Une passion en terre d'esclaves - Jean Laurent - E-Book

Une passion en terre d'esclaves E-Book

Jean Laurent

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Beschreibung

1850, en Louisiane...

Alors qu’il vient de débarquer d’un navire négrier en provenance d’Afrique, Saint-Jean, l’un des esclaves achetés par la famille Saint Clair, se fait remarquer pour son courage et sa gentillesse envers ses frères d’infortune, ce qui déclenche aussi les foudres des responsables chargés des travaux à la plantation. Ses qualités ne laissent pas indifférente Eva, la fille de M. Saint Clair, qui l’admire sans l’approcher, car tout les oppose. Cependant, un événement imprévu amènera M. Saint Clair à se séparer de lui.
Un peu partout, dans le Sud, les esclaves commencent à se rebeller pour leur liberté. Un monde nouveau est en marche. Aura-t-il des conséquences plus heureuses pour Saint-Jean ?

Dans l'Amérique du 19e siècle, une vibrante histoire d'amour entre un jeune esclave et la fille de son maître.

EXTRAIT

En Louisiane à la Nouvelle-Orléans, à la fin des années 1850.
La Nouvelle-Orléans a été bâtie sur les bords du Mississipi. Et c’est là, non loin de son delta, au-delà des bayous que constituaient les nombreux anciens bras et méandres du grand fleuve, que la famille Saint Clair a sa plantation.
Elle se compose de M. Saint Clair, son épouse, son fils Stephen, 22 ans, sa fille Eva, 19 ans, son jeune fils Augustin, 11 ans, et son neveu Thomas, 25 ans, fils d’une sœur de sa femme qui avait perdu son mari quelques années plus tôt. La mère de Mme Saint Clair vivait au Canada.
La plantation de M. Saint Clair se compose de champs de coton où travaillent un grand nombre d’esclaves dirigés par un contremaître nommé Barch et de son aide Radbon chargé de les faire travailler. M. Saint Clair n’a pas la réputation d’un mauvais maître. Ses deux aides par contre ont le fouet facile ce qui les fait craindre des esclaves.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean Laurent est né le 22 juillet 1933 à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Ingénieur de formation, il effectue toute sa carrière dans la recherche pétrolière, la géothermie profonde et la recherche de l’eau par puits et forages.
Élu socialiste au Conseil municipal de Saint Germain en Laye pendant vingt ans, il a publié : Un socialiste en Péricardie. Bénévole dans les milieux associatifs (Croix Rouge, soutiens scolaires), il a aussi écrit son autobiographie, à la demande d’un de ses petits-enfants : Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Puis : Convictions d’un athée de bonne foi et un petit roman policier Un cadavre dans le pétrin. Le présent ouvrage est donc son cinquième.

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Jean LAURENT

Une passion en terre d’esclaves

De la même semence

« Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi ; qu’il jouit du même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit et meurt comme toi.

Tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave…Avise-toi donc de mépriser un homme dont la condition peut devenir tienne, au moment où tu lui marques ton mépris. »

Lettres à Lucilius (63-65) - Sénèque

À mes petits-enfants

Enfant bouclé de jais, gracile en sa peau bruneNègre de chair, petits fils de l’AfriqueOutragée, fouettée, un jour vengée.

Gilbert Gratiant

En Louisiane à la Nouvelle-Orléans, à la fin des années 1850.

La Nouvelle-Orléans a été bâtie sur les bords du Mississipi. Et c’est là, non loin de son delta, au-delà des bayous que constituaient les nombreux anciens bras et méandres du grand fleuve, que la famille Saint Clair a sa plantation.

Elle se compose de M. Saint Clair, son épouse, son fils Stephen, 22 ans, sa fille Eva, 19 ans, son jeune fils Augustin, 11 ans, et son neveu Thomas, 25 ans, fils d’une sœur de sa femme qui avait perdu son mari quelques années plus tôt. La mère de Mme Saint Clair vivait au Canada.

La plantation de M. Saint Clair se compose de champs de coton où travaillent un grand nombre d’esclaves dirigés par un contremaître nommé Barch et de son aide Radbon chargé de les faire travailler.

M. Saint Clair n’a pas la réputation d’un mauvais maître. Ses deux aides par contre ont le fouet facile ce qui les fait craindre des esclaves.

Ce jour-là était un grand jour, car toute la famille était venue au port attendre l’arrivée d’un navire négrier.

Aucun des planteurs de la région, possesseurs d’esclaves, ne se posait la question, quand ils les achetaient, ni sur les conditions dans lesquelles ces esclaves avaient été capturés et vendus, ni de quels endroits d’Afrique ils venaient, ni comment ils étaient transportés sur ces navires négriers. Seuls le prix qu’ils allaient les payer les intéressait. Et ce prix dépendait d’un grand nombre de facteurs comme nous le verrons.

Pour atteindre le port, la famille Saint Clair avait pris une carriole tirée par deux chevaux, puis une pirogue pour emprunter la rivière qui bordait la plantation et qui lui permettait d’arriver jusqu’au port. Arrivée à destination, elle s’était installée chez un planteur de ses amis qui avait mis à sa disposition une maison modeste, mais assez grande pour la loger quelques jours et attendre le navire.

Ce dernier, venant des côtes africaines, avait enfin été annoncé, par un voilier qui le précédait de quelques jours. L’océan n’avait pas été calme sur le trajet, ce qui expliquait un certain retard.

M. Saint Clair avait amené avec lui son épouse, sa fille Eva, son jeune fils Augustin, son neveu Thomas, son contremaître Barch et deux ou trois esclaves qui pouvaient lui servir d’interprètes auprès des nouveaux venus qu’il voulait acheter et qui arrivaient sur le bateau annoncé. Son autre contremaître, Radbon, était resté sur la plantation pour faire travailler les autres esclaves.

Pourquoi avait-il amené sa famille ? Non pour voir le déchargement du troupeau humain. Elle ne serait pas venue assister à cette opération qu’elle trouvait indigne. Ils en avaient tous eu trop de détails, lors des soirées que M. Saint Clair organisait parfois chez lui en invitant d’autres planteurs de ses amis. Non, tous voulaient être là pour accueillir Stephen, le fils aîné qui était parti voilà plus d’un an sur le bateau négrier.

Stephen avait 22 ans. C’était un garçon aimable, assez renfermé, qui ne rêvait que de voyages. Plus jeune, peu attiré par les jeux de son âge, il aimait écouter les récits que faisaient les marins revenant de leurs grands voyages en Europe ou en Afrique, quand il avait l’occasion de les rencontrer lors de ses visites au port. Il avait obtenu de son père, l’autorisation de partir avec le capitaine Bonfils sur son bateau, le Dahomey. Bonfils s’était fait remettre une bonne somme d’argent pour payer ce voyage, que Stephen devait faire en couchette de passager. Le voyage devait l’amener d’abord en France, à Nantes, pour y déposer des denrées diverses : café, tabac, coton, qui avaient été commandées au voyage précédent et qui étaient fournies par les planteurs de la région. Quand on lui demandait pourquoi il tenait tant à ce voyage, Stephen répondait qu’il voulait savoir comment les esclaves étaient capturés en Afrique, amenés sur le bateau et comment s’effectuait ensuite le long voyage vers l’Amérique, voyage que l’on appelait « le grand passage » ou le « passage du milieu », et aussi comment ces esclaves vivaient pendant la traversée, comment ils se comportaient entre eux et avec l’équipage. Dans les réunions, il était fasciné par ces histoires et il ne se mêlait pas aux autres jeunes gens présents qui avaient, eux, d’autres préoccupations, en particulier avec la présence d’Eva, belle jeune fille aux cheveux blonds.

Cette curiosité n’était pas partagée ni par Eva, ni par Augustin, son jeune frère, qui ne comprenaient pas l’intérêt de leur frère de voir ces malheureux arrachés à leur village, à leur famille, même s’ils comprenaient que pour faire le travail de la plantation, les esclaves étaient indispensables. M. Saint Clair avait fini par céder au désir de son fils : partir pour un voyage qui devait pourtant durer de longs mois. Il en avait conclu que cela pouvait le former à une vie moins douillette, assez dorloté qu’il avait été jusqu’ici par sa mère. Par sécurité, son père avait contacté le médecin du navire afin que celui-ci surveille bien la santé de son fils. Comme la plantation avait besoin d’un plus grand nombre d’esclaves, Stephen voulait aussi pouvoir repérer les meilleurs durant son voyage.

La conscience chrétienne de M. Saint Clair, l’amenait à admettre que l’esclavage pouvait être moralement condamnable, mais l’amenait aussi à penser que Stephen, qui hériterait plus tard de la plantation, pourrait, durant ce voyage, découvrir en quoi consistait réellement la traite, ce que lui, en fait, comme les autres planteurs, ne connaissait pas bien.

Sa mère avait eu beaucoup de peine à le laisser partir. Mais les préparatifs du voyage avaient été assez longs et lui avaient permis de s’y adapter. Il fallait acheter, amener au port et charger ce qui était destiné au port de Nantes. Cette préparation avait duré près de deux mois. Après le départ, le voyage devait durer encore deux bons autres mois. De Nantes, après y avoir déchargé ce qui devait l’être, chargé diverses autres denrées destinées soit à l’Amérique soit à l’Afrique, le bateau devait repartir vers l’Afrique pour un voyage qui pouvait encore durer trois mois. Sur place, il fallait encore trois à quatre mois pour décharger les denrées, puis organiser la récupération du chargement humain, puis encore deux à trois mois pour rejoindre le ou les ports américains ou antillais où devaient être déchargés, ce qui était ramené de Nantes, mais surtout les esclaves attendus par les planteurs qui les avaient commandés.

Plus d’un an s’était donc passé depuis son départ et il était compréhensif que toute la famille soit impatiente de le revoir et de l’entendre raconter son voyage.

On savait depuis longtemps que la Terre était ronde, et du port, on vit d’abord progressivement apparaître le haut des trois mâts du Dahomey, puis le reste du bateau négrier, qui arrivait toutes voiles dehors. Des cris de joie s’entendirent de partout et redoublèrent à son approche. Une foule de plus en plus nombreuse se tassait sur les quais. Beaucoup de curieux donc et beaucoup de planteurs venus chercher leur marchandise humaine ou les denrées en provenance de France. Comme ceux que M. Saint Clair avait amenés avec lui, beaucoup d’esclaves étaient aussi venus avec leurs maîtres. Pourquoi ne cherchaient-ils pas à s’enfuir ? Pourtant tout esclave garde un espoir secret de liberté. Mais la peur des coups de fouet et d’autres tortures qu’ils auraient à subir s’ils étaient repris, suffisait à les dissuader de cette folle tentative. Parmi ces tortures, il y avait la marque au fer rouge, ou le jarret coupé et même en cas de récidive : la mort.

Plusieurs connaissances de M. Saint Clair étaient donc présentes, intéressées comme lui par l’achat d’un nombre plus ou moins important d’esclaves.

Quand le bateau fut enfin à quai, des chaloupes furent mises à la mer, et la lente descente des esclaves enchaînés commença. Sur les quais, ils défilaient au milieu des curieux pour se rendre dans la nègrerie, où ils étaient parqués comme des moutons, hommes, femmes et enfants mélangés. Combien étaient-ils ? Entre deux cents et trois cents peut-être. Ils étaient tristes, déprimés, montrant des signes de découragement, de désespoir, de peur et de fatigue. Il y avait là plusieurs groupes venant de différentes régions d’Afrique. Certains arrivaient à se comprendre et se rapprochaient alors les uns des autres pour se sentir plus en sécurité. La « nègrerie » était ce bâtiment destiné à recevoir les esclaves à leur arrivée. On les y préparait pour la vente, qui aurait lieu dès qu’ils seraient en meilleur état après ce long voyage, qui les laissait tant déprimés. Un ou deux jours de repos étaient nécessaires pour cela. Une meilleure nourriture, plus abondante que pendant le voyage, leur était servie non par générosité, comme les soins qu’ils allaient recevoir pour être propres, mais uniquement pour être mieux présentables au moment de leur vente afin d’en obtenir un meilleur prix.

Ce fut dans l’une de ces chaloupes qu’apparut enfin Stephen. Ce fut Augustin qui l’aperçut le premier. Mal habillé, avec une barbe de plusieurs mois, il était à peine reconnaissable. Dès qu’il fut sur la terre ferme, toute la famille se précipita sur lui pour l’embrasser, sa mère d’abord qui le serra longuement contre elle en pleurant de joie. L’émotion de Stephen était visible aussi. Son père, puis sa sœur et enfin Augustin et son cousin Thomas lui montrèrent la joie de le revoir. Après ces effusions familiales toutes naturelles, et après un si long voyage, un bon repos était indispensable. La description du voyage fut évidemment renvoyée à plus tard malgré les nombreuses questions que chacun voulait poser au voyageur de retour. Le capitaine Bonfils vint saluer M. Saint Clair, mais ne s’attarda pas, ayant lui-même beaucoup à faire, d’abord avec le marchand d’esclaves à qui il devait rendre compte du déroulement du voyage, et surtout veiller à mettre en sûreté le troupeau humain dont il avait encore la charge.

Après deux jours mis à profit à préparer la vente, celle-ci put enfin commencer. La marchandise humaine avait été réunie dans la cour. Chaque esclave avait été nettoyé des pieds à la tête, et habillé très sobrement.

Une cloche donna le signal, les portes de la nègrerie s’ouvrirent alors et les acheteurs se précipitèrent afin d’être plus rapidement auprès des esclaves pour choisir ceux qu’ils désiraient acheter. Stephen avait réuni une bonne quinzaine de nègres dans un coin de la cour pour les montrer à son père. À leur poignet il avait mis un ruban avec le nom « Saint Clair » afin d’éviter qu’ils soient retenus par d’autres. Il y avait là de jeunes hommes de quinze à 30, 35 ans, trois femmes et, un enfant guère plus âgé qu’Augustin qui s’accrochait à l’une des femmes, manifestement sa mère. Le brouhaha effrayait les Africains qui affichaient leur peur, leur affolement, car ils ne savaient pas, ne savaient rien de ce qui allait se passer, imaginant qu’ils pouvaient passer là le dernier instant de leur vie. Ils allaient pourtant vivre, mais ils l’ignoraient, des jours et des jours d’un travail harassant dans les plantations de sucre, de tabac ou de coton.

Seuls Stephen, Thomas et Augustin étaient entrés dans la nègrerie avec M. Saint Clair. Mme Saint Clair et Eva étaient restées dehors, refusant d’assister à la scène qui allait suivre. M. Saint Clair s’était fait accompagner de son contremaître Barch chargé à la plantation, comme nous le verrons plus tard, de s’occuper du troupeau humain pour le faire travailler. La tâche de Radbon, resté à la plantation, consistait à surveiller le troupeau, à accueillir les nouveaux esclaves, à les nourrir et surtout à les fouetter sur les ordres de Barch. Ce dernier s’y connaissait en esclaves, reconnaissant d’instinct les plus solides, les vaillants, et les forts ou au contraire, les plus faibles, ou ceux qu’il jugeait fourbes ou paresseux. Il portait toujours avec lui son fouet, qui consistait, au bout d’un manche en bois, en une grosse corde à plusieurs torons détressés, qui formaient plusieurs cordons terminés par un nœud. Son apparence n’inspirait pas la sympathie, mais plutôt la crainte. Il se dirigea vers le groupe que Stephen avait sélectionné et un par un, il examina les hommes, leur faisant ouvrir la bouche pour voir leurs dents, leur palpant les muscles des bras et des jambes. Il les fit se lever, s’accroupir, lever la tête, se pencher, marcher à vive allure, reculer. Il tâtait les mains et le corps, examinait le dos pour voir si des cicatrices étaient visibles, ce qui aurait dénoté un esclave rebelle ou indiscipliné qui avait dû recevoir le fouet, et ce qui en diminuait le prix. Il mit la femme et son gamin à part et examina les deux plus jeunes femmes, ne se gênant pas pour leur enlever ce qui leur cachait la poitrine, malgré les efforts qu’elles faisaient pour se protéger. Quand son examen fut terminé, il donna à M. Saint Clair son avis sur la cargaison humaine retenue par Stephen. À part la femme et son fils dont l’intérêt lui parut nul, il trouva le choix de son jeune patron plutôt intéressant. Pendant ce temps, Augustin, lui, s’amusait de voir les espiègleries du garçon, qui n’avait pas conscience de ce qui se passait, mais était surtout rassuré et insouciant par la présence de sa mère. À la plantation, Augustin aimait à jouer avec les enfants d’esclaves de son âge. La couleur de leur peau le laissait indifférent. Il ne comprenait pas pourquoi il fallait fouetter les esclaves adultes, mais s’insurgeait quand Barch ou Radbon s’en prenait aux enfants qu’il considérait comme ses copains et c’est pourquoi il voyait déjà le jeune, accroché à sa mère, comme l’un des prochains qui ferait partie de la bande.

À côté d’eux, d’autres acheteurs faisaient comme Barch sur les autres esclaves, en regroupant les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Restait à M. Saint Clair à se mettre d’accord, sur le prix, avec le marchand, installé sur un bureau de fortune dans la cour, près de l’imposante porte en fer qui s’ouvrait sur la rue et laissait partir à leur triste sort, les pauvres Africains qui la passaient avec leur nouveau maître. Le marchant d’esclaves achetait des hommes, des femmes et des enfants à bas prix et les revendait avec un grand bénéfice. Ce commerce était très lucratif. La discussion avec le marchand ne fut pas trop longue. Stephen et Thomas y participaient, en donnant leur avis sur la valeur des hommes retenus. Avant de conclure définitivement la tractation, M. Saint Clair alla chercher son épouse pour avoir son avis. Eva entra aussi dans cette cour qui l’effraya à la vue de tous ces hommes souvent à moitié nus. Mme Saint Clair était surtout intéressée par les trois femmes qui étaient destinées à son service, soit pour aider la cuisinière, soit pour aider au ménage. Mais, écoutant les explications de son père, Augustin comprit que l’affaire allait alors être conclue sur un compromis qu’il ne pouvait croire possible : la mère serait prise, mais non l’enfant. Celui-ci comprenant aussi la manœuvre, avait été mis dans un coin de la cour, et fondit en larmes, appelant sa mère dans un immense désarroi. Quand Eva comprit à son tour, elle s’en mêla. Cela lui paraissait trop atroce de séparer l’enfant de sa mère. Pourtant M. Saint Clair leur expliqua que le prix à payer pour son chargement d’esclaves était déjà trop élevé, alors qu’il aurait encore eu besoin de deux ou trois hommes supplémentaires. Thomas approuvait ce choix, disant qu’un négrillon de 11 ans n’était d’aucune utilité à la plantation et coûtait cher à nourrir avant de pouvoir le faire travailler. La mère s’était mise à genoux devant Mme Saint Clair, en éclatant en sanglots et la priant de la prendre avec son enfant. Barch alla à elle, le fouet levé et lui ordonna de se taire sinon elle recevrait trente coups de fouet. Soudain, un des esclaves qui avait été retenu et qui se trouvait au milieu des autres se mit à gesticuler comme un homme affolé par ce qu’il venait de comprendre. Barch vint à lui et d’un violent coup de fouet tenta de le calmer. En vain. Aidé de Thomas ils le déshabillèrent et, le corps nu, Barch le roua de coups de fouet. Quand son bras fatiguait, il passait le fouet à Thomas qui frappait à son tour, plus rapide et plus brutal. Ce fut M. Saint Clair qui intervint pour arrêter ces brutes. L’homme avait reçu les coups, dont la violence avait lacéré sa chair, sans se plaindre. Stephen, à l’aide du traducteur présent près du marchand, apprit que l’homme était aussi le fils de la femme et donc le frère du gamin qui hurlait d’avoir vu son frère battu comme il l’avait été. Eva pleurait. Augustin pleurait. Mme Saint Clair pleurait. Si des scènes de cette nature avaient lieu à la plantation, et cela arrivait, ils le savaient bien, mais au moins ils n’étaient pas obligés d’y assister. M. Saint Clair, contrarié d’avoir laissé sa famille assister à une telle brutalité, décida de garder la femme et l’enfant. Cela eut pour effet de calmer les pleurs de tout le monde. Le grand frère reprit calmement sa place au milieu des autres, sans doute heureux aussi du dénouement de l’affaire. M. Saint Clair régla rapidement le marchand et fit sortir son bétail humain de la cour, que Barch était chargé d’acheminer le plus rapidement possible à la plantation, aidé par les esclaves avec lesquels il était venu.

La famille Saint Clair resta encore quelques jours chez le planteur qui leur avait offert l’hospitalité, encore toute bouleversée de cet épisode douloureux. Ce fut Stephen qui eut l’idée, pour leur faire oublier ce mauvais moment, de leur proposer, avec l’autorisation du capitaine, une visite du bateau sur lequel il avait passé tout ce temps au milieu des marins et de la cargaison d’esclaves. Le capitaine accepta. Mais Eva et sa maman refusèrent de faire cette visite malgré la curiosité qu’elles avaient de connaître les conditions dans lesquelles Stephen avait vécu cette longue aventure. Leur sensibilité leur fit renoncer et elles laissèrent M. Saint Clair, Augustin et Thomas suivre Stephen pour faire connaissance du navire négrier.

Ce qu’ils allaient découvrir allait pourtant les horrifier. Le désir irrépressible que Stephen avait exprimé à son père avant son départ, de vivre sur un bateau négrier, ne lui avait pas fait regretter un voyage pourtant bien dangereux, mais lui avait fait découvrir un univers tellement monstrueux de celui auquel il s’attendait.