Un autre voyage à Nantes - Vincent Cabioch - E-Book

Un autre voyage à Nantes E-Book

Vincent Cabioch

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Beschreibung

La commandante de police Neïrem de Kerbidoc’h a quitté Brest pour rejoindre Nantes. Après un grave accident du quotidien qui aurait pu la laisser tétraplégique, elle profite de sa convalescence pour s’interroger sur le sens de sa vie. Non sans humour, elle se demande quelle pourrait être sa propre réalité, désormais, dans ce monde où grenouillent tant de masques et de faux-semblants bercés du flux changeant des illusions. Cette introspection lui évoque le souvenir “d’un autre voyage à Nantes”, une enquête en forme d’aventure intérieure, une course folle menée en quelques jours dans la cité des Ducs, depuis la cabine ensanglantée d’un paquebot jusqu’à la poursuite d’un gourou fantomatique qui se joue du réel et jouit du pouvoir de faire disparaître les âmes en peine… avec tous leurs rêves et tout leur argent.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Vincent Cabioch vit entre Nantes et Poullan-sur-Mer. Responsable administratif et financier d’une fondation, il crée parallèlement d’autres aventures interdisciplinaires par l’écrit, les arts plastiques, la performance, la musique. Il est également co-fondateur de Gnusi, plateforme numérique mémorielle.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

Remerciements

À Korneli

À Jean et à Louis

À Nicolas

À Christelle et Zachary

REMERCIEMENTS :

Yannick L., Joël G., Guillaume G. pour leur relecture complétée de retours précieux, Mathias A.D. pour le prêt d’une documentation riche et variée sur la ville de Nantes et son histoire.

« La réalité est un système de valeurs qui s’oppose au jaillissement du sujet que je suis. »

Roland Barthes

Je n’ai plus peur.

Marcher sur la glace.

Je veux dire sur la neige.

Cette neige immaculée d’abord, si légère, si douce. Elle est tendre et adorable.

Puis elle mue lentement, tassée par des pas innocents.

Les uns après les autres, ils l’amenuisent. Ils la réduisent, puis finissent par la figer en une fine pellicule translucide. Elle est désormais invisible, mauvaise, stupide, traîtresse.

Elle vous attrape, un jour.

Elle vous réveille l’inattention.

Les jambes swinguent.

Vous vous envolez.

C’est juste là, au coin de la rue. Juste là où vous tournez chaque matin sans y penser. Ce moment simple et doux où, les yeux tournés vers le ciel clair, bleu peut-être, vous vous dites, dans une imperceptible inspiration heureuse, que la vie c’est comme un rêve, un rêve merveilleux.

PROLOGUECOMMENT FARCIR UNE VOLAILLEAVEC DES CHÂTAIGNES,PLUTÔT QU’UN SAC À MAIN

Tout est froid depuis le début de la semaine. Ça n’a jamais été aussi froid. Tout est saisi jusqu’au centre de la Terre, jusqu’au cœur des arbres. Moi j’adore, quand c’est la bonne saison.

L’air est sec, les bouches et les nez fument, tout fume, partout, de la fumée partout. Une brume, comme un fog nantais, sort de la Loire pour emplir la cité.

La neige est annoncée dans la soirée. Je suis super-excitée. Dans quelques jours le solstice d’hiver ouvre le temps des fêtes, le feu dans les cheminées, les grandes tables en famille, les soirées entre amis, les enfants heureux et impatients.

La solitude et la misère aussi, cachées derrière des portes grises, closes, imperméables à la vie douce et aux vents légers.

Je descends la rue Crébillon* et vire à droite pour rejoindre le passage Pommeraye. Il fait nuit déjà. C’est une nuit commandée exprès pour que brillent les vitrines et les ciels des rues en guirlandes. Leurs agencements donnent des envies et des idées, c’est comme un conte d’hiver, une magie imperceptible qui rend libre et joyeux ; on va claquer du pognon, un maximum de pognon, toujours plus que ce que l’on a.

Parfois je me regarde dedans – dans les vitrines, pas dans le pognon ! –, le jeu du reflet. Tout le monde fait ça de temps en temps, non ? On regarde de quoi on a l’air, quelle gueule on fait, on “checke” sa frimousse de façon plus ou moins discrète.

Moi je me regarde dans les yeux.

Je suis bien au chaud dans mon alpaga gris cendre de chez Peter Hahn. Je tiens son col tout doux bien serré, tout chaud contre mon cou.

Les personnes que se croisent, derrière moi, nombreuses, ont l’air heureux dans ce reflet.

L’apparence.

Mais moi aussi je suis heureuse, en reflet, en vrai, ici et maintenant, et bien plus.

La transparence.

Celle de la glace.

Je n’ai plus peur.

La chute… il m’aura fallu de la patience, beaucoup de temps.

Je me souviens. C’est un peu flou, mais je me souviens.

Une grande envolée. C’était comme une extravagante pirouette désordonnée – d’après ce que quelques témoins ont rapporté. Elle m’avait laissée une demi-seconde dans les airs, ou beaucoup plus longtemps, une éternité. Les versions divergent. Nos perceptions divergent.

Puis c’est mon bassin qui craque sur l’asphalte glacé. Les os totalement éclatés. Ils cassent aussi facilement que le ferait un petit fagot de bois mort, serré dans les mains d’un enfant. Et le haut de la nuque qui frappe l’arête dure et froide d’un muret. Du béton. Un béton con.

C’est le noir.

C’est stupide.

J’ai cru crever…

Quelques jours dans les limbes d’un bug cérébral d’où je m’extirpe in extremis, avant de longues semaines d’immobilité et de rééducation.

La vie est comme un songe, elle passe comme un souffle.

J’inspire.

Je tourne sur la gauche rue de la Fosse puis jette un œil dans la vitrine accueillante de la librairie Coiffard quand arrive à mon oreille un air de violon qui scie l’air. Ce violon nantais, toujours le même, pas toujours juste.

Ce musicien est une figure du pavé de la cité. Il joue aux quatre saisons. Ces êtres, ces figures urbaines sont comme des fictions. Toutes les villes, parfois même les villages, les déserts ou les campagnes, ont leurs personnages récurrents, leurs icônes. Mascottes autogénérées, elles marquent de leur singularité des époques, des lieux, des quartiers, apparaissant pour quelques jours, quelques années, avant de disparaître.

« Achetez l’homme qui va mourir ! » criait chaque fois le plongeur Willy Wolf avant de sauter dans la Loire. Le 31 mai 1925, il s’élança du pont transbordeur devant des milliers de spectateurs. Cinquante-trois mètres. Il ne réapparut jamais.

Je me dis que ces figures urbaines sont peut-être des spectres qui voyagent entre les siècles à la recherche de nouvelles libertés, de nouveaux publics. Il faudrait les référencer un jour, les rassembler dans un grand recueil pour raconter leurs histoires.

— Chauds les marrons, chauds !

À l’entrée de la place Royale, un vendeur de châtaignes hèle les estomacs et éveille les appétits. Il me fait penser à un autre personnage de cité, mais une figure brestoise cette fois-ci. Lui aussi, ce Brestois, est un vendeur saisonnier de châtaignes, toujours placé au milieu de la rue Jean-Jaurès à Brest, toujours coiffé d’une casquette centenaire vissée sur la tête, fier de sa large moustache forestière, un gros pull à col roulé, noir je crois, ou mauve, compressé sous une blouse de travail bleue sans âge.

On jurerait qu’il s’agit d’un clone de Mario Bros, mais beaucoup plus âgé. Et si c’était lui, le vrai Mario ? La classe ! Il aurait choisi ce look volontairement, pour que les enfants s’arrêtent et demandent à leurs parents-valets un sachet ? « Papa, maman, je veux des châtaignes Mario Bros main-te-nant ! »

Super-idée ; faut décliner.

Je raffole des châtaignes, une folie. Une fringale me saisit dès que je m’approche d’un stand qui propose ces fruits merveilleux. Alors, ce vendeur éphémère de la place Royale me connaît déjà pour mon vice gourmand. Il sait que je lui achète un énorme sachet à chaque fois que je passe, et dès qu’il me voit, pour le plaisir, il m’alpague :

— Mademoiselle, vous voilà ! Bonsoir !

— Bonsoir.

— Comme d’hab’, Princesse ? Un sachet chargé à ras bord ?

— Avec plaisir ! Ça marche les affaires aujourd’hui ?

— Oui, ça va. Hier c’était moins bien, aujourd’hui c’est mieux, demain Inch’Allah. Tenez, je vous l’ai rempli au maximum, il est plein à craquer.

— Merci, dis-je, répondant à son sourire, bonne soirée.

— Bonne soirée.

Tiens, d’ailleurs, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, moi, ce soir, pour clore cette jolie journée ?

Je traverse doucement la place noire de monde. Je rêvasse, j’imagine, je cherche ce qui pourrait me tenter. Demain, c’est samedi. Le taf n’a, semble-t-il, pas l’intention de me voler mon week-end, je peux me laisser aller. Quelle heure est-il ? Bientôt 18 heures… je vais appeler Lucile, elle aura peut-être une idée.

Il me faut cinq bonnes minutes pour retrouver mon téléphone dans mon sac immense. C’est un monde enchanté, cette outre de cuir. Avec le sachet de châtaignes dans une main ce n’est pas facile. Deux d’entre elles, chaudes et vives, s’enfuient dans le gouffre à objets. Merde ! les pauvres, elles sont perdues à jamais…

Ah ! voilà le téléphone.

— Salut, répond Lucile dès la première sonnerie.

— Coucou, ma chérie.

— Figure-toi que j’étais sur le point de t’appeler justement. Toi aussi tu cherches un programme idéal pour enchanter cette soirée enneigée ?

— Exactement. Tu crois qu’elle va finir par tomber ?

— Certaine, ils annoncent une tempête éléphantesque !

— Tu as une idée ?

— À propos de la neige ?

— Mais non, idiote, à propos de la soirée.

— Je sais pas… Ouais… Aucune, plusieurs…

— Ça te dit une bouffe généreuse à la maison ? Je grignote des châtaignes place Royale, elles m’ouvrent l’appétit. Je n’ai jamais eu aussi faim de toute ma vie. On invite les bons amis et je vous prépare un plat d’hiver, une poule farcie, marrons, foie gras, cèpes, cognac, bouquet garni et petits secrets savoureux indicibles ?

— Bonne idée. Une soirée calme au chaud c’est parfait. Entre filles ou on appelle des garçons ?

— Comme tu veux. Bob* est absent jusqu’à la semaine prochaine, donc moi je suis en mode solo, mais ça ne me dérange pas si c’est mixte.

— OK. Je téléphone à Nadja et à Joséphine, et je vois.

— Moi, à Cathy. Rendez-vous à partir de 19 h 30 ?

— Oui, c’est bien. On prend du vin ?

— OK. Venez aussi avec des bonnes pompes, on ira marcher dans la neige après le dîner.

— Oui. J’aurai mes bottes de quatre lieues. À toute !

— À tout de suite, Lucile.

Je raccroche, heureuse des plaisirs simples qui m’attendent.

En rentrant, je passe par la rue Léon Jamin, ce tout petit bout d’asphalte piétonnier et coloré de Nantes, à l’esprit de village que j’adore. Une rue de jeunesse et d’artistes, par l’image, la peinture, le théâtre, les fringues, la bouffe, le vin nature… l’un de mes spots nantais privilégiés. Et c’est là que se trouve la boutique de fleurs de Christelle que j’aime tellement, “Les Fleurettes sauvages”. C’est un cocon floral, un petit jardin toujours renouvelé que je ne quitte jamais sans une composition champêtre qu’elle aura créée à son image : vive, subtile, vibrante de grâces. L’évidence.

Remontant vers chez moi en direction des Hauts-Pavés, les yeux et le nez dans les fleurs, je pense à ma composition à moi, celle de la farce que je vais fourrer dans le cul de la volaille. Je pense à mes amies que je suis heureuse de rassembler. Je pense à l’indicible. Je pense au trou noir inconnu qu’est mon sac à main. Je pense au trou noir de ma chute. Je pense à Bob. Je pense à ce que le Voyage à Nantes pourrait proposer à l’été suivant pour nous enchanter. Puis je me dis que j’ai envie de cuisiner un plat merveilleux, un plat qui fait du bien, un plat qui n’existe pas, qui donne surtout envie de vivre et d’aimer mieux.

*

Elles arrivent presque toutes en même temps dans des carrosses différents.

Quand j’ouvre à Cathy, les flocons commencent à tomber, mais ils sont rares encore. Ils sourient, ils volent doucement, éclaireurs discrets et lents annonçant l’armada ! Le temps de rejoindre le salon pour nous servir un verre, des milliards de points blancs s’agitent déjà, frénétiques.

Lucile, Nadja et Joséphine nous ont rejointes. Nous discutons du plaisir d’être réunies, au chaud, affalées dans mes canapés douillets. Le poêle, chargé à bloc, nous impose la légèreté.

Quarante degrés.

— Faut que je vous raconte. Mon patron a proposé une drôle de chose ce matin, dit Nadja, espiègle, avant d’avaler la dernière gorgée de son premier rhum.

— Le paiement en mirabelles chocolatées de ta prime de fin d’année ? demande Cathy.

— Non, même pas ! Mais ça concerne effectivement l’amélioration de notre qualité de vie au travail, répond-elle en me tendant son verre pour que je la resserve. Vous savez qu’il est parfois un peu flippé par son environnement, sa santé… la bouffe bio, les massages taï-chi, le jeûne, les lavements semestriels du colon, la méditation… Eh bien, je crois qu’il vient de passer à la vitesse supérieure, le zozo !

— Il t’a proposé une pause tantrique avec des huiles essentielles pour la sieste d’après déjeuner ? demandé-je.

— Mais non ! D’ailleurs, j’aurais probablement préféré. Mais son offre est bien moins sexy : il veut que nous achetions un système antiradiation pour nos écrans d’ordis. Des petites boules blanches en plastique, remplies de “terre rare”. Ces trucs se fixent à chaque coin de l’écran avec une ventouse, tu vois le genre de déco ! glousse Nadja. Selon lui, les écrans émettent des radiations très puissantes, extrêmement toxiques, des rayonnements invisibles hyper dangereux pour la santé. Ils détruiraient un peu plus chaque jour notre cervelle, insidieusement. Tu deviens fou sans t’en rendre compte… Vous ne vous souvenez pas ? Je vous avais raconté : cet été, il m’avait déjà pris la tête pendant des plombes pour que je colle une petite pastille de plastique sur le dos de mon iPhone, là aussi c’était censé bloquer les ondes maléfiques…

— Oui ! je me souviens ! Quel beau zouave, pouffe Joséphine en resservant un rhum à Nadja.

— Eh bien voilà ! La même logique. Mais maintenant il est passé des pastilles aux petites boules. Je suis quand même allé voir sur le net. La paire coûte huit cent cinquante balles, il faut les changer tous les six mois parce que ça s’épuise, des fois, les petites boules. Nous avons huit ordis au bureau… plus de douze mille euros par an ! C’est vendu par un type qui s’attribue le titre de docteur, sans doute pour légitimer les prix exorbitants des trucs de sa boutique en ligne.

— Parfois, c’est le prix élevé qui fait que le docteur est de super-qualité, non ? dit Cathy en se servant un nouveau verre.

— Ouais. En fait, c’est un escroc installé en Suisse. Il propose aussi des “pyramides de lumière” à monter chez soi, pour se protéger des flux toxiques du monde, se ressourcer, se purger… Sept mille cinq cents boules la pièce, et plein d’autres systèmes absurdes, souvent décrits comme liés à « l’énergie cosmique », la « puissance vibratoire de l’univers infini »… c’est grotesque !

Nadja parle maintenant vivement, visiblement agacée par l’arnaque.

— Il propose aussi des bouquins, des huiles et onguents bien sûr. En gros, un ramassis d’attrapenigauds pour les malheureux en quête de mieux-être. En poursuivant un peu mes recherches, j’ai lu que le gourou avait déjà deux ou trois plaintes au cul, notamment pour exercice illégal de la médecine au Québec, en Belgique, au Togo aussi je crois. Je ne comprends pas qu’un mec comme Gaby, plutôt cartésien pour un metteur en scène, quand même assez fin d’esprit d’habitude, se laisse convaincre par des conneries aussi grossières. Un mec de spectacle qui se fait entuber par un spectacle.

— Joli zouave en effet, ton Gaby, susurre Lucile pensive.

— Pourtant, je ne connais pas beaucoup de personnes claires comme lui, continue Nadja. Il est altruiste, juste, pas trop radin, plutôt cartésien effectivement, mais dès qu’il s’agit d’ondes, de radiations, il croit dans le même temps à des arnaques énormes qui sauteraient à l’œil d’une taupe borgne en une fraction de seconde…

— C’est sa faille, tout simplement, dit Joséphine. Il a probablement peur d’être un esprit simple.

— Et il doit trouver là des réponses à des questions profondes. Je veux dire, ça le rassure, ajoute Cathy.

— Ah ! ben tiens ! dans le thème… Est-ce que je vous ai déjà parlé d’un type qui se faisait appeler Badkat Davicia ? demandé-je.

— Non ! répondent-elles toutes en chœur, chacune à sa façon.

— OK. Bon, c’est un peu du même tonneau… L’histoire de ce type, Badkat, va illustrer assez bien ce que nous venons d’évoquer. Je crois qu’on peut dire qu’il y a exception, au moins entre nous. Je n’ai pas le droit normalement, mais je vais vous faire écouter un p’tit bout d’enregistrement audio marrant avant d’enfourner la poule. C’est un extrait d’audition. Je mets un passage au hasard, vous me direz ce que vous en pensez…

Pendant que je me lève pour aller chercher le disque dur où j’archive les copies de tous mes dossiers professionnels, Nadja s’interroge à haute voix :

— Davicia… Badkat Davicia… Mais oui ! je me souviens ! C’est pas cette sorte de druide fou qui t’a fait un peu tourner en bourrique l’automne dernier ?

— Oui, c’est ça, c’est lui.

Je branche le disque dur sur mon système son, sélectionnai le bon fichier, et, avant d’appuyer sur play, j’ajoute :

— Il parle tout seul. C’est l’une des toutes premières auditions réalisées pendant cette enquête, avant qu’on ne découvre les méandres hallucinants du business du gaillard, la fourberie, la duplicité, la monstruosité malheureusement aussi, et tout le reste. C’est particulièrement croustillant, je trouve. Écoutez-moi ce flot de conneries, la faconde du personnage. Allez, hop ! c’est parti :

« … et c’est pour cela que je vibre imperceptiblement en continu. Vous savez, Mademoiselle, votre beauté absolument remarquable ne me cache pas le halo ocre et mauve baveux qui suinte et entoure cette fine enveloppe d’artifices féminins que vous déployez avec goût. C’est un signe plutôt mauvais ce halo, à vrai dire, c’est glauque, mais c’est également un indice transcendant de perfectibilité. Oui ! Oh, oui ! Mademoiselle de “Kertipor”, mes yeux ne voient peut-être pas plus que les vôtres, mais mon âme est infiniment plus sensible, plus fine ! C’est une petite pupille noire mille fois plus lumineuse que celle de l’humble et du commun. C’est ainsi, oui… je n’y peux rien. Je porte en moi toute la puissance minérale de la civilisation celte. Je porte en moi ce don cosmique qui pourrait faire plier de sa masse considérable le faible. Et je sais le maîtriser, le contrôler. Par chance d’abord, un don, le don, par chance. Mais par application, exercice, rigueur extrême et permanente surtout, et concentration assidue, oui, concentration, concentration assidue, toujours… Oh, oui ! je sais… je sais que, sans vous en rendre compte, vous ferez semblant de ne pas croire ce que je vous dis. Il est tellement plus facile, plus simple, de ne pas vouloir voir. Pourtant déjà vous ressentez, vous savez, car c’est en vous comme en moi, comme en nous tous, sans exception ! Peu d’élus en revanche, très peu d’élus sont en mesure de l’accepter pour vivre. Vous m’imaginez illuminé, facile, oui, je dis facile… vous m’imaginerez fou peut-être ! Ah, ah, ah ! la belle affaire ! Peu importe, posture ! J’ai l’habitude. Je vis avec ces forces depuis si longtemps. Oui, c’est vrai, je suis un druide ! Être druide, ou plutôt naître avec le don de pouvoir devenir druide, eh bien ! c’est une charge qu’il faut démasquer en soi, dévoiler, puis modeler doucement vers le bien, le bon, le juste, pour servir son prochain, elle, lui, vous, nous… Aider l’autre, en lui offrant la lumière, la lumière connue déjà, présente… mais inaperçue ! Accompagner, accoucher, vous accoucher à la clarté merveilleuse de la… »

— Badkat Davicia ! Quel guignol ! Presque sympathique… mais beaucoup, beaucoup trop dangereux, dis-je en cliquant sur stop.

Mes trois amies sont totalement sidérées par l’écoute de cette fantasmagorie. Les yeux ronds, un sourire jouant le dépit, les sourcils relevés aussi haut que possible, elles me regardent du même visage, prêtes à libérer le rire.

Il faut dire qu’au-delà de la débilité du propos tenu, le ton de la voix de Davicia, son rythme ronron tout en gravité, lent, enrobé parfois de douceur mielleuse, ses accentuations grandiloquentes à la Dali, parfois plus colériques ou menaçantes, avec des pointes graves comme le marquait Malraux, faisait penser à un bon comédien qui s’amuse à jouer trop appuyé, et surtout très faux.

Tout le paradoxe du monstre était là, le paradoxe de l’escroc aussi, surtout ! L’escroc qui, à force, par habitude, s’amuse avec son personnage comme avec sa proie.

Il se singe lui-même, brouillant sans cesse les pistes, se perdant tout seul, je veux dire pour lui-même, dans les méandres de sa folie pragmatique déployée dans un seul but : faire cracher très vite un maximum de pognon à un maximum de gentils cons !

*

Cette enquête hallucinante pour stopper ce fou dangereux – enquête qui n’avait duré que quelques jours – fut comme démêler tout le stock d’une boutique de mercerie spécialisée dans la laine et les fils de toutes sortes ; petit espace commercial surchargé de petites choses diverses, où une effrayante tornade aussi puissante que minuscule aurait joué à former avec les objets une œuvre d’art abstraite, touffue, mauvaise, maniaque, baroque, folle : un gros sac de nœuds faussement chatoyant, attirant le regard comme une toile d’araignée perlée de la rosée du matin.

Je peux vous le dire, à vous, chères lectrices, chers lecteurs : je crois que je n’ai jamais parfaitement compris ce qui s’est passé. Ce n’est pas tellement important d’ailleurs, c’est même inutile. Comprendre… Ça n’avait pas de sens, pas de logique, c’est tout. C’était comme un truc léger et rigolo, une illusion peut-être…

Mais quand même ! Afin de tenter, pourquoi pas, d’y voir un peu plus clair pour moi-même, et, au passage, d’essayer de vous divertir, je laisse là cette soirée enneigée avec Nadja, Lucile, Joséphine et Cathy et m’en vais vous conter cette histoire rocambolesque, cet excitant jeu du chat et de la souris mené avec – ou plutôt contre ! – le vrai faux druide Badkat Davicia, alias Josselin Dumontier, surnommé “Le cornet à piston”, “Miroir aux alouettes” ou “Jojo placebo” dans certains milieux interlopes.

Un homme dangereux, énergumène protéiforme et paradoxal : voleur, escroc, prophète, illusionniste, gourou, violeur et probable assassin. Spécialiste de l’empathie facturée très cher aux moutons de Panurge, ersatz du docteur Petiot à la clientèle bien fournie en fans crédules de lumières celtico-cosmiques et autres adeptes des médecines douces… amères.

* À Nantes, Loire-Atlantique.

* Bob est le terme générique qu’utilise l’héroïne pour parler de ses amoureux peu durables, voir 5 diables verts à Huelgoat, même collection.

IMANGEZ-MOI, MANGEZ-MOI, MANGEZ-MOI

Quand tout a commencé, j’étais aux champignons – les champignons que l’on déguste pour leurs saveurs, pas ceux que l’on gobe pour leurs substances hallucinogènes.*

C’était un dimanche matin d’automne plein de promesses, doux et laiteux. Il avait énormément plu les jours précédents, une tempête monstrueuse venue de l’ouest avait enveloppé la moitié de la façade atlantique, depuis la Bretagne jusqu’à la Vendée. Idéal. Mon panier d’osier était à moitié plein, ça sentait déjà très bon, fumet champêtre terreux.

Je n’avais pas éteint mon téléphone, car je ne suis pas autorisée à le faire quand je suis d’astreinte. Par conséquent, aussi fier que peut espérer l’être un simple morceau de plastique bourré de technologie, il fit son travail en sonnant et sautillant lorsqu’on m’appela. L’intelligence artificielle aura au moins réussi à se doter d’un attribut majeur de l’esprit humain : le zèle !

À l’oreille, je savais que c’était “Waldeck”* : j’avais assigné une sonnerie spécifique aux numéros de téléphone de la maison : une sirène de police du genre « pin-pon pin-pon-pin » jouée par un excité sur un piano pour enfant, un jouet gadget de mauvaise qualité dont les notes avaient une justesse disons… fausse.

— Allô, allô, allô… dis-je vivement en triples croches.

— Salut Neïrem, c’est Childéric, désolé de te déranger pendant ta séance de gym mais…

— J’suis pas à la gym, t’es con ! Je suis aux champignons, dis-je en souriant.

— Ah ! aux champi’ ? Ne les goûte pas avant d’avoir demandé un contrôle à un pharmacien cette fois-ci…

— Oui, dis-je blasée – Childéric savait que j’avais eu un jour une intoxication qui avait failli mal tourner après avoir croqué un mauvais champignon au moment de la cueillette – arrête de te foutre de moi et raconte, que se passe-t-il ?

— Un drôle de truc. Une disparition inquiétante sur un bateau de croisière en escale quai Wilson. Il est en provenance d’Allemagne, arrivé au port ce matin pour une petite pause nantaise avant de rejoindre Bordeaux. Une passagère de quarante-huit ans manque à l’appel. Elle a disparu et sa cabine était fermée de l’intérieur. Il y a énormément de traces de sang, le hublot serait brisé… Ça ressemble vaguement aux disparitions de Saint-Nazaire et de Brest. Du coup, on nous demande de venir tout de suite.

— Excellent. Je suis à la campagne du côté de la forêt de Machecoul, je prends la route direct. J’y serai avant vous les gars.

— Oui, de toute façon je suis tout seul au bureau et j’ai un rapport chiant à finir. Il me reste une grosse heure de taf max, je te retrouve là-bas. Le bateau est à quai. Les gendarmes sont sur place, ils t’attendent. Tu demandes le brigadier-chef Édouard Serling, c’est le gradé de la gendarmerie qui gère le truc. Je te passe son numéro de portable par SMS dès qu’on a raccroché.

— Parfait, on fait comme ça. À toute.

Je croyais rêver. Absolument génial ! Cet événement qui nous tombait dessus un dimanche matin de fin d’automne, c’était tout simplement une excellente nouvelle – enfin pour nous, pas pour la ou les victimes potentielles évidemment, je ne suis pas un monstre d’égoïsme.

Les PJ du Finistère et de Loire-Atlantique enquêtaient déjà depuis beaucoup trop longtemps sur des disparitions mystérieuses constatées sur différents paquebots de tourisme en escale à Brest et Saint-Nazaire, tout ça en l’espace de quelques mois. On n’avançait pas d’un poil de barbe de hipster, nous n’avions rien, que dalle, le vide total…

Maintenant, nos supérieurs s’impatientaient très fort. Ça s’agitait même jusqu’au ministère, qui, quelques jours plus tôt, avait demandé des nouvelles. En gros, ce petit mot “officiel” venu d’en haut, pour le moment gentiment diplomatique, signifiait qu’il était plus que temps de trouver au moins un début d’explication à ces bizarreries qui devenaient trop régulières.

Ce nouveau cas similaire, sur un paquebot en escale à Nantes, pouvait peut-être nous apporter des éléments déterminants… En plus c’était chez moi, directement sur mon territoire, et c’était d’autant plus exceptionnel que normalement, de tels navires ne passent pas par Nantes. Les croisiéristes préfèrent stopper à l’embouchure de la Loire, ou carrément plus au sud ou plus au nord de la façade Atlantique. Je me disais donc que c’était une chance à ne pas louper. Cela pouvait apporter de l’air frais à notre enquête au ralenti, j’aurais les choses plus en main que mes collègues des autres villes concernées… Je n’imaginais pas, à ce moment-là, à quel point !

* Mangez-moi ! Mangez-moi ! est une chanson de Billy Ze Kick et les Gamins en folie.

* Le commissariat central de Nantes situé place Waldeck Rousseau.

IIUN CANARI PERCHÉ SUR UN CORBEAU

J’arrivai quai Président-Wilson, sur l’île de Nantes, après une petite demi-heure de route, à fond les ballons, montée sur mon gros scooter noir comme un canari chevauchant un corbeau, avec ma tenue intégrale K-Way d’un jaune, comment dire… beaucoup trop vif pour la saison, et même beaucoup trop vif tout court. Mais que voulez-vous ? On ne se refait pas, ni dans le bon ni dans le mauvais goût, et selon l’humeur du moment, je le trouvais pas mal accordé, ce jaune vif, avec mes tennis Ghoud vert pomme.

Vroum vroum ! Cui-cui ! Trace ta route ma chérie !

Via con me de Paolo Conte dans mes AirPods, je chantais et filais d’un trait sous la grue Titan, toute jaune comme moi, puis je longeais les Anneaux de Buren et Bouchain, m’imaginant virevolter en musique au travers d’eux comme une jeune hirondelle virtuose, faisant des loopings et d’autres figures magistrales.

Je jetai au passage un coup d’œil à la vitrine de la HAB* – qui proposait une expo sur l’illusion les trompe-l’œil et les faux-semblants dans l’art contemporain –, avant d’atteindre la pointe sud-ouest de l’île de Nantes.

Je vis ce bateau tout blanc. Il était grand mais pas immense. Il me présentait son cul rond mignon. Il avait un peu d’âge, mais il était encore très digne, et même charmant, avec son look désuet vintage. Son nom était inscrit très grand, mais de façon élégante, en lettres bleues obliques sur la coque : Aurore Princess.

Je me présentai à la petite guérite qui avait été placée à quelques mètres du bord du quai, sans doute pour faciliter l’organisation des allées et venues des passagers du bateau en escale.

Puisque Childéric avait fait le nécessaire, on m’attendait. Une nana du staff me conduisit “rapido” jusqu’à la passerelle du navire et m’introduisit auprès du gendarme qui était chargé de m’accueillir. Il faisait le planton en m’attendant, regardant dans le vide les environs désertés en ce dimanche midi maussade.

— Commandante de Kerbidoc’h ? me dit-il, hésitant, tout en zieutant indiscrètement le creux de sa main où il avait probablement écrit mon nom pour ne pas se tromper.

— C’est bien moi, bonjour.

— Bonjour. Mon responsable est sur site, euh… je veux dire qu’il est dans la cabine en question. Ou devant. Oui, je veux dire devant la porte de la cabine quoi… enfin bon, il vous attend, voilà… je… excusez-moi…

— OK, merci beaucoup, pas de souci. Allons-y.

Je le suivis dans le dédale des coursives et des escaliers. Le jeune garçon était un bleu. Toute nouvelle recrue, presque ado encore. Il avait le visage très étroit, très long, fin comme une esquisse crayonnée de Giacometti, barré de lèvres fines et longues elles aussi, posées sur une peau si blanche qu’elle me sembla translucide. Un peu une tronche de vampire, mais un vampire plutôt sympa. Il paraissait ne pas savoir quoi faire de ses grands yeux noirs très doux et très ronds. Il était timide, hésitant.

Il se concentrait, visiblement, tout en cherchant à ne pas le montrer, pour essayer de retrouver, dans ce labyrinthe flottant, l’itinéraire qui devait nous permettre d’atteindre rapidement notre destination.

Pendant qu’il se perdait un peu, je demandai :

— De quoi s’agit-il ? Vous pouvez m’en dire un peu plus ?

— Euh… oui, Commandante. Eh bien, euh… tôt ce matin, un peu avant 7 heures je crois, enfin à l’arrivée du bateau ici, le personnel de bord commençait son tour des cabines pour le ménage. Ils ont constaté que l’une d’entre elles, c’est la numéro 205, avait des traces suspectes qui suintaient en bas de la porte et qu’elle restait fermée.

— Un sacré numéro, dis-je.

— Comment ?

— Non, non, rien, pardon. Une vieille pub télé pour une bagnole qui s’envole depuis un bateau… poursuivez.

— Euh, à bon… alors… Ah oui ! Donc ils ont insisté pour ouvrir la porte, quelque temps sans résultat, puis ils ont finalement réussi, en force, semble-t-il. Je n’ai pas le détail précis sur ce point. Ce qu’ils ont découvert à l’intérieur les a glacés d’un coup : beaucoup de sang, vraiment beaucoup, beaucoup. Un gros bordel aussi ! Euh, un gros désordre je veux dire. Vous verrez par vous-même. Le contenu des valises au sol, des vêtements, des affaires, de la nourriture, tout ça étalé un peu partout, et surtout : le hublot cassé, et puis… pardon, euh… j’aurai dû commencer par ça, mais personne, personne dans la cabine en question ! Vide. Aucune trace de la passagère. Envolée, disparue, avec la porte de la cabine inutilisable, le mécanisme cassé. La dame s’appelle Miranda Worcestershire, quarante…

— Worcestershire ? coupais-je. Worcestershire ? Comme la sauce ?

— La sauce ?

— Oui, la sauce Worcestershire. Vous ne connaissez pas ?

— Ben non, je crois pas…

— C’est un condiment, c’est anglais. On s’en sert pour aromatiser le tartare de bœuf, par exemple.

— Ah ! je ne savais pas.

— Donc quarante…

— Oui, quarante-huit ans. Une Anglaise habitant la ville de Winchester. Elle avait réservé cette cabine pour elle toute seule. Un billet aller-retour pour Bordeaux, depuis une ville d’Allemagne qui s’appelle Bremerhaven. Alors là… il s’agissait du voyage aller. On attend des infos plus complètes de la part du croisiériste, les éléments administratifs de son voyage, les détails, tout ça quoi.

— Le bateau est bien calme vous ne trouvez pas ?

— Oui, grave ! Euh, pardon, je veux dire oui tout court. C’est parce qu’il a été placé genre en quarantaine. En mode Covid presque. Tout le monde, équipage compris, est consigné à bord. Et les passagers doivent rester dans leurs cabines. Quelques passagers sont sortis quand même, mais j’ai pas trop de détails là-dessus. Mon patron va vous en dire plus, je crois qu’il a fait faire le nécessaire pour essayer de « figer le bateau » comme il dit.

— Ah ! c’est top ça !

— Voilà, Commandante, nous y sommes. C’est le prochain couloir juste ici, à droite.

* HAB Galerie, espace permanent d’exposition dédié à l’art contemporain, et librairie sur le même sujet.

IIILA CABINE ÉTAIT FERMÉE DE L’INTÉRIEUR

Une bonne vingtaine de personnes grouillaient devant la cabine, s’agglutinant en mode touche-touche comme des plaques d’athérome dans une artère.

L’espace d’un instant, je me dis que cette scène ressemblait à une backroom d’un club homo ou échangiste en pleine fête costumée ; je ne sais pas pourquoi j’eus cette idée, sans doute la légère absence de lumière, le mouvement mou des corps, la diversité des postures toutes étonnantes, les costumes bigarrés ; quelques képis de gendarmerie, des membres de l’équipage aussi, avec leur uniforme blanc et leurs galons dorés à chevrons sur l’épaule, et même une ballerine, un clown, un joueur de cornemuse, un clochard… probablement artistes sur le bateau.

Tous remplissaient densément ce couloir étroit, échangeant murmures, blabla, mines soucieuses, étonnées ou curieuses.

Le boss de la gendarmerie se tenait contre la cloison juste à côté de la porte, l’épaule posée sur le chambranle. Il notait des trucs dans un carnet à spirale rose fluo estampillé “Hello Kitty”.

Le jeune vampire timide s’approcha et lui glissa quelques mots à l’oreille pour lui dire que j’étais arrivée.

— Bien le bonjour, Commandante, me dit-il, se retournant, martial, avec son visage rond comme un poisson-lune au cuir buriné typique du vieux limier qui picole et fume trop.

— Bonjour, répondis-je, le saluant d’un hochement de tête, avant de jeter sans attendre un regard impatient et curieux dans la cabine.

Je n’avais jamais vu un truc pareil ! Bien concret pourtant, réel, mais ce genre de chose qui vous donne immédiatement l’impression d’être transporté ailleurs, d’être plongé dans un état second, à la limite du rêve.

Toutes les parois que je pouvais apercevoir depuis la porte étaient largement souillées de sang, des traces projetées dans tous les sens, du sol au plafond, dans un style associant Jackson Pollock et Joan Mitchell.

La moquette au sol était visiblement détrempée, tout comme les cloisons et les objets les plus divers éparpillés partout dans ce petit espace.

Sur la paroi donnant vers l’extérieur, deux hublots, dont l’un, avec le verre épais fracassé, ouvrait d’un trou béant sur le ciel gris cendre qui plombait l’atmosphère au-dessus de la Loire.

Tout dans la cabine semblait poisseux, noyé d’eau de mer, de pluie et de sang mêlés : une soupe visqueuse, glauque et gluante qui s’était certainement engouffrée par l’ouverture en polygone du hublot éventré.

— Ah oui ! putain, quand même ! soufflai-je, un peu hébétée.

Avec cet air frais qui se jetait dans le trou béant, la sensation d’humidité glaçante, l’odeur du sel, du sang, de l’iode… ça puait le crime atroce. Je fus un court instant saisie d’un puissant frisson.

— Ouais, « putain » comme vous dites… C’est quelque chose… c’est… c’est unique, ajouta le brigadier-chef de gendarmerie.

— Eh bien ! moi, je n’ai jamais vu pareille chose sur un navire ! intervint un grand monsieur au visage sympathique, apparu d’un coup de je ne sais où, avant de se présenter comme le commandant du navire.

Il poursuivit, flegmatique :

— On trouve de temps en temps des trucs bizarres derrière les portes des cabines, qu’elles s’ouvrent ou qu’elles ne s’ouvrent pas, mais cette fois-ci, c’est absolument exceptionnel, et véritablement… atroce !

Les tempes grisonnantes, le crâne à l’air libre, le visage ovale très souriant, les yeux bleu acier… J’eus l’impression d’avoir déjà vu ce visage quelque part…

— Votre “bleu” m’a exposé rapidement les premiers éléments, dis-je au brigadier-chef Serling. Nous avons donc cette… euh… cette cabine, occupée par une passagère anglaise, madame Miranda Worcestershire, quarante-huit ans, détentrice d’un billet aller-retour Bremerhaven-Bordeaux. Le navire se poste à quai tôt ce matin puis, au moment où l’on passe de cabine en cabine pour faire le ménage, le personnel est intrigué par des traces inhabituelles au bas de la porte de celle-ci. Ils frappent… rien, pas de réponse. Serrure et poignée ne fonctionnent pas. Elles sont comme bloquées, ou cassées peut-être.

— Oui, selon eux le mécanisme d’ouverture était HS, mais sans marques apparentes sur les parties externes cependant, précisa le commandant.

— OK. Ensuite on force pour ouvrir et voilà la scène terrible que l’on découvre…

— Terrible… susurra lentement la ballerine postée derrière moi.

— Et madame Worcestershire n’est pas dans la cabine, poursuivais-je. On la cherche partout, on diffuse plusieurs appels sur le bateau mais rien, elle s’est envolée, évaporée la miss, pour le moment… C’est bien ça ?

— Oui, exactement, en tout cas dans les grandes lignes c’est ça… compléta le brigadier-chef.

— Rien n’a bougé depuis ? Personne n’est entré dans la pièce, personne n’a touché à rien ?

— Non, personne n’a encore osé franchir le seuil de cette porte. Enfin si : le steward qui a découvert la scène. Lui, il est entré. Mais selon ses dires il ne serait resté qu’un instant, à peine une minute ou deux, le temps de vérifier que la cabine était vraiment vide, salle de bain et WC compris. C’est une cabine de gamme moyenne, un peu plus grande que celles de base. La salle de bain est là, sur le côté à droite, avec douche et WC. On ne voit pas bien d’ici, mais elle est bel et bien vide, enfin, c’est ce qu’a confirmé le steward.

— Ah… Et donc c’est lui qui a ouvert le paquet cadeau ?