Rhosswitha, une reine du Nord - Hugo Vermeulen - E-Book

Rhosswitha, une reine du Nord E-Book

Hugo Vermeulen

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Beschreibung

"Rhosswitha, une reine du Nord" est l’épopée captivante d’une femme viking qui, au fil des péripéties palpitantes et des épreuves, a embrassé ses sentiments et ses convictions. Dans une époque violente, elle a démontré une force de caractère et une intelligence remarquables, affrontant courageusement ses démons pour atteindre ses objectifs sans jamais se trahir. Avec le soutien indéfectible de Wallfrith, le Sinwist, elle a su s’imposer comme une femme et une reine déterminée et résolue. Découvrez son histoire !

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Hugo Vermeulen s’est plongé dans l’écriture, convertissant ses imaginaires en récits captivants qu’il couche sur papier. Avec des mots délicats, chaque page de son œuvre aspire à transporter ses lecteurs dans un univers fantastique où chacun peut devenir ce qu’il désire, simplement par la force de la visualisation créative.

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Hugo Vermeulen

Traduit en français par Sophie Rouyrenc

Rhosswitha, une reine du Nord

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hugo Vermeulen

ISBN : 979-10-422-4050-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Notre peuple va en oublier ses Dieux.

Je pense que la mort de Rhosswitha fut non seulement le dernier sacrifice humain, mais ce fut aussi le plus beau.

Une mort superbe, d’une beauté inoubliable.

Cette souveraine, une grande dame, était exposée sur l’un de ses propres vaisseaux, long et svelte, accompagnée de son cheval, ses deux chiens de chasse, son cimeterre, auquel elle était si attachée et son javelot de chasseresse passionnée.

Son bûcher était dressé, un bûcher digne de son rang et de sa valeur. Neuf serviteurs et neuf servantes reposaient auprès d’elle, qui, pour la plupart, avaient suivi leur maîtresse de leur plein gré. Concernant les autres, le sort en avait décidé.

Avant d’allumer le feu, je me rendis une dernière fois à bord pour un ultime adieu à Rhosswitha, reposant sur une splendide civière, allongée dans son repos éternel.

Depuis trois jours déjà son âme l’avait fui, mais je voulus, une ultime fois, contempler Rhosswitha, me repaître de son visage, du délicat pourtour de ce visage devenu si silencieux, si calme… resplendissant dans la beauté sacrée de la mort.

Elle reposait sur la pelisse d’un ours, à jamais à moi, ses mains tendres posées sur son sein et ses doigts fins pliés autour de la poignée de son sax.

Le vent jouait avec les plis très fins de sa robe blanche en soie dans lequel elle voulait que la mort l’embrasse. C’est ainsi vêtue qu’elle voulait être exposée sur sa civière.

Je posai un tendre baiser sur ses lèvres froides et, après avoir accompli sa dernière volonté, je l’abandonnai aux flammes.

Demain, nous prendrons la mer. Demain, je retournerai vers ma terre natale, avec Athelwulf. J’ai toujours nourri le désir que, le sol nous ayant engendré, Rhosswitha et moi, assimilerait ma chair avec mes souvenirs en les transmettant aux descendants de ce même sol, car je n’ai aucun de droit exclusif sur ces souvenirs : ce sont les souvenirs de notre race.

Je suis arrivé à un accord avec Athelwulf. Dès son arrivée à terre, il accomplira son devoir. Il prendra ma tête. Il m’a promis de la déposer à côté de celle de Rhosswitha : nos deux têtes côte à côte, ensemble pour l’éternité, sur le linteau de sa salle.

Juste avant que Rhosswitha ne quitte cette vie, elle m’avait expressément prié de séparer sa tête de son corps, avant d’allumer le bûcher sur le vaisseau de la mort. Elle avait voulu que j’obtienne la certitude et je l’obtins…

Depuis son décès, cette question m’avait torturé nuit et jour et, maintenant, sur la civière, après avoir prudemment détaché sa tête de son corps avec une petite lame tranchante, je le vis et ce que je découvrais me rassura. Comme je l’espérais, Rhosswitha était passée de vie à trépas sur le coup, n’avait aucunement souffert.

Alors rassuré, je pouvais narrer notre histoire.

Chapitre 1

Nous avions capturé Rhosswitha après avoir assailli victorieusement une habitation quelque part du côté de la côte saxonne.

Cette habitation était une véritable tour, pas une salle en bois comme la nôtre, mais une bâtisse carrée et sombre, érigée en pierre grise et entourée d’une palanque.

Il y avait aussi un hameau composé de quelques huttes en mottes de terre. Nous l’avions réduit en cendres. Nous n’avions rien en particulier contre ce hameau, mais c’est toujours mieux de tout brûler.

Ce jour-là, il n’y avait que peu de résistance à attendre. Nos espions débarqués la nuit précédente nous en avaient informés. À l’aube, la plupart des habitants de la tour paraissaient avoir quitté les lieux. Où étaient-ils ? Nous l’ignorions, ni quand ils seraient de retour. Nous devions être rapides et nous le fûmes. Les quelques défenseurs de la tour cessèrent rapidement le combat et furent achevés sur place. Nous dérobâmes tout ce qui nous semblait avoir de la valeur.

Des villageois prirent la clé des champs, mais cela nous importa peu. Nous les laissâmes. Cette attitude est certes regrettable, car la vente d’esclaves sur le marché de Sliaswich constitue le plus souvent un bon subside, mais nous n’avions pas de temps à perdre donc même les femmes en furent quittes pour une bonne frayeur.

Le butin chargé, nous larguâmes les amarres, mais au moment de hisser la voile, nous distinguâmes loin devant nous et déjà presque en pleine mer une silhouette ramant de toutes ses forces.

— Allez-y ! ordonna le Vree.

Je compris tout de suite les raisons de sa réaction : là-bas, dans l’anse flottaient quelques vaisseaux comme le nôtre. Nous ne pouvions les dénombrer, mais si quelqu’un, d’une manière ou d’une autre, réussissait à avertir des habitants de la tour, nous aurions tous ces vaisseaux à notre poursuite.

Avec une quarantaine de rameurs, nous rattrapâmes sans effort la petite embarcation.

La silhouette aux rames était celle d’une femme, plutôt d’une jeune fille.

Elle fut brutalement tirée à bord. Elle resta debout, calme, les mains croisées sur son tablier. Elle portait des chaussures et le bas de sa jupe et de son tablier était brodé. Lorsqu’elle avait été brutalement traînée à bord, j’avais également entrevu un soupçon de ses bas et d’un jupon brodé…, elle habitait la tour, à n’en pas douter !

Le Vree Ingele la poussa sous une bâche, une petite tente, rien de bien efficace contre les intempéries. Elle n’opposa aucune résistance et il tira le rabat sur la jeune fille et lui.

Il en sortit cependant assez rapidement et me confia la charge de la garder, de surveiller qu’elle ne se jette pas à la mer.

Elle détourna la tête lorsque j’entrai… Elle pleurait.

J’en frémis de douleur. Quelle belle jeune fille ! Ses cheveux châtains, tressés si soigneusement autour de son front, ses mains encore croisées sur son tablier. Il y avait quelque chose d’ineffable chez cette jeune fille, une certaine distinction, mais également de la vulnérabilité, une féminité particulière… cette espèce de féminité qui peut faire chanceler des royaumes !

J’ignore si le Vree l’avait violée pendant cet intermède sous la bâche, c’était bien possible, mais même si ce fut le cas, elle ne laissa transparaître aucune haine contre lui.

Pendant le voyage, six jours environ, elle ne dit rien, ne parla à quiconque, refusa de prononcer la moindre parole. Des heures et des heures durant, qu’il pleuve ou qu’il vente, elle resta assise contre le plat-bord, le menton posé sur les genoux, songeuse, le regard perdu dans le lointain. Pensant que je ne le voyais pas, elle me suivait des yeux. Le Vree Ingele, lui aussi, l’observait à la dérobée. Quant aux autres, ils n’existaient pas, tout simplement.

Je me demandais si elle était sourde-muette et réfléchis au moyen de le découvrir, en vain sans doute. Mais ce n’était pas le cas parce qu’apparut une lueur moqueuse dans ses yeux ; j’appris ainsi ce que je voulais savoir : elle n’était pas sourde-muette et elle m’avait dévoilé son âme. Moi, j’avais perçu sa nature à jamais…

Je ne voulais plus qu’une chose : entendre sa voix.

Cela arriva… le jour suivant, lorsqu’Ingele lui adressa crûment la parole.

Il lui laissait le choix, soit d’être vendue comme esclave, soit de rester à bord comme sa compagne de lit !

Elle lui avait immédiatement répondu, sans sourciller :

— Donne-moi des dés !

Il les lui refusa. Je lui prêtai les miens.

Elle exigea de rester seule un moment et lorsque le Vree revint, un peu plus tard, elle ne prononça que deux mots :

— Je reste !

Le Vree me renvoya tout de suite. Cette fois-ci, je savais clairement ce qui allait se passer sous la bâche.

Elle avait conservé mes dés et refusa de me les rendre. Je les lui laissai. Elle se figea ensuite dans cette attitude : elle se taisait sauf avec lui, mais s’en tenait à des réponses brèves, oui, non, brèves, mais courtoises.

Cette jeune fille m’intriguait.

Notre demeure se trouvait à Roode, l’un des nombreux îlots plats de la mer du Nord, face à la côte danoise. Il dépasse à peine le niveau de l’eau, et vu de la mer, il laisse l’impression que la salle où nous habitons flotte sur les vagues.

J’ai parlé d’une salle, mais notre Vree possédait sur cet îlot un véritable hameau c’est-à-dire des bâtiments en bois : une grange, une bergerie, une étable, des entrepôts et des ateliers.

Sur cet îlot ne poussait que de l’herbe, courte et raide : un îlot plat et nu, ravagé par les tempêtes du nord et de l’ouest, harcelé par une mer s’étendant jusqu’à l’horizon le plus lointain et le plus perdu et à une demi-journée de voile de toute autre terre ferme.

Grâce à ce vaisseau, nous nous pourvoyions de tout ce qu’il nous fallait. Nous nous livrions à des maraudes que nous appelions expéditions ! Le plus souvent, ces expéditions constituaient un bon subside, si bien que notre Vree pouvait se permettre d’entretenir une suite composée d’une quarantaine de guerriers ainsi que leurs femmes et leurs enfants, des ouvriers, des esclaves…

Les guerriers dormaient avec leur famille dans la salle, à même le sol, mais le Vree, lui, couchait dans une petite pièce attenante, d’ores et déjà avec la jeune fille. À mon vif regret !

Entre-temps elle était devenue une légende vivante, parce qu’elle ne prononçait jamais un traître mot… et j’ignorais toujours comment elle s’appelait !

J’appris enfin son nom lors d’un épisode dramatique, deux mois après notre retour sur l’île de Roode.

Un soir, dame Soleil déclinant déjà, je la vis en conversation avec le Vree, au bord de la mer, là où les vagues atteignent la terre ferme. À ce moment, contre le soleil rouge, j’aperçus aussi sur l’eau miroitante une voile, puis une autre et encore une autre.

Ces trois voiles annonçaient les événements que je raconterai, les chemins sinueux qui serpenteraient jusqu’au sort cruel, dont les Dieux, dans leur savoir si sombre, avaient toujours eu connaissance, mais qui demeuraient secrets pour l’homme.

Beaucoup plus tard, Rhosswitha me confierait ce qu’elle venait de dire au Vree, alors que ces voiles surgissaient, à savoir qu’elle était enceinte de lui. Mais à cet instant, lorsqu’elle distingua ces voiles, les Dieux lui apparurent, traversant la mer à gué, venant à sa rencontre, les mains pleines de sang.

À l’approche de ces trois vaisseaux, le Vree nous avait appelés aux armes et nous fûmes rapidement là, les quarante guerriers attendant simplement la mort.

Nous allions devoir défendre notre île contre trois vaisseaux bien armés, ce qui revenait à affronter entre quatre-vingt-dix et cent vingt ennemis, voire davantage… mais fuir la mort n’est pas dans notre nature et même si nous l’avions voulu, nous n’aurions pu !

Apparemment cela lui avait effleuré l’esprit, parce que le Vree me prit en aparté un instant :

— Sinwist, si cela tourne mal, compose un chant… dit-il.
— Oui, mon Vree, répondis-je, mais je ne dis pas ce que je pensai, à savoir que si cela tournait mal pour lui, il en irait de même pour moi.

Je m’étonnai de son insistance.

— Sinwist, ces vaisseaux, peut-être la jeune femme est-elle leur but ? Elle est enceinte de moi. Si je tombe, toi, Wallfrith, prends soin d’elle et de son enfant… Elle s’appelle Rhosswitha !

Il était de mon devoir de lui obéir. J’étais son homme assermenté… mais il ignorait que je ne demandais pas mieux !

Et je savais enfin comment elle se nommait… Rhosswitha !

Quel beau nom ! Comment aurait-elle pu s’appeler autrement ?

Rhosswitha !

Les trois vaisseaux approchèrent.

L’un d’eux, un knarre, plus grand que les deux autres, progressait lentement vers nous, bercé par les flots, la voile arisée. Les deux autres, des nefs, le suivaient à lents coups de rames, les voiles amenées. Ils n’avaient pas bâti de têtes de dragon sur les proues ; peut-être leurs intentions se révéleraient-elles meilleures… Comment le savoir ? Nous restâmes donc aux aguets, prêts à tout.

Le premier vaisseau heurta le fond, fut ballotté quelques instants puis s’immobilisa. Un homme sauta à l’eau, coiffé d’un étrange casque, surmonté d’une crête noire sur le travers.

— À bas les armes ! ordonna la Vree en se précipitant dans l’eau, lui aussi, traversant à gué, à sa rencontre.

Ils s’embrassèrent et vinrent à terre.

Ce qui me frappa le plus chez cet homme, hormis son casque, était son absence de barbe. Étonnant !

Le Vree me le présenta : Godefrith, son vieil ami.

Cet homme alerte, aux yeux bruns, malicieux, à la parole facile, me semblait complètement à l’opposé d’Ingele. D’un signe de tête, il ordonna à son personnel navigant de l’accompagner à terre. Ce personnel se révéla être beaucoup plus nombreux que nous l’avions supposé : à bord du knarre se trouvaient quarante personnes, tandis que chacune des nefs en comptait quarante-huit. Presque cent quarante hommes ! Les trois navires furent rapidement échoués sur la grève…

Ce soir-là se déroula une fête qui nous coûta bien des moutons ; des feux furent allumés, chacun mangea, but, chanta…

La plupart de ces hommes devrait passer la nuit en plein air, car notre salle ne pouvait abriter un si grand nombre d’hôtes, en plus de nos propres partisans déjà présents. Ce n’était pas important au fond, ni pour moi, ni pour eux : nous autres marins sommes habitués à dormir à la belle étoile quel que soit le temps, à terre ou sur le bois dur du pont d’un bateau, enveloppés dans nos épais manteaux de Loden et dans le meilleur des cas protégés par une bâche, une tente en peau de vache ou une voile.

Parmi nos hôtes se trouvaient des musiciens : l’un jouait de la vièle, l’autre de la flûte.

La danse commença et moi, j’attendais avec impatience la petite amie du Vree. Je mourais d’envie de danser avec elle. Je supposais qu’elle savait très bien danser. Normalement, elle serait à table avec nous, c’est-à-dire, le Vree et quelques-uns de ses compagnons les plus dévoués… mais elle n’était pas là. Le Vree conversait avec animation avec son ami Godefrith et quelques autres. Je m’étais joint à cette table improvisée, mais elle ne paraissait toujours pas. Je restai longtemps à table, espérant qu’elle finît par venir. À bout de patience, je me levai pour me procurer, sur une des broches, un morceau de mouton ; ce faisant, fouillant tous les coins et recoins pour l’apercevoir, je pensai que si elle avait été présente, elle m’aurait trouvé… depuis longtemps !

À notre arrivée à Roode, deux mois plus tôt, et bien qu’ignorant son nom jusqu’à cette fameuse soirée du fait qu’Ingele l’appelait toujours « deerne1 », comme il m’appelait « Sinwist » (c’était un titre et non un prénom, et c’est pour cette raison que Rhosswitha ne connaissait pas non plus mon nom jusqu’à cette soirée), quelque chose s’était produit entre cette jeune fille et moi.

Nos corps se cherchaient, quels que soient l’endroit et le moment, nos regards éloquents également. Où elle allait, j’allais, et où j’allais, elle allait aussi. Comme par le fruit du hasard, elle était toujours à côté de moi, ou moi à côté d’elle… si accidentellement, son genou touchait le mien, ou le mien le sien, nous faisions vraiment de notre mieux pour ne pas le remarquer, et en même temps, et surtout, prolonger cet instant le plus possible, sans être aperçus… Et ceci, en pleine société, à proximité du Vree, d’Ingele !

Puis il me vint à l’esprit que le Vree avait, à l’approche de ces vaisseaux, voulut la mettre en sûreté. Dans leur petite pièce au bout de la salle ! C’était cela ! Et ce soir, il l’avait contrainte à rester enfermée et ne lui avait pas permis de participer à la fête ! Un amer incident de parcours, non seulement pour elle, mais aussi pour moi, incident somme toute plus grave que l’annonce qu’elle était enceinte de lui, parce que cela serait arrivé de toute façon, puisqu’elle était sa maîtresse.

Mâchonnant un morceau de viande de mouton à demi crue et perdu dans mes pensées, résigné, je ne vis pas une échansonnière s’approcher de moi.

— Sinnwist, le Vree te cherche. Tu dois venir immédiatement.

Je suivis la femme vers la table où le Vree menait toujours une conversation palpitante avec son ami, tous les deux une corne à boire à la main. Les autres étaient partis ; ils étaient seuls.

— Me voici.
— Je te ferai appeler, fit-il.

C’était toujours pareil avec lui, il me faisait toujours attendre. J’en avais assez, mais, par politesse, je m’éloignai, hors de portée de leurs voix. Les deux hommes discutaient, interminablement.

Godefrith avait posé son casque, une pièce remarquable, sur la table devant lui. Ce casque, en bronze, bien brillant, avait un long collier qui protégeait la nuque, et des jumelles articulaient les joues. Mais cette crête ! Lorsque je me trouvai près de la table, j’avais vu qu’elle était en crin ; un arc de cercle en crin noir sur une chasse en bronze et reposant sur une petite chaise ou patte, si bien que cette crête avait l’air en suspension au-dessus du casque. C’était vraiment une pièce magnifique. Je n’avais jamais vu un si beau casque. Si l’occasion se présentait, je lui demanderais de quelle sorte de casque il s’agissait.

Évidemment, les deux amis s’entretenaient d’importantes affaires ; ils restaient en tête-à-tête et cela s’éternisait.

C’était tout de même extraordinaire : ce Godefrith n’avait ni barbe, ni pelote, ni natte comme Ingele, et moi-même et tous les ingénus. Étrange…

Enfin, Godefrith, en riant, frappa le Vree sur l’épaule et les deux hommes se serrèrent la main. Ingele m’appela :

— Sinwist, va me chercher cette « môme » entêtée. Elle se trouve dans notre pièce et ne te laisse pas faire, je veux qu’elle vienne. Toi, elle t’écoutera, crois-moi.

Cela n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. J’approuvai de la tête aussi poliment que je le pus et me dépêchai, dans les limites de la dignité due à ma place et à mon rang, cela va de soi.

Lorsque je frappai à la lourde porte de chêne, elle s’entrouvrit presque immédiatement :

— Rhosswitha, fis-je (maintenant je connaissais son nom !), Rhosswitha, le Vree m’a demandé de te prier de m’accompagner ; il désire te voir.

La porte s’ouvrit davantage.

— Le Vree a mentionné ton nom, Rhosswitha.

Je pensai lui devoir cette explication, mais elle rit.

— Oui, « j’ai pigé »… Et si je ne veux pas ?
— Le Vree ne croit pas cela possible, puisque c’est par moi qu’il a fait demander que tu viennes.

Alors, elle éclata de rire, d’un vrai rire.

— T’es une fine mouche, toi !

Elle ouvrit la porte, encore un peu plus.

— Et toi alors ? Comment tu t’appelles ?
— Wallfrith… Moi, je m’appelle Wallfrith, Rhosswitha.
— Mmm… Je le sais depuis longtemps. Un petit instant.

Elle referma la porte et poussa le verrou derrière elle.

Ce fut un bien long moment et je craignais déjà qu’elle ne m’ait mené en bateau. Quelle roublarde !

Maintenant je risquai de faire mauvaise impression devant le chef. Il m’avait pourtant prévenu de ne pas me faire avoir. Bon sang de bon sang !

Mais lorsqu’elle reparut, je n’en crus pas mes yeux. Son maquillage était magnifique et comme elle était habillée !

Mon cœur se mit à battre la chamade quand elle me regarda en riant.

« Merci de ta patience », chuchota-t-elle.

Je ne savais pas quoi dire. Elle resplendissait de beauté, elle avançait, sûre d’elle, à mes côtés, traversant la salle et à l’extérieur…

À l’entrée de la salle, à vingt pas tout au plus, dehors, se trouvait la table à laquelle étaient assis le Vree et son ami… C’était le moment ! La première fois que nous étions seuls… Personne ne pourrait nous entendre grâce au bruit de la fête. Je lui dis : « Rhosswitha, je te trouve jolie ».

Elle ne répondit pas, ne s’éloigna pas, ne me gifla pas non plus. Elle me regarda le temps d’un instant, mais ne répondit rien… Elle continua à marcher à côté de moi…

Nous atteignîmes la table. D’un geste du menton, Ingele lui indiqua la place à côté de lui. Prenant ses jupes avec mille précautions, elle s’assit comme une princesse. Ingele s’adressa à elle :

— Rhosswitha, tu m’as dit quelque chose ce soir. Des amis sont venus, c’est le moment de te le demander : veux-tu devenir mon épouse ?

Elle posa ses mains à plat sur la table, puis, de manière songeuse, hocha la tête tandis que son regard me frappait comme l’éclair.

— Oui, acquiesça-t-elle à voix basse, la tête légèrement inclinée et les yeux baissés, oui, je veux bien, Ingele.

C’était un coup dur pour moi, mais tout bien considéré, qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle n’avait pas le choix… Il l’embrassa ; elle répondit à son baiser avec dignité, et il la présenta à Godefrith. Son ami le félicita, puis il siffla entre ses doigts. Une échansonnière s’approcha aussitôt.

— Versez, ordonna le Vree, et pas dans une corne pour la Vrea, mais dans un verre !

Le verre est précieux. Les quelques verres encore en circulation datent de l’époque romaine et ces verres sont à conserver comme de grands trésors.

Apparemment, le Vree possédait des objets très précieux et laissait sa future épouse en faire usage. Cela en disait long sur lui.

Ingele se concerta encore brièvement avec son ami et sa future Vrea : le mariage aurait lieu dès le lendemain.

La célébration solennelle me revenait, quel bonheur !

Et quel honneur ! Moi, je suis le Sinwist ou le chantre spirituel en quelque sorte. Un de mes devoirs est de déclamer des chansons de geste, les vieilles épopées de notre peuple et les chansons que j’ai moi-même mises en rimes. Ces épopées narrent les histoires des Dieux et des héros, des rois et des reines, de la guerre, fougueuse, de la joie et de la tristesse.

Je récite ces poèmes pour amuser mon auditoire, mais surtout pour perpétuer la tradition. Parfois la déclamation sert un but différent, comme dans l’histoire que je vais vous conter maintenant. C’est une chanson, pas une fable, un poème plutôt, une chanson triste, que je dédie à une dame, qui elle, ne l’entendra jamais.

Je ne suis pas seulement poète ; je suis également chirurgien et conseiller. J’explique et je présage les runes, et je sais les graver. Je lis dans le sang, je lis dans les cheveux, dans les ongles, dans l’urine. Je lis dans les foins et je lis dans les cœurs, vivants ou morts. J’entends la voix des Dieux dans les frémissements du vent dans les arbres et dans le murmure des vagues qui approchent la rive en roulant.

Je procède aux consécrations, ainsi qu’aux sacrifices solennels et c’est moi qui préside aux rites : les rites pour les nouveau-nés et les rites pour les défunts.

J’exécute les sentences de morts et je célèbre… les mariages !

Pour l’exercice de mes vastes fonctions, le Vree mit à ma disposition une sorte de hutte, ou de tente : une construction avec une ossature en bois, composée de huit poteaux attachés entre eux en haut et couverte de peaux de cerf. Dans cette tente fut déposé tout mon équipement : un pot contenant une braise, un chaudron en bronze, des herbes en abondance, des piments, des mortiers, des couteaux et des pots en grès dans lesquels je conserve la mouture ou l’infusion d’ingrédients extraordinaires dont je peux avoir besoin à l’occasion.

Cette tente me sert en outre à exécuter les rituels secrets. Nul n’a le droit d’y pénétrer, soit sans mon consentement exprès, soit sur mon invitation, et jamais sans l’observation stricte de rites réglementaires préalables à une visite. Ces rites sont fondés sur des traditions immémoriales et ils sont considérés comme le plus précieux des trésors de notre peuple.

Le sol autour de la tente est sacré lui aussi et n’est pas à fouler autrement : les conditions sont les mêmes que celles de la tente.

L’emplacement est délimité par quatre poteaux surmontés de crânes humains. Quiconque se trouve à l’intérieur est intouchable, car l’espace entre les quatre poteaux est considéré comme faisant partie intégrante du royaume des morts, la tente aussi, de toute évidence. Ce qui se passe à l’intérieur, quoi que ce soit, est considéré comme, soit n’ayant pas lieu, soit comme n’ayant pas eu lieu, ou, autrement dit, cela se passe hors du temps.

Dame Soleil n’était pas encore réveillée lorsqu’apparut le Vree, accompagné de deux de ses partisans portant chacun un ballot sous le bras. Les trois hommes s’arrêtèrent respectueusement à une bonne distance de l’enclos. Avec la plus grande vénération, ils déposèrent les deux ballots dans l’herbe couverte de rosée. Les deux hommes s’éloignèrent, reculant lentement, à pas comptés. Le Vree se prosterna : son front toucha la terre par trois fois. Puis il fit trois fois le tour de la place sacrée en se prosternant à nouveau à la fin de chaque tour, le front touchant la terre, car nous sommes issus de la Terre. Elle est notre mère.

Ce rituel achevé, alors seulement, le Vree pénétra la place sacrée. Les quatre poteaux, points de repère qui délimitaient le royaume des ombres, étaient maintenant entourés de laine rouge et ornés de queues de cheval.

Le Vree leva les mains au ciel et implora le gardien du Sud :

— Guardenc ! Écoutez-moi. Moi, fils de Rerin, un être mortel, au nom de Tiwaz le Manchot, désire pénétrer le tertre sous lequel reposent les ancêtres !

Tourné vers l’Est, il implora Thurizaz du Marteau pour obtenir l’entrée dans les eaux où le patrimoine ancestral est conservé ; puis tourné vers le Nord, il conjura Wothonaz de la Lance, père de l’air et des nuages de lui accorder l’accès aux tourbillonnements des pensées et aux sentiments que les vivants et ceux qui attendent leur naissance gardent en leur sein. À l’Ouest enfin, il supplia l’Immaculé, Heimdallar de la Corne, de pouvoir accéder aux feux dans lesquels le minerai de l’éternel est décomposé en scories, elles-mêmes du domaine du temporel.

Ces quatre invocations achevées, mon visiteur marcha vers les deux ballots. Il les prit, un sous chaque bras, et se dirigea à pas comptés vers ma tente. Devant l’entrée, il s’immobilisa et par trois fois tapa du pied.

À ce moment-là, Dame Soleil se leva.

— Guardenc du Savoir ! cria Ingele. M’admettez-vous ?

La réponse à cette question doit être énoncée comme telle : « Celui qui demande l’entrée est-il libre ou est-ce un homme de renom ? »

Chacun, homme ou femme, a en sa connaissance les phrases rituelles et Ingele répondit à la question selon les exigences requises :

— L’homme est un homme libre, non né en esclavage.

À cette réponse, j’ouvris le rebat de la tente et le Vree entra. Il posa les deux ballots sur le sol et je lui intimai de la tête de prendre place en face de moi, sur une pile de peaux. Je m’assis également et chantai les paroles de bienvenue avant de lui signifier :

— Vous, mortel ! Voulez-vous vraiment descendre, incessamment, avec moi, dans les contrées de la mort ?
— Je le veux, répondit-il.
— Promettez-vous de tout supporter, quoi qu’il advienne ?
— Je le promets.
— Déshabillez-vous !

Ingele obéit. J’enlevai moi aussi mes vêtements et pris une poignée de savon d’un pot en grès posé sur la braise, ainsi qu’une touffe de zostère.

— À genoux, ordonnai-je.

À genoux également, je commençai à me frictionner avec le savon pour l’enlever ensuite soigneusement avec la zostère. Ce fut une longue opération et lorsque j’eus terminé, je la répétai auprès du marié.

C’est ensuite seulement que je lui posai la question rituelle :

— Que voulez-vous ?

Son vœu serait exaucé et aucun retour ne serait possible, songeai-je.

— Je souhaite épouser une femme, Rhosswitha, une femme libre, la fille de Sigismund.
— Qu’il en soit ainsi. Avez-vous apporté quelque chose pour votre préparation ?

Il me tendit un des deux ballots : il contenait un glaive coulé en bronze et couvert d’une couche de patine blanchie à certains endroits par de la moisissure.

Ce glaive était utilisé depuis des générations innombrables pour ce rituel.

Il y avait aussi une jupe, un vêtement précieux et certainement très ancien, mais décolorée aujourd’hui et tellement piquée qu’elle serait à manipuler avec la plus grande précaution.

C’est pour cette raison que je prévins Ingele, dérogeant ainsi à l’austérité rigide de ce rituel.

— Il est d’usage de mettre cette jupe, chuchotai-je, mais je ne veux pas que tu la mettes. Pose-la avec le plus grand soin sur ton bras gauche et imagine que tu la portes vraiment !

Ingele fit ce que je lui demandai : il déposa très délicatement la jupe sur son bras gauche et je lui tendis le glaive.

— Vous humain ! Réfléchissez que vous êtes mortel. Jamais vos jours ne finiront comme les jours de Rhosswitha, la femme que vous voulez faire vôtre.

Il est de mon devoir sacré de vous donner une admonition. Bien que je vous aie demandé de vous habiller comme une femme, je n’ai aucunement l’intention de vous ridiculiser ni de vous déshonorer. Néanmoins, vous êtes devenu une femme du fait que vous portez cette jupe.

Il faut que vous sachiez à quel danger vous exposerez votre jeune mariée en la pénétrant, parce qu’il faut que vous sachiez : le glaive que vous portez signifie la mort au champ d’honneur et la jupe signifie la mort en couches !

Le rituel dura toute la journée. J’ignorai ce que la jeune mariée allait subir. Il s’agissait d’une affaire féminine secrète.

Rhosswitha apparut lorsque Dame Soleil s’inclina à l’horizon. Elle était magnifique dans sa robe de mariée rouge la tête surmontée d’une couronne de marguerites des prés.

Sa jeunesse me frappa. Elle n’avait guère plus de treize ou quatorze ans, quinze, tout au plus. Godefrith la conduisit devant la pierre sacrificielle : un taurillon aux cornes dorées, enchaîné à un pieu, une couronne de fleurs autour du cou. Je tranchai la carotide de l’animal ; il s’effondra en râlant et après quelques instants ne bougea plus.

J’aspergeai le couple avec le sang et élevai le marteau au-dessus de la tête du marié.

— Ingele, fils de Rerin, prenez-vous pour épouse Rhosswitha, fille de Sigismund ?
— Oui, répondit-il fermement.

J’élevai le marteau au-dessus de la tête de la jeune fille.

— Rhosswitha, fille de Sigismund, prenez-vous pour époux Ingele, fils de Rerin ?

D’une voix claire, la jeune fille énonça un grand OUI.

Dame Soleil, s’inclina, sombra et disparut.

Rhosswitha était mariée… Rhosswitha était une femme mariée !

Le désir pour une femme domine tout ; toute autre pensée s’efface et ne reste… que la femme désirée.

Rien, rien d’autre n’a d’importance. Mon désir pour Rhosswitha me rendait fou !

Et elle ? En était-il de même ? Certainement… et je pris une décision. Qu’elle soit l’épouse de mon seigneur ou de n’importe qui d’autre, je ne voulais qu’une chose : coucher avec elle ! Et je le lui dirai ! Et elle le ferait, j’en étais sûr !

Il fallait seulement que je réussisse à lui parler seul à seul, un tout petit instant.

La noce dura dix jours, dix jours pendant lesquels nos réserves diminuèrent considérablement, comme on peut l’imaginer avec cent quarante hôtes ripaillant et festoyant en plus de notre propre suite.

Lorsque l’allégresse commença à retomber et que les premiers signes d’ennui apparurent, les chefs se concertèrent et proposèrent quelques expéditions vers la terre ferme. Mais il y eut peu à en retirer.

Une seule fois, nous eûmes de la chance. Nous assaillîmes une ferme perdue et cela nous valut une vache maigre et deux oies ; bientôt, nous devrions entreprendre de plus longs voyages.

Ces jours-là, nous étions le plus souvent de retour le jour même.

Rhosswitha passait ces journées-là avec les femmes parmi lesquelles une rousse, nommée Haithagard, qui, comme Rhosswitha, avait été brutalement enlevée de son feu et lieu par la bande d’Ingele.

Haithagard, astreinte à un travail pénible et dégradant et à partager la nuit une niche sale avec ses compagnons d’infortune, n’avait pas eu la même chance que Rhosswitha, devenue depuis peu la Vrea.

Toujours est-il que je ne comprenais pas comment Rhosswitha avait pu se lier d’amitié avec cette petite rousse. Peut-être les deux jeunes filles, étant du même âge, ressentaient-elles une certaine complicité du fait qu’elles aient été toutes les deux capturées ?

Quoi qu’il en soit, Rhosswitha, une fois mariée avec Ingele, bénéficiant du statut de Vrea, se précipita pour délivrer son amie dès qu’elle eut en main clés et porte-monnaie. Haithagard reçut le droit de servir la bière dans la salle. C’était un honneur, parce que la Vrea elle-même circulait avec la cruche.

Godefrith contempla la nouvelle échansonnière avec plaisir, et bien qu’il contemplât toutes les échansonnières avec plaisir, il se mit en tête d’obtenir celle-ci. Un soir, il fit même une offre à Ingele, mais celui-ci, généreux, ne voulut rien entendre : Godefrith devait accepter la petite échansonnière comme un don de son ami.

Cependant, le don aussi généreux, soit-il, n’aurait pas lieu : Rhosswitha leur mit des bâtons dans les roues.

— Vous êtes tous les deux complètement cinglés, hurla-t-elle. Pas dans la maison et tant que je serai la Vrea.

Les deux amis en restèrent là, mais le lendemain, à mon entrée dans la bergerie, je tombai sur Godefrith et la petite rousse, tous deux dissimulés derrière un tas de paille.

Je murmurai une excuse hâtive entre mes dents, mais Godefrith, ne perdant pas du tout contenance, ricana qu’un homme a besoin de s’amuser de temps en temps. La femme, à demi déshabillée, se leva sans gêne, se pencha pour battre la paille de son jupon considérablement chiffonné et rit sans vergogne à gorge déployée.

Ce caprice de Godefrith avec la demoiselle aurait bien quelques conséquences ! Et, anticipant sur mon histoire, je pensai aussitôt  : Cette affaire va mener Rhosswitha à sa perte !

Des années plus tard, Rhosswitha me raconta ce qui suit : elle avait dès le début découvert ce que Haithagard avait comploté, y compris l’offre faite pour elle ce soir-là, mais il y avait une chose qu’Haithagard n’osait pas encore évoquer avec son amant, c’est qu’elle espérait devenir son épouse légale. Ce n’était, à son avis, pas impossible, puisqu’elle était comme Rhosswitha de souche noble. Il fallait en revanche qu’elle soit rachetée pour pouvoir l’épouser parce que selon nos lois une esclave ne peut pas marier.

La misérable fit un mauvais calcul : elle tomba enceinte et avant même que ne commence notre voyage, cet « amusement » tourna au désastre, Godefrith la troqua contre une autre, l’oublia totalement et son enfant mourut à sa naissance.

Lorsque Rhosswitha me narra cette histoire, des années plus tard, je sus tout de suite qu’elle n’avait jamais compris, même toutes ces années plus tard, à quel point le cœur des hommes peut être vil.

Mais je ne le lui dis jamais, je voulais lui faire grâce du reste.

Il faut cependant que j’entre dans les détails de cette affaire. Godefrith ne s’était en effet pas engagé auprès de cette fille. Il voulait seulement l’affranchir en échange de ses services ; c’est dans ce sens qu’il avait cette offre pour elle. Jamais ni Ingele ni Rhosswitha n’auraient cru une telle arrière-pensée. Ingele avait simplement voulu faire plaisir à son ami en lui donnant cette fille et Rhosswitha, en toute honnêteté, exécrant cordialement la traite des humains, empêcha le don, ainsi que la vente, mais par ce geste mena son amie à sa perte, non seulement son amie, mais elle aussi plus tard, ce dont elle ne s’était jamais doutée.

Godefrith n’avait rien à se reprocher : il avait pris ce qui lui était échu en partage, et ce plaisir une fois satisfait, s’en était détourné. C’était sa nature.

Godefrith n’accordait en effet aucune valeur ni aux biens de ce monde, ni aux vies des êtres humains et donc, peu lui importaient les heurs et malheurs d’une esclave.

Apparemment, il est naturel qu’à de tels caractères tout réussisse, qu’ils vivent dans l’abondance, ne s’attachent à rien et soient joviaux. Tel était Godefrith.

Je n’ai pas encore mentionné les magnifiques cadeaux qu’il avait offerts à Rhosswitha le jour de ses noces… en effet quels magnifiques cadeaux !

Il lui présenta un tronc, merveilleusement sculpté contenant toutes sortes d’objets exotiques, objets auxquels la jeune mariée, dans sa naïveté, n’aurait jamais rêvé… Tous provenaient de ses longs voyages : des petites fioles remplies d’eaux de senteur, d’essences de roses, de baumes odoriférants, des boîtes de poudre, de crèmes, des articles bien courants et quotidiens pour les plus grandes dames de Rome, de Constantinopolis, voire même d’Aix-la-Chapelle, mais pour la jeune fille ignorante qu’elle était, tout cela relevait du miracle.

Il lui offrit du linge de lin et de la batiste la plus fine et la plus délicate, ainsi qu’une lourde robe byzantine en brocart d’origine royale. À cela s’ajoutèrent un cimeterre arabe et pour finir un présent des plus surprenants et des plus originaux : une paire de sandalettes en cuir verni et doré assorties de talons hauts, ce que personne n’avait encore jamais vu.

C’était absolument inutile dans notre environnement ! Ils nous firent rire. Quelle folie !

Mais Rhosswitha était enchantée. Elle les mit aussitôt. Aux anges, avec un doux balancement des hanches, elle trottina sans peine.

— Magnifique ! Merci, Godefrith, s’écria-t-elle en le baisant spontanément. Je les garderai, elles sont si belles.

Mais ce tronc contenait encore un objet d’une indicible valeur, que Rhosswitha, comme les sandalettes, conserverait précieusement jusqu’à son dernier souffle… : une robe en soie arachnéen, blanc, long, large et froncé. Il avait de longues manches et des rubans de satin au col et aux poignets. Toutes ces fines fronces brillaient. Il était superbe.

— Quelle splendeur ! bredouilla-t-elle en l’exposant devant elle. Il est si beau… jamais je n’oserai le porter. Je veux qu’il devienne mon suaire, c’est pour cela que je le garderai…

Et le cimeterre… celui-là aussi, elle le porta toute sa vie.

Quatre jours à peine pourtant après l’arrivée de Godefrith et trois jours seulement après le mariage de Rhosswitha avec le Vree, le malheur, déjà, se dessinait.

Un soir, alors que tout le monde mangeait autour de la table, c’est-à-dire Rhosswitha, Godefrith, Ingele avec ses trois inséparables partisans et moi-même, la fête battant son plein, Godefrith proposa à Ingele d’aller tenter leur chance dans les riches ports du Sud, d’essayer de vendre là-bas leur butin.

Ingele se tut, sourcilla.

Je me sentis envahi par un obscur pressentiment et laissai mes regards errer le long des entrées de la salle… le Sud… être éloigné de Rhosswitha ! Cela ne se pouvait !

— Quel Sud ? demandai-je.

Ce fut ce que je redoutais : Constantinopolis !

Je n’avais pas la moindre idée de la situation géographique de cette cité, mais je n’étais pas sans savoir ce que cela signifiait : des mois de navigation…

J’entendis des histoires de famines, de tempêtes sur des mers inconnues et de peuples cruels aux mœurs autres que les nôtres et plus grave encore : cette Constantinopolis se situait aux confins du Middengarde, monde des êtres humains. Dans notre langue, cette ville se nommait Miklagard, c’était tout ce que j’en savais.

Godefrith discourait. Je l’écoutais d’une oreille distraite, mes pensées dérivant à nouveau, vers elle bien entendu, assise en face de moi, vers elle dont je craignais d’être séparé.

J’ignorais si elle se rendait compte de l’éloignement de cette Miklagard. En avait-elle la moindre idée ? Non, elle n’en avait sûrement aucune.

J’entendis Godefrith pérorer :

— Je sais d’où tirer le maximum.

Mais Ingele, jusque-là absorbé dans ses pensées, vida sa corne d’un trait, la posa à l’envers sur la table en chêne d’un geste sec et sonore et annonça :

— Laisse tomber. Ça ne fait rien ; on ne peut pas y entrer.

Les Dieux soient loués ! L’affaire était close.

Mais Rhosswitha, niaise et inexpérimentée, prit la parole :

— Pourquoi n’avons-nous pas le droit d’entrer là-bas, Ingele ?

J’eus souhaité qu’elle ne posât jamais la question. Peut-être l’affaire en serait-elle restée là, puisque le Vree avait signifié son refus ? Et probablement tout cela serait-il resté à l’état de projet ?

Mais dès lors, tout évolua différemment.

Sans doute avais-je pensé à tort que Rhosswitha… mais oui… bien sûr… elle n’était pas du tout niaise, mais simplement très, très, très inexpérimentée et absolument inconsciente de ce qu’elle avait semé, parce que Godefrith saisit tout de suite dans sa question innocente le défaut dans la cuirasse.

C’est lui qui lui répondit :

— Ton mari veut que dire qu’il faut être chrétien pour avoir le droit d’entrer dans certains ports, voilà. Regarde, Rhosswitha, continua-t-il, en sortant de sa chemise une grande croix en or, tu la vois ? Je m’y connais… dans tous les domaines ! J’ai une solution pour chaque problème !

Ingele ouvrit de grands yeux.

— Hein ? Toi aussi ?

Rhosswitha m’interrogea du regard… mais Godefrith la poussa du coude, sortit un parchemin et le déroula.

— Qu’est-ce que c’est ce truc ? demanda-t-elle curieuse.
— Quelque chose de magique, répondit-il en souriant mystérieusement, avec des runes. Grâce à elles, on sait que je suis baptisé.
— Baptisé ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment peut-on le savoir ?

Elle tapota le parchemin.

— Je ne vois qu’un tas de gribouillis, ajouta-t-elle.
— Je ne sais pas non plus comment ça marche, concéda-t-il, mais quand je le montre, là-bas, ils savent que je suis baptisé.
— Étonnant… Comment est-ce possible ?

Elle était extrêmement surprise, mais également très intéressée.

— Tu voudrais me le montrer ? demandai-je.

Il me passa le document.

— Hum, ce sont des runes latines… Dommage, je ne connais pas le latin.
— Moi, je le connais. Mais je ne sais pas le lire, fit Godefrith.
— Qu’est-ce que c’est que ça lire ? interrogea Rhosswitha.
— Comprendre des signes.
— Ah, oui ! Ce n’est pas de la magie alors !
— Non, Vrea, on peut les apprendre.
— Tu arrives à comprendre ces signes ! s’exclama-t-elle en me regardant admirativement.
— Oui, Vrea, mais je ne connais pas cette langue !
— Mais ces signes, tu pourrais me les apprendre.
— Hum… Cela est certainement possible !
— Alors, je veux les apprendre. Tu me les apprendras, disons, ce soir ?

J’éclatai de rire.

— Peut-être… Mais, Godefrith, dis-moi, tu es vraiment de cette pagaille ?
— Oui, il faut vivre avec son temps.
— Bon, c’est d’accord, dit Ingele, et malgré la réponse déjà reçue, il redemanda à son ami s’il était vraiment chrétien, baptisé.
— Oui, oui, je le suis, fut la réponse.

Ingele secoua la tête en un regard compatissant.

— Cela ne m’étonne pas de toi ; c’est comme ce casque romain que tu as toujours porté.

Mais, la curiosité de Rhosswitha était piquée et impossible à endiguer. Elle reprit :

— Qu’est-ce que cela ? Baptisé ? Chrétien ?

Godefrith le lui expliqua…

Sa réaction m’étonna. Elle posa ses mains à plat sur la table et, d’un signe avisé de la tête, elle souligna :

— Mais, Godefrith ! Une telle chose est irrémédiable !
— Et alors, ma petite, tu te fais du souci ?
— Oui. Oui.
— Pourquoi se faire du souci ? enchaînai-je. Godefrith, cette petite a bien raison ! Bois pourri, navire perdu. Et c’est pareil avec notre peuple. Mais le malaise est plus profond ; la terre elle-même, ce sol sur lequel nous sommes en est ébranlé.
— C’est bien possible, répliqua Ingele, mais quand même, c’est grave.
— Vous n’êtes pas baptisés, reprit Godefrith, vous êtes de pauvres païens ignorants. Tout cela est bel est bien bon, mais ne fait aucune différence, parce que, avec ceci, ajouta-t-il en exhibant le parchemin, je suis admis partout dans le monde civilisé, et le plus important est… que je peux me porter garant de mes partisans, même s’ils n’ont pas reçu le baptême. Autrement dit, Ingele, si tu navigues avec moi, je peux t’introduire partout.

Voilà où est le profit, sous réserve du salut de ton âme !

Ingele sourcilla, réfléchissant, puis commanda une corne de bière pour lui-même et son ami. Rhosswitha se leva, obéissant à son devoir, pour les servir, avant de s’acquitter de sa tâche, elle demanda d’une voix faible :

— Est-ce que c’est loin cette Constan… tinopilos ?

Elle avait compris !

Sans doute, Godefrith m’en voulait-il de cette remarque concernant le bois pourri, car il m’évita les jours suivants. Une fois seulement, passant à côté de moi, il me lança :

— Vous ne comprenez rien ! Vous ne vivez pas avec votre temps !

Je n’avais pas envie de lui répondre, mais il ajouta :

— Et cette petite morveuse, avec ses quatorze ans ! Elle n’en pige pas davantage !
— Fais bien attention, ripostai-je. Tiens-toi à carreau, Godefrith ! Ne porte pas atteinte à la Vrea !

Sur ces derniers mots, il rit d’une manière ignoblement significative.

Nous passions nos journées en exercices d’escrime, à ripailler, faire les flambards et en excursions vers la terre ferme. Je m’aperçus, au bout de quelque temps, que les hommes tenaient des conciliabules. Ils se retiraient de plus en plus souvent, et s’ils finissaient par se joindre à nous, les rides s’accumulaient sur le front d’Ingele. Cependant, il était moins grincheux et laconique que d’habitude.

Depuis son mariage, il avait changé. Quand il parlait, ses phrases étaient plus élaborées ; il buvait moins qu’à l’accoutumée et le soir, il ne laissait pas sa jeune femme s’éloigner de lui. Auparavant, une fois bien aviné, il avait très régulièrement été le dernier à rechercher son lit. Il prenait souvent Rhosswitha par le coude en début de soirée et tous deux se glissaient ensemble dans la petite pièce : selon toute apparence, ils faisaient bon ménage, ces deux.

Mais par une journée de navigation vers la terre ferme, alors qu’il tenait la barre, il m’appela :

— Sinwist, il y a quelque chose.

Je fus immédiatement en éveil, parce que je me doutai qu’il allait avancer quelque proposition funeste au sujet de Godefrith, mais ce ne fut pas le cas.

— Mon épouse, la Vrea.

Il s’interrompit, et, sur ce petit navire mollement bercé par la houle, il resta longtemps silencieux, les yeux perdus dans la mer bleue et calme.

Une orfraie, soudain, cria au-dessus de nous et le tira de ses réflexions :

— Elle est bizarre.
— Bizarre ?
— Oui, très bizarre. Je ne sais pas comment l’expliquer, ajouta-t-il après un instant, mais toi, tu t’y connais.
— En quoi m’y connais-je ? répondis-je perplexe face à son désarroi.

Il hésita, chercha ses mots :

— Eh bien, parfois, elle est « partie ».
— Comment « partie » ?
— Tout simplement partie. Bon, parlons-en clairement. Depuis que j’ai été avec elle… je veux dire… comme un homme… elle n’est pas de retour avant le matin.
— Mais Ingele, elle ne disparaît pas ainsi dans le néant ! Et de même elle ne réapparaît pas le matin ! Et tu ne demandes pas où elle peut bien être ?
— Non, je trouve cela angoissant. Elle se lève, ne voit rien, n’entend rien et sort en répétant toujours les mêmes mots : « Il faut que je lui demande. » Qu’est-ce que cela signifie, Sinwist ?
— Hmmm… Peut-être est-ce à cause de sa grossesse, mais il me semble plus plausible que toi, après avoir été avec elle, tu t’endors et tu rêves tout cela.

Il se mit en colère. Il lâcha la barre d’un seul coup et me donna un coup de poing sur la mâchoire. Il me frappa si fort que je tombai contre le bord montant de l’arrière-pont.

— Je sais, sacré marteau de Thor, de quoi je parle !

Ma mâchoire resta gonflée et douloureuse pendant des jours.

Je supposai que soit Rhosswitha était somnambule, soit Ingele avait beaucoup d’imagination.

Quoiqu’il en soit, je lui promis d’y réfléchir et je le fis. Mais pas seulement : j’observai Rhosswitha, mais cela ne m’avança guère. Toute à sa grossesse, elle respirait la beauté et la tendresse. C’était tout ce que je voyais. Elle demeurait une dame de qualité, gardant ses distances avec moi, voire m’évitant, ce que je trouvai plus grave !

J’eus souhaité ne jamais lui avoir dit que je la trouvais jolie. Elle avait manifestement très bien compris ce que j’avais voulu dire parce qu’elle se tenait maintenant à l’écart, et ce, d’autant plus qu’elle était une femme mariée… mais le hasard, toujours l’ami des audacieux, me vint en aide.

Une nuit, alors que j’avais quitté ma tente pour des raisons pressantes, j’aperçus sa silhouette sur la place interdite, sacrée. Elle se dirigeait vers les quatre poteaux sur lesquels les crânes pâlots scintillaient dans la lueur blafarde de la nuit.

— Vrea, appelai-je doucement.

Aucun signe de reconnaissance. Mais son regard me transperça comme celui d’un aveugle.

— Il faut que lui demande, chuchota-t-elle. Il faut que je lui demande.
— Rhosswitha.

Elle entendit son prénom, me reconnut et reprit conscience.

— Ô Dieu ! Sinwist ! émit-elle.
— Vrea… Rhosswitha… que fais-tu ici ? Pourquoi es-tu ici ?

Elle était debout près de moi, dans ses vêtements de nuit ! Mon cœur battait à tout rompre. Je pouvais voir ses yeux dans la semi-obscurité du clair de lune, ses yeux toujours à la recherche de quelque chose dans les miens.

Capturés mutuellement dans nos regards, je le fis… exactement comme je l’avais pensé, me l’étais mille fois répété, comme à l’exercice…

— Rhosswitha, il y a longtemps que je voulais te le demander…

Pleinement consciente, elle m’observait candidement.

— Oui, quoi ?

J’hésitai. Elle était tellement honnête. En avais-je le droit ?

— Rhosswitha, j’aspire ardemment à coucher avec toi, juste une fois. Voudrais-tu ?

Après un dernier regard, les lèvres entrouvertes, elle s’enfuit dans la pénombre.

Entre la salle et les greniers, il y avait le terrain d’entraînement, un grand espace délimité par des cordes blanches. Ce matin-là, j’avais perdu une partie contre Godefrith et une autre contre Ingele. Lorsque nous eûmes terminé, haletants et ruisselants, la Vrea spectatrice derrière la clôture pénétra dans le champ.

— Laisse-moi faire, une fois, dit-elle en prenant une épée très courte en bois du râtelier.
— Celle-ci ? interrogea Ingele.
— Oui, celle-ci.

Ils se firent face. Ingele leva son épée, une longue épée en bois. Il la leva des deux mains au-dessus de sa tête et avança de trois pas. Elle aussi. Mais tout à coup l’affaire prit une tout autre tournure et cela tellement vite que je ne le vis moi-même pas arriver. Rhosswitha saisit le coude d’Ingele, le tourna vers l’extérieur et le fit chanceler, tituber de trois pas en arrière, l’arme de sa femme pointée sur sa gorge.

— J’ai jamais vu ça, grogna-t-il admiratif.

Et il se rendit.

La Vrea se tourna alors vers Godefrith.

— À toi, maintenant !
— Je ne me bats pas avec une femme, ricana-t-il.

Rhosswitha haussa les épaules avec mépris.

Au moment d’abandonner le terrain, alors que j’allai me mettre en route avec les deux hommes, elle m’arrêta :

— Sinwist, un instant, s’il te plaît.

Les deux amis continuèrent à marcher pour aller se baigner. Elle attendit qu’ils soient hors de portée de voix.

— Sinwist, commença-t-elle comme pour analyser ma réaction, tu es au courant que je porte un enfant, je suppose.

Bien sûr que j’étais au courant !

— Bien, je veux savoir si c’est un fils.
— Oui, acquiesçai-je, demain, je pourrai te répondre.

Le lendemain, elle était là.

— C’est un fils, Vrea, mes félicitations !

Elle semblait perdue dans ses pensées…

— Hmm… Merci.

Elle ne dit rien de plus, mais se présenta à nouveau le jour suivant.

— Sinwist, peux-tu communiquer avec les esprits ? Comment cela se déroule-t-il ?
— Vrea, c’est un secret, tu le sais.
— Mais, tu réussirais ? enchaîna-t-elle en sourcillant.
— Oui.
— Merci, termina-t-elle en tournant les talons.

Le lendemain, comme d’habitude, elle vint observer les entraînements et attendit la fin pour me poser une question :

— L’autre jour, tu as dit que tu pouvais parler aux esprits et je suppose que tu les invoques afin de communiquer avec eux… Est-ce que tu peux aussi parler aux Dieux ?
— C’est difficile.
— Donc, c’est possible.
— Oui, c’est possible.

Elle en resta là, je veux dire toute la journée, mais le matin suivant, elle s’enquit de savoir si j’avais vu avec quelle arme elle avait affronté Ingele deux jours plus tôt. Je m’en souvenais, certes, mais trouvai sa question pour le moins étrange.

— Oui, bien sûr, je m’en souviens encore, c’était une courte épée en bois.
— Hmm… un « scramme sax », tu veux dire. Si tu le sais si bien, pourquoi n’appelles-tu pas cette arme par son nom, le « scramme sax » au lieu de « courte épée en bois » ?

Sans attendre ma réponse, elle me baisa, très fugitivement, je l’avoue, mais c’était un baiser quand même et elle n’en avait absolument pas le droit, mais alors pas du tout !

Mon cœur battait furieusement, je frémissais comme une feuille chatouillée par la douce brise du printemps à cause d’un simple baiser !

Je ne comprenais rien, ni à cette femme curieuse, ni non plus à cette question concernant le « scramme sax ». Je ne le découvrirais que de nombreuses années plus tard.

Le jour suivant, elle m’attendait encore près de l’enclos et si sa question me prit certes encore au dépourvu, elle m’effraya également profondément.

— Le sang, demanda-t-elle, les Chemins du Sang, Sinwist, peux-tu emprunter les Chemins du Sang avec moi ?
— Rhosswitha ! Nous n’avons pas le droit !
— Ce n’est pas ma question ? Tu le peux ?
— C’est possible, admis-je.
— Très bien.

Elle eut l’air de vouloir poser une nouvelle question, mais finalement s’en retourna.

Le jour même, avant midi, Ingele me prit en aparté.

— La Vrea, elle a besoin de toi. A-t-elle le droit de venir ? Cette nuit ?

Je répondis qu’elle devait elle-même exposer sa requête.

— Elle ne le veut pas. Elle dit : « Homme et femme font corps ».

Là, je compris immédiatement : elle voulait me prévenir qu’elle avait obtenu son consentement, mais j’eus la sagesse de me taire.

— Vree, dis-lui ceci : ce n’est pas le Sinwist qui fait les règles, et certainement pas la Vrea !

Cette réponse la fit écumer de rage. De loin, je la vis me chercher des yeux, se précipiter vers moi, ses jupes tourbillonnant…

— Mais qu’est-ce que tu as ? Depuis des jours, je discute avec toi et maintenant, tu me fais ça ! Je t’ai baisé, c’est clair, n’est-ce pas ? Je viens cette nuit ! Compris ?
— Ce que je comprends Rhosswitha, c’est ce que tu me demandes.

Elle haussa le sourcil, stupéfaite, désarçonnée.

— Oui, quoi d’autre ? Ouh… ! Va te faire foutre ! À cette nuit, termina-t-elle gaiement.

Cette nuit-là, j’appris l’histoire du Loup Noble.

La Vrea apparut devant le balisage. Elle avait revêtu ses plus beaux atours, elle resplendissait comme le soir où le Vree l’avait demandée en mariage. Elle avait d’une façon exemplaire respecté les coutumes ancestrales, à l’image de son époux.

Quant à moi, voulant m’assurer des origines de Rhosswitha, j’avais obtenu comme réponse : « Je suis une fille de Wodan lui-même ! »

Ignorant si elle était ingénue, je l’avais priée de se déshabiller ; elle le fit en silence, sans protestation.

Après nous être purifiés avec du savon et de la zostère, je lui posai la question rituelle :

— Que veux-tu ?
— D’abord, je te raconte l’histoire du Loup Noble.

Quelle entêtée ! Elle avait encore éludé ma question !

C’était une effraction sérieuse au rite pour laquelle j’aurais pu la punir sévèrement, mais j’en décidai autrement, malgré mon agacement.

— Soit, va pour cette fois ! Raconte !

Elle s’excusa et m’expliqua, les yeux baissés, le caractère indispensable de la connaissance de cette histoire. Ensuite, elle pourrait répondre à ma question rituelle et exposer le but de sa visite.

Elle me narra alors l’incroyable histoire du Loup Noble.

« Sigismund, que je nommai mon père ne l’était pas, me confia-t-il plus tard. Mais je l’aimais comme s’il avait été mon vrai père. Il fut un grand chasseur dans son jeune âge. Il arrivait souvent qu’il restât des jours et des jours éloigné de sa famille, car une fois résolu à obtenir une tête de gibier, il n’avait pas l’âme en paix avant de l’avoir tuée. Il chassait sans arme, car ainsi déclarait-il :

« Les bêtes ont des pattes et des défenses, l’homme des mains et son bon sens. »

Il parvenait à maîtriser à mains nues des cerfs et des sangliers. C’est comme cela qu’il suivit un jour la trace d’un loup blanc. Pendant des journées entières, il poursuivit le loup, mais l’animal réussissait à chaque fois à lui échapper. Sigismund n’abandonna pas et finit par se battre avec le loup et le vaincre.

Il revint, la proie sur ses épaules. Dès qu’il apparut portant cet énorme loup blanc sur les épaules, tous l’appelèrent le Loup Noble, à tel point que personne ne se souvenait plus de son vrai nom. Il était Loup Noble, Athelwulf2…

Mais, à dater de ce jour, Sigismund fut hanté chaque nuit par un rêve. Ce même rêve revenait invariablement : accompagné d’un homme gris, le loup blanc se présentait avec ces mots : « Tu m’as tué ! » et il riait. Puis l’homme gris s’adressait à Sigismund :

— Sigismund, toi qui te nomme toi-même le Loup Noble, écoute-moi : toute ta descendance m’est redevable de mon loup blanc, ce pour l’éternité.

Je naquis. L’Homme Gris apparut à mon berceau et tourna son œil vers Sigismund.

— Regarde cette enfant, regarde bien dans le berceau ! Oui, Sigismund, je te punis déjà ! Interroge ton épouse. »

Rhosswitha se tut, m’interrogeant du regard.

Je réfléchis longtemps à cette histoire : je me demandai comment interpréter les paroles mystérieuses prononcées par l’homme gris au-dessus du berceau de Rhosswitha. Rhosswitha était-elle sa fille ? La fille de Wodan ? Et ces paroles, étaient-elles une malédiction ? Bien sûr ! Mais je le lui demandai :

— Veux-tu que j’interprète cette histoire ?
— Non, rétorqua-t-elle, j’y arriverai bien toute seule ! Apparemment, ce loup blanc devait lui être très cher ; mais ce qu’il a dit : un enfant pour un enfant pour l’éternité…

L’angoisse se peignit sur son visage pendant cette réflexion à voix haute.

— Sinwist, est-ce une malédiction ? Je suis enceinte… Mon enfant sera-t-il frappé par cette malédiction ?

J’éprouvai de la commisération à son égard. J’aurais tellement voulu pouvoir la rassurer, la consoler !

C’était pour cette raison qu’elle m’avait demandé si un fils croissait en son sein ! Elle avait tout compris : Wodan, l’enfant, la vengeance qui agissait sur un fils, et à chaque fois, sur le premier-né !

De génération en génération !

— Sinwist, je t’en conjure, y a-t-il un moyen de briser cette malédiction ?

Aussi cruel que cela puisse paraître, mieux valait annoncer la vérité clairement, sans détour : « Tourner autour du pot, c’est arroser le mets avec une sauce plus amère encore », donc faire preuve de plus de cruauté.

— Vrea, revêts-toi et rentre chez toi. Aucun mortel ne brisera la malédiction de Wodan.

Désespérée, elle se couvrit le visage avec les mains :

— Wallfrith ! N’y a-t-il donc rien à faire ?
— Non, Rhosswitha, il n’y a rien à faire.

Elle me regarda, hébétée, ses beaux yeux verts ambrés remplis de larmes, deux gouffres de chagrin incommensurable et mon cœur se brisa.

— Ma chérie, il n’y a rien à faire… à moins que… à moins que la malédiction ne comporte une condition résolutoire, mais pour le savoir, nous devons emprunter les Chemins du Sang et nous n’en avons pas le droit.

À peine avais-je abordé cette éventualité qu’elle revint à elle, comme par enchantement, résolument tournée vers son unique objectif.

— Il fallait le dire plus tôt ! Nous sommes donc d’accord sur ce point ! À cet après-midi !
— Nous ne pouvons pas, enchaînai-je, même si ce n’était pas précisément le cas, pas toi et moi, Vrea, nous mourrons subitement !

Sa pugnacité m’apparut : elle possédait un caractère et une volonté de fer, impossible de la faire céder… Elle insista et je finis par me fâcher :

— Toi ! Pauvre petite « trut3 » ! Nous mourrons tous les deux si nous le faisons ! C’est ça que tu veux ?

Elle sourit, oui, elle sourit !

— Tout d’abord, répliqua-t-elle posément, on ne nomme pas la Vrea une « trut », même si elle en est une. Mais Sinwist, si cela tourne mal, ce que je ne pense pas, c’est-à-dire, si je ne me trompe pas…

Elle s’interrompit, comme traversée par une idée.

Là, nue, elle s’assit devant moi. Elle était venue parée de ses plus beaux vêtements et de la sous-jupe en soie, chaussée des sandalettes dorées à talons hauts destinés à son dernier voyage, avait tout ôté sans sourciller. Nue à ma demande, elle se révélait à cet instant autre, une âme étrange, se montrant sous son vrai jour, à nu.

— Sinwist, je vois les choses ainsi : un jour, la mort viendra, aussi bien pour toi que pour moi, c’est déjà décidé. À quel moment ? Cela n’a pas d’importance, et comme la mort dit venir de toute façon, pourquoi ne pas aller ensemble à sa rencontre ? Moi, je ne crains pas la mort, et toi ?

Je l’observai fixement, longtemps, très longtemps.

Pensait-elle vraiment ce qu’elle venait de dire ?

Elle m’accorda le temps de la réflexion, accroupie sur ses talons pour ne pas perdre un pouce de sa taille, silencieuse, les yeux fermés.

Au bout de ce qui lui sembla sans doute trop longtemps, elle rompit le silence. Elle, pas moi.

— Sinwist, veux-tu accomplir ceci avec moi ?
—