Sur un air de mazurka - Hervé Devred - E-Book

Sur un air de mazurka E-Book

Hervé Devred

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Beschreibung

Hubert Dumesnil, fils d’un puissant banquier, est retrouvé assassiné. Valentine, sa fiancée, accueille la nouvelle avec indifférence, jusqu’à ce que le poète Évariste, son amour de jeunesse, soit accusé du crime. Valentine sollicite alors l’aide de Nic, son amante, pour prouver l’innocence du jeune poète. Leur enquête les entraîne dans un monde de corruption et de trafics, d’une distillerie à un orphelinat, jusqu’au moulin de la galette, où les danses masquent de sombres intrigues. Mais dans une France où les droits des femmes sont limités, que peuvent-elles réellement accomplir ? Entre les pressions familiales et les jalousies, leur relation est mise à rude épreuve. Qui sortira indemne de cette quête de vérité ?



À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Devred, autrefois cadre de l’industrie, a entrepris l’écriture de romans pour ressusciter, à travers des personnages fictifs et des intrigues policières, une époque charnière de l’histoire de sa nation : la Belle Époque. Une période à l’appellation flatteuse, dont les accomplissements et les déchirements ont encore des échos aujourd’hui, mais où la vie était loin d’être idyllique pour tous.

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Hervé Devred

Sur un air de mazurka

Paris 1883

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hervé Devred

ISBN : 979-10-422-3528-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

« Vous ne mesurez pas le bonheur que vous avez, ma chère ! » Anne-Amélie de Beaupré regardait Valentine avec de grands yeux inexpressifs. Des yeux d’un bleu profond, dont elle jouait en faisant des mimiques, en prenant des poses, en clignant des paupières, car elle était convaincue qu’ils étaient la clef de son succès auprès des hommes, qu’ils métamorphosaient son visage, un visage somme toute assez banal, avec un front haut, des sourcils très noirs qui se rejoignaient au-dessus d’un nez busqué et un peu trop long, une bouche gourmande – ça, oui, ça pouvait attirer les hommes –, mais des yeux qui, en vérité, restaient inexpressifs, quoi qu’elle fît. Valentine avait une autre explication pour les succès d’Anne-Amélie. Il n’était point d’homme à qui elle résistât, fût-il de vingt ans son aîné. Aussi, la question qu’elle se posait aujourd’hui était la suivante : Hubert Marsans-Du-Mesnil, son fiancé, avec qui elle allait se marier le 24 mars 1883 à l’église Saint-Louis des Invalides – tout était préparé depuis de longs mois, que ce soit la calèche tirée par des chevaux blancs avec un plumet sur la tête qui devait amener les futurs époux dans la cour d’honneur de l’Hôtel des Invalides, ou le repas de cent couverts au pavillon d’Armenonville –, Hubert Dumesnil, donc (pour faire simple), avait-il couché avec Anne-Amélie ? Elle penchait pour l’affirmative. Anne-Amélie était toute pimpante depuis des semaines, comme une fleur qui s’épanouit au printemps. (Une fleur banale, un pissenlit par exemple.) Valentine était certaine que Hubert Dumesnil avait dû mettre un point d’honneur à coucher avec toutes ses amies, ou du moins à essayer, et Anne-Amélie avait sans doute été assez sotte pour accepter en gloussant : « Hubert, c’est très mal ce que nous faisons là ». Elle ne lui en voulait pas, d’ailleurs, Anne-Amélie était bête. Ça se voyait dans ses yeux. Ce qui justifiait sans doute l’indulgence qu’elle avait pour elle, alors qu’elle était d’un tempérament plutôt soupe au lait, s’emportant facilement et ne pardonnant qu’à contrecœur, quand bien même il n’y avait pas grand-chose à pardonner.

Valentine recevait son amie dans ce que madame de Chailly, la reine mère, comme l’appelait Amandine, la sœur de Valentine, persistait à dénommer son boudoir, ses filles préférant le vocable de salon bleu : bleu des murs, des moulures, du velours quelque peu râpé qui recouvrait les fauteuils Louis XV et l’ottomane, bleu de Sèvres des vases en porcelaine, et celui, beaucoup plus pâle, de la cire des bougies ornementales de chaque côté du miroir au-dessus de la cheminée. Les seules touches de couleur étaient apportées par le tablier en marbre de la cheminée, les meubles en bois verni, le cuivre des appliques, le jaune des fleurs dans les vases et la tenue d’Anne-Amélie, avec sa robe drapée de couleur violine agrémentée d’une tournure en queue d’écrevisse1 – Anne-Amélie avait l’esprit pratique –, sa visite2 blanche brodée de motifs floraux de la même teinte que la robe, ses gants argentés et son chapeau gris noué sous le menton par un ruban noir. Valentine était habillée plus sobrement, corsage blanc et jupe plate bleu pastel, non pas parce qu’elle tenait à être en harmonie avec la tonalité du salon, mais parce que le bleu seyait à ses cheveux châtain très clair et à la couleur de ses yeux.

Elle ne voulut pas décevoir son amie. Qu’elle couche avec Hubert autant de fois qu’elle le voulait, cela calmerait peut-être les ardeurs du personnage. Aussi Valentine fit-elle mine de découvrir la chance immense qu’elle avait d’épouser l’héritier de la fortune des Dumesnil. Car c’était de cela qu’il s’agissait, n’est-ce pas ? d’un arrangement entre son père, Louis-Ferdinand de Chailly, et celui d’Hubert, Horace Marsans-Du-Mesnil, président de la Compagnie financière Dumesnil et régent de la Banque de France. Hubert lui avait été présenté par madame de Chailly trois mois auparavant. Une cérémonie glaciale, que seul réchauffait le regard concupiscent du prétendant, et à la suite de laquelle elle avait dit à sa mère effarée :

— C’est ça, mon futur époux ?

Anne-Amélie fut rassurée. Quel plaisir y aurait-il eu à se faire culbuter par Dumesnil sans la délicieuse culpabilité qui avait accompagné cette étreinte fugace derrière une porte mal fermée du salon des de Chailly ? Anne-Amélie prit l’anse de sa tasse en porcelaine entre le pouce et le majeur, puis elle avança la bouche pour lui donner cette expression, à laquelle on donne le nom de « cul-de-poule », qu’il sied d’adopter pour boire son thé. Cela lui donna le temps de réfléchir. Anne-Amélie avait besoin de temps pour réfléchir. Continuerait-elle à coucher avec Hubert une fois que celui-ci serait marié ? Ce serait tellement excitant ! Valentine s’était posé la question au même moment et elle connaissait la réponse. Non, bien sûr. Hubert Dumesnil préférait les grisettes aux filles « de la haute ». Elles étaient plus expérimentées.

***

Lorsque Anne-Amélie eut quitté sa meilleure amie, Léontine de Chailly frappa discrètement à la porte du boudoir puis elle entra aussitôt. Son visage était décomposé et ses mains tremblaient.

— Oh, Valentine, ma petite Valentine…

Sa voix se brisa. Elle réprima quelques sanglots qui s’étranglèrent dans sa gorge.

— C’est affreux !

— Qu’avez-vous, Maman ? Vous me paraissez bien agitée.

— Hubert… Ton fiancé…

Hubert ? Qu’avait-il fait ? Madame sa mère venait-elle de s’apercevoir qu’il avait couché avec sa femme de chambre ?

— Il a été assassiné !

Un instant, on ne vit plus que le blanc des yeux de Léontine de Chailly et Valentine craignit qu’elle ne défaillît. Il n’en fut rien. Madame de Chailly était une grande spécialiste des scènes mélodramatiques.

— C’est fâcheux, dit Valentine.

II

— Laisse, Valentine, je vais m’en occuper. Je sais que tu as de la peine !

Nicole Pasquier se leva pour emporter le plateau qui les séparait un instant auparavant et le posa sur la table encombrée de pots de peinture à côté de son chevalet. Valentine se dressa sur un coude.

— Un peu de respect pour feu mon fiancé, veux-tu ?

Il faisait froid dans l’atelier. Nic la rejoignit dans le lit, un simple matelas posé sur une planche isolée du sol par quatre briques, et se blottit contre elle.

— Non, pas vraiment, répondit-elle. Je voulais l’assassiner de mes propres mains, mais j’attendais le lendemain de votre mariage.

— Pourquoi ? Tu tenais vraiment à ce qu’il me déflore ?

Nic rit. Un rire clair.

— Non, mais tu aurais été veuve. Or, une veuve, dans le code établi par notre regretté empereur Napoléon, a un statut juridique bien plus enviable qu’une femme mariée ou qu’une jeune fille qui est encore à la charge de son père. À condition que le conseil de famille, qui a un droit de regard sur la façon dont elle dispose de ses biens, ne demande pas la mise sous tutelle !

Valentine fronça les sourcils.

— Tu en es sûre ?

— Parfaitement. Mon petit frère a fait des études de droit et je lui ai fait réciter ses leçons pendant des années. Le pauvre chéri a dû s’y reprendre à deux fois pour passer sa licence !

— Et toi, comment fais-tu ?

— Je n’ai pas de famille, hormis Amédée qui a bien trop besoin de moi pour me chercher des noises. Pas de famille, pas de tutelle ! Mais n’imagine pas que ça soit facile pour autant !

Valentine reposa la tête sur l’oreiller. Elle laissa un temps son regard errer dans l’atelier de Nic, une vaste pièce sous les combles, éclairée par une lucarne en chien-assis et dont le plafond et les poutres étaient peints en blanc pour en accentuer la luminosité. Au centre de la pièce, son portrait inachevé en robe de mariée trônait sur le chevalet. Par terre, des dessins très détaillés d’elle à la mine de plomb. Du côté opposé à la fenêtre, un poêle qui peinait à combattre l’extrême fraîcheur de cette fin février 1883.

— Tu vas le terminer, mon portrait ?

— Bien sûr, c’est une commande de ta maman. Je ne veux pas la décevoir. Et je tiens à être payée. Si tu veux, je rajouterai un chapeau noir et une voilette.

— Tu étais mal partie pour le livrer avant la date de mon mariage.

— Que voulez-vous, madame de Chailly, mon modèle ne tient pas en place, répondit Nic avec une voix haut perchée et une mine désolée.

Valentine rit.

— Le peintre n’est pas très sage non plus.

Nic lui ferma la bouche avec un baiser. Il y eut un temps de silence, puis elle lui demanda :

— Que comptes-tu faire, maintenant ?

— Dès demain, je me mets en chasse d’un nouveau mari.

Nic lui donna une bourrade.

— Je me demande pourquoi je t’aime !

— Et moi, je me demande comment tu pourrais ne pas m’aimer !

— Garce !

La guerre était déclarée. Les corps se mêlèrent. Valentine n’était pas de taille à résister et elle n’en avait sans doute pas envie.

***

Baise m’encor3, rebaise-moi et baise ;

Donne-m’en un de tes plus savoureux,

Donne m’en un de tes plus amoureux :

Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.

L’orage était passé, Nic avait allumé un petit cigare et projetait la fumée le plus loin possible pour éviter de gêner son amie.

— C’est beau !

— Louise Labé.

Valentine s’étira en plissant les yeux.

— Tu devrais suivre son conseil !

— Eh là ! Et moi ?

— Tu ne perdras pas au change, tu en auras quatre plus chauds que braise !

Nic sourit et écrasa son cigare dans la coquille Saint-Jacques qui lui servait de cendrier.

— Selon toi, qui avait intérêt à ce que Dumesnil disparaisse ? demanda-t-elle ?

— Moi.

— Mais encore ?

Valentine posa la tête au creux de l’épaule de Nic. Sa main effleurait la peau veloutée de sa partenaire. Elle poussa un bref soupir.

— Je n’en sais rien et je dois reconnaître que cela m’importe peu.

Il devait être pas loin de cinq heures. La pénombre commençait à envahir l’atelier. Valentine se leva pour rassembler ses vêtements éparpillés autour du lit.

— Et toi, tu as une idée ? demanda-t-elle.

— Oui. Je crois que tous les maris cocufiés par le bel Hubert ont fondé une association qui a financé son assassinat.

Valentine se retourna et se laissa tomber sur le corps de Nic.

— Ah, c’est très intéressant ce que vous me dites là, monsieur le commissaire… Tu sais que tu as raté ta vocation, Nic ?

Nic poussait des gloussements. Valentine connaissait les endroits les plus sensibles de son corps, sa bouche était gourmande, sa main indiscrète… Elle reprit :

— Écoute, ne parlons plus de ça. Pendant des semaines, je vais devoir supporter le défilé des gens qui viendront me voir comme une bête curieuse en me disant : « Oh, ma chère, ce doit être affreux ce qui vous arrive ! ». Alors que la moitié d’entre eux penseront : « C’est bien fait pour toi, sale pimbêche ».

Sa main avait cessé son exploration.

— Tu sais ce qui me plairait ? ajouta-t-elle d’une voix rêveuse. Ce serait qu’on parte toutes les deux en Italie. Dans trois semaines, c’est le printemps. Il paraît que la Toscane est magnifique au printemps.

Nic l’enlaça.

— Oh, mon amour ! Ce serait magnifique. On pourrait y passer tout l’été. On reviendrait à l’automne, quand tout serait oublié.

Soudain, elle se redressa. Elle ne souriait plus :

— Mais tu ne peux pas partir sans l’accord de ton père ! Et s’il est d’accord, il ne te laissera pas partir sans chaperon !

— Tu seras mon chaperon.

— Tu sais bien que ce n’est pas possible !

— Raison de plus pour le faire. L’accord de mon père, j’en fais mon affaire. Je lui dirai que j’ai besoin de me changer les idées après le traumatisme que je viens de subir. Il avait tellement mauvaise conscience de m’imposer ce mariage qu’il acceptera ! Pour ce qui est du chaperon, je demanderai à partir avec ma nourrice. Une femme charmante. Tu nous rejoindras à Lyon.

— Elle ne dira rien ?

— Qui, ma nourrice ? Elle nous fera la morale le premier jour, mais elle ne dira rien à mes parents. Elle priera pour le salut de notre âme chaque soir.

— Val, je t’adore.

III

Le commissaire Auguste Lesueur était satisfait. Quand je dis satisfait, je sous-entends, bien sûr, qu’il l’était plus qu’à l’accoutumée, parce que le commissaire Auguste Lesueur était d’un naturel satisfait. (Assez peu de ses subordonnés : il devait tout faire par lui-même !) Aujourd’hui, il avait des raisons de l’être particulièrement. Il lui avait suffi de deux jours pour arrêter l’assassin d’Hubert Dumesnil. Quand on connaissait les relations de monsieur Dumesnil père, on pouvait fonder de grandes espérances sur l’évolution de la carrière du commissaire Lesueur.

L’affaire, au demeurant, avait été facile à démêler. Le 24 février, Hubert Dumesnil s’était querellé avec un dénommé Évariste Romorantin, poète de son état. Qu’on pût considérer la poésie comme un métier était quelque chose qui dépassait son entendement, mais là n’était pas la question. Les deux hommes étaient convenus d’un duel le 26 au petit matin. Le poète n’avait aucune chance d’en réchapper, il avait donc abattu Dumesnil d’un coup de pistolet la veille au soir. Ou chargé un homme de main de le faire à sa place. Édouard Lauzière, l’adjoint du commissaire, prétendait que Romorantin n’était pas capable de tuer un homme de sang-froid. Mais comment aurait-il payé un tueur à gages ? Il n’avait pas le sou ! Lesueur n’avait qu’un regret : Romorantin était un amateur et il n’avait pris aucune précaution pour détourner les soupçons. Cela diminuait le mérite qu’il avait eu de l’arrêter.

Auguste Lesueur fit venir Lauzière dans son bureau. Auguste Lesueur aimait faire sentir à Lauzière combien il lui était supérieur. Hiérarchiquement, ce qui était incontestable, et intellectuellement, ce qui pouvait prêter à discussion. Il lui enjoignit de rédiger le procès-verbal et la note qu’il enverrait à la préfecture de police. Cet imbécile de Lauzière objecta qu’on n’avait que peu d’éléments pour étayer l’accusation, aucun témoin direct, et qu’on n’avait pas trouvé l’arme du crime. Les seuls témoignages dont on disposait étaient ceux de personnes ayant assisté à l’altercation entre les deux hommes : Amédée Pasquier, Alphonse Lebrun et un dénommé Berlonghi, mais ce dernier avait un passeport italien et il était fils de banquier, alors on n’avait pas retenu sa déposition. On n’avait même pas interrogé les proches de Dumesnil ni ses domestiques.

Lesueur s’agaça. Il suffisait de faire parler Romorantin. Plus facile à dire qu’à faire : il s’était enfermé dans un système de défense absurde. Il prétendait être innocent, mais refusait de dire ce qu’il faisait au moment du crime ! En vérité, il n’avait aucun alibi ni aucun argument pour se défendre. Un amateur, vous dis-je ! Lesueur était confiant, qu’il parle ou non, l’affaire ne traînerait pas. On ne pouvait pas laisser impuni le meurtre du fils unique d’un régent de la Banque de France.

On lui apporta le Petit Journal du jour. La une était barrée par un gros titre : « LE COMMANDITAIRE DE L’ASSASSINAT D’HUBERT MARSANS-DU-MESNIL A ÉTÉ DÉMASQUÉ ». Au-dessous : « Le commissaire Lesueur a arrêté Évariste Romorantin, un jeune poète ».

IV

Quelques heures plus tard, Valentine frappait à la porte de l’atelier de Nic. Elle était bouleversée et ouvrait de grands yeux apeurés.

— Qu’as-tu, Val ? Il est arrivé quelque chose ?

— Évariste a été arrêté.

— Évariste ?

— Évariste Romorantin.

— Romorantin ? Ton amoureux ?

Valentine réagit vivement :

— Arrête avec ça ! C’est sérieux. Je n’ai pas envie de plaisanter.

— Entre, tu ne vas pas rester sur le palier ! Tiens, assieds-toi. Tu vas m’expliquer.

Valentine s’assit de mauvaise grâce sur la banquette que lui désignait Nic. Celle-ci la rejoignit, mais il n’était pas question de « ça » aujourd’hui. Elle repoussa sa main. Elle était bien trop préoccupée.

— Alors, de quoi s’agit-il ?

— Évariste est accusé d’avoir tué Hubert Dumesnil.

— Évariste ? C’est ridicule. L’assommer avec ses vers, oui, mais pas le tuer.

Valentine jeta un regard courroucé à son amie qui regretta aussitôt sa boutade.

— Je te demande pardon, Val. Je n’aurais pas dû dire ça. Évariste a du talent… Continue, s’il te plaît.

Valentine ne répondit pas aussitôt. Savait-elle à quel point elle était désirable lorsqu’elle avait cet air de petite fille en colère ? Nic se retint de lui dire.

— Évariste se serait querellé avec Dumesnil et il l’aurait insulté. Dumesnil l’a provoqué en duel. Il a été abattu d’une balle de revolver la nuit qui précédait le jour convenu pour le duel.

— Un duel ! Évariste, se battre en duel ! Il est tellement maladroit qu’il se serait blessé lui-même ! Ça n’a pas de sens !

Val eut un geste d’agacement et son visage se crispa. Elle répondit avec mauvaise grâce :

— En attendant, il est en prison. On l’accuse d’avoir assassiné Dumesnil pour éviter d’être tué.

— Écoute, Val, c’est insensé ! Cette histoire de duel ne tient pas debout. Tu imagines Évariste se battre en duel ?

— Pourquoi pas ? Je sais bien que tu n’as pas beaucoup d’estime pour lui. Évariste est un exalté. Il se sera vu mourir comme Pouchkine pour une belle.

— Évariste n’aime que toi.

— Arrête avec ça !

Valentine avait haussé le ton. Nic s’en voulut d’avoir laissé échapper cette nouvelle pique. Elle n’avait jamais aimé Évariste, ça datait du temps où elle avait rencontré Valentine, au mois de juin de l’année précédente. Valentine avait dix-neuf ans, Évariste devait en avoir dix-huit. Ils étaient mignons, les deux tourtereaux ! Ils se tenaient par la main… À cette époque, Valentine s’était mise en tête de prendre des cours de dessin et elle s’était adressée à elle. Le premier contact avait été plutôt froid, Nic l’avait trouvée très superficielle. Une aristocrate qui s’imaginait avoir une âme d’artiste. Ce n’était sans doute qu’une passade, un caprice, elle se découragerait rapidement, d’autant que Nic ne fit rien pour l’encourager. Pourtant, le soir, elle n’avait cessé de penser à elle. Son visage de jeune fille, ses yeux, sa bouche qui devait être si fraîche, son corps qu’on devinait sous sa robe d’été… Valentine était revenue la semaine suivante, puis à nouveau celle d’après, elle s’accrochait. La quatrième fois, elle ne vint pas. Ou plutôt elle arriva très en retard. Nic n’aurait pas permis ça de n’importe quel autre élève, mais elle était tellement angoissée à l’idée qu’elle ait pu renoncer qu’elle ne cacha pas sa joie quand elle lui ouvrit la porte. Valentine, qui était confuse, fut très étonnée. Ses joues rosirent, elle était à croquer ! Il ne se passa rien cette fois-là. Je veux dire que Valentine ne toucha pas à un seul crayon ni à un seul pinceau. Elles parlèrent pendant plus de deux heures ; Nic l’interrogea tout d’abord sur son enfance, sa famille, comme un adulte le fait avec un enfant, puis elles parlèrent comme deux copines, de tout et de rien, avec des fous rires, parce qu’elles étaient heureuses d’être ensemble. Une semaine plus tard, Nic lui demanda si elle voulait poser pour elle. Valentine resta interloquée et Nic crut qu’elle avait tout gâché. D’autant qu’elle lui avait demandé ça d’une voix fébrile, pas du tout comme aurait pu le faire un peintre blasé, que seul intéressait le défi de représenter un nouveau corps, d’en exprimer toute la sensualité et, dans le cas de Valentine, la lumineuse beauté. À sa grande surprise, Valentine accepta. Il passa tant de choses dans les regards qu’elles échangèrent pendant qu’elle se déshabillait qu’il ne fut pas besoin de préliminaires, de ces niaiseries qu’on échange dans ces cas-là. Elles s’aimèrent et l’ébauche du tableau fut reportée à une autre fois.

À ce jeu-là, Évariste n’avait aucune chance, mais Nic ne pouvait s’ôter de l’idée que Valentine lui avait cédé par désœuvrement, ou par curiosité, et qu’il lui fallait sans cesse la surprendre, la charmer pour la retenir. La vive inquiétude que Valentine avait exprimée en lui annonçant l’arrestation d’Évariste avait réveillé en elle le démon de la jalousie.

— Il n’y a rien eu entre nous et il a très bien compris qu’il n’y aurait jamais rien, bougonna Valentine.

— Ne te fâche pas. J’ai le droit d’être jalouse, non ?

Valentine s’emporta :

— Tu n’as pas compris qu’il risquait d’être guillotiné !

— Calme-toi, mon petit coquelicot. On n’en est qu’au tout début de l’enquête. On finira bien par trouver le coupable !

— Mais non ! Tu n’as pas lu les journaux ? La police prétend que c’est lui l’assassin. Ça arrange tout le monde !

Valentine était au bord des larmes. Nic lui prit les mains. Il fallait remettre tout cela sur un plan rationnel.

— Ils ont des preuves ?

Valentine parut se calmer :

— Je ne sais pas… Les journaux n’en parlent pas.

— Avec un bon avocat, s’il n’y a pas de preuves, il s’en tirera.

— Justement, je voulais en parler avec toi. Tu m’as dit que ton père était un ami de maître Lasseigne.

Nic réprima un soupir.

— C’était il y a fort longtemps. Tu oublies que mon père est mort il y a plus de dix ans. Et puis maître Lasseigne est devenu l’un des avocats les plus réputés du barreau, j’imagine qu’Évariste n’a pas un sou devant lui.

— C’est moi qui paierai.

— Toi ? Avec quel argent ?

— Je vendrai la parure de diamants que Dumesnil m’a offerte pour notre mariage.

Nic regarda Valentine d’un air ébahi. Étonnez-vous, après ça, qu’elle soit jalouse !

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-elle. Je vais contacter Lasseigne. Mais je ne suis pas certaine qu’il accepte.

— J’ai aussi besoin de ton aide.

— Je t’écoute.

— Maître Lasseigne nous demandera certainement de lui donner des arguments pour organiser sa défense.

— Il pourra toujours plaider le crime passionnel. Si Évariste et Dumesnil se sont querellés à cause d’une femme…

Valentine s’anima :

— Il ne s’agit pas de ça ! C’est l’innocence d’Évariste qu’il faut démontrer. Tu veux qu’il passe sa vie en prison ? Ou au bagne ?

Nic regarda Valentine avec l’air d’une maman qui ne sait comment annoncer à son enfant que la fée ne pourra pas ressusciter sa grand-mère :

— Écoute, Val. Tu prends cette affaire trop à cœur. Laisse maître Lasseigne s’en occuper, je te promets que je vais le convaincre de défendre Évariste. Et nous, nous allons partir en Italie pour nous changer les idées. Pour chasser tous tes soucis.

Valentine se redressa. Elle était furieuse. Elle jeta un regard méprisant à son amie et dit :

— Adieu, Nic. Je m’en vais.

— Val… On va parler… Je vais t’aider !

Nic avait pris le bras de Valentine, mais celle-ci la repoussa d’un geste brusque. Nic la regarda avec stupeur. Elle était accoutumée aux emportements de son amie, mais ceux-ci avaient d’ordinaire quelque chose de puéril, comme peut l’être le trépignement d’un enfant capricieux. Ils prêtaient à sourire. Cette fois, Valentine avait un visage dur, fermé. Elle fut prise de panique, les doutes qu’elle avait toujours eus sur l’attachement réel de son amie prenaient soudain la force d’une évidence. Elle passa les bras autour de sa taille pour la retenir, mais celle-ci se dégagea. Alors, elle courut vers la porte pour lui barrer le passage. Son visage était baigné de larmes.

— Je t’en supplie, Val, ne pars pas. Je ferai tout ce que tu me diras de faire. Ne me laisse pas ! S’il te plaît…

Valentine haussa les épaules et tenta de l’écarter. Nic se laissa tomber à ses pieds et enserra ses jambes :

— Non, Val… S’il te plaît, ne fais pas ça… Je ne peux pas vivre sans toi… Laisse-moi une chance !

La voix de Nic s’était étranglée. Elle sanglotait. Valentine s’immobilisa. Elle était ébranlée. Elle n’avait jamais vu son amie dans cet état. Nic était une femme forte, volontaire, qui allait de l’avant, et c’était elle, Valentine, qui se soumettait à elle.

— Je t’en supplie, Val… Je te demande pardon pour tout ce que j’ai dit. Je n’avais pas compris tout ce que ça représentait pour toi. Je vais t’aider, ma petite fleur, mon azalée… Ne pars pas !

Bouleversée, Valentine prit la main de Nic et l’aida à se relever. Celle-ci passa les bras autour de son cou et enfouit la tête au creux de son épaule.

V

Nic était assise sur la banquette. Valentine s’était allongée en chien de fusil et avait posé la tête sur sa cuisse. Comment avait-elle pu imaginer qu’elles pouvaient se quitter ? Même si elle était partie, elle savait bien qu’elle serait revenue aussitôt. Ou plutôt, elle ne le savait pas lorsqu’elle s’était levée, pleine de colère, elle l’avait découvert lorsqu’elles s’étaient serrées l’une contre l’autre, que les larmes de Nic avaient mouillé le col de sa robe et s’étaient infiltrées dans son cou, que leurs bouches s’étaient retrouvées, que leurs langues s’étaient mêlées. Ce baiser avait eu pour elle une saveur toute nouvelle. Tout s’était enchaîné naturellement ensuite. C’était si bon d’être ensemble.

— J’aimerais tant vivre avec toi, Val ! dit Nic. Te rends-tu compte que nous n’avons jamais passé une nuit ensemble ?

— Il ne tient qu’à toi de me rejoindre dans ma chambre !

Nic sourit. Val était redevenue joueuse.

— Dans ta chambre ? Tu me vois débarquer à l’Hôtel de Chailly et dire au maître d’hôtel : « Mademoiselle de Chailly m’attend, nous avons prévu de passer la nuit ensemble. »

— Tu es bête. Pourquoi passerais-tu par la porte ? Non, si tu étais mon chevalier servant, tu viendrais sous ma fenêtre à la nuit tombée et tu grimperais pour me rejoindre.

— Tu me lancerais ta longue chevelure dorée pour que je puisse grimper ?

— S’il faut attendre que mes cheveux soient aussi longs que ceux de Raiponce, je vais devoir patienter longtemps.

— Je sais ce qu’on va faire. Tu vas me lancer une corde que tu attacheras solidement au pied de ton lit, ou d’une armoire.

— D’accord, tu me fournis la corde ?

Valentine regarda Nic avec un air de défi. Les deux filles éclatèrent de rire.

— Soyons sérieuses. Que veux-tu que nous fassions pour innocenter Évariste ?

Valentine réfléchit un moment. Nic jouait avec les boucles de ses cheveux.

— Il faudrait démontrer que l’enquête a été bâclée. Trouver d’autres pistes et en parler aux journaux.

— Par exemple ?

— Je ne sais pas… La vengeance d’un mari trompé… Un chantage… Une affaire louche dans laquelle Dumesnil serait impliqué.

Nic hocha la tête. Elle était dubitative, mais elle se garda de le montrer à son amie.

— Tu as de l’imagination… Mais continue.

— Pour cela, il nous faut en savoir plus sur Hubert Dumesnil. Savoir qui il fréquente, s’il a des maîtresses, quelles sont ses activités professionnelles…

— Tu me parais très au fait des méthodes de la police. Où as-tu été pêcher ça ? Dans L’Affaire Lerouge4 ?

— Tu ne crois pas si bien dire. Je piquais les romans d’Émile Gaboriau que mon frère lisait lorsqu’il habitait encore chez nous.

— Et comment veux-tu que nous procédions ?

Val prit une longue inspiration.

— Premièrement, il faut en savoir plus sur cette histoire de duel.

— Ils en parlent, dans les journaux ?

— Non ! Tu penses bien ! Ceux qui participent ou assistent à un duel évitent d’en parler5.

— Alors, ça ne va pas être facile.

— Je me suis dit que ton frère pourrait nous aider.

— Mon frère ?

Nic fronça les sourcils. Elle aurait préféré que son frère ne soit pas mêlé à cette histoire.

— Il était le meilleur ami d’Hubert, non ? dit Valentine.

— L’un des amis de Dumesnil.

— Un peu plus que ça. Hubert l’a fait embaucher par son père.

Nic poussa un soupir.

— Que veux-tu lui demander ?

— Je me disais qu’il avait sans doute été le témoin d’Hubert Dumesnil.

Nic rectifia sa position. Elle se sentait mal à l’aise. Valentine se souleva.

— Je suis trop lourde ?

— Non, non, reste ! Je vais lui demander.

Nic avait répondu précipitamment. Le souvenir de leur dispute était trop frais pour qu’elle prît le risque de contredire son amie.

— Connaissant Amédée, je doute qu’il se montre très bavard, ajouta-t-elle.

— Tu peux juste lui demander qui était le témoin d’Évariste.

— Oui. Ça doit pouvoir se faire.

— Merci. Je t’aime ! Pour les maîtresses, j’ai ma petite idée.

— Laquelle ?

— Nous allons commencer par ma grande amie Anne-Amélie de Beaupré.

Val avait prononcé le nom d’Anne-Amélie avec emphase.

— La Beaupré ? Pourquoi ?

— Parce qu’elle a couché avec Hubert.

— Oh, la garce ! Comment sais-tu ça ?

— C’est écrit sur son front. Mais il ne faut pas lui en vouloir, qui aurait pu coucher avec elle, sinon un être pervers comme Hubert Dumesnil ?

— Finalement, ce n’est pas elle, la garce, c’est toi !

Valentine lui donna une bourrade. Nic reprit :

— Et comment vas-tu t’y prendre ? Tu vas lui dire : « Ma chère, racontez-moi comment ça s’est passé avec Hubert. Vous a-t-il culbutée derrière un massif de fleurs ? »

— Non… Nous allons lui tendre un piège. Anne-Amélie est un ange, mais elle ment comme elle respire. Il faut lui causer une grande émotion pour qu’elle nous dise la vérité et nous en apprenne plus sur Dumesnil.

— Hé hé… Je sais ce qu’on va faire. Je t’expliquerai ça tout à l’heure.

— Pour les activités professionnelles, il faudrait rencontrer quelqu’un qui l’a côtoyé à la Financière Dumesnil. Je suppose qu’il ne s’est pas fait que des amis, là-bas.

— Ça, c’est une autre paire de manches.

— J’avais pensé que ton frère… Il a un poste haut placé dans la compagnie. Peut-être pourrait-il nous indiquer quelqu’un ?

Nic remua une nouvelle fois.

— Tu sais, il met rarement les pieds au siège de la compagnie.

Valentine soupira.

— Tant pis, il va falloir trouver autre chose.

— Attends, j’ai peut-être une idée.

— Laquelle ?

— Mon frère n’a qu’une seule qualité, il sait très bien jouer du piano et il est mélomane.

— À quoi cela nous avance-t-il ?

— L’année dernière, il a organisé une soirée musicale au cours de laquelle un de ses collègues de la Financière Dumesnil a joué du violon. Très bien, d’ailleurs. Je pourrais lui demander d’en organiser une autre et je tâcherais de parler à son collègue.

— Tu ferais ça ! Oh, j’ai envie de t’embrasser !

— Je crois que je vais accepter.

— On pourrait l’inviter, il parlerait plus facilement que pendant une réception.

— À vos ordres, mademoiselle Valentine.

Valentine rit. Nic la regarda avec bienveillance. La crise était passée, elle s’était alarmée pour rien. Quant à savoir si elles pourraient dénouer cette intrigue, c’était une autre affaire.

VI

Léontine de Chailly tenait salon le mercredi. C’était une institution. Députés de la droite monarchiste, journalistes, financiers, pique-assiette – il en faut, c’est une question de standing – et, bien sûr, ces dames, amies et envieuses, y étaient conviées. Au demeurant, madame de Chailly avait dû espacer ses mercredis depuis quelques années, elle n’en faisait plus que deux par mois. Monsieur de Chailly avait été contraint de réduire son train de vie. Sic transit gloria mundi.

En dehors de la particule, et ça n’était pas rien – elle était dans la famille depuis plusieurs siècles, tout le monde ne pouvait pas en dire autant –, il ne restait pas grand-chose de la grandeur passée des « de Chailly ». La propriété familiale, quelque part dans le Berry, une grande bâtisse à demi ruinée – il n’y avait que les tours d’angle qui tenaient encore debout –, des terres éparpillées tout autour et l’hôtel particulier. Pas suffisant pour tenir dignement son rang. Les fermages ne rapportaient plus rien, ce n’est pas vous qui me contredirez, ou alors il fallait cultiver par soi-même. À part ça, il y avait les émoluments du poste de sénateur à vie de monsieur de Chailly, qui suffisaient à peine à payer les domestiques, les vignes de madame, qui rendaient bien, et un paquet d’actions. Monsieur de Chailly ouvrait chaque matin avec angoisse le journal pour voir de combien elles avaient baissé. L’économie peinait à se relever des conséquences de la guerre contre la Prusse.

Valentine y passait pour faire plaisir à sa mère. Ce mercredi-là, on l’observa plus qu’à l’accoutumée. On prit pour du chagrin ce qui n’était que de l’ennui. Ou du moins pour du désarroi, on ne se faisait guère d’illusions sur la profondeur des sentiments dans ce genre de mariage arrangé par les familles. Mais quand même, ça devait vous secouer, un événement comme ça, non ? Valentine fut très entourée. Par les dames, bien sûr. Mais pas trop longtemps, il n’y a rien de plus ennuyeux que le chagrin des autres. De plus, le même soir, madame de Roquevieille présentait sa nièce, Louise-Amélie de Monfort, une fille un peu forte et au visage ingrat. Bientôt Valentine se trouva délaissée. Elle erra de groupe en groupe. Ces messieurs s’étaient en effet dispersés, à la différence des dames qui formaient un large cercle au centre de la pièce. Ici, on parlait du Tonkin, de la prise de Hanoï par le capitaine de frégate Henri Rivière. « Et les opérations en Afrique de l’Ouest, vous en pensez quoi ? C’est quand même incroyable, que nos troupes se soient fait battre par une armée de trois mille nègres6 ! » En règle générale, on trouvait les expéditions coloniales bien inutiles. L’ennemi n’était pas en Afrique ou en Cochinchine, il était en Allemagne. Et ce n’était pas la nomination de Jules Ferry à la présidence du Conseil qui allait arranger les choses : on le disait fervent partisan de la colonisation.

Ailleurs, on parlait des lois sur l’instruction publique, laïque et obligatoire. Qu’on veuille que les jeunes sachent lire, écrire et compter, bon, on pouvait comprendre, ça partait d’un bon sentiment. Encore que, ça ne leur servirait sans doute pas à grand-chose, surtout aux filles ! Mais qu’on retire l’enseignement aux congrégations religieuses, c’était incompréhensible ! « Ils vont les trouver où, leurs instituteurs et leurs institutrices ! Et ils vont leur apprendre quoi, aux enfants ? À cracher sur un crucifix ? » « Moi, je vous dis que c’est une entreprise de déchristianisation généralisée. »

Lorsqu’on s’apercevait de la présence de Valentine, le ton devenait plus apaisé, plus solennel. Comme si le chagrin qu’on lui prêtait exigeait de la solennité. Dans un coin de la salle, on parlait à voix basse. Valentine s’approcha. Difficile d’entendre tout ce qui se disait, mais elle comprit qu’on parlait de la Compagnie franc-comtoise de spiritueux. Elle fronça les sourcils. Il lui sembla que son père en avait parlé, Dumesnil en était le président, ou l’un des principaux actionnaires.

Dès qu’on la vit, on se tut d’un air gêné. Un homme d’une quarantaine d’années s’avança vers elle, sans doute pour faire diversion. Visage carré, cheveux grisonnants, amples favoris, un ventre naissant qui était commun à la plupart des hommes qui fréquentaient le salon de madame de Chailly.

— Charles Brigouleix, journaliste au Temps. Je vous prie d’accepter, mademoiselle, l’expression de mes plus sincères condoléances.

Valentin papillota des yeux, signe qui devait montrer à son interlocuteur son émotion. C’était bien assez.

— Vous travaillez au Temps ? Ne perdez pas le vôtre avec moi, je ne suis qu’une jeune fille et je ne comprends rien à la politique.

C’était bien envoyé, n’est-ce pas ? Valentine était fière de sa repartie et ce gros balourd, imbu de sa personne, ne manquerait pas de tomber dans le piège.

— Ne vous déjugez pas, mademoiselle, je ne vous crois pas aussi sotte que vous le dites.

Ça n’avait pas marché. Il fallait tenter autre chose. Autant jouer la franchise :

— Vous parliez de la Compagnie franc-comtoise de spiritueux, n’est-ce pas ? J’ai cru comprendre que vous étiez inquiets pour son avenir.

Brigouleix la regarda pendant quelques secondes sans répondre.

— Vous pouvez être franc, les affaires de monsieur Dumesnil ne me concernent plus.

Nouveau papillotement des paupières.

— Bien, j’admire votre courage. Je vais vous dire ce que je sais au sujet de cette compagnie.

Brigouleix prit une inspiration avant de se lancer :

— La compagnie a connu quelques difficultés il y a un an environ. Des mauvaises langues ont fait circuler des bruits à son sujet. Des rumeurs sans fondement, elles ont été rapidement démenties. La question que se posaient mes amis était de savoir si la campagne de dénigrement contre la compagnie allait reprendre.

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

Brigouleix fit la moue.

— Je ne pense pas. Le père de feu votre fiancé va prendre la succession de son fils. Je serais surpris qu’il laisse des rumeurs qui puissent nuire à la compagnie se propager. D’ailleurs, la valeur de l’action n’a pas baissé.

— De quel genre de rumeurs s’agissait-il ?

— J’ai suivi ça de très loin. Il y a tellement de ragots qui circulent ! La réussite suscite la jalousie et la jalousie incite à la médisance. Je crois qu’il y a eu un incident à la distillerie et que des personnes ont été intoxiquées.

Brigouleix en savait sans doute plus que ce qu’il voulait dire, mais Valentine comprit qu’il était inutile d’insister.

VII

— C’est ton amie Valentine ? Mazette…

Amédée avait sifflé entre ses dents. Nic, agacée, lui prit des mains le tableau qu’il regardait et le tourna face au mur.

— Touche pas à ça.

— Le jour où tu te lasseras d’elle, tu me feras signe ?

Nic fut prise d’une envie pressante de le mettre dehors. Elle dut faire un effort pour n’en rien montrer. Amédée était venu de lui-même, elle n’avait pas eu besoin de lui envoyer un mot, cela lui donnait un avantage. Qu’elle devrait payer, bien sûr ! Quand Amédée venait la voir et qu’il n’avait pas une mine de fugitif à la recherche d’une cachette pour quelques jours, c’était parce qu’il voulait de l’argent. Une fois qu’il lui aurait fait sa demande, il serait à sa merci.

— Comment vas-tu, mon cher petit frère ?

Amédée lui jeta un regard noir. L’ironie de sa sœur, il s’en passerait bien. Il ne répondit pas.

— Tu vois toujours cette actrice qui joue au Gymnase ?

— Non. De toute façon, elle jouait mal.

Amédée avait pris un autre tableau. Celui d’une auguste douairière, Nic le laissa faire. Il le reposa puis il alla se poster à la fenêtre. Ce serait quand même plus facile si elle lui posait des questions… Nic mit fin à son supplice :