Un plat glacé - ELAJI . - E-Book

Un plat glacé E-Book

ELAJI .

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Beschreibung

Mehdi, un jeune garçon de 6 ans, a été enlevé à Cressonet ce samedi 23 mai aux alentours de 10h…

Sous l’ombre entêtante de l’enfant disparu, les chemins de trois femmes se croisent, se heurtent ou se perdent, dans le fol espoir de le sauver.

Patience, journaliste, enquête sur les racines de l’inhumanité, échos macabres d’un passé qui la hante. Naomi, ancienne serveuse, brutalement privée de son fils, plonge sans bruit dans les abîmes de la misère et la solitude. Marie, laborieuse fermière d’un autre temps, phare dans la nuit des enfants opprimés, refuse jusqu’à la fin de baisser les armes.

Pour survivre, l’une écrit, l’autre se bat, la dernière résiste, et même si parfois elles tombent, si souvent l’une boit, si le soir elles tremblent, ces trois âmes fortes de leurs souffrances se relèvent encore, choisissent de surmonter les épreuves, pour avancer, pour rire, pour aimer, et pour qu’enfin leurs destins liés vous concoctent… un plat glacé.

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Elaji

Un platglacé

À ma petite reine,

À ma famille.

« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste »,

–Blaise Pascal.

« Nos enfants, c’est notre éternité »,

–Robert Debré.

Chapitre 1 :Dimanche 26 Novembre

Au cœur de la nébuleuse de mes cauchemars, dans l’éther de mes nuits agitées, revient sans cesse le regard suppliant d’un petit garçon. Comme dans un spectacle de magie, ses yeux noirs apparaissent au milieu de volutes de fumée. Le visage poupin de l’enfant se fait net et crève un écran de télévision, sur lequel une main invisible écrit en lettres blanches un texte glaçant :

« Ceci est une alerte enlèvement du ministère de la Justice. N’agissez pas seul… Mehdi, un jeune garçon de 6 ans, type européen, mesurant 1 mètre 18, corpulence mince, cheveux bruns, yeux noirs, habillé d’un manteau bleu marine, d’un jean noir et de baskets blanches, a été enlevé à Cressonet (78) ce samedi 23 mai aux alentours de 10 h, probablement par une personne au volant d’une camionnette blanche. Si vous localisez l’enfant, n’intervenez pas vous-même mais appelez la gendarmerie… »

Le regard perçant du petit disparu, à demi couvert par ses paupières tombantes bordées d’épais cils bruns, me fixe d’un air grave. L’angoisse se lit dans ses yeux sombres, comme si lorsque la photo avait été prise un mois plus tôt, l’enfant pressentait déjà le pire.

Sur le téléviseur, le visage de Medhi s’anime, ses lèvres ourlées font la moue, gonflant ses joues pleines, et tout à coup, la petite bouille a un corps, un corps d’enfant qui s’impatiente sur le tabouret en plastique jaune d’un photomaton. De l’autre côté du rideau de la cabine lui parviennent le brouhaha d’un centre commercial de banlieue parisienne, l’agitation d’un samedi d’avril, surmontés par la voix de sa mère qui le prie de se tenir droit.

–Ne bouge pas Mehdi !

Le petit garçon regarde l’objectif. Il lutte pour rester immobile, se dandine sur le siège trop haut, peine à contenir son énergie débordante.

Soudain, le reflet d’une machette de Damoclès apparaît au-dessus de sa tête. Ses yeux se remplissent d’effroi. Il se figeet…

Clic !

Un petit sablier s’affiche sur l’écran du photomaton.

« Patientez… Vous pouvez récupérer vos impressions à l’extérieur. » 

–C’est bon maman, c’est fini ! Je peux aller jouer aux jeux vidéo ? crie le petit garçon.

–Medhi…

–S’il te plaît !

–Bon, d’accord, vas-y… soupire la mère, une petite femme maigre aux yeux dorés.

Je la vois céder. Je suis si proche d’eux. Je lui crie de refuser, de ne pas le laisser partir, je lui hurle de suivre son petit garçon, de traquer Medhi, de le pister, de ne plus jamais le perdre de vue… Mais elle ne m’entend pas. Elle brode naïvement mon cauchemar et elle ne m’entend pas.

La mère de Medhi ramasse nonchalamment les photographies de son fils dans le bac du photomaton, sans se douter qu’elles s’afficheront un mois plus tard sur tous les téléviseurs de France. Elle passe la main dans son impeccable carré blond plongeant, puis, de ses faux ongles roses, caresse tendrement l’impression des joues pleines et du regard intense de son fils. Elle glisse les photos dans son sac à main en similicuir noir avec un sentiment de satisfaction : le dossier d’inscription de Mehdi au CP est enfin complet.

La mère de Medhi relève la tête en quête de son fils, qui a filé vers la salle de jeux vidéo. Les galeries du centre commercial sont noires de monde, je les scrute avec elle à la recherche d’une petite tête brune agitée, mais je ne vois pas l’enfant.

J’avance parmi la foule, je dévisage les badauds, la gorge serrée par l’angoisse. Je détaille les visages des passants, forcée de plisser les yeux, car ils deviennent flous, brumeux, et lorsque je m’approche d’eux, leurs corps tout entiers s’évaporent. Autour de moi, les galeries commerçantes disparaissent, englouties dans un nuage de fumée.

***

Le regard de biche traquée de Medhi réapparaît dans la salle à manger de ma plus jeune sœur, Claudine. Les nuées laissent place à une télévision qui trône au bout de la tablée familiale, sur une commode en chêne massif. L’alerte enlèvement s’y répète inlassablement.

« Ceci est une alerte enlèvement du ministère de la Justice. N’agissez pas seul… Mehdi, un jeune garçon de 6 ans… » 

Comme chaque nuit, je revis la première fois où j’ai vu le visage de Medhi.

Nous sommes un samedi et la benjamine de mes sœurs nous reçoit pour le dîner. Claudine aurait probablement souhaité un repas chaleureux, des rires autour de sa table, l’évocation de nos souvenirs heureux, mais ma mémoire se noie dans le sombre regard de Medhi. Mes yeux restent rivés sur l’alerte enlèvement, ma bouche sèche ne peut se résoudre à sourire. L’enfant disparu vivait dans la ville voisine. Comme moi, ma sœur cadette Gloria, mes beaux-frères et mes parents fixent l’écran.

–Sûrement une saleté de pédophile encore… Imagine ce que ce petit est en train de vivre… murmure ma sœur Gloria, tout en tendant à son hôtesse le plat de tilapia1 par-dessus la nappe en kente2 chatoyant.

Claudine a sorti le linge des réunions familiales, le tissu du pays de nos ancêtres, et l’a recouvert de sa plus belle vaisselle. Elle a certainement passé des heures aux fourneaux pour sortir ces plats de poisson grillé, de choux, d’ugali3, d’isombe4, de plantain et d’ibihaza5. Le repas est délicieux. Claudine attrape le plat tendu et remercie sa sœur, non sans s’offusquer des pensées sordides de Gloria :

–Ne dis pas de telles choses Gloria !

Claudine voudrait que cet enfant malheureux, ce Medhi au regard triste, ne gâche pas ses efforts de convivialité. Elle aimerait changer de sujet, mais c’est plus fort qu’elle, elle ne peut s’empêcher de commérer avec Gloria :

« Quelle horreur, c’est tout près de chez nous… Je suis passée à Cressonet il y a trois jours encore ! Pauvres parents… C’est la pire chose qui puisse arriver à une mère… renchérit-elle en remplissant son assiette de tilapia.

Le regard happé par la télévision, Claudine attrape ensuite machinalement un autre plat et se sert copieusement en frites de banane plantain.

–Tu t’offusques mais cela ne te coupe pas l’appétit ! la pique Gloria.

Claudine est en effet aussi douce que ronde, elle cuisine à merveille et fait toujours honneur à ses propres plats.

–Je devrais faire régime, c’est ça que tu insinues ? lance ma plus jeune sœur, froissée.

–Allons, allons les filles… Calmez-vous !

Mon père, Hubert de Vignon, le patriarche, enjoint d’une paume levée mes petites sœurs à se taire. Sa voix ferme campe le personnage : il préside le repas de famille dans la salle à manger de Claudine, comme il a présidé réunions d’entreprises et conseils d’administration tout au long de sa vie. Au fil du temps, les boucles blondes de mon père ont disparu, son crâne devenu lisse s’est parsemé de taches brunes et sa barbe fournie de poils argentés, mais son autorité n’a jamais vacillé. Ces dernières années transparaît tout de même, sous son masque d’intransigeance, une tendre bienveillance envers nous, sa progéniture exclusivement féminine. Mon père repose sa main sur la table et soupire tandis que Gloria et Claudine se chinent du regard : depuis leur plus tendre enfance, mes sœurs se sont toujours chamaillées, et devenir de respectables mères de famille n’y a rien changé.

Les yeux clairs d’Hubert le patriarche se posent finalement sur moi, son aînée. Moi, Patience. Et comme lui, spectatrice de mon propre cauchemar, je me vois : silencieuse, concentrée, presque hautaine, je me mordille les lèvres, incapable de détacher mon regard de l’écran de télévision. Mes traits durs sont heureusement adoucis par la peau brillante et cuivrée que m’a offert le métissage de mes parents. Mes cernes creusés jusqu’à mes pommettes saillantes témoignent des nuits blanches dédiées à mon nouveau job, mes iris noirs reflètent fiévreusement l’intensité du visage de Medhi.

Je ne peux y échapper, car je connais ce regard. Je sais que cet enfant m’appelle à l’aide.

À cet instant, mon long cou tendu et mes mâchoires crispées incitent le reste de la tablée à reporter son attention sur l’enfant disparu.

–Cela me fend le cœur… reprend ma petite sœur Gloria. Ça ne te fait rien toi, Anicet ?

Elle donne un coup de coude à son mari qui sursaute, se racle la gorge, tamponne avec sa serviette l’huile du tilapia qui coule au coin de ses lèvres et hausse les épaules.

–Oh tu sais Gloria, tant que c’est pas nos gamins !

Le large index d’Anicet écrase ses lunettes à écailles contre son nez, tandis qu’il sourit béatement à sa femme, heureux de la rassurer en lui rappelant leurs priorités.

À la télévision, la photographie de Mehdi disparaît. Le visage creusé de la petite femme au regard d’or, qui collectait consciencieusement les impressions d’un photomaton un mois auparavant, remplace celui de Mehdi.

« Oh, tu sais, tant que c’est pas nos gamins… » La phrase de mon benêt de beau-frère résonne dans la salle à manger. Je les méprise tous, mes sœurs, leurs maris, lâches acteurs de leurs vies égocentrées, et dans mon rêve je ne le cache pas :

–Ce ne sont pas vos gamins, parce que c’est le sien ! Commentez en vous empiffrant, détournez le regard à l’heure du dessert et puis oubliez… Et le jour où ce sera le vôtre, ne vous étonnez pas que personne ne bouge le petit doigt !

Dans mon cauchemar, ma famille ne m’entend pas. Dans la réalité, je n’ai riendit.

À l’écran, la mère éplorée, minuscule au côté d’un commissaire de police, cernée de journalistes passionnés, de voisins inquiets et de badauds curieux, fixe le vide. Alors que le policier évoque une camionnette blanche suspecte, que les reporters posent des questions, que des bénévoles lancent des recherches, les yeux écarquillés de la mère de Medhi, noyés de kohl coulant, errent de droite à gauche. Son carré blond s’est décoiffé. Elle semble en vain tenter de comprendre ce qu’elle fait là. Elle paraît vraiment jeune.

–Un peu trop jeune pour avoir un enfant de cet âge-là, il a six ans et elle… On dirait qu’elle a dix-huit ans… Ça voudrait dire qu’elle l’a eu… tente de compter Gloria.

–Gloria ! Tu peux arrêter ce genre de réflexion ! la rabroue Claudine, en fronçant ses sourcils crayonnés.

À l’écran, la petite femme semble fondre, écrasée de tristesse. Quand le micro lui est proposé, elle s’exprime d’une voix morte :

–Rendez-moi Mehdi. Il est toute ma vie, je vous en supplie, rendez-le-moi…

Elle me tord lecœur.

Ses yeux humides débordent de larmes sombres qui forment un ruisseau, mouillant les pieds des policiers et des journalistes qui gémissent. Le ruisseau se change en rivière, forçant la foule à fuir, à surnager en hurlant, mais la mère de Medhi continue à pleurer, jusqu’à ce que ses larmes deviennent un lac noir qui les engloutittous.

Dans le silence de la surface ne reste que la figure de Medhi, suppliante, et enfin les remous la figent sur un écran.

***

« Ceci est une alerte enlèvement du ministère de la Justice. N’agissez pas seul… Mehdi, un jeune garçon de 6 ans… »

Le visage de l’enfant se démultiplie, dix, quinze, puis vingt paires d’yeux noirs aux paupières tombantes et aux cils fournis me fixent depuis les écrans muraux de la salle de rédaction de l’Hebdomadaire, mon nouveau journal. Je suis au travail, assise à mon bureau, au cœur de l’open space.

Cela fait vingt-quatre heures que Medhi a disparu. Il n’a toujours pas été retrouvé. La plupart de mes collègues journalistes remarquent à peine l’alerte enlèvement, assis devant leurs bureaux blancs, plongés dans leurs ordinateurs, concentrés sur leurs tablettes, happés par leurs smartphones. Ils travaillent à la manière de dizaines de petites fourmis, laborieuses et gracieuses, pour chercher, rassembler, penser, ordonner, écrire, relire, réécrire, agencer, réécrie encore, et in fine présenter le fruit de leur labeur, l’Information, les futurs articles de l’Hebdomadaire, à notre rédacteur en chef, Lian Yang. Je reste figée au milieu de la fourmilière, peinant à garder le dos droit, la tête haute, luttant pour ne pas me laisser écraser par les vingt regards lourds de Medhi.

Une main se pose sur mon épaule et me fait sursauter :

–Patience, le petit Mehdi, c’est pour toi !

–Pardon ?

Lian, la reine des fourmis, le rédacteur en chef de l’Hebdomadaire, surgit de nulle part, enchaîne d’un débit rapide en pointant son index surmoi :

–Apparemment, la police patauge… Alors je te veux ! La conférence de rédaction6 a validé ! Les parents, l’école de ce gosse, sa maîtresse, ses copains, ses voisins, tu creuses de tous les côtés, tu me déniches le moindre aspect bancal de sa vie ! Qui aurait pu lui vouloir du mal, est-ce qu’il traînait dans des coins dangereux, et sa mère, on dirait qu’elle a seize ans, est-ce qu’elle était débordée par son gamin, est-ce qu’elle se droguait, comment elle le traitait… ? Le père, il est où ? Les parents, premiers suspects ! Hé oui ! Faites des gosses ! Je compte sur toi,OK ?

Je n’ai pas le temps de répondre que Lian apostrophe déjà un autre journaliste, trois bureaux plus loin. La démarche dansante et les bras immenses de mon rédacteur en chef distribuent conseils, félicitations et plaisanteries, avant de disparaître dans son bureau vitré, au fond de l’open space.

Je reste figée, la bouche bêtement entrouverte. Puis je me secoue et me force à m’arracher à la contemplation du visage de Mehdi. Je me lève, j’attrape la chaîne dorée de mon sac à main tout en pianotant sur mon téléphone pour commander un taxi : le procureur de la République donne une conférence de presse au tribunal dans trente minutes.

Je m’engouffre dans l’ascenseur spacieux des locaux de l’Hebdomadaire et descends quatre étages.

***

Les portes coulissantes de l’ascenseur s’ouvrent sur la salle principale d’un restaurant miteux, assombrie par d’antiques tentures de velours bordeaux. La pièce a un air glauque, mystérieux et sur la vieille télévision accrochée au-dessus du bar, défile l’alerte enlèvement.

« Mehdi, un jeune garçon de 6 ans, type européen, mesurant 1 mètre 18, corpulence mince, cheveux bruns, yeux noirs, habillé d’un manteau bleu marine… »

Je m’assieds sur une chaise en aluminium devant une table en formica noir passé et j’attends. Je sors un stylo bille qui décide de taper fébrilement la plaque de résine. Je garde les yeux rivés sur la porte d’entrée, guettant l’arrivée de la petite femme aux yeux dorés : je suis dans le bistrot où la mère de Medhi a accepté de me rencontrer. J’ai usé d’une source indiscrète au tribunal pour obtenir le numéro de téléphone de la jeune femme, puis j’ai bataillé pour la convaincre, pour décrocher cette interview exclusive et je n’en suis pas peu fière. Je vais prouver au directeur de rédaction de l’Hebdomadaire qu’il a bien fait de m’embaucher.

La mère de Mehdi pousse mollement la porte du bistrot, la laisse battre derrière elle, balaye la pièce d’un regard éteint et se dirige au ralenti vers la table où je l’attends. Elle paraît encore plus frêle qu’à la télévision, noyée dans un manteau noir informe. Sous son carré blond emmêlé, elle a le même visage poupon, les mêmes joues pleines que sonfils.

–Bonjour, je m’appelle Naomi, murmure-t-elle en s’asseyant.

–Patience de Vignon, journaliste d’investigation. Je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer. J’imagine combien cela doit être difficile pour vous…

Ma voix, d’ordinaire profonde, se casse. La vulnérabilité de mon interlocutrice m’émeut. Lors d’un enlèvement d’enfant, les parents sont toujours les premiers suspects, mais cette fois, mon cœur a déjà innocenté Naomi.

Mes années d’expérience de journalisme m’ont amenée à interroger des criminels endurcis, des militaires sans remords et des hommes politiques malaisants. Et pourtant, cette petite femme calme et déchirée me perturbe. J’ai l’impression de mener ma première enquête, mais il faut n’en rien laisser paraître. Je tousse pour me reprendre, relève le menton et tente de la rassurer :

–Tout ce que nous allons faire, c’est dans le but de retrouver Mehdi, d’accord ?

Les yeux dorés de Naomi se remplissent de larmes :

–Aidez-moi, s’il vous plaît… Aidez-moi.

Je prie que mon visage reste impassible, et lui promet bêtement de tout faire pour l’aider.

Plusieurs heures se sont écoulées, un battement de paupière dans mon sommeil, lorsque Naomi me quitte. La mère de Medhi sort du restaurant et j’inspire un grand coup : je crois avoir réussi à rester professionnelle, à ne pas m’être laissée submerger par mes émotions. J’ai promis à Lian Yang, mon rédacteur en chef, de lui rendre mon article pour le lendemain.

Je rentre chez moi en métro. Je marche sur les trottoirs de mon quartier, avant de pénétrer dans le hall de mon immeuble et de grimper les quatre étages sans ascenseur qui me séparent de mon petit nid parisien. J’ouvre la lourde porte en bois, je pose son sac à main sur la commode en hêtre de l’entrée et me tourne vers mon minuscule salon haussmannien…

… où m’attend Mehdi. Les paupières lourdes, les yeux noirs accusateurs, les lèvres ourlées, le jean noir et le manteau bleu marine : c’est bien Mehdi. Le garçon se tient debout au milieu de mon salon, immobile, et me fixe.

Des larmes rouge sang coulent sur ses joues.

–Tu m’as abandonné. Tu m’as abandonné Patience. Tu m’as abandonné.

Sa voix mécanique n’est pas celle d’un enfant. Le sang s’échappe à présent de son nez, de sa bouche et de ses oreilles tandis qu’il s’avance versmoi.

–Tu m’as abandonné. Tu m’as abandonné Patience. Tu m’as abandonné.

***

Patience se réveille en sursaut. Elle est allongée tout habillée sur son canapé, la tête posée sur un coussin crème taché par sa propre bave. Sa télévision allumée affiche l’écran de veille d’une plateforme de séries. Elle a dû s’endormir devant. Lorsqu’elle tente de se lever, un étau lui broie le crâne.

–Aaaah… maudits Spritz7…

Patience traîne son long corps courbaturé vers le placard de sa salle de bain où se trouve le paracétamol salvateur. Ses doigts fins farfouillent parmi les innombrables boîtes et plaquettes de gélules et cachets soigneusement rangées sur trois niveaux d’étagères. Elle déniche un comprimé, l’avale, puis se dirige vers sa cuisine pour allumer la bouilloire. Elle se prépare une grande tasse de thé qui la réhydratera, tout en consultant ses messages : sa copine Myriam lui souhaite en plaisantant un bon dimanche de gueule de bois.

Patience peine à sourire devant le message de son amie. Elle a passé une excellente soirée, certes un peu trop arrosée, en compagnie de sa complice depuis l’école de journalisme, mais cela n’a pas empêché le cauchemar de revenir.

Voilà six mois que Mehdi a disparu. L’enfant n’a jamais été retrouvé.

Depuis, son regard suppliant, ainsi que l’infinie tristesse de sa mère Naomi, torturent Patience dès qu’elle ferme les yeux.

Chaque nuit, depuis sixmois.

***

–Ton papier est excellent ! Tu prends parti subtilement, c’est clair, on sent l’émotion, c’est efficace, l’avait félicitée Lian, son rédacteur en chef, lorsqu’elle avait remis son texte traitant de la disparition de Mehdi.

Patience avait profité de l’article pour encenser Naomi, la mère courage, une femme moderne, seule mais si forte, guerroyant avec succès contre les embuches de la vie, jusqu’à ce maudit 23 mai, où l’horreur et l’injustice avaient tout détruit : Lian avait adoré. Ce premier succès avait permis à la journaliste d’asseoir sa place à l’Hebdomadaire.

Depuis, Patience avait obtenu l’accord de la conférence de rédaction pour un travail personnel, une série d’articles, un projet dont elle rêvait depuis ses débuts à l’école de journalisme. C’est pour ce genre de projet qu’elle avait décidé de cesser sa carrière en free-lance et de se faire embaucher par une rédaction qui la soutiendrait.

Depuis la fin de ses études, elle écrivait à son compte. À peine sortie de l’école, elle avait pris son courage à deux mains et s’était rendue dans une prison de l’est de la France, pour enquêter sur une des plus violentes émeutes de ces dernières années. Innocente, sourire aux lèvres et fleur au fusil, elle avait demandé à un gardien ce qu’il avait dans la tête quand il matraquait des hommes en colère. Après de longues semaines de négociation, elle avait ensuite eu accès à un criminel, pour l’interroger sur l’origine de son immoralité. Pour son deuxième article solo, elle avait interviewé des militaires français de retour des fronts africains : ex-colons défenseurs des intérêts de la France ou sauveurs de populations vulnérables ? Ses articles suivants traitaient du terrorisme, du trafic de drogue dans les quartiers et du silence entourant les bavures policières. La plupart n’avaient jamais été publiés.

Fascinée par la violence humaine, Patience s’était néanmoins vue conseillée par ses employeurs d’autres thématiques :

–Avec ton physique de mannequin, tu pourrais couvrir la fashion week ou t’immiscer dans des soirées parisiennes privées !

–Madame de Vignon, je cherche quelqu’un pour un article : « les dix meilleures destinations de vacances en Europe », j’ai l’impression que c’est un sujet qui vous conviendrait !

–Tu sais ce qui intéresse les gens Patience, ce sont les sujets du quotidien : comment allier carrière, vie de famille, épanouissement personnel… Tu pourrais te faire aider par des psychologues ou des experts du sujet pour écrire, qu’en dis-tu ?

Pour payer son loyer, Patience avait cédé. Désormais, son article le plus lu sur internet traitait du coiffage des cheveux crépus. Elle n’en avait pas honte, mais une petite voix au fond d’elle lui rappelait de temps à autre qu’elle avait rêvé d’utiliser sa plume pour autre chose…

Et enfin, l’Hebdomadaire de Lian lui avait donné la chance d’écrire pour ce qui l’animait. Elle voulait enquêter, creuser, découvrir, comprendre, et puis par ses mots réussir à transmettre, à toucher, à entraîner une réaction, un choc, un rire ou des larmes, une prise de conscience qui pousserait peut-être une personne, ou deux, ou trois, à se remettre en question, à ouvrir leur esprit, à intervenir, à aider, à changer, à devenir meilleures somme toute… N’est-ce pas ainsi qu’on change le monde ?

C’est en tout cas pour cette ambitieuse raison qu’un jour passé, la petite Patience avait choisi de devenir journaliste.

Pour ce premier projet personnel à l’Hebdomadaire, elle avait décidé d’écrire sur la pire des atrocités humaines : les génocides.

***

Les mois ont défilé, et Patience ne dispose plus désormais que trois semaines pour présenter son projet à Lian : « je veux en parler en conférence de rédaction avant Noël », avait exigé son rédacteur en chef. Dimanche ou pas dimanche, elle a donc du pain sur la planche. Elle croise ses longues jambes en tailleur sur son canapé et s’installe face à son ordinateur portable. Ses doigts fins se portent à ses tempes pour les masser doucement. Le cerveau encore embrumé par l’alcool bu la veille, elle peine à se concentrer.

Ses pensées ne la mènent qu’à Mehdi, seul dans le noir, perdu là où nul ne parvient à le trouver… Et à Naomi, petite femme frêle et forte, la mère courage qui a perdu sa raison d’être courageuse, mère esseulée et à présent orpheline…

–Comment appelle-t-on une mère qui a perdu son enfant ? se murmure Patience à elle-même.

1 Tilapia : poisson d’eau douce originaire d’Afrique, tilapia signifie « poisson » en botswanais.

2 Kente : tissu artisanal originaire d’Afrique, composé de bandes de tissu cousues ensemble.

3 Ugali : farine de maïs ou de mil cuite à l’eau, présentée en boule.

4 Isombe : ragoût de feuilles de manioc.

5 Ibihaza : citrouilles et haricots bouillis.

6 Conférence de rédaction : réunion tenue par le directeur de rédaction dans laquelle est discuté le contenu du prochain journal.

7 Spritz : cocktail italien originaire de Venise, contenant du vin blanc pétillant, un alcool amer et de l’eau gazeuse.

Chapitre 2 Vendredi 1er Décembre

Une cinquantaine de personnes patientent devant un bus blanc rayé de rouge. Tous n’y auront pas leur place, il va falloir jouer des coudes et cela se ressent dans la file d’attente. Une vieille femme chargée d’un lourd cabas se démène pour doubler Naomi.

–Restez calme ! Ceux qui ont une place réservée, passez devant, s’il vous plaît ! Ne poussez pas ! leur crie l’agent responsable, en ouvrant les portes de l’autobus.

Au même moment, un homme à l’haleine alcoolisée, vêtu de guenilles aussi grises que lui, se jette en titubant dans la queue.

–Laissez-moi passer… râle sa voix caverneuse.

Il renverse trois personnes, manque lui-même de s’étaler et ricane tristement, ce qui laisse apparaître trois chicots noirs et déclenche des protestations dans la file.

–Derrière, André !

–Fais la queue comme tout le monde !

–Tu fais chier Dédé !

–Putain !

Les personnes bousculées par le dénommé André se relèvent sans peine. L’une d’elles, un jeune homme d’une vingtaine d’années, époussette sa veste élimée avant de se diriger droit sur le vieillard qui le fixe d’un regard éteint. Les poings fermés, la mâchoire serrée, le susceptible jeune homme fulmine. Il s’arrête à quelques centimètres du vieillard :

–Excuse-toi Papy ! lui somme-t-il.

André, en pleine descente, conjonctives injectées et pupilles dilatées, le regarde sans répondre. Il a la peau finement ridée, couverte de crasse et sa maigre barbe grise est parsemée de mollards séchés.

« Excuse-toi ! répète le coléreux.

Devant le mutisme d’André, le jeune homme décoche un premier coup de poing, qui projette le vieillard au sol. Un silence brutal se fait devant le bus. Cela n’arrête pas le jeune homme vexé, qui envoie de violents coups de rangers dans le ventre du vieillard recroquevillé sur le trottoir.

–Prends ça, connard ! marmonne-t-il entre deux souffles courts.

D’André n’émanent plus que de sourds gémissements, à peine audibles parmi les bruits de moteur et de klaxons incessants du boulevard parisien.

La première, la vieille femme devant Naomi intervient :

–Hé stop ! Oh, ça valà !

Elle est rapidement rejointe par quelques hommes :

–Fred, calme-toi !

–Tu vas le tuer !

–Regarde le Fred, il est défoncé, arrête !

Mais le dénommé Fred, aveuglé par la rage, dépassé par sa propre violence, ne se calme pas et il faut toute la force de deux costauds gaillards pour le maîtriser. Lorsque l’un d’eux reçoit par mégarde un coup dans le menton, il se fige. Ses narines se dilatent, il inspire profondément, avant de pousser violemment Fred au sol.

Naomi s’est reculée de quelques mètres, elle observe la situation dégénérer. En quelques instants, trois hommes supplémentaires s’engagent dans la baston, tapent, frappent, tirent, mordent, se traînent par terre près du corps sanglant d’André qui ne s’est pas relevé.

Les piétons parisiens qui rentrent chez eux après leur journée de travail changent prudemment de trottoir.

L’agent responsable du bus a tout d’abord tenté d’intervenir, avant de se résoudre à appeler du renfort. De la main, il fait signe à la file d’attente de se mettre en sécurité dans lebus :

–Venez, montez ! Allez !

Naomi avance derrière la vieille femme au cabas, qui marmonne dans sa moustache grise :

–Ces bougres de cons… Et ce chien d’André… Tant pis, ça fera plus de place pour les autres !

Avant de monter dans le bus, Naomi vérifie machinalement dans ses poches qu’elle a bien toutes ses affaires : son petit carnet bleu, son porte-monnaie, son tabac, son téléphone, sa carte d’identité, sa lampe torche, ses gants, son stylo, et…

Il manque quelque chose. Les battements de son cœur s’accélèrent, elle fouille à nouveau ses poches, puis son sac à dos, y revient, regarde autour d’elle. Où est passé son deuxième téléphone ? Elle sort de la file, retourne vers la bagarre, les yeux rivés au sol : est-il tombé ? Quelqu’un le lui a-t-il volé ? Le trottoir est jonché des déchets de la rixe qui se poursuit : cigarettes, éclats de verre, taches de salives et de sang… Naomi, paniquée, tourne autour des hommes qui se battent. Où est son vieux téléphone ? Elle fouille à nouveau son sac à dos, passe en revue sa couverture, son duvet, son écharpe, sa gourde, sa brosse à dents, ses cigarettes, un paquet de gâteaux… Pas de téléphone.

Deux voitures de police, sirènes hurlantes, surgissent du boulevard et se garent en double file derrière le bus. Six hommes en descendent, matraques à la main et se ruent sans ménagement au cœur de la bagarre. Point de délicatesse dans les coups qui sont assenés par les forces de l’ordre pour calmer les esprits échauffés.

Soudain, dans le tumulte, Naomi l’aperçoit : son petit téléphone gris, au sol, près du corps d’André. Furtivement, elle se glisse au milieu des hommes violents pour le ramasser. Lorsqu’elle pose la main dessus, elle entend le vieillard murmurer :

–Aide-moi…

Elle se retourne : les policiers sont occupés à soumettre les bagarreurs et ne l’ont pas remarquée. Alors, sans un regard pour le vieillard blessé, elle fourre le téléphone dans sa poche, attrape un paquet de cigarettes perdu, se relève et court vers lebus.

–Il n’y a plus de place mademoiselle, s’excuse l’agent.

Il regarde Naomi d’un air embêté, se gratte le front et le menton, se retourne vers son bus plein, regarde à nouveau la jeune femme. Elle semble si fragile qu’il est gêné de devoir la laisserlà.

Du fond du bus surgit un homme d’une soixantaine d’années, au proéminent nez rouge et à la somptueuse moustache blanche :

–Elle est avec moi Sam. Allez, laisse-la monter s’il te plaît…

Il n’en faut pas plus à l’agent pour céder.

–Bon, OK… On s’arrangera là-bas. Allez, montez mademoiselle, allez, on yva.

Il s’écarte et laisse le passage à Naomi. Elle se faufile au fond du bus et s’assied à côté de l’homme qui a convaincu l’agent.

–Merci Michel, lui murmure-t-elle.

Les portes du bus se referment.

Le moteur démarre et l’autobus s’engouffre dans les embouteillages infinis de la capitale. Les boulevards, puis le périphérique, Naomi pose son front contre la fenêtre et s’abîme dans ses pensées. À Michel qui lui demande comment elle va, elle répond d’un simple hochement de tête. Au fond de la poche de son manteau, sa main serre fort le petit téléphonegris.

Par la vitre du bus, Naomi contemple d’un œil distrait l’accumulation de voitures à la bretelle de sortie du périphérique. Juste en dessous d’elle, la conductrice d’un break vert, tendue, se retourne pour hurler sur ses deux enfants. Naomi n’entrevoit que les jambes des gamins, qui s’agitent visiblement au-delà de ce que peut supporter une mère parisienne en fin de journée. Concentrée sur la difficile éducation de ses rejetons, la conductrice du break ne voit pas le coupé-cabriolet noir rutilant qui se rabat devant elle et elle l’emboutit. Naomi sursaute.

Ses yeux dorés, figés sur le coupé-cabriolet, s’écarquillent. Sa respiration s’accélère, ses mains deviennent moites et sa peau déjà blanche pâlit encore.

–Ça va Naomi ? s’inquiète Michel.

Naomi ne répond pas. Son cœur s’est arrêté. Elle se recroqueville sur son siège. Par la fenêtre du bus, elle devine que le propriétaire du coupé-cabriolet invite la conductrice du break, dépitée, à se ranger sur le côté. Les deux voitures se garent sur la bande d’arrêt d’urgence. Lorsque la porte du coupé noir s’ouvre, Naomi, figée de terreur, ne respire plus.

La peur la ramène en arrière, il y a quelques mois de cela. À l’époque, une éternité lui semble-t-il, l’élégant tablier noir qu’elle portait faisait d’elle une personne respectable. Elle officiait en tant que cheffe de rang8 dans le meilleur restaurant de Cressonnet : Nos plats gourmands. Elle promenait son impeccable coiffure blonde et ses yeux d’or pétillants entre les tables toujours pleines, à l’affût des demandes de ses clients, fière de l’assiette Michelin qui ornait la vitrine de l’établissement.

Un jour, alors qu’elle servait en terrasse un filet mignon en croûte accompagné de carottes glacées, son sourire poli s’était brusquement figé.

Un coupé-cabriolet noir aux vitres fumées était lentement passé devant le restaurant.

Comme sorti d’un cauchemar.

Elle l’avait reconnu immédiatement.

Sa plaque d’immatriculation.

C’était lamême.

L’assiette de filet mignon avait explosé sur les carreaux de la terrasse.

Elle se rappelle l’angoisse qui l’avait alors saisie, ce pressentiment de l’enfer qui l’attendait, aussitôt avalé par la renaissance d’une rage indicible… La haine puissante tapie au fond d’elle s’était réveillée. Elle avait pris sa décision.

C’est ce jour-là, sur la terrasse de Nos plats gourmands, que tout avait commencé.

Immobile dans l’autobus, envahie d’une panique intérieure, Naomi se colle instinctivement à son voisin Michel. Elle observe, comme au ralenti, un homme bedonnant d’une cinquantaine d’années sortir du coupé-cabriolet accidenté, des documents de constat à la main, pour se diriger vers le break vert arrêté. À cet instant seulement, le cœur de la jeune femme redémarre, en même temps que le bus. Les accidentés disparaissent derrière elle, sa respiration s’apaise et ses joues reprennent de pâles couleurs.

–Ça va Michel, merci, parvient-elle à articuler.

Michel observe son étrange voisine avec pitié tout en lissant sa moustache blanche.

Une demi-heure plus tard, le bus se gare devant le centre d’hébergement. L’agent, toujours aussi serviable, demande aux passagers de descendre et de se séparer en deux groupes : d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. À un couple qui souhaite rester ensemble, il répond d’un air désolé que cela ne sera pas possible.

–Nous devons garantir la sécurité des femmes, c’est la règle.

Naomi adresse un signe de tête à Michel, puis se range dans la file des femmes. Elle allume une cigarette qu’elle s’est roulée dans le bus. Quelques minutes plus tard, le personnel du centre lui a trouvé une place et l’amène à sa chambre, qu’elle partage avec cinq autres femmes. Les murs de la pièce, couleur jaune pisse, sont fissurés de haut en bas. Le lit superposé grince lorsque Naomi s’y assoit. La jeune femme sent autour d’elle la sueur, la crasse et le malheur. Même après toutes ces nuits, elle ne s’y faitpas.

Sans prêter attention à ses camarades de chambre, elle se roule en boule sur son lit, ferme les yeux et plonge son nez dans une couverture mitée pour éloigner la puanteur. En position fœtale, face à ses pensées, Naomi sent monter en elle la houle d’une tempête intérieure. Chaque soir, elle tente de juguler le flot de ses émotions : ses lèvres tremblent, ses muscles se tétanisent, ses certitudes s’effondrent. Elle respire doucement, profondément, pour dompter ses palpitations. Cachée sous sa couverture pouilleuse, elle n’entend pas les cris et les bavardages de ses voisines. Elle se concentre sur son petit corps, sur cet air vicié qui pénètre dans ses poumons, qu’elle charge de tourment avant de l’expirer lentement. En quelques minutes, la vague d’angoisse s’éloigne. Autour d’elle, les autres femmes, bruyantes, n’ont rien remarqué.

Naomi ne pensait pas que ce serait sidur.

Elle attrape dans la poche de son manteau son portable gris qu’elle love au creux de ses mains : compact, lourd, abîmé, le téléphone est aussi cabossé qu’elle. Mais il fonctionne, puisque sur l’écran rayé, elle peut relire un bref échange de messages :

Naomi : Çava ?

Inconnu :Oui.

Revigorée, Naomi décide de ne pas s’apitoyer sur elle-même. C’est l’hiver, elle est à l’abri, elle a chaud, pendant que d’autres meurent de froid dehors. Elle s’endort apaisée, serrant contre elle le vieux téléphone et son précieux « oui ».

8 Cheffe de rang : responsable du bon déroulement du service d’un ensemble de tables dans un restaurant.

Chapitre 3 Jeudi 7 Décembre

Marie se lève dans la pénombre de l’aube hivernale. Elle dort dans un renfoncement de la cuisine, où a été installé un lit qui lui permet de profiter toute la nuit de la chaleur du foyer. Elle enfile sa pèlerine de grosse laine marron par-dessus sa chemise de nuit et ajoute deux bûches dans la cheminée. Les flammes naissantes éclairent une pièce sombre aux murs de pierres blanches, habillés de rutilantes casseroles en cuivre et d’assiettes en porcelaine.

Marie met de l’eau à chauffer sur le feu et s’empare du quotidien posé sur la table en bois massif. Tous les matins, elle lit le journal en buvant une tasse de chicorée. Ce 7 décembre 1943, Paris-Soir annonce en première page que les formations assaillantes soviétiques ont été taillées en pièce, et qu’un porte-avion et un croiseur américains ont été envoyés par lefond.

–Pfff… Propagande ! aurait clamé Papé, s’il était encore de ce monde.

Marie sait qu’elle doit prendre les informations de Paris-Soir avec précaution : le journal n’est plus ce qu’il était, il fait désormais face à la censure des ennemis allemands. Mais il est tout de même pénible de lire ces nouvelles et apprendre dans l’article qui suit que l’Allemagne attend l’avenir avec confiance n’arrange pas l’humeur de Marie.

Elle poursuit tout de même. En deuxième page, Paris-Soir vante le traitement des Français prisonniers en Allemagne.

Le journal ouvert devant elle, les lettres se brouillent au fil des lignes, le regard de Marie se perd dans le vide. Quatre ans que Benjamin est parti… Quatreans !

Marie se souvient comme si c’était hier de cette chaude journée de septembre 1939 où Benjamin avait posé ses lèvres sur les siennes. À seize ans, c’était son premier baiser. Elle était restée tout empotée, les joues empourprées et les bras ballants.

–Marie, je pars à la guerre, lui avait-il annoncé.

Il avait les yeux brillants de désir et de fierté.

–Oh… Quand ? avait-elle bafouillé.

–Je pars demain. M’attendras-tu ?

Marie avait répondu « oui » de tout son cœur, et puis elle avait posé sa tête sur l’épaule de Benjamin. Ils étaient restés silencieux un moment. C’était beau, c’était pur, c’était simple.

En la raccompagnant chez elle, Benjamin avait demandé à parler au père de Marie :

–Avec votre permission monsieur, j’aimerais écrire à Marie lorsque je serai au front.

Le Père Jean, trop âgé pour être mobilisé, avait donné sa bénédiction. Mais Benjamin ne s’était pas arrêtélà :

–À mon retour, je reviendrai vous demander la main de votre fille, monsieur.

Marie avait baissé la tête pour cacher son front empourpré et les étincelles dans ses yeux bruns, pendant que le Père Jean toussotait dans sapipe.

Le lendemain, Marie s’était levée aux aurores pour dire au revoir à son fiancé. Benjamin fanfaronnait avec ses camarades sur la place du village. Il avait embrassé Marie avec délicatesse, avant de monter dans l’autocar qui l’emmenait rejoindre son unité.

Depuis, Benjamin lui manquait.

Les premiers mois, Marie recevait une lettre chaque semaine, estampillée du tampon de la caserne de Belfort. Dans de longues envolées, Benjamin lui décrivait son quotidien et l’interminable attente des combats, et lui promettait de rentrer bientôt, dès que lui et ses vaillants camarades auraient donné aux Allemands une correction méritée.

À partir du mois de mai 1940, les lettres s’étaient brusquement arrêtées. Durant l’été 1940, toujours sans nouvelles, Marie se levait les yeux rougis par le chagrin, et s’épuisait au travail de la ferme sous les regards peinés de sa mère Odette et de sa sœur. Marie maigrissait et les Allemands prirent Paris.

Et puis enfin, après une année de nuits tourmentées, comme un miracle du printemps, un courrier signé de la main de Benjamin parvint à Marie. Son fiancé était prisonnier en Allemagne. Marie revint à la vie. Ses joues redevinrent plus rondes, et ses longues boucles noires plus brillantes.

Mais ensuite, plusrien.

Depuis, elle attend.

Marie secoue la tête pour échapper à la nostalgie qui s’est emparée d’elle. Dehors, dans la cour, les poules caquettent bruyamment et Gitane l’appelle en aboyant. Marie tient à ménager ses parents, qui ne sont plus tout jeunes, et s’acquitte donc des tâches les plus pénibles. Avant, sa sœur Catherine l’aidait, mais celle-ci est devenue l’institutrice du village et n’a plus le temps de donner de coup de main à la ferme. Elle ne vient d’ailleurs presqueplus.

Alors, Marie a quatre fois plus de travail.

Elle s’habille et sort dans le vent glacé. Le soleil froid fait briller le givre qui recouvre les toits de tuiles rouges de la ferme. La longue bâtisse et ses annexes se dressent seules au milieu des champs. Un chemin de terre bordé de peupliers relie la ferme à un modeste village du bassin parisien. Pour entrer dans la cour, il faut passer sous un magnifique portail en fer forgé, surmonté du nom de la ferme : Les Laricios