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Paul, originaire d'une région rurale, trouve un refuge à Paris chez sa tante Alice, qui le loge, le conseille, et le soutient financièrement dans sa quête de carrière. Après le décès d'Alice, il décide d'écrire un roman où il raconte les épisodes de sa vie et se confie sur sa tombe chaque semaine. Paul... ou presque illustre le fait que le personnage principal n'a jamais pleinement adopté ses différentes professions. D'abord apprenti comédien, puis reporter, et, finalement, comédien à nouveau. Il n'a jamais ressenti une réelle légitimité, car toutes ces vocations impliquent une auto-déclaration de compétence, le laissant avec l'impression de jouer un rôle, sans être tout à fait lui-même.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Vivier a écrit plusieurs pièces de théâtre jouées en France et dans d’autres pays. Cet ouvrage est un autre maillon de la chaîne importante que constitue l’ensemble de ses ouvrages.
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Michel Vivier
Paul... ou presque
© Lys Bleu Éditions – Michel Vivier
ISBN : 979-10-422-0742-7
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Détruire la comédie, dit-il.
Je viens de me rendre compte que ça va faire tant et tant d’années que je fais semblant ! Pas toujours, mais souvent… C’est mon issue de secours, mon exutoire…
Détruire la comédie. J’ai entendu ce bout de phrase la veille au soir à la télévision. Un ancien journaliste renommé, écrivain, réalisateur, racontait avoir pris tout à coup conscience de la supercherie. Avoir adopté une posture toute une partie de sa vie, s’être regardé agir professionnellement pour imiter quelqu’un qu’il admirait, qu’il aurait voulu être… En même temps, disait-il, on a toujours besoin de modèles… Et pourtant, ce matin, dans un moment de grande lucidité, je me regarde de près dans le grand miroir de la salle de bain. À ce moment, je ressens un étrange sentiment… Je ne connais pas cet homme en face de moi… ou du moins je ne le reconnais pas…
Je viens de dépasser la soixantaine et regardant dans le rétroviseur de ma vie, j’aperçois une bonne dose d’impostures, de prises de position superficielles, d’hypocrisies et autres dissimulations…
Avec quand même, de temps en temps, quelques soupçons de réalité.
Être ou paraître aurait dû dire Shakespeare…
Tout avait commencé à son entrée au collège, en sixième. Paul arrivait tout droit d’un petit village rural de Normandie et on l’avait inscrit dans l’établissement miteux d’une banlieue urbaine défavorisée… Le contraste était gigantesque. Dans son autre vie, les champs, les ruisseaux, les oiseaux… Aujourd’hui, les parpaings, le béton et le bitume… Il allait falloir se caparaçonner, très vite… Oublier les fleurs des champs parmi lesquelles il déambulait en se rendant à l’école primaire et dorénavant affronter les trottoirs inachevés d’une cité HLM en construction… Alors il s’était dit qu’il allait faire semblant. Semblant d’habiter là depuis toujours, semblant d’être un gars de banlieue, un dur, un roc… Et non pas un cueilleur de pâquerettes à l’âme vagabonde… C’est vrai que les matins de printemps, lorsqu’il cheminait vers l’école, ce n’était pas rare qu’il s’éternisât un peu pour admirer la naissance d’un coucou, d’un coquelicot, d’une fleur d’églantier… il lui arrivait même parfois d’en cueillir une pour compléter son herbier. Il ouvrait alors son cartable et la rangeait précautionneusement entre les pages d’un cahier de brouillon. La cloche sonnait quand il entrait dans la cour…
— Allez, Paul, on se dépêche ! Tu vas encore être en retard…
La cité HLM n’était encore que très embryonnaire. Seules une tour et deux barres d’immeubles étaient terminées, dont celle de Paul. Partout autour, ce n’était que tas de terre, restes de ciment, sacs de plâtre éventrés, ou fers à béton… Le F2 où il habitait se trouvait au troisième étage de l’une des deux barres en fonction. De la fenêtre de la chambre de sa mère, il pouvait contempler le chantier en action. La circonvolution des grues, la valse sans fin des camions poussiéreux… De la fenêtre de la cuisine, il apercevait le chantier de construction de l’église. D’une modernité tristement banale, on ne découvrira l’église que lorsqu’ils auront installé une croix sur le simulacre de clocher…
Encore une qui fait semblant…
Puisqu’il n’y avait qu’une chambre, il dormait dans la cuisine, près du frigo, sur un sofa modulable. Il avait un peu l’impression de faire du camping. Sa mère était employée SNCF, et donc la paie n’était pas très conséquente… Son père était parti depuis longtemps, il ne l’avait pratiquement jamais connu…
Dans les odeurs de choux de Bruxelles en train de bouillir, il faisait semblant d’avoir un peu d’intimité. Il avait eu très difficilement l’autorisation de coller deux ou trois photos de magazine sur son côté de frigo. Françoise Hardy et France Gall, les femmes de sa vie de collégien…
Il avait aussi réquisitionné un tabouret pour faire table de nuit et sauvé une petite étagère afin d’y déposer les quelques livres en sa possession. Notamment un dictionnaire Larousse qu’il feuilletait tous les soirs avant de s’endormir. Il adorait ça. Surtout les planches géographiques en couleurs. Elles lui permettaient certaines nuits de faire des rêves de voyages au long cours…
Paul arrivait de la campagne, il avait vécu ses années d’école primaire chez ses grands-parents, dans une ferme de cinquante hectares avec vaches, chevaux, poules et autres pensionnaires ruraux…
Sa chambre d’alors était plus grande que le F2 de la cité…
Depuis sa naissance, il avait habité chez ses grands-parents paternels, dans une grande ferme laitière du Bessin normand. Apparemment, ses parents, qui habitaient en ville à une trentaine de kilomètres, n’avaient pas la possibilité matérielle ou financière de l’accueillir chez eux. Ou pas envie tout simplement.
À la fin de l’école primaire, un problème compliqua la situation. Il n’y avait pas de collège au village, il lui fallait donc déménager en ville. Chez sa mère, ça paraissait le plus simple ! Et le plus naturel… Elle avait consenti du bout des lèvres à le prendre chez elle, et avait été obligée de lui faire un peu de place dans le nouvel appartement qu’elle louait depuis seulement un an… L’amour filial n’était pas son fort…
Là aussi, parmi les nouveaux copains de sixième, il allait falloir adopter une posture. Celle de l’enfant normal… Normal, c’est-à-dire qui a une famille, un père, une mère, etc. Fils unique, bon, ça encore, ça pouvait se défendre… Mais dire « je vis dans la cuisine chez ma mère, mon père est parti se saouler ailleurs »… c’était compliqué ! Alors Paul restait très discret sur sa vie familiale, il essayait d’avoir l’air heureux, comme tout le monde, quoi !
Pendant les cours aussi, il faisait semblant…
Le prof de français l’avait traité de fumiste. Pas sérieux quoi, un plaisantin… Pourtant, le jour où celui-ci avait organisé une sorte de quiz, un concours oral durant lequel il avait posé une centaine de questions, de français, de géographie, d’histoire, à la surprise générale, c’est Paul qui avait gagné. Les soirées « dictionnaire », sûrement. Le prof en était resté… tout ébaubi ! Il lui avait offert un roman : « La vingt-cinquième heure » de Virgil Georgiu… En fait, la plupart du temps, pendant les cours, il n’était présent que physiquement, sa tête était restée à la ferme. C’est pour ça qu’il regardait souvent la fenêtre, les nuages. Il se disait qu’ils avaient de la chance…
La nuit, lorsque sa mère était couchée, Paul se levait et allait se poster à la fenêtre de la cuisine. Il regardait la cité en construction, comme un chantier en guerre, des ébauches de bâtiments gris, lugubres. Malgré tout, une tour d’une dizaine d’étages, en face, était déjà habitée. Quelques fenêtres s’éteignaient ou s’allumaient selon les besoins, on aurait cru un jeu d’échecs… Tiens, le fou du sixième a bouffé un pion au deuxième étage…
Paul étouffait dans ce magma bétonneux…
Les années passaient, dans la même monotonie, les mêmes faux-semblants, un ronron infâme et hypnotisant dont il fallait s’extirper… Malgré ses notes pourries en math, en physique ou en chimie, on l’avait dirigé vers le lycée technique de la ville. Fils d’ouvrier peut-être… Dommage pour lui, il avait néanmoins brillamment réussi l’examen d’admission.
Au bout de quatre longs mois de fraise, de tour et d’étau-limeur, un matin de printemps la veille de ses dix-huit ans, il prit une décision qui lui sembla irrévocable. Il en avait marre, il lui fallait sortir de cette mélasse, vivre pour vivre, et non pas vivre parce que. Le ciel était d’un bleu immaculé, Paul se dit que les nuages étaient déjà partis, eux, qu’il était urgent de mettre les voiles…
Dégager d’ici au plus vite…
Sa mère était partie au travail en lui laissant un mot sur la table : « Débrouille-toi pour te faire à manger, j’ai pas eu le temps de m’en occuper ». Pas un mot de plus…
Il griffonna sur le papier : « Pas de problème. C’est ce que je vais faire, je vais me débrouiller. Salut… »
Il mit quelques affaires dans un sac à dos, son doudou porte-bonheur qu’il avait toujours conservé et emporté partout (un tout petit ours en peluche gagné à la fête paroissiale de son village natal, au stand de tir), puis vida son compte en banque (mille six cent quarante-deux francs trente dans une petite boîte à bonbons que son grand-père lui avait offerte pour ses six ans), enfila sa vieille doudoune bleue et claqua la porte de l’appartement vingt-trois du six rue des Tilleuls. (Il n’avait jamais vu de tilleuls dans cette rue, mais peut-être n’étaient-ils pas encore plantés…)
Partir… C’est forcément le début d’une aventure, entrer dans l’univers de la découverte permanente d’autres âmes, d’autres paysages, d’autres façons de vivre… C’est un enrichissement de tous les jours…
Partir, c’est une chose, arriver en est une autre ! Et arriver où ?
Cela faisait un bout de temps que Paul y pensait. Il en avait d’ailleurs parlé à Élodie, sa meilleure (et seule) amie depuis quelques mois. Il avait même failli lui proposer de partir avec lui… Mais finalement, Paul avait préféré partir seul, libre, comme l’oiseau qui migre vers des territoires à découvrir…
Quand il monta dans le train direction Paris, au moment même où il mettait le pied dans le wagon, il eut déjà l’impression d’entrer dans une autre vie. Une aventure avec lendemain, un aller sans retour sûrement… Il allait quand même falloir encore faire semblant de temps à autre… Faire semblant d’être bien intégré dans cette nouvelle société qu’il allait découvrir heure après heure, jour après jour… Ne pas trop attirer l’attention des métro-boulot-dodo, la foultitude des gens dits normaux, engoncés dans leur train-train quotidien, bien installés dans leurs habitudes, leur routine… D’abord un temps d’adaptation, certainement commencer par être spectateur avant d’agir…
Lorsqu’il s’était agi de faire un choix d’arrimage, d’enfin s’extirper d’une banlieue pourrie de province, Paris lui était apparu dans un premier temps comme la destination de tous les possibles. Ou la ville idéale de tous les départs…
Il était dans le train…
Arriver Paris Saint-Lazare quatorze heures trente et une.
Sans billet bien sûr, il n’allait pas commencer à entamer son maigre pécule, il allait falloir jouer à cache-cache avec les autorités de la SNCF. Le train entrait en gare d’Évreux lorsque le contrôleur pénétra dans le wagon. Le convoi s’arrêta, Paul descendit et remonta quelques wagons plus loin, là où les billets avaient déjà été vérifiés. Normalement il était sauvé, pour cette fois…
Debout dans le couloir, Paul observait le paysage qui défilait. La pieuvre commençait à se dessiner, les pavillons bien alignés des premières banlieues… La circulation se faisait plus dense, les usines, les entrepôts s’entassaient de plus en plus, on allait arriver à la capitale ! À la télé, il avait bien sûr aperçu quelques reportages, quelques émissions, mais pour lui qui n’était jamais sorti du département, c’était déjà le début de toute une aventure…
À Paris, Paul n’avait qu’un seul contact.
— Tiens, ce sont mes coordonnées…
Une tante qu’il n’avait pas revue depuis le Noël de l’année précédente et qui lui avait donné sa carte de visite, disant « si un jour tu viens sur Paris, ça me ferait plaisir »…
Il était presque seize heures lorsque Paul s’apprêtait à sonner au 11 rue de Médicis, Paris 6e. Au quatrième étage de l’immeuble habitait Alice François, 46 ans, professeur de français au Lycée Fénelon… Tante par alliance, mariée puis divorcée…
« Si un jour tu viens sur Paris, ça me ferait plaisir… »
Devant la porte, Paul hésitait. Ça, c’est la phrase qu’on dit pour être poli, mais de là à voir débarquer…
— Oui… C’est pourquoi ?
— C’est Paul.
— Paul ? Mon neveu ?
— Je crois, oui…
— Ça, pour une surprise, c’est une surprise… et une bonne… Monte… quatrième étage gauche… L’ascenseur est en rénovation, désolée…
Alice déclencha l’ouverture de la grosse porte en bois verni.
Alice François habitait un petit F2, une seule chambre, mais un salon assez vaste et clair, la grande fenêtre de la rue donnant sur les jardins du Luxembourg. Orienté sud-ouest, le soleil était présent dans l’appartement une bonne partie de la journée…
— Mais Paul, ça alors, si je m’attendais…
L’embrassade fut des plus chaleureuses. Alice semblait véritablement émue de recevoir chez elle son neveu favori. Même si elle ne le voyait que très peu souvent, elle ressentait pour Paul une affection particulière. Parce qu’elle avait vite compris le désarroi de l’adolescent lors de ses quelques voyages en Normandie. Elle avait, malgré les rares contacts avec lui, rapidement discerné l’errance dans laquelle il vivait, l’instabilité permanente. Elle sentait que Paul n’était pas à sa place, tout simplement…
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Te voilà parisien ? Assieds-toi… Débarrasse-toi…
Paul enleva son sac à dos et s’installa maladroitement au fond d’un grand canapé en cuir…
Il ne sentait pas vraiment à l’aise. Après tout, cela faisait plus d’un an qu’il n’avait pas vu Alice et il débarquait chez elle, comme ça, à l’improviste… mais il avait néanmoins conscience qu’une première étape importante venait d’être franchie… Il le savait, Alice serait pour lui le point de départ d’une autre vie, il en ressentait l’évidence. Il avait compris qu’elle allait sans doute devenir le point d’appui indispensable à une métamorphose totale de son existence…
— Tu restes quelques jours ? C’est la première fois que tu viens à Paris, non ?
— Non, j’étais venu une fois avec l’école, en bus, une galère… La Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe pour finir avec le zoo de Vincennes. Le tout au pas de course et sept heures de bus… Par contre, là, je vais prendre mon temps… Et même plus que ça…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je vais essayer de rester vivre à Paris… Tout simplement… Si je peux…
— Ah oui ? Ah, effectivement, ça n’a plus rien à voir avec une excursion… C’est carrément un nouveau projet de vie que tu envisages…
— Je crois que ça y ressemble, oui…
— Et tu as déjà pensé à ce que tu comptes faire ? Au fait, je ne t’ai pas proposé, tu veux un café ? Une bière ? Quelque chose à manger ?
— Une bière, pourquoi pas… Ce que je veux faire ? L’idée première c’était de dégager de chez moi… Enfin, chez moi… Disons de là où j’habitais… La cité HLM, l’avenir pourri qu’on me proposait…
— Oui… Je comprends… La dernière fois que j’y suis allée, c’était à Noël il va y avoir deux ans. En revenant de chez tes grands-parents, j’étais repassé chez ta mère. Quand j’ai vu l’endroit où tu vivais, pas de chambre à toi, les barres de HLM tout autour, aucun horizon quoi, j’en suis revenue totale déprime ! Et je te jure que j’ai pensé à toi, je me suis dit il va craquer…
— C’est fait !
— Tu sais, je peux t’aider… Je suppose que tu ne sais pas où dormir ce soir, par exemple… Et que tes finances ne sont pas au beau fixe, je me trompe ?
— Ben… non…
— Tout seul dans Paris, sans argent… Heureusement que je suis là, quand même… Et que je n’ai pas cours cet après-midi. Parce que d’habitude, je rentre plutôt vers dix-huit heures.
— Je serais revenu… Tu sais, j’avais gardé ta carte de visite précieusement. Quelque chose me disait que j’en aurais besoin un jour…
— Tu as bien fait… Et ta mère, qu’est-ce qu’elle pense de ton idée ?
— Il est quelle heure ? Dix-sept heures… Je pense qu’elle ne le sait pas encore.
— Ah, vous n’en avez pas parlé ?
— Du tout.
— Si je comprends bien, tu lui as laissé un mot sur la table…
— De toute façon, je pense que ça va l’arranger… Quelque part…
— Non… Pas quand même…
— Si.
— C’est triste… Bon… Alors, écoute, on va s’organiser… Ça me fait très plaisir que tu aies pensé venir chez moi. Je te l’avais d’ailleurs dit, tu te souviens ?
— Bien sûr. C’est pour ça que je suis là…
— Donc… Déjà, tu peux rester dormir sur le canapé, c’est un convertible, pas de souci…
— Merci, Alice, je ne dis pas non, le temps que je trouve une solution d’hébergement, un travail, etc.
— Le temps que tu voudras. Ne te tracasse pas pour ça. Je vis seule ici… Ici et ailleurs, je n’ai personne dans ma vie, je suis libre comme l’air ! Alors, installe-toi et on verra plus tard…
Jeudi 7 avril 2022. Je me prépare pour une sale journée. Cet après-midi, on enterre Alice. Au printemps… Elle est décédée samedi. On a fêté ses quatre-vingt-dix ans la semaine dernière, le 30 mars… Je lui avais acheté un « Opéra », le gâteau au chocolat qu’elle aimait tant. Plus le dernier Modiano, son auteur préféré…
…
Alice… Elle m’a hébergé, soutenu financièrement et moralement pendant tant d’années… C’était toujours elle qui me requinquait les jours de déprime, qui m’encourageait à ne pas lâcher prise, à persévérer… « Ça n’arrivera pas tout cuit, Paul ! ». Elle me couvait comme une mère poule…
…
Elle était encore en pleine possession de ses moyens.
…
La vieillesse…
…
Alice, tu me manques déjà…
Paul lui avait proposé plusieurs fois de s’installer ailleurs, mais elle lui avait à chaque fois répondu qu’elle préférait qu’il reste, que non seulement cela ne la gênait absolument pas, mais qu’en plus elle était ravie de sa présence, qu’elle n’était pas seule, etc., etc.
Par chance pour lui, une dizaine de jours après son installation provisoire chez Alice, rue de Médicis, le plongeur du bistrot d’à côté avait eu un assez grave accident de scooter, une jambe et une clavicule de cassées, et un soir, en discutant devant une ambrée, le patron avait embauché Paul au black pour remplacer le survivant deux ou trois mois durant sa convalescence…
Alice était donc professeur de français au Lycée Fénelon, à dix minutes à pied de chez elle. Après avoir descendu la rue de Médicis, elle prenait la rue de l’Odéon, le boulevard St-Germain sur une centaine de mètres et enfin la rue de l’Éperon où se trouvait le lycée. Et un jour que Paul l’accompagnait vers son lycée, ils passèrent devant une librairie théâtrale, le Coupe-Papier, au dix-neuf rue de l’Odéon.
— Attends, j’ai besoin de racheter une version Larousse classique de « L’école des femmes » de Molière, on commence à travailler la pièce la semaine prochaine… Tu connais, bien sûr ?
— Oui… Un peu… On l’a parcourue en diagonale au collège… C’est l’histoire d’un vieux qui séquestre une jeune nana, c’est ça…
— Oui… à peu près…
Ils entrèrent dans la librairie, Alice acheta le bouquin, auquel elle fit rajouter « le Bourgeois gentilhomme » et « Les fourberies de Scapin » qu’elle avait la ferme intention de faire découvrir aussi à ses élèves de seconde…
— Tiens, tu peux les remmener à l’appart, je n’en ai pas besoin avant samedi… Et puis, si tu n’as rien de mieux à faire, tu peux toujours y jeter un coup d’œil avant d’aller plonger dans tes assiettes sales, non ?
Du théâtre ? Pourquoi pas… Eux aussi font semblant… C’est même leur métier. Dès qu’un comédien monte sur une scène, ce n’est plus lui, c’est le personnage qu’il incarne que les spectateurs sont censés voir. Ou alors, c’est qu’il n’est pas bon…
Après avoir dévoré « L’école des femmes », l’idée commença à germer lentement dans la tête de Paul.
Il s’imaginait déjà interpréter Horace, l’amoureux d’Agnès…
« À ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure,
Et l’amitié m’oblige à vous en faire part. »
Il se mit à répéter ces vers plusieurs fois, changeant le ton, le débit, les intonations…
« À ne vous rien cacher de la vérité pure… »
— Paul, je peux récupérer le petit bouquin de « L’école des femmes » ? Je dois travailler dessus, on attaque la semaine prochaine, je vais peut-être même essayer d’en monter quelques scènes en atelier…
— Pas de problème, j’en ai racheté un exemplaire ce matin au Coupe-Papier…
— Comment ça ?
— Alice, je crois que je commence à avoir une certaine idée de ce que j’ai l’intention de faire…
— Ah oui ? Et alors ?
— Je crois que j’aimerais bien devenir comédien ! Qu’est-ce que tu en penses ? Tu vas m’aider ?
— Génial ! Bien sûr… Tu sais, tu devrais aller te renseigner au Théâtre de l’Odéon, juste à côté. Je crois qu’ils ont des ateliers-théâtre pour les jeunes, ça pourrait être un début… Voir si c’est le bon chemin à prendre… Rencontrer d’autres comédiens en devenir, te confronter à eux…
— Humm… Mais ça doit être le soir et moi le soir je plonge !
— Non, non… S’il n’y a que ça, tu laisses tomber la vaisselle, je te prends en charge… Ce serait une immense fierté pour moi que d’avoir pu permettre l’éclosion d’un grand talent… Tu imagines ? Paul à la Comédie française, qui nous interprète le rôle de Christian dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand ! Qu’est-ce que tu en penses ?
— Attends, attends… Un grand talent ! Tu vas un peu vite en besogne, Alice… Et puis, tout de suite, la Comédie française ! Et pourquoi pas un Oscar à Hollywood dans le dernier film de Spielberg…
— Il vaut toujours mieux imaginer le meilleur que le pire ! Steven Spielberg ! Un futur grand, ça… L’autre jour, à la télé, j’ai vu le premier film qu’il a réalisé, « Duel », un suspense incroyable entre un conducteur automobile et un camion… Ce qui est très fort, c’est qu’on ne voit jamais le routier, on sait qu’il est là, au bar du motel, mais on ne sait pas qui c’est… Il faut que tu voies ce film, ça doit bien passer dans un cinéma d’Art et Essai…
— Oui, et puis Spielberg, c’est aussi « Les dents de la mer », quand même !
— Ça, j’aime moins… Les films à grand spectacle, c’est pas mon truc… Je préfère Lelouch… Chabadabada… Ce serait bien qu’un jour, tu joues dans un film de Lelouch…
— Je n’en suis pas là, Alice ! Ne t’emballe pas s’il te plaît, je n’ai même pas commencé à dire le premier mot du premier alexandrin de la première scène d’un texte… Pour l’instant, c’est une idée, c’est tout… Peut-être que je pourrais être comédien. Disons que c’est une éventualité qui m’interpelle… J’ai envie d’essayer…
— Tu as raison, si tu n’essaies pas, tu ne le sauras jamais… Tu t’imagines à cinquante ans en train de rabâcher à longueur de journée « J’aurais dû »… Ce serait insupportable… Tu ne dois jamais avoir à dire « J’aurais dû »… Pour quoi que ce soit… Si tu essaies, que tu te donnes les moyens, que tu travailles fort, eh bien si tu ne réussis pas, au moins tu n’auras pas de regrets à avoir…
Ce matin, en se rasant devant la glace de sa salle de bain, Paul se souvient de l’année de ses dix-huit ans, de ces phrases qui l’avaient marqué…
« Si tu n’essaies pas, tu ne le sauras jamais… » avait dit Alice.
« Tu t’imagines à cinquante ans en train de rabâcher à longueur de journée… J’aurais dû »…
« Tu ne dois jamais avoir à dire… J’aurais dû. »
Il avait essayé…
Dans un premier temps, il s’était inscrit dans un atelier-théâtre, rue des écoles, à côté du métro Odéon… Il était animé par un vieux comédien raté, inconnu au bataillon, totalement imbu de lui-même et pensant définitivement être détenteur de la substantifique moelle ! Seuls ceux ayant suivi ses cours deviendraient comédiens professionnels…
Il faisait dire les textes comme une partition de musique… « Non, là, il faut que tu montes plus dans les aigus… Là, par contre, descends dans les graves… »
— D’accord… je vais essayer…
« D’accord… Maître… »
En plus, il fallait l’appeler maître ! Il y était allé deux fois et laissa tomber avant d’avoir réglé sa mensualité…
Quelque temps plus tard, Alice avait repéré un autre atelier au Théâtre du Présent, à côté de la place Saint-Michel, elle s’y était arrêtée et avait inscrit Paul… Elle avait discuté un moment avec le professeur, un jeune metteur en scène d’après la brochure explicative… Les cours avaient l’air sérieux, dix heures par semaine, Alice s’était dit que ce serait un bon début, que ça lui permettrait de rencontrer d’autres garçons et filles ayant le même projet de vie…
Paul y alla un peu plus d’un mois…
Très vite, il s’était aperçu que le décalage était bien trop important entre lui et ces jeunes Parisiens des cinq et sixième arrondissements… Arrivant de la banlieue pourrie d’une petite ville de province, il avait beau faire semblant autant qu’il le pouvait, les jeunes embourgeoisés du boulevard St-Germain l’insupportaient… Il ne pouvait pas être lui-même… Il n’avait jamais apprécié l’esbroufe, l’épate, le bluff… C’était malheureusement le comportement permanent de la plupart des participants à ces ateliers, lesquels, manifestement, étaient plus là pour la drague que pour l’amour de Jean-Baptiste Poquelin… Dont certains ignoraient même jusqu’à son existence. Ah oui, c’est Molière !
L’affaire allait certainement être plus compliquée que prévu… Des années de galère se profilaient à l’horizon… Paul commençait à hésiter… Il avait réussi à se faire inscrire dans une agence de pub, mais d’après ce qu’il avait compris, ils prenaient à peu près tout le monde. À moins de loucher… Quoique…
— T’as amené ton CV ?
— Ben… J’ai pas de CV… Pas encore…
— Ah oui, d’accord… Bon… Il y a de la figuration si tu veux… Tu peux commencer avec ça…
Il apprendrait plus tard qu’il ne faut jamais faire de figuration.
« Tu te fais cataloguer d’emblée… Et puis c’est le plus pénible dans le métier. Mal payé, tu attends des heures, on te traite comme du bétail, aucune considération… On te convoque à 7 h du matin, et tu tournes à 18 h… J’ai même entendu une fois un réalisateur célèbre les traiter de « nazes » ! Pour une scène de restaurant… Il y avait eu une fusillade et il y avait besoin de corps allongés par terre, pleins de sang… « On a besoin des nazes ? Non, pas encore… »
À gerber…
Il y a énormément de monde cet après-midi dans les allées du cimetière Montparnasse. Des profs, d’anciens élèves, des gens de la rue Médicis, on ressentait en voyant tous ces gens qu’Alice avait été une belle personne… Beaucoup avaient gardé un contact avec elle, la revoyant par exemple avec beaucoup de plaisir à chaque fin de saison au lycée Fénelon.
Même après son départ en retraite, elle avait continué longtemps à donner un coup de main bénévolement à l’approche des représentations de l’atelier théâtre. Et puis elle avait longtemps fait partie de la chorale Saint-Sulpice, répétitions tous les jeudis soir à vingt et une heures… Tous ces gens avaient été très proches d’Alice, beaucoup étaient devenus des amis, qu’elle invitait souvent rue de Médicis…
Ceux-là pleurent sincèrement la disparition d’Alice.
Et puis il y a le cortège des faux-semblants… Ceux qui sont là parce que c’est la convenance… Des voisins retraités par exemple, qui n’ont rien d’autre à faire, il faut bien s’occuper, alors pourquoi pas venir pleurer des défunts, c’est pour eux une sorte d’entraînement, un apprivoisement lent et progressif de la mort… D’ailleurs, la première page qu’ils regardent dans leur journal du jour, c’est la page nécrologique. Je me souviens d’un film de René Féret que j’ai vu à la cinémathèque et qui s’appelle « La communion solennelle ». Dans le film, il y a un vieux monsieur qui lit le journal au bout d’une table, en attendant le repas de communion, et au bout d’un moment, il dit : « Il n’y a pas de mort bien intéressante aujourd’hui… »
Et puis, pour les voisins de la rue Médicis, le cimetière Montparnasse, c’est pas très loin.
« On traverse les jardins du Luxembourg et on y est presque, ça nous fait marcher, c’est bon pour le cœur… »
« On ne s’est jamais parlé, mais on la connaissait un petit peu… Et puis, elle habitait notre rue… On la voyait passer tous les jours devant notre fenêtre, elle revenait des courses avec son petit chariot… »
« Elle habitait au quatrième. Quand l’ascenseur était en panne, souvent, ça ne devait pas être facile pour elle… Pensez… Quatre étages… Une fois tu l’avais aidée, hein, Georges ? Bon, en même temps, on n’a pas que ça à faire non plus… On a beau être retraités, on a un emploi du temps chargé… Mais elle était gentille… »
Ou le proviseur du lycée. Un nouveau, il n’a jamais connu Alice, mais elle avait reçu les palmes académiques juste après son départ en retraite, alors il a été prévenu…
La femme du boucher…
« Madame Alice avait un compte à la boucherie, elle payait toutes les fins de mois, c’était un accord entre nous, ça lui permettait de ne pas avoir trop d’argent sur elle. Pauvre Madame Alice. »
Peut-être que Madame « Sans os » espérait pouvoir approcher la famille…
…
Ça fait du monde qui processionne, tout ça…
…
En tête du cortège, dans ma tête, défile une multitude de souvenirs, toutes ces années de complicité avec Alice… Je me souviens de ces soirées de remise en question, encore et toujours, quand j’essayais de devenir comédien, parce que je savais que dans ce métier, rien n’est jamais sûr, on ne se sent jamais légitime, il y a tellement de moments où l’on a l’impression de faire semblant… Mais toujours, Alice m’avait encouragé à persévérer, elle m’avait réconforté, aidé à remonter en selle, elle me rappelait de futurs rendez-vous importants, tenait mon agenda à jour…
Paul resta un peu plus de deux ans au 11 de la rue Médicis, chez Alice… Puis il se prit un studio au 48 rue Greneta, près de la rue Saint-Denis. Il venait de fêter ses vingt et un ans et pour gagner sa vie, alternait quelques petits boulots précaires, entre plonge, aide-cuisinier, baby-sitting et de temps en temps malgré tout un peu de figuration ou des silhouettes dans des films ou des téléfilms. Pour les silhouettes, le cachet était un peu plus gros, il était un personnage dans l’action. Les figurants, c’était un groupe de personnes… Plus tard, ils inventeront la silhouette « parlante » ! C’est une silhouette qui a une phrase à dire « Je pourrais avoir un demi svp ? ». Ou juste un mot : « À bientôt » et il sort… Pas très enthousiasmant non plus, mais c’était mieux payé…