin. Elle lui disait souvent : « il faut donner de l’air au débat », comme si nous étions tous le nez dans le guidon de nos opinions. Il éprouvait de la fierté à la voir ainsi ouvrir d’autres champs, susciter d’autres réflexions, s’éclater finalement, et puis creuser de ses mains le sens de leur association.
Au début du projet, de former des assemblées citoyennes qui se tiennent, ils étaient quatre, quatre dans l’aventure. Ils s’étaient rencontrés lors d’un grand débat organisé par les maires au niveau national, avaient sympathisé. Jacques, Thomas, Anaïs et lui avaient pris leurs contacts respectifs et promis de s’appeler vite ; et c’est ce qu’ils avaient fait.
Les gens qui font du cinéma le savent : recomposer une partie de la réalité est une gageure. Imaginez que vous teniez une caméra dans cette rue qui s’ouvre sur une place où se déroule un marché. Il y a un café, avec sa terrasse, peu remplie encore, un bel immeuble au fond, un arbre devant. La rue est piétonne, l’espace devant vous est libre. Fermez même la perspective pour diminuer le champ et enregistrez la scène. Une minute de plan.
Et demandez-vous pourquoi cette dame passe aujourd’hui habillée de ce long manteau rouge, et ce jeune homme sur son vélo zigzaguant et évitant l’enfant devant ses parents, ce rouge-gorge sur cette branche dénudée et son chant comme s’il marquait son territoire pour le printemps qui vient, le garçon de café, l’ambiance sonore de ce début de marché, les paroles d’un jeune couple et le rire de la jeune femme…
Un petit bout du réel tel qu’il se déroule. Capturé.
Si vous deviez, malgré tout, retourner cette minute en y rajoutant, par exemple, un personnage… il faudrait rattraper la dame en rouge et le jeune homme à vélo, et l’enfant, le jeune couple et l’oiseau… Il faudrait les faire se re-croiser et avec la même aisance, la même évidence ; le jeune homme aurait-il la même inclinaison de son vélo, la dame son air amusé parce qu’elle venait d’avoir, enfin ! son fils au téléphone, toujours blagueur – son fils qui, dix minutes plus tôt, parce qu’il faisait la queue devant cette affiche de cinéma et qu’il était en avance, s’était rappelé son message à elle ?
Y aurait-il le même courant d’air dans les cheveux du garçon, la même intonation dans le rire de la jeune femme ?