Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles - Henri Murger - E-Book
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Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles E-Book

Henri Murger

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Beschreibung

Dans "Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles", Henri Murger explore l'existence bohème de jeunes artistes parisiens au début du XIXe siècle. Ces nouvelles, empreintes d'un réalisme poignant, dépeignent la lutte quotidienne, la passion et les aspirations des protagonistes, tout en naviguant entre légèreté et mélancolie. Le style de Murger est caractérisé par une prose vivante, riche en dialogues et en descriptions, qui capte l'essence de la vie urbaine de l'époque. Ce recueil s'inscrit dans un contexte littéraire marqué par le romantisme, mais aussi par une attention particulière aux réalités sociales, sous l'influence notamment de Balzac et de la tradition réaliste naissante. Henri Murger, né en 1822 à Paris, a été lui-même un observateur de la vie bohème, ce qui a largement inspiré son œuvre. Issu de milieux modestes et ayant connu les difficultés de la vie d'artiste, il s'est entouré d'amis écrivains et artistes, dont certains ont marqué cette période. Ses expériences personnelles et son acuité sociale nourrissent ses récits, offrant un miroir aux aspirations et désillusions de la jeunesse de son temps. "Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles" est une œuvre incontournable pour ceux qui s'intéressent à la littérature française et à l'émergence de la modernité dans l'écriture. Ce recueil, à la fois intime et universel, permettra au lecteur d'appréhender non seulement les défis de la jeunesse, mais aussi la beauté poignante de la créativité. C'est un voyage littéraire qui résonne encore dans notre époque contemporaine.

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Henri Murger

Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles

Publié par Good Press, 2022
EAN 4064066085803

Table des matières

Le souper des funérailles
I
II
III
IV
La maîtresse aux mains rouges
Le bonhomme Jadis
Les amours d'Olivier
I
II
III
IV
V
VI
Un poète de gouttières
Le manchon de Francine
I
II

Le souper des funérailles

Table des matières

I

Table des matières

C'était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l'opéra, dans un salon du café de Foy, venaient d'entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de ces noms qui, prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, font relever toutes les têtes. Ils s'appelaient le comte de Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers, et Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches, menant une belle vie semée d'aventures dont le récit défrayait hebdomadairement les Courriers de Paris, et n'avaient à peu près d'autre profession que d'être heureux ou de le paraître. Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles n'avaient d'autre profession que d'être belles, et elles faisaient laborieusement leur métier.

La carte, commandée d'avance, aurait reçu l'approbation de tous les maîtres de la gourmandise.

En entrant dans le salon, les quatre femmes s'étaient démasquées. C'étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.

—Avant de nous mettre à table, messieurs, dit Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvert de plus.

—Vous attendez une femme? dirent les jeunes gens.

—Un homme? reprirent les femmes.

—J'attends ici un de mes amis qui fut de son vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.

—Comment? de son vivant! exclama M. de Puyrassieux.

—Que voulez-vous dire? ajouta M. de Sylvers.

—Je veux dire que mon ami est mort.

—Mort? firent en chœur les trois hommes.

—Mort? reprirent les femmes en dressant la tête.

—Quel conte de fées!

—Mort et enterré, messieurs.

—Comme Marlboroug?

—Absolument.

—Ah çà, mais que signifie cela? vous êtes hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne, ce soir, mon cher Tristan, dit le comte de Chabannes.

—Écoutez, messieurs, répliqua Tristan. La personne que j'attends ne viendra pas avant une heure; j'aurai donc le temps de vous conter l'aventure, qui est assez curieuse, et qui vous intéressera d'autant plus que vous allez en voir le héros tout à l'heure.

—Une histoire! C'est charmant. Contez! contez! s'écria-t-on de toutes parts, à l'exception d'une des femmes, qui était restée silencieuse depuis son entrée.

—Avant de commencer, dit Tristan, je crois qu'il serait bon d'absorber le premier service. Je fais cette proposition à cause de mon amour-propre de narrateur. Vous savez le proverbe....

—Non! non! dit Chabannes, l'histoire.

—Si! si! mangeons, cria-t-on d'un autre côté.

—Aux voix!—L'histoire!—Le déjeuner!—L'histoire!

—Il n'y a qu'un moyen de sortir de là, dit Tristan; c'est de voter.

—Eh bien, votons.

—Que ceux qui sont d'avis d'écouter l'histoire veuillent bien se lever, dit Tristan. Les trois hommes se levèrent.

—Très bien, fit Tristan; que ceux qui sont d'avis de déjeuner d'abord veuillent bien se lever.

Trois des femmes se levèrent, et parurent fort étonnées de voir leur compagne rester assise.

—Tiens, dit l'une d'elles, Fanny s'abstient.

—Pourquoi donc? dit une autre.

—Je n'ai pas faim, répondit Fanny.

—Eh bien, il fallait voter pour l'histoire, alors.

—Je ne suis pas curieuse, murmura Fanny avec indifférence.

—En attendant, reprit Tristan, l'épreuve n'a pas de résultat, et nous voilà aussi embarrassés qu'auparavant. Pour sortir de là et pour contenter tout le monde, je vais vous faire une proposition; c'est de raconter en mangeant.

—Adopté! Adopté!

—D'abord, dit le comte de Chabannes, le nom de votre ami?

—Feu mon ami s'appelle Ulric-Stanislas de Rouvres.

—Ulric de Rouvres, dirent les convives, mais il est mort!

—Puisque je vous dis feu mon ami, répliqua tranquillement Tristan.

—Ah çà, demanda M. de Sylvers, ce n'était donc pas une plaisanterie, ce que vous disiez?

—En aucune façon. Mais laissez-moi raconter maintenant, dit Tristan; et il commença.

—En ce temps là,—il y a environ un an,—Ulric de Rouvres tomba subitement dans une grande tristesse et résolut d'en finir avec la vie.

—Il y a un an, je me rappelle parfaitement, interrompit le comte de Puyrassieux, il avait déjà l'air d'un fantôme.

—Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, quelles qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se tuer.

—La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit entre ses dents M. de Sylvers.

—Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.

—Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.

—Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne, où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son âme à Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu'il arma résolûment, et dont il posa le canon glacé sur son front brûlant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s'apprêtait à la lâcher, quand il s'aperçut qu'il n'était pas seul, et qu'à dix pas de lui il avait un compagnon s'apprêtant également à passer dans l'autre monde.

Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le nœud d'une corde attachée à un arbre.

—Que faites-vous? lui demanda Ulric.

—Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici les commodités nécessaires.

—Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur? demanda Ulric.

—Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être bien sûr que l'opération a complètement réussi.

Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne appartenant aux classes distinguées de la société.

—Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer sous l'ombrage de ce petit bois.

Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais.

—Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c'est un bon moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est plus national.

—Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à son interrogatoire.

—Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.

—Une perte de fortune?

—Ah! non, je suis millionnaire.

—Peut-être quelques espérances d'ambition détruites?

—Je ne suis pas ambitieux.

—Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui....

—Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre.

—Mais alors....

—Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner.... Voilà pourquoi....

Ulric resta stupéfait.

—Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.

—Un instant, monsieur, de grâce, je n'aurai jamais le courage.

—Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.

En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire défaut, l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait encore à la terre et se trouva suspendu.

L'agonie commença sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.

Au bout d'une demi-heure il revint près de l'arbre changé en gibet, et trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort laide, et renonça soudainement à aller lui demander la consolation des maux que lui faisait souffrir la vie. Seulement il se trouvait dans une situation fort embarrassée; car il avait écrit la veille à un de ses amis qu'il avait mis fin à ses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour sur cette résolution. Il s'effrayait du ridicule qui allait rejaillir sur lui quand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à ses yeux qu'un duel sans résultat.

Il en était là de ses hésitations quand il aperçut à terre le portefeuille de l'Anglais pendu. Ulric l'ouvrit et y trouva une foule de papiers, et entre autres un passeport d'une date récente et pris au nom de sir Arthur Sydney. Ces papiers étaient ceux du défunt; et ce nom d'Arthur était également le sien; et voici l'idée qui vint à l'esprit d'Ulric: il prit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant son identité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, après en avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu'il mit dans sa poche.

Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort. Son suicide, annoncé par les feuilles anglaises, fut répété par les journaux français. Ulric assista à son convoi funèbre; et après s'être rendu lui-même les derniers honneurs, il partit pour le Mexique sous le nom de sir Arthur Sydney. Revenu à Londres il y a environ six semaines, il m'écrivait les détails que je viens de vous raconter.

—Tout cela est, en vérité, très merveilleux, dit Chabannes; mais si M. Ulric de Rouvres revient à Paris, sa position y sera au moins singulière. Sous quel nom prétend-il exister maintenant? Reprendra-t-il le sien, ou conservera-t-il celui de Sydney?

—Je crois qu'il prendra un autre nom, répondit Tristan.

—Mais, fit observer M. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas à être reconnu dans le monde.

—Il n'ira pas dans le monde, dit Tristan; je veux dire par là qu'il ne fréquentera pas cette partie de la société parisienne qu'on appelle le monde.

—Il aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse. Toutes les femmes vont se l'arracher.

—Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.

—Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens.

—Pourquoi? dit tout à coup l'indifférente Fanny, en chassant du bout de ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant faire à son visage un voile tramé de fils d'or:—Pourquoi? C'est bien simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu'il est ruiné.

—Ruiné! dirent les jeunes gens.

—Nécessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M. Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de celui-ci.

—Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution d'héritage.

—Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même tranquillité. À l'heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages.

—Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil, qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que son portier, est actuellement plus que millionnaire.

—J'ai dit ce que j'ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a plus le sou.

—Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda Chabannes.

—Il était l'ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey avait pour habitude d'imposer à ses favoris l'obligation d'être les clients de son mari.

—Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M. de Puyrassieux.

—La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de Villerey est en fuite.

—Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.

—Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire des économies, ajouta la jeune femme.

En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur le faisait demander.

—C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il lui dit tout bas à l'oreille:

—Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas ruiné.

—Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.

—Remettez votre masque un instant, continua Tristan.

—Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son loup de velours.

—Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze mille francs que vous avez perdus.

II

Table des matières

Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des ailes.

Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée si prompte:

«Mon cher Ulric,

«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans un cimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votre tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à son bâton de chef d'orchestre.

«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.

«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une dépêche télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier, qui m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.

«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai dire, le motif sérieux de cette lettre.

«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un instant qu'elle était peut-être la sœur de Rosette, je lui ai demandé si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, et que d'ailleurs elle n'avait point de sœur. J'ai causé quelque temps avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette s'arrêtait à la forme.

«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous, comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes connaissances.

«Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,

«Tout à vous,

«Tristan.»

III

Table des matières

Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté.

Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de sa fortune avant d'avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d'abord par le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol inconnu, craint de s'y égarer, il demanda un guide.

Il s'en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barrières des villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.

Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente, curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.

Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l'expérience lui avait signé son diplôme d'homme.