Par hasard… - Dominique Détune - E-Book

Par hasard… E-Book

Dominique Détune

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Beschreibung

Par la force du hasard, un homme désabusé, à Belleville, sans but et à la recherche de rien, fait une rencontre, lit un manuscrit et voit sa vie bouleversée. Le temps passe et ses interrogations sur la vie l’entraînent dans un monde inconnu où il trouvera la vérité… Tous ces évènements sont-ils réellement le fait du hasard ? La réponse à la question se trouve entre les lignes de cette aventure singulière riche en rebondissements.

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Seitenzahl: 652

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Dominique Détune

Par hasard…

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique Détune

ISBN :979-10-377-5874-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un jour, tu verras, on se rencontrera, quelque part, n’importe où, guidés par le hasard…

Mouloudji

Le hasard nous entraîne parfois dans des méandres dont il définit la mouvante géographie au gré de ses désirs…

Le hasard ou la volonté que l’on a de voir le cours des choses devenir différent.

Surtout différent.

Inventer des mots, des personnes, des sentiments, des lieux, des scènes, des rêveries, des craintes, des angoisses, des désirs, des joies, des peines, un passé, un présent et des futurs probables…

Est-ce possible ?

Tout un univers…

À défricher.

Et puis…

Et puis voilà, mes pas me font déambuler sans fin, sans but et sans raison aucune, dans les rues de Paris.

Paris qui rêve et qui s’agite ou Paris qui dort, Paris qui n’est que le labyrinthe du chemin sans fin de mes pensées et de mes interrogations.

Il faut se méfier de tout et ne croire en rien.

Ou agir à l’inverse de cette maxime ?

Nos chemins s’étaient croisés, par hasard, à la terrasse de la Vielleuse au coin de la rue de Belleville et du boulevard du même nom.

Elle arrivait de nulle part.

Ou d’ailleurs.

Elle ne cherchait rien.

C’est du moins l’impression qu’elle me fit quand elle vint s’asseoir à côté de moi.

Juste une impression.

Comme un léger courant d’air…

Moi, je prends des photos de Paris.

J’essaye d’en vivre.

Parce que prendre des photos, c’est vivre ?

Il faut faire avec.

Toujours faire avec…

Il faut toujours composer avec quelque chose, histoire de croire, encore un petit bout de temps, que l’on est vivant…

J’écris aussi des livres.

De vagues romans.

J’invente des histoires où je parle du mal de vivre que je traîne, inlassablement, depuis trop longtemps.

Et pour toujours, peut-être…

Je les écris presque à la chaîne… avec toujours les mêmes thèmes récurrents : tous ces cauchemars que le monde, dans lequel nous vivons, nous balance chaque jour sur les petits écrans.

Comme si les images de la télévision devenaient soudain plus réelles que la réalité elle-même.

Et mes angoisses, mes craintes, peut-être même mes désirs refoulés.

Qui cela peut-il intéresser ?

Juste moi ?

Je ne le sais même plus…

Et cette histoire que je raconte, qui n’est pas la mienne, mais celle de rencontres improbables, pouvait-elle se passer ailleurs qu’à Belleville ?

Lundi 1er octobre 2007

16 heures 15

Ce que nous appelons hasard n’est et ne peut être que la cause ignorée d’un effet connu.

Voltaire

J’étais à la terrasse de la Vielleuse.

Une bière, une cigarette, des idées qu’on laisse virevolter dans la tête, allant à gauche, à droite.

Et moi, suivant des yeux la foule, tous ces gens qui rentrent ou sortent du métro…

Autour du café, Belleville qui s’agitait.

Belleville qui est elle-même…

Immuable.

Elle vint s’installer à la table juste à côté de moi…

Et immédiatement, elle happa mon regard.

J’ai cinquante ans en magasin et elle, certainement, vingt-cinq de moins.

Cinquante ans…

Ça paraît vieux pour les uns et gamin pour les autres…

À peine assise, elle s’adressa à moi sans le moindre préambule :

« Tu rêves, là ?

— Ouais, je répondis, un peu surpris, interloqué. En regardant les gens qui passent, j’imagine plein de choses…
— Et ça t’apporte quoi ?
— Rien. Plutôt si, l’illusion d’être vivant. »

Elle me lança un regard interrogatif et me dit :

« L’illusion d’être vivant, tu déconnes là ?

— Attends. Ça veut dire quoi, pour toi, déconner ? Courir après un autre soi-même ? Non, je suis là, je n’attends rien et je regarde. Ça signifie peut-être simplement que je guette, comme je te l’ai dit, les âmes qui passent.
— Mais tu es d’un autre monde… Il n’y a plus d’âmes dans cette Humanité. Tu rêves ou alors tu te nourris d’illusions. Ce qui revient presque au même.
— Je rêve… C’est peut-être un luxe maintenant, mais je laisse mes pensées vagabonder où bon leur semble et je m’invente des histoires.
— Des histoires ? Quel genre d’histoires ?
— Je regarde quelqu’un et j’imagine sa vie : son passé, d’où il vient, ses désirs, ses tourments. Je me fais tout un scénario.
— Il n’empêche que tu rêves avec ton reflex sur les genoux. Ça, ce n’est pas le truc innocent ce genre d’engin qui ne peut prendre que des illusions de photos…
— Illusions ? On dirait que tu n’as que ce mot à la bouche. De toute façon, il n’y a que cela dans ce monde, alors je les capture comme elles viennent. Si elles veulent bien pointer leurs museaux et que j’ai le temps d’ajuster mon tir.
— Tu es une espèce d’illusionniste en fait… ou un chasseur qui s’ignore.
— Je déteste la chasse ! J’ai déjà tellement de mal à écraser une mouche… Alors…
— Je vois.
— Et que vois-tu ?
— Une belle image. »

On s’est fixé du regard.

Bien dans les yeux, là où il n’y avait pas de recul possible.

Pas la peine de sortir l’objectif grand-angle et encore moins le fish-eye.

« Moi, je suis une rêveuse.

— Oui… »

Je doutais que ma réponse sibylline ne la satisfasse.

« Je suis rêveuse et pourtant je ne crois en rien… Je ne crois plus en rien, si jamais j’ai cru un jour en quelque chose…

— Ça ne tient pas debout ton histoire. On ne peut pas rêver sans croire en quelque chose…
— La preuve que si.
— Je ne sais pas. J’avoue que je n’ai jamais trop réfléchi à la question.
— Vous êtes tous les mêmes… Vous ne voulez pas vous remettre en question…
— C’est pourtant ce que je fais à longueur de journée.
— À toi de prouver que tu n’es pas comme les autres ! »

Et puis je n’aime pas être mis dans le même sac que les autres, leur ressembler, c’est un peu comme être désidentifié…

Je lui ai quand même offert une bière.

Sans qu’elle ne me le demande.

Elle a commandé une brune épaisse, celle qui arrache l’œsophage et fait se tordre les boyaux.

J’étais courageux, j’ai fait comme elle.

Elle semblait n’avoir peur de rien et paraissait pourtant si fragile…

Je lui ai dit de venir s’asseoir à ma table.

« Tu as envie de quoi ? m’a-t-elle lancé comme réponse à mon invite.

— Rien. Enfin si… de prendre la photo qui… je ne sais pas… bredouillai-je.
— Qui quoi ?
— Qui décrira le quartier… l’image unique qui le symbolisera…
— Arrête tes conneries… Il n’y a pas de photos à faire ici ni ailleurs. Il n’y a plus rien à imprimer sur de la pellicule même si tout est en numérique maintenant. Tout a foutu le camp. Il n’y a juste qu’à rêver. Tu sais encore rêver, je crois. Je veux dire rêver vraiment.
— Ça m’arrive…
— ça t’arrive ? Je ne pige pas…
— Tu ne piges pas quoi ? ça m’arrive de rêver, c’est tout…
— Et le reste ?
— Le reste ? C’est quoi ?
— C’est quoi ? Ne fais pas le con… Le reste… le cul, la baise, le désir, les petites nanas… Vous êtes tous les mêmes, on vous tend des perches et il n’y a rien qui vient, juste de vagues mots qui n’ont aucun sens…
— C’est toi qui le dis…
— Moi, je dis tout…
— On dit toujours tout ? Tu en es sûre ?
— Je ne sais pas… J’essaye de tout sortir même si des fois ça ne fait pas plaisir. »

Elle m’a longuement dévisagé puis finalement m’a lancé :

« En fin de compte, tu n’es peut-être pas comme les autres…

— Les autres ? Quels autres ?
— Ceux qui ont la queue qui leur pend entre les jambes et qui ne savent pas quoi en faire. À part… tu vois ce que je veux dire…
— La queue ? Ce n’est que cela un mec pour toi ? Une queue qui pendouille ou se dresse, le genre réflexe conditionné ?
— Y a de cela… Du réflexe… Conditionné.
— Alors je ne suis pas comme ça…
— Tu es quoi alors ?
— Moi.
— Dans le genre réponse abstraite et succincte, je ne pouvais rêver mieux…
— Je suis moi et je n’ai pas d’autre réponse à te donner. Les autres, ils font toute une série de simagrées, d’enveloppements, de…
— Arrête là… tu vas déjà trop loin.
— Pourquoi ? »

Elle sembla réfléchir et dit :

« Tu vas là où les autres ont peur d’aller et moi, j’ai la trouille de t’y rejoindre.

— La trouille de quoi ?
— La trouille… La trouille de me livrer, dans le style paquet cadeau avec nœud rose autour.
— Livrer paquet cadeau, qu’est-ce que ça signifie ?
— Ça veut dire que je me raconte. Tu ne crois pas que j’en sois capable ?
— Pourquoi ? Il y a des normes ? Tu me disais que tu étais capable de tout dire…
— Je ne sais pas. On a tous ses contradictions…
— Tu ne sais pas quoi ?
— Les mecs…
— Les mecs quoi ?
— Ils n’ont que leur queue qui pendouille et qui les intéresse.
— C’est un brin rédhibitoire ton histoire.
— Je sais de quoi je parle… Pour mon malheur…
— Moi aussi… Plus que toi, même… »

On se raconte toujours des histoires.

On joue au jeu du chat et de la souris, des fois en ignorant qui est le félin et qui est le rongeur…

On va même jusqu’à feindre avec soi-même.

Avec les autres aussi, comme s’il fallait, en un temps record, se donner un simulacre d’identité.

Une apparence de vérité.

Mais où se situe la vérité dans ce monde de faux semblants, de réalités surannées qui font des autres et parfois de nous-mêmes, des espèces de pantins branlants, au son d’une musique discordante ?

Et dissonante.

Où se situe l’identité, quand partout, dans tout notre univers, notre environnement n’est devenu qu’un fatras d’idées préconçues, d’idéaux sans valeurs ?

Sans valeurs non monnayables…

Où sont nos désirs enfouis comme des pages mortes, sans adresse ni timbre, dans les boîtes aux lettres de nos regrets éternels ?

On croit, on rêve, on doute, on tente en vain de savoir qui on est. Pourquoi on naît…

Pourquoi, peut-être, simplement on existe…

Et au bout du compte, les mots s’alignent sur des feuilles, les mots factices et embryonnaires de nos désirs perdus qui sombrent dans le néant de nos désillusions.

« Je m’appelle Sarah… C’est joli comme prénom, tu ne trouves pas ? Et toi ?

— Moi ?
— Oui, toi !
— À quoi bon le savoir ?
— On a toujours besoin de connaître…
— Connaître quoi ? L’identité d’un ou d’une telle ? Cela dit, tu as un joli prénom, si j’avais eu une fille je…
— Mais tu n’as pas eu de fille et tu le regrettes…
— C’est trop simple ton résumé…
— Non, c’est trop vrai, trop ancré dans une réalité inavouable…
— Peut-être ! On ne sait jamais quelle image on renvoie aux autres.
— Bref comment ils vous perçoivent.
— Il y a de cela…
— Alors ? Tu es ? »

Elle semblait impatiente.

Je continuai par taquinerie, je crois :

« Je suis…

— Tu es ?
— Il est, nous sommes, vous êtes.
— Et ils sont, je connais la chanson. Alors… Tu es ?
— Est-ce indispensable ?
— On dira nécessaire…
— Pourquoi ?
— Je n’aime pas l’anonymat. »

Elle respira un long moment et regarda vers un ailleurs avant de poursuivre :

« Des fois, je rêve d’un monde où chacun porterait un badge avec son prénom dessus. Dans le métro, je serais assise en face de Mireille et à côté de Jean-Pierre, je croiserais Raymonde et Pascal au marché…

— Je me méfie des badges. Il y a un fou moustachu qui en a fait porter à quelques millions d’individus il y a soixante-cinq ans, si tu vois ce que je veux dire.
— Le fou moustachu je ne veux plus en entendre parler… Et surtout, ne mélange pas tout…
— On dira que c’est mon vieux fond paranoïaque qui ressort.
— Tu y vas fort…
— Non, je le crois. Tu vois, savoir qu’on est parano offre d’emblée la moitié du chemin vers la guérison.
— Dis plutôt que tu es excessif.
— Sûrement. Pas toi ?
— Si, même trop. Mais je la trouve sympa mon idée de badge.
— Sauf que… Imagine un instant que tu te retrouves, dans le métro ou ailleurs, en face d’un super beau mec, le regard sympa, souriant, l’air intelligent, bien fringué en plus, bref toutes les apparences lui sont favorables et tu apprends qu’il se prénomme…
— Allez, trouve-moi un prénom bien saignant.
— Je ne sais pas, on va dire… Charles-Raoul. C’est nul comme prénom. Tu ne le percevras pas différemment ce bel éphèbe ?
— C’est à double entrée tout cela…
— Comme tout. Prends une pièce de monnaie. Un Euro… Tu la regardes recto ou verso, tu en auras une perception différente et pourtant elle n’en demeurera pas moins la même pièce…
— C’est bien tout ça mais alors tu me la déclines ton identité…
— Du calme…
— C’était pour rire… Quel est ton prénom ? Bon d’accord je suis curieuse…
— Et moi je suis Antoine…
— Pas mal…
— Merci. Mais je ne sais pas si ce compliment a de la valeur…
— De la valeur ? Je ne comprends pas ce que tu me dis…
— J’ai tout aussi pu m’inventer une identité. En quoi mon prénom aurait-il de l’importance ?
— Peut-être simplement parce que j’aime m’appeler Sarah… »

Je m’appelle Antoine…

Je m’appelle… On m’appelle… Il s’appelle…

Que d’appels…

On croit toujours aux illusions des identités, brèves énumérations de lettres qui, dans le meilleur des cas, créent une jolie musique bien plus mélodieuse qu’un numéro de sécurité sociale.

C’est vrai que Sarah sonnait bien.

Mais la musique semblait fragile.

Pour taire cette identification inutilement futile, je lui lançai :

« En Occident, on voit le passé derrière nous, le présent en nous et le futur devant…

— Oui, c’est logique…
— Logique ? En quoi est-ce logique ? Qu’est-ce qui te fait dire que l’inverse ne serait pas plus logique ?
— Explique…
— Tu le regardes passer. Tu en as une vision. Il est devant toi. Tes souvenirs, tes rêves, tes peurs, tes images d’enfance, tout ce qui t’a fait, toi. Tout cela est étalé devant toi, un peu comme sur le stand mal rangé d’une braderie, levide grenier d’un monde perdu. Je trouve que l’expression va bien.
— Bien sûr, c’est une façon de voir les choses à laquelle je n’avais pas pensé.
— Mais le passé pourtant est derrière, c’est une certitude, et quoi que tu fasses, même s’il tente à chaque pas de te rattraper, il sera toujours devant toi… sous ton regard. On appelle cela un paradoxe.
— Je m’en doutais. Et tu trouves du sens à la vie ?
— Il faut en trouver absolument ? C’est obligatoire ?
— Obligatoire ? Tu me fais rire…
— Moi je ne ris pas. Des fois je pense à un évènement qui a eu lieu il y a une semaine, quinze jours et… et…
— Et quoi ?
— J’ai l’impression que c’était hier.
— Tu ne vois pas le temps passer.
— C’est peut-être le contraire… C’est le temps qui oublie de me voir vivre… »

Elle souriait.

Genre sourire mi-ironique, mi-moqueur, mi-compatissant…

Mais ça faisait trois moitiés, là où il ne devrait y en avoir que deux !

J’avais un tri à faire de toute urgence…

Je changeai de sujet :

« Et pourquoi résumes-tu les mecs à leur queue qui pendouille ou qui se dresse ?

— Simple subtilité féminine.
— Féminine sûrement, simple, je n’y crois pas un seul instant. Quant à la subtilité !
— Tu ne crois pas quoi ?
— Cette réduction des êtres et des choses à de vagues objets ou apparences…
— Les mecs me font chier…
— Et tu parles avec un mec…
— Je te l’ai dit… Tu ne ressembles pas aux autres.
— Et c’est quoi les autres ?
— Des queutards.
— Houa ! Tu y vas fort.
— Non, je parle d’expérience.
— A-t-on toujours suffisamment d’expérience pour réduire les choses ainsi ?
— Peut-être. Mais déjà le fait que tu te poses la question me plaît…
— Tu aimes bien le jeu des questions-réponses ?
— J’adore… Surtout quand la réponse n’a aucun rapport avec la question. Ça rend le jeu encore plus jouissif…
— Je ne te suis pas…
— Je te l’ai dit, ça rend le jeu jouissif…
— Ce ne serait pas un peu de la gaminerie tout cela ?
— Tu penses ce que tu veux…
— Ce que tu me racontes me fait penser à une expérience qui a été tentée, il y a quelques années auprès de spectateurs de cinéma.
— Dis-moi, tu m’intéresses…
— J’en suis ravi. Voilà : on a fait un film d’une vingtaine de minutes avec un acteur qui restait en plan fixe, avec une expression totalement neutre.
— Qu’est-ce que c’est une expression neutre ? »

Là, elle jouait vraiment à la gamine, mais mon âge et ma patience aidant, je pris la mimique la plus absente d’émotion que je pus trouver pour poursuivre mon explication.

Elle me lança en riant :

« J’avais compris mais je suis taquine…

— Ah oui ? Genre sale gosse ou simple minauderie ?
— J’alterne ou je superpose, c’est selon mon humeur.
— Ça promet !
— Ça promet quoi ?
— Rien. C’est juste une expression…
— Mon père aussi avait des expressions…
— Je peux continuer ?
— Je vous en prie…
— Merci. Donc je disais… l’acteur durant les vingt minutes que dure le film reste totalement neutre sans le moindre changement dans son expression. L’astuce du réalisateur a été, cinq ou six fois par minute, d’intercaler, durant deux secondes environ, une image-choc, allant du buffet copieusement garni à des scènes de violence, de guerre, d’amour, etc.
— Et alors ?
— La quasi-totalité des spectateurs a dit : « Quel jeu fabuleux il a cet acteur ! Quelle capacité à vivre et montrer les émotions ! » Toi qui sembles aimer les illusions ça devrait te plaire…
— Ça me plaît, en effet. Et ça ne m’étonne pas…
— Vraiment ?
— Le genre humain est versatile et manipulable à loisir. Ne dit-on pas se bercer d’illusions ? Se bercer, n’y a-t-il pas quelque chose de plus doux qu’être bercé tendrement.
— On peut aussi s’en nourrir…
— Fais gaffe à l’indigestion. Surtout que des fois il y en a des balèzes… »

Elle observa les gens passer dans la rue durant cinq minutes, comme si elle avait totalement oublié ma présence.

Il y avait un sourire malin, à demi dessiné sur ses lèvres et moi, je n’arrêtais pas de la regarder.

Je rompis un silence que je commençais à trouver troublant :

« Sarah, tu es qui ?

— Tu aimerais bien le savoir ?
— Oui. Oui, parce qu’on ne parle pas comme ça, impunément, à un inconnu.
— Inconnu ?
— Oui, je suis un inconnu pour toi.
— Tu vois que tu es le contraire du queutard… Celui qui s’imagine qu’avec son gros nœud il va être le seul être connu de la gent féminine… »

Elle me dit avoir eu tout de suite envie de me parler.

Je n’étais pas flatté.

J’étais surpris.

Elle avait besoin de dire des choses mais m’avoua ne pas savoir les formuler et jouer à fond la provoc.

Je lui assurai que j’avais en moi la même façon d’aborder les problèmes de communications.

Je lui confiai alors que j’étais ou croyais être un écrivain.

Elle sembla être très intéressée et m’interrogea sur mes écrits. Comme je lui dis que j’étais un peu en panne ces derniers temps, elle m’assura que l’inspiration allait très vite revenir.

« Je le sens, me dit-elle. J’ai comme la prémonition que tu vas bientôt trouver de la matière pour écrire…

— J’espère car je n’aime pas me retrouver seul devant mon ordinateur sans avoir quelque chose à écrire. »

Puis sans transition aucune, elle poursuivit :

« Les hommes me font peur.

— Pourquoi ?
— J’ai mon histoire, tu as la tienne. Je ne peux pas t’en dire plus comme ça. On est à Belleville. J’adore ce quartier, les gens, les rues, le monde…
— Le monde et la foule auraient tendance à me faire fuir. J’ai un côté agoraphobe…
— ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire…
— Dis-moi…
— Que j’ai peur de la foule et des autres et que j’ai une tendance maladive à me réfugier dans…
— Te réfugier dans quoi ?
— Dans mes rêves…
— Je le savais. Je te l’ai dit tout de suite.
— Tu le savais ? Mais que sait-on des autres ?
— Beaucoup de choses, mon cher. Je les vois dans leur transparence.
— C’est-à-dire ?
— Ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes… »

Le serveur se pointa pour le renouvellement des consommations…

Un rituel.

Et c’était reparti pour deux bières brunes qui arrachent les tripes.

Mais Sarah avait l’air d’aimer ça.

« J’ai l’air toute fière avec ces apparences de certitudes, mais…

— Mais ?

— Mais je ne crois en rien.
— En rien ?
— Ou en trop de choses.
— Explique-moi.
— Expliquer qu’avec mes vingt-cinq ans, je me retrouve éducatrice à bosser avec des mômes des rues, paumés, remplis de problèmes et de souffrance…
— On dirait que tu en parles comme d’une fuite…
— Bien sûr que ça l’est…
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Pourquoi une fuite ? Pourquoi toujours me fuir… Je n’ai pas d’autre solution, surtout que la fuite n’en est pas une…
— Alors ?
— Alors quoi ? Tu attends une réponse toute faite, style clé en main ?
— Je n’attends rien.
— Si la photo extra super géniale…
— J’ai le droit de rêver…
— Le droit de rêver ? En vérité, je ne sais pas ce que ça veut dire. ça n’a pas plus de sens qu’une majuscule au milieu d’une phrase.
— Tu te promènes avec toutes les contradictions qu’on peut imaginer.
— Je me promène, oui, c’est cela…
— Moi je me balade dans la vie comme je peux.
— On fait tous pareil…
— Mais on est tous différents.
— Heureusement.
— Pas toujours heureusement. Des fois malheureusement.
— Je ne comprends pas.
— Prends le temps. À vrai dire je ne m’appelle pas Sarah, mais Rachel.
— Pourquoi m’avoir menti ?
— Tu es bien curieux…
— Si je ne l’étais pas, je ne serais pas photographe voire écrivain ! »

Rachel, Sarah ? Où était la vérité, l’affabulation, le mensonge, la réalité ?

Les gens passaient sur le boulevard, laissant négligemment errer leurs pensées, leurs poussettes avec un bébé dedans, leurs soucis, leurs rêves inassouvis, leur mal être…

Toute une vie…

« Tu es de Belleville ? demanda-t-elle comme dans un souffle.

— Oui, j’y suis né et j’y ai toujours vécu ou peu s’en faut.
— Tu l’aimes ce quartier ?
— Oui.
— Oui ?
— À vrai dire, non je ne l’aime pas, c’est plus que cela, c’est ma respiration, mon oxygène.
— Parce qu’en plus, tu arrives à respirer à Paris ?
— Belleville n’est pas Paris…
— Tu joues sur les mots.
— Non, sur l’âme des gens qui l’habitent, sur l’histoire, sur…

— Sur tout ce qui fait que tu n’as pas envie d’être comme les autres…

— Personne n’est comme les autres…
— Tu te plantes en beauté… Il y a des copies conformes à chaque coin de rue, tellement semblables que tu ne peux même plus les différencier. »

Sans même me dire au revoir ni me remercier pour les deux bières que je lui avais offertes, elle se leva et me lança simplement :

« Je t’attends mercredi. J’aurai quelque chose d’unique à t’offrir. Seize heures à la Nation…

— Où donc ?
— Tu me trouveras bien… »

Elle posa l’index de sa main droite sur sa tête, histoire de dire fais travailler tes cellules grises.

Et l’instant d’après, elle avait disparu comme s’envole un oiseau.

Disparue de la réalité mais pas de mes pensées.

D’ailleurs que devais-je penser ?

Quel était le sens de cet improbable rendez-vous à la Nation, en sachant qu’il y a bien, tout autour de la place, bon nombre de cafés et autant de lieux propices à une quelconque rencontre…

Être à l’heure dans ces conditions relevait du défi ou du pur hasard.

L’envie de prendre des photos ou de trouver le cliché emblématique du quartier s’était évanouie. Cette fille me posait une énigme.

Sarah ? Rachel ?

Peut-être me sortirait-elle un troisième prénom ?

Monique, Lucienne ou Suzanne…

Comme quoi, me disais-je, mes raisonnements, que certains trouvaient parfois alambiqués sur l’identité, tenaient la route.

Qui sommes-nous ?

J’oserais presque répondre ce que l’on a envie d’être sur l’instant, avec cette infinie capacité, parfois, à s’inventer une vie.

Elle s’occupait, soi-disant, d’enfants en détresse.

Si ça se trouvait, elle était caissière de Monoprix, fille à papa richissime ou serveuse de restaurant.

Allez savoir.

Elle me disait ne croire en rien et semblait, à d’autres instants, totalement imprégnée de certitudes…

Croire en rien ?

Deux mots en totale opposition…

Le jeu pour un funambule de la pensée.

Croire en rien ou ne rien croire ?

La langue a parfois, dans son architecture, la latitude d’offrir de bien curieuses réflexions et gymnastiques intellectuelles qui peuvent, comme un souffle violent, déstabiliser totalement le malheureux équilibriste de la raison.

En désespoir de cause, après avoir payé, je pris le chemin d’un petit rade de la rue Lassus, près de l’église, place du Jourdain.

On y est tranquille.

Souvent, il y a de la bonne musique et avec un peu de chance, je peux y retrouver mon vieux pote Karl.

Karl n’est pas Allemand.

Ses parents, dans une crise d’hystérie provocatrice, le prénommèrent ainsi, dix ou douze ans après la guerre.

Karl Rochemont…

Pourquoi pas Mouloud Durand ?

Je l’avais rencontré dix ans plus tôt, rue de la Villette, dans le 19e, au cours d’un vernissage dans une galerie d’art qui a fermé depuis.

Il était figé, comme en sidération, devant une toile rouge vif, visiblement faite à la va-vite, quand j’arrivai.

Dès que je fus à côté de lui, il se lança, en prenant bien soin de me regarder pour me prendre à témoin, dans une violente et tonitruante diatribe contre tous les pseudo-artistes indigents de la création picturale :

« Tous ces glandeurs qui n’ont rien à dire et qui ne seraient même pas foutus de faire un peintre en bâtiment correct. De l’art ce truc ? Mais arrêtez tous de vous masturber les neurones devant ces merdes… »

Il n’y allait pas avec le dos de la cuillère, mais ça, c’est Karl…

La galeriste maniérée et outrée, aidée de deux visiteurs musclés, lui recommanda d’aller cuver son whisky ailleurs.

Car, avant de vilipender l’art moderne, Karl avait abondamment fait honneur au buffet.

Et pas qu’aux petits fours…

Je le suivis dans la rue, d’abord pour lui signifier combien j’étais d’accord avec lui et que trouver enfin quelqu’un qui ose dire tout haut ce que « tous ces branleurs pensent tout bas » me remplissait d’aise.

Aussi pour lui offrir un verre, n’ayant pas, vu son départ précipité et mouvementé, eu le luxe et le loisir de profiter du buffet et des agréments alcoolisés qui l’accompagnaient.

Il me suivit avec un regard de contentement, histoire d’achever, en ce qu’il pensait être une bonne compagnie, une soirée qui selon ses dires lui avait foutu les nerfs à vif.

« Tu te rends compte de toutes ces simagrées que ces atrophiés de l’encéphale sont capables de faire ?

— Je suis d’accord…
— T’as intérêt… D’abord, je n’aime pas être contredit, même quand j’ai tort. »

Il ria à bouche déployée et ajouta :

« Si je te disais que j’ai lu, l’autre jour, qu’une toile blanche, même pas peinte, s’était vendue un million de francs…

— Elle était signée au moins ? ça aurait pu faire bosser le mec au moins dix secondes ! »

On ne s’était même pas présenté ; il y a des rencontres où les je suis ceci, tu es cela, je fais ci, je ne fais pas ça, etc. et blablabla sont inutiles…

On s’est assis dans le premier café qu’on a trouvé… rue Lassus.

Je n’y étais jamais allé mais Karl m’assura que c’était son repère, que le serveur était sympa et que l’ambiance musicale qui y régnait était propre à satisfaire l’amateur de bonne musique.

Nous prîmes place et, en effet, il passait en fond sonore un enregistrement de Sonny Rollins.

Il m’a bien regardé derrière sa barbe abondante, ses sourcils hérissés et ses yeux lumineux…

« Le monde est une merde sans nom ! a-t-il lancé sans préambule.

— …
— Et le whisky une boisson de vivants…
— Je suis assez d’accord.
— Sur le monde ou sur le whisky ?
— Les deux.
— Les deux ? Alors t’es un mec bien. »

Il demanda au serveur, Samuel était son prénom, de nous apporter deux Jameson, du whiskey pas du whisky, alluma sa pipe et me lança :

« Le monde n’est qu’une illusion, il est bâti sur de faux semblants… Tu ne crois pas ?

— Je ne sais pas.
— Tu crois que tu vas boire du whisky mais tu vas te taper du whiskey parce que c’est irlandais. Juste une lettre en plus et ta réalité bascule.
— Oui, tu as peut-être raison, mais qu’est-ce que tu entends par illusion ?
— L’illusion de se croire soi. L’illusion de penser qu’on peut aller au bout de ses rêves. L’illusion qu’il n’y a rien d’autre que ces apparences qui nous font croire qu’on est vivants…
— Je ne te trouve pas très optimiste…
— Donne-moi une raison de l’être et bois ton verre de whiskey. »

Samuel venait de nous apporter deux verres bien remplis.

Il vida le sien d’un trait et commanda une seconde rasade de Jameson. Aussi bien tassée, précisa-t-il…

Puis il poursuivit :

« Le monde bascule vers sa fin depuis que l’homme est homme. Homo sapiens sapiens, on dit…

— Il n’a fait que des conneries, je crois…
— Donc on est d’accord. Le reste n’est qu’illusion. Illusion de pouvoir, de créativité à la chie-moi dans les narines…
— Tu fais quoi dans la vie ?
— Faire quoi dans la vie ? Pourquoi tu ne me demandes pas ce que je fais de ma vie ? Tu sens la nuance ? Un mot, une petite préposition et tout prend un sens différent…
— Quel sens ?
— Tu me fais rire… Dans et de, tu ne piges pas la subtilité ?
— Peut-être…
— Il n’y a pas de peut-être. Les peut-être sont les plus gros mots lancés par les lâches. Je doute donc je suis. Non, mon pote… Je suis donc je doute… »

Il s’enfila, là-dessus, la moitié du verre quasiment d’un trait.

Il avait la santé pensais-je sur l’instant.

« Je doute, donc toute illusion prend forme, dit-il sur sa lancée.

— Et si tu avais raison…
— Oui ? Finis ta phrase.
— Si tu avais raison, on n’aurait rien à faire ici sur ce bout de caillou qu’est la Terre…
— Tu vois, tu commences à être dans le vrai. Rebois un verre.
— À part boire un verre, qu’est-ce que c’est qu’être dans le vrai ?
— Je ne sais pas… Je n’ai pas d’idée comme cela, sur l’instant… »

Karl me regarda longuement, jouant en même temps à faire danser le reste de whiskey dans son verre.

Puis il me dit :

« Sais-tu que la figure allégorique de la Vérité est une femme nue, sortant d’un puits et tenant dans sa main un miroir dans lequel elle se regarde… ça ne t’inspire pas ?

— C’est le miroir qui m’intrigue.
— Ah oui ? Et pourquoi donc ?
— Voit-on la vérité ou la réalité dedans ? On y découvre plutôt, comme tu le dis si bien, une illusion.
— Précise ta pensée…
— Je pense aux anorexiques. Tu peux leur montrer dans une glace qu’elles sont maigres comme des clous, genre quarante kilos pour un mètre soixante-dix, elles ne se verront irrémédiablement qu’obèses donc en totale inadéquation avec la réalité, donc avec la vérité.
— Parce que la vérité c’est la réalité ?
— Tu cherches à me coincer ? »

Il s’enfila une gorgée de Jameson et reprit :

« Alors, c’est quoi pour toi d’être dans le vrai ?

— Oublier toutes ses illusions et les jeter dans le puits.
— Et la fille toute nue se prend tout sur la tronche. Avec un peu de chance, son miroir peut même se briser…
— Ce ne serait pas plutôt être en adéquation avec soi-même ?
— Tu me sors de bien jolis mots mais ça fait un peu phrase toute faite, tu ne trouves pas ?
— Si, mais j’aime bien des fois sortir la formule magique, tu sais, celle qu’on trouve dans les bouquins du mec qui a pensé à tout, même à fermer le gaz en partant de chez lui… »

Karl me raconta alors qu’il avait une maîtrise de philosophie, qu’il l’avait enseignée et s’était fait virer manu militari de l’Éducation Nationale car il prônait à ses élèves l’usage de substances hallucinogènes.

Pourquoi ?

Ou pourquoi pas ?

Ou pourquoi rien… ?

Être sujet ou être objet n’a jamais changé l’individu.

Ou l’individualité.

C’est sa façon de regarder les choses qui modifie son comportement.

C’est mon côté tolérant qui parle.

Tolérant…

Qu’est-ce que je peux détester ce mot !

D’abord parce que je ne le suis pas du tout et qu’en prime ça ne veut strictement rien dire ou tout le contraire…

Je suis tolérant avec les juifs, les noirs, les Arabes, les Bretons, les joueurs de flipper ou de belote… je veux bien qu’ils vivent ici, mais alors pas trop près de chez moi et que j’en voie le moins possible et si… Etc.

Bref, le mot passe-partout, déculpabilisant à l’extrême, de la fausse bonne conscience.

On supporte ou on ne supporte pas. Ça emmerde ou ça n’emmerde pas. Je n’aime pas ces faux justes-milieux où on joue au funambule à dix centimètres du sol, histoire de ne pas prendre le moindre risque.

Tout le monde est devenu tolérant…

Ou plutôt doit être tolérant.

Sauf moi…

Et Karl…

C’est pour cela que c’est mon pote d’ailleurs, entre autres…

Il me regarda bien droit dans les yeux et me dit :

« Tu as déjà pris de l’acid ?

— De quoi ?
— Du LSD… ça vient de l’Allemand… Lysergesäurerdiathymil… c’est un psychotrope, issu de l’ergot de seigle, un parasite de la plante, dont les effets furent identifiés dans les années trente…
— Je sais, je connais. »

Mais je mentis en disant que je n’avais jamais eu envie de toucher à ces choses-là.

« Pourquoi tu n’en as jamais pris ? demanda Karl

— Peur de l’inconnu…
— C’est pourtant ce qui est excitant.
— Et les types qui ne sont pas redescendus, tu en fais quoi ?
— Peut-être qu’ils sont bien tout en haut.
— Tu parles sérieusement ?
— Non.
— Alors, pourquoi me raconter tout cela ?
— Par pure provocation. J’aime bien tester les gens. Voir leurs réactions face à un truc énorme.
— Je vois…
— Non, tu ne vois rien car si tu savais le nombre de réponses, d’un conformisme désolant, j’obtiens quand je raconte mon histoire… À pisser de rire…
— Du genre ?
— Imagine juste les ravages du conformisme et tu auras l’échantillonnage des réponses.
— D’ac, j’essayerai.
— Cela dit j’ai quand même été prof dans un bahut parisien, mais cette maison de misère qu’est l’Éducation Nationale m’a fait prendre mes jambes à mon cou au bout de cinq ans quand ils m’ont viré. Quand on parle de conformisme… À pisser de rire sur soi je te dis, je te le jure.
— Et tu fais quoi de ta vie maintenant ?
— Je suis dans l’animation urbaine. Remarque ce n’est pas triste non plus l’urbain.
— Je n’ai pas idée.
— Ça vaut mieux pour toi. Mais en revenant au LSD, sais-tu que des villages entiers, au Moyen Âge, ont été pris de folie sous acid ?
— Quoi ? Ça a été identifié dans les années 30…
— Les pauvres villageois mangeaient surtout du pain de seigle qu’ils ne faisaient cuire que quelques fois par an dans le four du seigneur : le four banal.
— Le four quoi ?
— Banal. Là où le seigneur exerçait son ban, son pouvoir si tu préfères, d’où le mot banlieue, le pouvoir exercé à une lieue autour de la cité.
— OK. Va raconter ça aux gamins du 93, ils vont se fendre…
— Attends, mon pote, ça veut dire quoi ce que tu me sors là ? Tu ne serais pas en train de coller des étiquettes à la vitesse supersonique ?
— Tu ne loupes rien…
— Ce serait dommage de passer à côté d’une occasion de mettre quelqu’un face à ses contradictions.
— Tu le fais aussi pour toi ?
— Je suis pire qu’avec les autres. Feu Mao Tsé Toung serait au nirvana en écoutant mes séances individuelles d’autocritique.
— Et ton histoire de pain de seigle ?
— J’y arrivais quand j’ai été interrompu par moi-même. »

Karl avait l’art de partir dans toutes les directions possibles au cours d’une conversation mais de toujours revenir sur le ou les sujets inachevés ou inexplorés…

Il poursuivit :

« Le pain, une fois cuit, au bout de quelques semaines moisissait et le champignon parasite se développait.

— Ce n’était pas si courant…
— Détrompe-toi… Ces journées des fous, où de pauvres hères se jetaient par les fenêtres ou tentaient de s’envoler du haut d’une falaise étaient monnaie courante.
— Je n’en avais jamais eu connaissance.
— Tu vois, tout n’est qu’illusion, mon pote… Tu me crois ancien prof de philo, si cela se trouve je suis pianiste dans un bordel ou balayeur des rues de Paris.
— Tu n’as pas l’air de…
— Pas l’air de quoi ? Pour toi, il faut avoir un air particulier pour ramasser les merdes de chien ou enseigner les mathématiques à une bande de boutonneux post-pubères et pré puceaux…
— C’est une façon radicale de voir les choses…
— Non, c’est se créer un monde où les faux semblants sont mis au rancard. Où tu n’as plus à prouver quoique ce soit à quelqu’un pour être toi, toi avec tes contradictions, tes paradoxes, tes folies, ta raison…
— Peut-être qu’il était comme cela le type qui a peinturluré la toile qu’on a vue tout à l’heure…
— Lui, je ne lui en veux pas. Il a même carrément raison. Aucune imagination, aucune créativité et tu as une bande de je me branle le neurone qui se pâme devant. J’en ferais autant…
— Tu as peut-être plus de créativité…
— Non, j’ai surtout moins d’opportunisme.
— Si ça se trouve, ils avaient mis la toile dans le mauvais sens et c’est pour cela que tu n’as rien pigé…
— Tu n’es pas con, toi ! Tu me plais. »

Et Karlrecommanda une tournée de Jameson, histoire de fêter ça.

Cela ne l’empêcha pas de poursuivre :

« Alors tu as une idée sur ce que c’est qu’être dans le vrai ?

— Une apparence ?
— Pourquoi pas ? Tout n’est affaire que du point de vue où on se place. Dans l’allégorie, la femme est nue comme le nouveau-né à la naissance. Elle sort d’un puits. Le puits de Vérité…
— Ou celui dans lequel chacun va cracher tous ses mensonges et… toutes ses illusions. »

Des illusions, j’en avais eu toute ma vie, croyant en tout, en rien, être ou ne pas être…

C’était pire, dans les moments dépressifs que je traversais parfois.

Être perclus d’illusions.

Il acheva avec la rapidité de l’éclair un troisième verre de Jameson, pendant que je sirotais le mien avec la lenteur de l’homo sapiens très sapiens.

Il me dit alors à mi-voix, comme pour n’être entendu que par moi.

« Tu n’as rien à croire, rien à penser, rien à espérer de plus que ce que chaque jour t’apporte, alors fonce mon pote…

— Foncer ? Foncer même droit dans le mur ?
— Peut-être, mais tu auras eu le mérite d’essayer. Et puis, qu’est-ce que le risque dans la vie ? Un bref accident possible ? Ou une blessure dont on ne guérit jamais ou pire… Autant dire rien du tout ou presque. Mais, je pense que ce n’est pas mal d’être jamais guéri tout à fait…
— Tu crois ?
— Moi croire en quelque chose ? Je ne sais pas et toi ?
— J’essaye parfois.
— Croire en des mots… C’est trop simple.
— En des idées ?
— Tu t’en fais… Croire en quelque chose dans cette putain de vie ? Cela te mènera à la prostitution.
— Alors que faire ?
— Écoute ta petite voix intérieure, celle que l’on invite jamais à monter jusqu’au cerveau, celle qu’on oublie ou qu’on refuse d’entendre.
— Et qu’est-ce qu’elle me dira ?
— Pas grand-chose, sûrement, au début, mais si tu la laisses venir à toi, elle te racontera plein de trucs que tu n’imaginais même pas…
— Tu l’écoutes la tienne ?
— Tous les jours.
— Et qu’est-ce qu’elle te dit ?
— Rien qui puisse t’intéresser. Ce sont ma voix et mon secret. C’est l’intimité la plus précieuse que tu peux avoir. Personne d’autre qu’elle et toi. Mille fois mieux qu’un pote car elle ne te mentira jamais, elle n’enjolivera jamais des histoires pour te faire passer pour un autre…
— Parce qu’un ami, ça peut mentir ?
— Bien sûr. Tout le monde ment au moins trente fois par jour, la plupart du temps sans s’en rendre compte, parfois sciemment pour se faire mousser ou éviter les emmerdements. Dis-toi que jamais, tu entends bien, jamais, une histoire qu’on te racontera sera vraie. Le fond peut-être et parfois même pas. Mais le nombre de détails transformés, embellis, oubliés, tu en as une flopée.
— Donc, ne jamais faire confiance ?
— Tu peux accorder ta confiance au contraire et même encore plus si tu es convaincu de ce que je viens de te dire… On vit dans un monde d’illusions… Ne l’oublie jamais.
— Je ne sais pas…
— Au fait, connais-tu l’origine du mot illusion ?
— Non.
— Ça vient du verbe latin ludere qui veut dire jouer. »

Puis il se tut.

Je restais songeur.

Karl avait l’art de ramener le silence.

Il me regarda longuement mais avec un air suffisamment détaché pour ne pas créer de gêne en moi.

Puis il examina la salle autour, détaillant de la même manière chaque consommateur.

Je n’avais pas forcément envie de parler, alors son mini tour d’horizon planétaire me convenait parfaitement.

Soudain il me sortit :

« Dire que la rue Lassus est perpendiculaire à la rue Fessart…

— Oui ? Et alors ?
— Tu ne vois pas le stupide jeu de mots qu’il y a là-dedans ou t’es déjà trop fait ? Lassus, Fessart. On croirait qu’ils l’ont fait exprès à la mairie de Paris.
— C’est vrai, me risquai-je, c’est un peu lourdingue quand même…
— Lourdingue ? C’est l’inconscient qui parle. Ce genre de lapsus à la Lassus, ce n’est pas le fruit du hasard… Ou alors je n’ai plus qu’à aller vendre des patates sur le marché. Et je les plains…
— Qui donc ?
— Les patates… Est-ce qu’elles me mériteraient ? »

Pauvre Jean-Baptiste Lassus, architecte de l’église de Belleville.

S’il savait ce qui pouvait être professé, en toute candeur et sans la moindre retenue, derrière son dos…

Les mauvais calembours ou les supputations géopolitiques capillotractées ne gênaient Karl en aucune façon.

Je me souviens du jour où il me démontra, sans la moindre preuve à l’appui, mais en inventant tout un faisceau de présomptions, que la Corée du Nord était le pays le plus démocratique du monde.

« Quelles preuves as-tu que c’est l’enfer là-bas ? me demanda-t-il

— Ce que disent les journaux… la télé… les témoignages…
— Autant dire : rien. Car qui croire ? Pourquoi donner sa confiance à un tel ou une telle ?
— Parce que… Parce que…
— Parce que rien du tout. Si ça se trouve, la Corée du Nord, pays de la Liberté, a fermé ses frontières pour se protéger de notre monde qui n’est pas un modèle de démocratie et ainsi éviter un gigantesque afflux de demandes d’immigration qu’elle ne pourrait satisfaire.
— Tu n’en fais pas un peu trop dans le style délire…
— Je dirais qu’on n’en fait jamais assez… Ne crois que ce que tu vois. Tu connais le jeu du téléphone ?
— Bien sûr, tous les gamins y ont joué.
— Regarde comment une simple phrase au bout de dix transmissions et répétitions devient parfaitement différente. Tout ce qui nous entoure n’est que pur mirage and Co…
— Mais quand tous les témoignages concordent… Et je me méfie de tes raisonnements. C’est avec de tels arguments qu’on risque de devenir très vite révisionniste, voire négationniste.
— Le maniement de l’illusion n’est pas à confier entre toutes les mains…
— Tu me rassures.
— Mais imagine et après j’arrête mon argumentation, imagine que les images que les Américains nous ont envoyées de la Lune, Armstrong qui fait son petit pas, aient été tournées à Hollywood dans un joli petit studio…
— Dans quel but ?
— Nous faire croire… Nourrir nos illusions car elles ont un besoin permanent de nourriture… »

J’étais resté tout de même perplexe.

Et si au fond de son argumentation scabreuse s’était dessiné un embryon de vérité ?

Lundi 1er octobre 2007

18 heures 15

No one remembers your name, when you’re strange...

Jim Morrison

Peu après cette étrange rencontre avec Sarah et cette non moins intrigante proposition de rendez-vous, je me mis à gravir la rue de Belleville.

Gravir, c’est bien le mot, car chaque montée me rappelait qu’on arrivait, au sommet de la colline et n’en déplaise aux Montmartrois, au point culminant de la capitale.

Près de l’église Saint-Jean-Baptiste, j’entrai dans le café où j’espérais trouver Karl.

Privilège des habitués, je demandai au serveur s’il avait vu mon ami.

Celui-ci me répondit par la négative.

J’en conclus que Karl devait soit être en vadrouille, donc introuvable, soit chez lui, rue des Solitaires, donc a priori indérangeable.

Je m’attablai, histoire d’attendre une petite heure, voir s’il ne pointait pas son museau ou sa barbe.

J’étais assis à ma place préférée au fond de la salle, là où la musique n’est pas trop forte et où on peut avoir, aisément, une vue panoramique sur le café et la rue.

Samuel, le serveur, avait mis un vieux Charly Parker qui fait toujours du bien par où il passe.

Une bonne bière se fit un honneur de l’accompagner.

Cela faisait dix minutes que je sirotai ma Pilsen quand un homme, venant de je ne sais où, s’approcha de moi, me demandant s’il pouvait s’asseoir à ma table, pour bavarder.

Il était grand, très maigre, dans le genre osseux. Ses traits étaient tirés, ses yeux cernés et une barbe de trois jours ne l’aidaient pas à lui faire retrouver une bonne mine.

Je l’invitai à prendre place, ajoutant :

« Je n’ai peut-être pas grand-chose à vous dire… et puis j’attends un ami… »

L’homme à qui je donnai une bonne cinquantaine d’années fit signe que cela ne le gênait pas.

Il avait à la main un verre de cognac qu’il posa sur la table.

Quelques secondes après, il le vida d’un trait.

Il fit signe à Samuel de renouveler les consommations sans même me consulter.

Il alluma une grosse pipe qu’il avait bourrée de tabac blond et dit :

« Quelle importance que vous n’ayez rien à me dire ? La vie suit parfois de bien étranges chemins. Vous ne trouvez pas ?

— Je ne sais pas. Enfin… Je suis assez d’accord avec vous. On est des fois bien surpris d’être là où on est.
— Rien n’est prévisible… C’est odieux de vivre constamment dans l’incertitude.
— C’est peut-être le propre de l’existence et ce qui en fait son charme… »

Samuel ne lui permit pas de répondre car il apportait le cognac et ma bière. L’homme sortit un billet de cent euros pour les régler. Samuel retourna au bar chercher la monnaie qu’il donna peu après à cet homme étrange.

Celui-ci poursuivit :

« Elle est partie. N’est-ce pas ?

— Qui donc ?
— Celle que vous aimez… »

Je ne répondis pas et je commençai à regretter d’avoir laissé cet individu envahir mes pensées et ma solitude.

« Ne vous inquiétez pas, continua-t-il, je ne suis pas là pour vous tourmenter. Juste vous aider à franchir ce cap difficile.

— M’aider ? Et comment donc ? »

Sans m’en rendre compte, je rentrai dans son jeu car dès le départ la donne était fausse ou les cartes mal distribuées.

Mais qu’importe, après tout je n’avais rien de mieux à faire sur l’instant et je me dis qu’il était toujours intéressant de pénétrer impunément dans les tréfonds de l’âme humaine.

« Vous aider en vous racontant une histoire. Mon histoire…

— Et qu’est-ce qui vous laisse supposer que j’ai envie de l’entendre ? Je suis un peu fatigué ce soir et j’ai surtout besoin de calme.
— Elle n’est pas bien longue et vous apportera certainement du réconfort car vous vous sentirez moins seul.
— Alors si vous y tenez… »

L’homme commanda à nouveau un autre cognac Je refusais l’invite de l’accompagner dans sa soûlographie.

Il commença alors son récit :

« Avant j’étais médecin. Médecin psychiatre. Ne fuyez pas, je sais la réputation que nous avons parfois.

— Je vous écoute…
— J’ai fait de brillantes études. Très brillantes même. Après, j’ai trouvé un poste passionnant. J’avais tout pour être heureux : une femme belle, intelligente, tendre, aimante, un travail qui me comblait. J’ai vécu ainsi quinze ans. Quinze magnifiques années remplies de toutes les satisfactions dont un homme peut rêver… »

Il avala son verre d’un trait et en commanda un autre.

Puis il continua :

« Et un soir, au retour d’un congrès à Berlin, je suis rentré chez moi. La maison était vide. Je veux dire vidée de fond en comble. Pas la moindre trace de ce qu’elle avait été jusqu’à encore trois jours avant : plus un meuble, plus un vêtement, pas le moindre bibelot, gravure, tableau…

— Comment est-ce possible ? »

Il ne répondit pas et il poursuivit :

« Et ma femme partie. J’oublie : la seule réminiscence du passé, un mot scotché au mur. La routine a tué notre amour. Tu n’es plus qu’un étranger, quelqu’un que je pourrais croiser dans la rue sans même le remarquer. Adieu. Tout psychiatre que je fus, je n’avais rien perçu d’anormal, je ne m’étais rendu compte de rien. Je l’avais quittée le lundi, elle me souriait et m’avait embrassé tendrement. Et le jeudi, la maison était vidée, elle avait tout emporté, même mes propres affaires. Cela devait être prémédité depuis des jours, voire des semaines… »

Je le regardai. Ses yeux étaient absents. J’eus le sentiment qu’il avait perdu tout contact avec le réel.

« Vous ne trouvez pas mon histoire étrange ?

— Si… même plus qu’étrange. Elle tient de l’absurde, de la folie.
— Ni l’un ni l’autre. Moi je la trouve profondément et tristement banale.
— Ah ? Et où voyez-vous de la banalité ?
— Les humains sont imprévisibles. Rien n’est jamais acquis.
— C’est vrai…
— Rien n’est acquis ni avec les autres ni avec soi-même. C’est pour cela que je vous disais que la vie suit parfois d’étranges sentiers. Mais cette étrangeté fait partie de la banalité…
— Et l’égoïsme ? m’empressai-je d’ajouter.
— Les gens sont affreusement égoïstes. Seulement quand on suggère cette remarque, on fait fausse route…
— Pourquoi ?
— Ce que l’on reproche à quelqu’un d’égoïste, ce n’est pas de l’être mais de nous empêcher de le devenir. Vous saisissez la nuance ?
— Pas vraiment. Elle est peut-être trop subtile…
— L’humain a tellement à faire avec son monde, son être intérieur, comment voulez-vous qu’il s’occupe des autres ?
— Vous êtes bien plus pessimiste que moi sur la nature humaine.
— Je ne le suis pas, je ne me sens que réaliste.
— C’est une façon de voir. Et qu’êtes-vous devenu quand votre femme est… partie ?
— J’ai bu et rebu et rebu encore.
— Et puis ?
— J’ai continué. L’alcool est la seule chose qui donne du plaisir au malheur. Qui le sublime…
— Je dirais plutôt que c’est un moyen factice de créer une fausse amnésie.
— Non… Il offre la jouissance du malheur.
— Vous ne seriez pas un peu masochiste ?
— L’humain naît masochiste. Quel sens a la vie quand on sait qu’elle ne sera ponctuée que de douleurs et s’achèvera, tôt ou tard, irrémédiablement ?
— Et votre travail si passionnant ?
— Fini. Tout est fini. Ce fut terrible pour moi de prendre conscience que tout ce à quoi je donnais un sens auparavant, tous les moteurs de mon existence n’étaient que de pâles apparences, les illusions d’un monde factice, des leurres pour nos esprits fragiles embrumés de certitudes. »

Je commençai à fatiguer, l’heure tournait et j’étais persuadé que Karl ne viendrait plus.

Je dis à l’homme :

« Je suis fatigué, vraiment claqué. Je dois partir… Et puis j’ai besoin d’être seul.

— Je comprends, moi aussi, bien souvent, j’éprouve ce frénétique besoin de solitude. »

Je me levai et demandai :

« Votre femme est partie depuis longtemps ?

— Depuis trois jours. »

Je compris à cet instant, dans toute son intensité, la maxime : le salut est dans la fuite.

Mercredi 3 octobre 2007

15 heures 30

L’illusion est la première apparence de la vérité.

Tagore

J’arrivai place de la Nation avec une demi-heure d’avance…

Une habitude.

Je ne supporte pas les retards.

Les miens comme ceux des autres.

C’est presque devenu maladif.

Compulsif dirait Karl.

J’étais descendu à pied en traversant le Cimetière du Père-Lachaise, histoire de saluer, comme à chacune de mes visites, le Mur des Fédérés et la tombe de Jean-Baptiste Clément.

Et puis j’aimais bien ce lien entre l’ex-Place du Trône et le confesseur de Louis XIV, homme lettré, éminemment subtil et cultivé mais qui poussait, parfois, si loin l’absolution des péchés dans la confession qu’il en avait attrapé la petite vérole…

Il faisait beau.

Même un peu chaud pour la saison.

On dira au-dessus des normales saisonnières.

Elle m’a toujours fait sourire cette expression, car d’année en année les saisons n’ont plus aucune normalité…

J’empruntai la Rue de la Roquette, passai devant l’ancienne prison dont ne subsistait que la porte et quelques morceaux de mur et aboutis place Voltaire.

Je n’ai jamais pu dire place Léon Blum.

Non que j’aie de l’animosité à l’égard de cet homme de valeur, bien au contraire, mais pour moi, c’est la place Voltaire, comme les Places de l’Étoile et Daumesnil.

Ancrage dans le temps et mémoire de la vieille toponymie parisienne.

Il y avait du monde à la terrasse des cafés.

Je pris sur ma gauche le boulevard Voltaire, direction Nation.

Je n’avais échafaudé aucun plan pour retrouver Sarah.

D’ailleurs serait-elle à ce rendez-vous, plutôt ce demi-rendez-vous ?

Je me répétais :

« Seize heures, place de la Nation… seize heures, oui, mais où ? »

Quand une idée me vint soudain…

Me référer aux noms des cafés…

Le Triomphe trop pompeux…

Le Canon de la Nation trop belliqueux…

Le Dalou trop culturel…

Les autres ne m’inspiraient guère plus…

16 heures 15

Un beau livre, c’est celui qui sème à foison les points d’interrogation.

Jean Cocteau

J’ai fait trois fois le tour de la place, regardé dans tous les cafés.

Je suis même allé jusqu’aux Colonnes du Trône…

Sarah n’est pas venue…

Je sentais une déception indéfinissable monter en moi, indéfinissable car aucun sentiment précis ne m’habitait après notre rencontre à Belleville.

Je me mis à penser aux mots échangés, ses énigmes, ses fausses certitudes, son mépris de la gent masculine…

Elle semblait s’être construit une étrange philosophie.

M’avait-elle dit une seule fois qu’on devait se retrouver dans un café sur la place de la Nation ?

J’avais, seul et bêtement, fait cette conclusion comme si aucun lieu de rendez-vous ne pouvait se situer ailleurs…

À cent mètres de là, au carrefour entre le boulevard Voltaire et la rue des Immeubles Industriels, il y a un café… le Philosophe.

C’est son nom.

J’étais même passé à côté, sur le trottoir d’en face, en arrivant.

Il me parut soudain comme une évidence qu’elle devait m’attendre là…

Je me mis à courir.

Il n’était peut-être pas trop tard.

Elle m’attendait devant, l’air totalement dégagé, fumant, avec une nonchalance étudiée, une cigarette.

« Seize heures dix-neuf. Pas mal, me lança-t-elle, un sourire malicieux au coin des lèvres…

— Si c’était une épreuve de course à pied, je pense que je serais dans les temps. Moi qui déteste arriver en retard.
— Moi, j’étais à l’heure.
— Moi aussi à la base. Même en avance…
— Mais pas au bon endroit. Enfin, maintenant tu y es… Tu as la déduction rapide ou est-ce le hasard ?
— Une causalité langagière…
— Tu as de ces formules… »

Je proposai à Sarah de boire un verre.

Nous entrâmes dans le café.

J’avais remarqué qu’elle portait un sac plastique duquel je vis dépasser deux ou trois cahiers grand format.

Elle commanda un expresso serré et je fis de même.

Après quelques minutes de silence, le temps d’allumer une cigarette et d’attendre les consommations, je lui demandai :

« Tu aimes les énigmes ?

— J’adore voir jusqu’où les gens sont capables d’aller.
— Je pensais te retrouver à la terrasse d’un café sur la place.
— Tu pensais ou tu croyais ?
— Les deux… je m’étais inscrit cette évidence dans mes neurones. Et puis pour dire vrai, je ne pensais pas te trouver. Je croyais plus à un canular, une blague…
— Pourquoi donc ?
— Un rendez-vous sans lieu, ça flaire bon l’arnaque.
—