Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
À l’instar de tout art, le rap possède sa propre histoire, sa culture et son champ d’expression, révélant une singularité narrative unique. Storytelling, une exploration narrative du rap francophone, emmène le lecteur au cœur de ce genre où chaque texte raconte une histoire unique. Des chroniques mafieuses d’Akhénaton sur La Cosca aux récits virtuoses de Dosseh, en passant par les sombres histoires du Hitman d’Oxmo Puccino, cet ouvrage dévoile les richesses d’un rap français aux thématiques et influences aussi variées que captivantes.
À PROPOS DES AUTEURS
Professeur de français,
Adriano Bari allie, avec cet ouvrage, ses ambitions professionnelles à ses deux grandes passions : le rap français et la littérature. Inspiré autant par les auteurs classiques que par les figures emblématiques du rap contemporain, il se consacre aujourd’hui à l’exploration des liens entre ces deux univers artistiques, bien plus interconnectés qu’on ne l’imagine.
Après avoir exploré de nombreuses œuvres,
Enzo Gallice décide d’écrire pour bousculer les pensées de ses lecteurs. Il aspire à les amener à se remettre en question, à réfléchir avec profondeur, tout en leur proposant des ouvrages susceptibles de susciter en eux des questionnements philosophiques.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 134
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Adriano Bari & Enzo Gallice
Storytelling, une exploration narrative du rap francophone
© Lys Bleu Éditions – Adriano Bari & Enzo Gallice
ISBN : 979-10-422-4634-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, aussi profonds qu’ils soient, ne peuvent se comparer en intensité, en plénitude de sens, avec une histoire bien racontée.
Hannah Arendt
Comment mieux introduire, de manière plus juste et exhaustive, la question du storytelling – ou tout simplement de la narration – au sein de cet ouvrage ? Car s’il existe bien un domaine, comme le souligne cette citation de la politologue Hannah Arendt, dans lequel l’être humain excelle, c’est sans aucun doute sa capacité à formuler des récits, des histoires. Et le rap français, en tant que forme artistique à part entière, ne fait bien évidemment pas exception.
Tout droit importé des USA au début des années 80, le rap s’est singulièrement acclimaté à l’hexagone et efforcé, au fil des quarante dernières années, de se tailler la part du lion dans notre cher panorama musical ; passant de contre-culture créolisée, inédite et vectrice d’implications culturelles considérées comme éphémères à véritable phénomène de société durable dont les implications artistiques ont, de loin, dépassé les cloisons d’une industrie musicale désormais trop étroite. L’enjeu de cet ouvrage ne sera ni d’en détailler l’historique ni d’en évaluer l’apport artistique. Pléthore d’articles, podcasts et formats de cette presse florissante qu’est le journalisme rap s’en étant déjà chargé. Non. L’originalité pionnière de ce livre sera plutôt d’explorer la question de la narration au sein du rap français ; ses particularités intrinsèques ; son évolution chronologique ; ses parallèles possibles avec d’autres domaines tels que la littérature, l’histoire ou la philosophie ; le tout au gré d’une immersion articulée en seize chapitres rédigés à quatre mains, tous dédiés à un morceau axé sur une narration assumée et donc labélisé « storytelling ». Des chroniques mafieuses d’Akhenaton sur La Cosca au virtuose Djamel de Dosseh en passant par le storytelling crapuleux du Hitman d’Oxmo Puccino, la ballade mélancolique de Nekfeu narrée sur Galatée ou le traumatique Tiroir Bleu de Tuerie, nous explorerons, ensemble, les caractéristiques narratives d’un rap français aux thématiques, influences et registres aussi riches que pluriels ; ce dernier, à l’instar de tout art, possédant son propre historique, sa propre culture, ses propres champs d’expressions… Bref, sa propre singularité sur le plan narratif. Ne nécessitant ni de grappiller le statut de sous-genre littéraire ni se confondre avec la masse absurde du « tout se vaut » pour légitimer son existence, et celles des récits qu’il véhicule.
Par conséquent, cet ouvrage doit donc être pris pour ce qu’il est, soit une analyse subjective et texto-centrée, menée par deux passionnés aux conceptions diverses de l’art et portant sur les manifestations narratives de la musique numéro 1 du XXIe siècle ; cette proposition n’excluant donc en aucun cas votre interprétation des œuvres citées ou celles d’un tiers. Car force est de constater que le rap déchaîne les passions. En particulier lorsqu’il s’agit de le définir. OG des premières heures, adepte du rap hardcore, fanatique de niches obscures, public mainstream, jeune auditeur… Difficile de mettre tout le monde d’accord ! Et pour cause, le principal défi que pose le rap est la tentation de tout un chacun à vouloir appliquer des principes hermétiques et figés (généralement relatifs à son propre parcours d’auditeur) à un courant musical pourtant basé, en lui-même, et dès ses débuts, sur une hybridation constante.
Mais ne serait-ce pas déjà une caractéristique inédite en soi ?
Comme dans beaucoup de cas, ce sont des problématiques qu’émergent les éléments de réponse. Voilà pourquoi il nous a semblé plus qu’adéquat, dans une tentative de définition d’un art en constante expansion et aux grilles de lecture de plus en plus variées, de favoriser des aspects historiques indiscutablement liés à l’évolution du rap français (culture du sample, porte-voix des milieux populaires, prima de la subjectivité…) afin d’en cerner les nuances ; dont la question du storytelling, soit l’art formel de la construction d’un récit – trait indubitable d’un courant où l’expression individuelle prime et le parcours de vie relèvent du sacré. Finalement, concluons cette introduction en précisant que le rap, et ce indépendamment des différentes écoles, tendances, tons et époques, a néanmoins toujours proposé une musique axée sur le partage subjectif d’un récit, qu’il s’agisse d’un vécu individuel plus ou moins fantasmé ou au contraire d’un hymne collectif empreint de revendications, d’une intention portée sur le souvenir autobiographique ou plutôt inspirée par les fictions cultes du 7e art, d’un appel à l’évasion ou d’une peinture d’un réel bien concret – en somme, du reflet d’une société faite de nuances et de mutations, où les affres et les réussites des trajectoires individuelles sont sur toutes les lèvres.
Adriano Bari
Quand on parle de narration dans le rap français, il y a certains titres et projets sur lesquels il est difficile de faire l’impasse tels La lettre de Lunatic, la série des Enfants du destin guidant la discographie de Médine ou des albums plus récents (mais déjà classiques) à l’instar de JVLIVS de SCH ou Trinity de Laylow. Et La Cosca, morceau mythique du rappeur Akhenaton, en fait unanimement partie. Son pharaonique projet ? Résumer en un morceau virtuose l’historique de la sept fois séculaire mafia sicilienne (le terme « La Cosca » signifiant « Le Clan » en italien). Une prouesse ouvrant magistralement le premier album solo d’AKH intitulé Métèque et Mat (1995), et qui, via un arsenal de références historiques, de punchlines saisissantes et de symboliques criminogènes s’est rapidement hissé au rang de « cas d’école » dans cet art exigeant qu’est celui du storytelling – objet de ce premier chapitre.
Les trois cavaliers
Accompagné de notes mystérieuses, le morceau débute par des présentations obéissant à un mode biographique, Akhenaton, figure du rap marseillais aux origines napolitaines, prenant le parti de se mettre dans la peau d’un jeune mafieux sicilien afin d’en détailler les tranches de vie, et ce, de la naissance à la mort violente du personnage.
Mais avant d’amorcer les mémoires du narrateur, le rappeur entame son storytelling en nous contant la légende « des trois cavaliers », soit une théorie, sujette à débat dans ses nuances historiques, selon laquelle les trois grands clans criminels italiens que sont la Cosa Nostra (mafia sicilienne), la ‘Ndranghatta (mafia calabraise) et la Camorra (mafia napolitaine) tireraient leurs origines de la migration de trois chevaliers espagnols devenus criminels et ayant fui le Royaume d’Espagne pour l’Italie au XVe siècle. C’est donc sur la base de cette filiation cryptique et légendaire que surgit le récit du mafieux incarné par le rappeur, ce personnage, conformément aux réalités voyoucratiques de la pègre italienne, revendiquant son existence comme découlant d’un clan, d’une famille, d’un héritage, d’un sang, auquel va toute son allégeance. Je suis né en 1903Au milieu des Vendettas, dans les environs de CaltanissettaOù seuls l’honneur et la famille décident. Ainsi, le morceau s’engouffre sur le sentier de la biographie (soit un récit axé sur la vie d’un individu) et emploie la première personne du singulier (Akhenaton utilisant « je » afin d’incarner son personnage), le storytelling proposé par le Bad Boy de Marseille prenant pour point de départ l’enfance du narrateur ; genèse teintée par la pauvreté paysanne et la criminalité presque féodale ensanglantant l’Italie du sud. Les bancs de mon école s’appelaient racket et homicide. C’est donc sur ces premières bases que se construit le premier couplet du morceau, le rappeur y narrant les premiers pas d’un gardien agricole devenu tueur à gages et laisse entrevoir, parmi les extorsions, les meurtres et les vengeances, l’espoir d’un bonheur fugace, acquis crosse à la main.
On peut trouver ça monstrueux
Mais tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour être heureux.
WWII
Le 31 octobre 1922, Benito Mussolini arrive au pouvoir.
La montée du fascisme s’accompagne alors d’une forte répression des instances mafieuses gangrénant l’Italie, les « cammicie nere » traquant les « mafiosi » à travers toute la péninsule. Notre narrateur décide donc de fuir sa patrie, échappant aux griffes de Cesare Mori, « il prefetto di ferro » ou « le préfet de fer », homme d’État mentionné sur le morceau et réputé pour sa croisade anti-mafieuse. Exilé entre Tunis et les USA, le mafieux en fuite poursuit ses affaires en parallèle de la Seconde Guerre mondiale, collabore avec le gouvernement américain, en vue de passe-droits, et agence ses pions sur l’échiquier de la paix à venir. Ce contexte historique, très documenté par la plume érudite d’Akhenaton, n’est pas sans rappeler le destin d’un certain Michael Corleone, antihéros du roman Le Parrain de Mario Puzo partagé entre les ambitions criminelles de sa famille et son engagement auprès des Marines, ou les différents jeux de pouvoir régissant le village de Pietra d’Alba narrés dans le roman Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, sublime épopée à travers l’histoire italienne du XXe siècle où le destin de Mimo, sculpteur de génie, croise ceux de fascistes et de criminels aux prises avec des intérêts territoriaux. Puis les Alliés débarquent en Normandie. L’Axe se rompt. Et les mafieux ressortent de leurs tanières, infiltrant la sphère politique d’une République italienne affaiblie par le conflit.
Ceci marqua d’une pierre blanche ainsi
50 ans d’emprise totale de la Mafia sur l’Italie.
Qui vit par l’épée périra par l’épée
Lors d’un troisième couplet, caractéristique du premier âge d’or du rap français, les dates et les motifs rattachés à la mafia s’enchaînent ; la corruption, l’incarcération, le trafic de drogue, l’économie souterraine, l’assassinat des femmes (autrefois prohibé par le Code d’honneur criminel) étant tout autant de thèmes témoignant de l’explosion du phénomène mafieux durant l’après-guerre. Et tandis que les différents clans se réunissent, En 70, la criminalité s’est réunie Il y avait là, des types de Campanie : de la Camorra Et ces putains de balafreurs cruels de la ’Ndrangheta, le narrateur, désormais âgé de 67 ans, voit se creuser un abîme de principes entre sa génération et une nouvelle vague de jeunes loups sans foi ni loi : Aujourd’hui ils vendent même des organes. Une situation faisant directement écho aux problématiques auxquelles est confronté Don Vito Corleone, (toujours dans le roman Le Parrain qui inspirera la célèbre trilogie cinématographique de Francis Ford Coppola), le patriarche criminel refusant d’impliquer son organisation dans le secteur grandissant de l’héroïne, son trafic étant contraire à sa mentalité et à ses valeurs. Finalement, tout comme Don Corleone, le personnage interprété par Akhenaton paiera de sa vie son « retrait des affaires », gisant à 90 ans, dans un bain de sang, de plomb et de regrets.
Dernier mot, dernière lueur dans mes yeux
Je me suis trompé, je n’ai jamais été heureux.
Je dois sortir.
La Piovra
Au-delà de la plume incisive et chirurgicale d’Akhenaton, le titre La Cosca brille dans son appropriation de l’univers esthétique des bandes organisées italiennes, ce dernier, exporté dans bon nombre de classiques du 7e art étant également un thème cher au rap français ; en témoignent des morceaux tels que Gomorra1 de SCH ou Omerta2 de Maes.
Fascinante et sombre, la thématique de la mafia est effectivement un indémodable. Champs lexicaux criminels (armes à feu, extorsion, racket, assassinat…), italianismes liés aux familles mafieuses (capo, consigliere, mama, la Cosa…), mentions géographiques (Naples, Palerme, la Scampia…) références aux plus grandes figures de la mafia, qu’elles soient fictives ou non (Toto Riina, Al Capone, Tony Soprano, Paul Castellano…) étant tout autant de partis pris littéraires récurrents du rap français témoignant de cet attrait. Mais sur La Cosca, Akhenaton accentue la présence de l’ensemble de ces procédés afin de nous immerger dans l’évolution historique de la mafia ; une entreprise de taille qui s’est vue menée d’une main de maître par Sentenza, son écriture, tournée vers une surenchère de références culturelles et un phrasé ultra-technique, propulsant la qualité narrative de cette vie passée sous les radars de la légalité.
Une vie couchée sur papier
Et justement, c’est via cette proposition biographique qu’Akhenaton poursuit dans l’originalité, son storytelling ne se limitant pas à un évènement, une expérience ou une anecdote, mais prend l’initiative d’embrasser toute l’existence d’un personnage qui, avant d’être un criminel, est avant tout un homme égaré entre les instincts du crime, les remous de l’Histoire et l’appât du gain ; un homme cherchant son bonheur, illusoire, dans la loi du plus fort et celle de l’offre et de la demande. En somme, la biographie d’un échec. Par conséquent, cette perspective permet également de s’interroger sur les relations qu’entretiennent biographie et rap français. Car si les connexions entre autobiographie3 et rap français semblent évidentes4 (primauté accordée au « Je », expression du sentiment, du vécu et des expériences passées, glorifications de notions telles que « le parcours de vie » ou « l’évolution sociale »…), l’idée de narrer la vie d’un tiers porte plus de nuances dans son exécution : certains rappeurs revendiquant une représentativité large de leurs réalités socio-économiques (comme dans Ciao bonne vie de Sofiane en featuring avec Léa Castel), d’autres employant la romance dans une optique de dénonciation d’un phénomène (tel Orelsan sur La petite marchande de porte-clefs), tandis ce qu’encore d’autres vont totalement assumer le choix d’une fiction à but esthétique, voire cinématographique (pensons à Talent de Ziak, sur lequel nous reviendrons au chapitre 15). Et parmi ce spectre des possibles, AKH, quant à lui, use d’un rap biographique pour étaler, sur 6 minutes 18, le poids sanglant et tragique d’un siècle d’Histoire italienne.
Pour conclure…
Au fil de ce premier chapitre, nous avons donc pu constater que l’usage biographique est un rouage narratif privilégié du rap français, ce dernier étant un terreau parfaitement favorable à la création de morceaux types storytelling – fil d’Ariane pluridisciplinaire de cet ouvrage.
De par son esthétisme crapuleux, sa rigueur stylistique et son historicité savante, La Cosca est donc un indiscutable chef-d’œuvre narratif dont plusieurs générations d’auditeurs n’ont pas fini de frissonner à l’écoute du glas sonné par le fataliste refrain :
Tu appartiens à la Cosca Ton sang appartient à la Cosca.
Adriano Bari
Parler des histoires que font les rappeurs revient bien souvent à gloser et contextualiser des textes qui parfois trop expérimentaux se perdent dans un imaginaire fantasque. Il y a cependant toujours dans ce fantasque, une part de réflexion profonde sur l’homme, sa condition, sur la société, le monde, ou bien plus généralement sur un sentiment ou une pensée à transmettre.
Parler du storytelling que nous offrent les rappeurs permet également de nous offrir une nouvelle vision sur ce texte, une interprétation singulière de celui-ci, car seulement gloser pourrait renvoyer à l’idée qu’il y aurait une vérité et un fond absolu à saisir dans ce texte ; un endroit de noirceur à éclaircir précisément et d’une manière unique, alors qu’il y a en réalité beaucoup de lumières différentes qui peuvent éclairer l’obscurité. Cette lumière posée sur le texte permet de redécouvrir le texte et l’apprécier d’une autre saveur, puisque la langue avec laquelle on goûte ce message n’est pas la même…