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Au retour d’une promenade, sur son lieu familial de vacances, Romain découvre, tout à fait par hasard, un squat en forêt et tombe sur celui qu’il croit être le propriétaire du site. C’est alors qu’il s’interroge sur les conditions de vie de cet individu et apprend très vite que ce dernier a connu un passé difficile et pas très éloigné du sien. Après des confidences réciproques, un attachement se crée entre les deux hommes et il décide de lui venir en aide.
Parallèlement, et comme une réelle coïncidence, Romain, seul depuis plusieurs années, fait une rencontre qui va changer le cours de son existence : celle d’Inès. Romain se retrouve brutalement confronté à un enjeu totalement inattendu ; poursuivre cette histoire amoureuse sans pour autant mettre fin à son engagement que l’on qualifierait d’humanitaire. Cette aventure, certes soudaine, réserve bien des surprises. Elle le fera grandir, lui apportera une ouverture d’esprit et une analyse nouvelle de son environnement.
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Gérard François Masion
Une rencontre
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gérard François Masion
ISBN : 979-10-377-5021-1
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Jamais un trajet en voiture ne m’avait semblé aussi pénible. Depuis que j’avais quitté Le Barcarès, mon lieu de vie, ce n’était que trombes d’eau, orages à répétition et même plusieurs arrêts obligatoires sur l’autoroute en raison d’une visibilité quasiment nulle. J’étais éreinté et j’avais hâte d’arriver. Je n’étais pas remonté dans mon village de Corrèze depuis plusieurs mois. J’évitais toujours ce genre de séjour en période hivernale. De plus, lorsque je serais sur les lieux, il me faudrait alors ouvrir cette maison, aérer, faire un minimum de courses en espérant qu’aucune mauvaise surprise ne soit à déplorer. Cela m’était arrivé lors d’une précédente villégiature où je n’avais pas été en mesure de réenclencher l’électricité. Le compteur électrique disjonctait systématiquement lorsque je tentais de le remettre en service. J’avais dû ainsi passer la soirée et la nuit à m’éclairer à la bougie sans avoir eu la possibilité de me faire chauffer quoi que ce soit pour me restaurer. Donc, compte tenu de l’heure tardive de mon arrivée sur les lieux, j’avais dû me contenter d’un repas froid relativement frugal ; les restes de mon repas de midi que j’emportais toujours avec moi lors de longs trajets. J’ai toujours aimé pique-niquer sur le bord de route, plutôt que m’arrêter dans un établissement de restauration rapide, ce que je détestais par-dessus tout. Il n’était pas question de m’aventurer à chercher un restaurant encore ouvert, en basse saison, cela était quasiment impossible surtout en raison de l’horaire tardif. J’étais responsable de la présente situation car depuis que j’avais hérité de la maison de mes parents, je n’avais strictement rien fait d’un point de vue de l’entretien. Je reportais toujours la maintenance pourtant indispensable dont cette maison avait visiblement besoin. Je profitais uniquement de cette demeure tout en déplorant en permanence, l’inconfort auquel je n’avais guère cherché à remédier. Fort heureusement, ce ne fut pas le cas cette fois, rien d’important ne s’était produit depuis mon dernier passage contrairement au séjour précédent où j’avais constaté quelques dégradations supplémentaires. Nous étions au début du printemps et dans cette région de la vallée de la Dordogne, les soirées étaient encore très fraîches. Cela faisait contraste avec le bord de mer des Pyrénées-Orientales où il faisait déjà très beau et où je m’étais tout de suite acclimaté. Très vite, j’oubliais mes bonnes résolutions, et fidèle à mes habitudes, je fis le tour du propriétaire avant de défaire ma valise. Rien de particulier à signaler hormis le petit jardinet envahi par les mauvaises herbes, saison oblige. Comme lors de mes précédentes visites, j’envisageais de traiter en priorité la remise en état de ce petit espace vert. Le lendemain matin, le réveil fut plutôt tardif, ce qui est assez dans mes habitudes ; je ne suis pas un lève-tôt si aucun impératif ne m’oblige à le faire. Mes bonnes dispositions de la veille s’étaient envolées pendant la nuit et l’entrain pour remettre le jardin en état n’était plus prioritaire. Je décidais d’aller jusqu’au village faire un peu d’approvisionnement et ensuite m’offrir une petite marche en forêt, convaincu qu’un peu d’exercice me ferait le plus grand bien. J’étais remonté jusqu’au village familial principalement pour me reposer, avec l’intention de faire quelques randonnées si la météo le permettait, mais certainement pas pour me mettre au travail dès mon arrivée. D’ailleurs à chacune de mes venues, j’arpentais les collines et les bois dans toutes les directions, carte IGN à l’appui, car je ne connaissais pas vraiment cette région et surtout ses alentours. La maison se trouvait à la sortie du village, en direction de Chadirac, pas très loin du château de Biganel. Chaque fois que je voulais m’aventurer dans un lieu méconnu, grâce à une application spécifique sur mon téléphone portable, je repérais la position exacte où je me trouvais. Cela me permettait de retrouver à coup sûr mon point de départ sans avoir à chercher. Je voulais à tout prix éviter de revivre la mésaventure qui m’était arrivée quelques années auparavant où je m’étais retrouvé bel et bien perdu et totalement incapable de retrouver mon chemin. Je fus alors obligé de passer la nuit à la belle étoile, complètement désorienté, sans dîner, transis de froid bien que nous arrivions déjà en période estivale. Ce n’est qu’au petit matin que je réussis enfin à interpeller à l’orée de la forêt un autochtone qui m’avait indiqué la bonne direction.
— Vous allez en sens opposé, m’avait-il simplement dit.
Force était de constater que j’avais toutefois parcouru une bonne distance. Pourtant, ce matin-là, je décidais de ne pas aller très loin, juste une petite balade dans les environs. Sac sur le dos, appareil photo en bandoulière, bâton de marche et me voilà parti. En raison de l’heure matinale, le sol était encore bien mouillé, mais pas de problème, j’étais bien équipé. Mes chaussures de randonnées renouvelées l’année précédente adhéraient bien et je ne risquais pas une mauvaise chute comme cela m’était arrivé par le passé. À cette heure, je n’avais bien sûr rencontré âme qui vive. Généralement en cours de matinée et qui plus est en milieu de semaine, les promeneurs se font rares. Ce petit chemin que j’empruntais pour la première fois était très diversifié et je prenais plaisir à découvrir cette nature qui se réveillait après un hiver malgré tout peu rigoureux pour cette région. Je ne rencontrais aucun animal, seuls les oiseaux qui étaient fort nombreux. Parfois, la pente de ce tracé me permettait de découvrir au loin la campagne vallonnée dont la vision était bien différente vu sous cet angle. Soudain, mon regard fut attiré par une sorte d’abri que je distinguais à peine à travers les arbres encore dénudés en ce début de printemps. Par curiosité, je m’approchais et constatais qu’un petit sentier conduisait jusque-là. Je détaillais avec attention ce refuge qui me semblait n’être guère habité. Pourtant il n’était pas vraiment à l’abandon, des sortes de fermetures en plexiglas faisaient office de fenêtres, le toit aussi avait été consolidé avec des tôles de différentes origines, le conduit de cheminée était tout aussi récent, quant à la porte d’entrée elle était rafistolée assez grossièrement avec des morceaux de bois brut qui pouvaient provenir d’une ancienne palette de livraison. Manifestement, ce refuge devait être parfois occupé par quelques chasseurs. Il servait peut-être aussi de lieu de villégiature d’un homme des bois solitaire qui venait y passer ses jours de liberté loin du tumulte de la vie urbaine. Lorsque les arbres seraient en feuilles, la vue de cette guitoune serait, j’imagine, difficilement décelable. Je poursuivais donc mon chemin en oubliant cet arrêt imprévu et m’activais sur le trajet du retour pour ne pas être surpris par la luminosité qui n’allait pas tarder à faiblir en raison d’un orage qui déjà se profilait à l’horizon. Soudain sur le dernier tronçon de mon périple, je distinguais une silhouette qui se dirigeait droit vers moi. Je n’étais pas particulièrement inquiet, mais au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, je constatais la stature imposante de cet homme que je n’allais pas tarder à croiser. Effectivement, c’était bien un homme grossièrement vêtu, portant un drôle de chapeau, que je qualifiais de bizarre et particulièrement élimé. Il avait un visage buriné encadré d’une épaisse barbe poivre et sel et avec un regard perçant très peu engageant. Il me croisa sans un salut ni même un bonsoir, sans aucune marque de sympathie comme si je n’existais pas et dérangeais son parcours. De toute évidence, il regagnait son repaire, car en raison de l’heure avancée de l’après-midi, il me semblait bien trop tard pour s’engager en forêt.
Il n’y avait pas de doute possible, il devait être le locataire de cette cache que je venais tout juste de découvrir. C’est à peine si j’osais me retourner pour m’assurer qu’il continuait son chemin. Je retrouvais enfin ma voiture, content d’être arrivé à bon port et commençais à m’interroger sur cet individu. Que faisait-il dans ce bois, était-ce un SDF, un migrant ou un évadé ? Que sais-je. Sans curiosité aucune, il me paraissait normal de m’interroger. Sur le trajet du retour et jusqu’à la maison, je n’arrêtais pas de penser à cette rencontre inattendue. Sans trop savoir pourquoi, il se passa beaucoup de temps avant que le souvenir de cet homme ne s’estompe. Le lendemain, j’y pensais encore, et je ne saurais dire pourquoi cette rencontre m’avait interpellé, probablement par son côté à la fois surprenant et mystérieux. Je décidais de prendre sur moi pour évacuer au plus vite toute hypothèse farfelue qui risquait certainement d’être loin de la vérité. Mais c’était sans compter sur la vision d’un individu du même genre que je doublais le surlendemain matin en voiture en me rendant au marché du village ; même carrure, même allure, même chapeau. Comme moi, il se dirigeait vers le centre du village et même sans l’avoir vu de près, je ressentais la même et curieuse impression. Pour cette raison, je n’osais pas m’arrêter pour lui proposer de le prendre en voiture, sachant pourtant la distance restante jusqu’au marché. À tort ou à raison, j’avais supposé qu’il se rendait comme moi au village. J’aurais eu bonne mine si en m’arrêtant pour l’inviter à monter dans mon véhicule, il m’avait rabroué en me priant de passer mon chemin. Surtout que je n’étais absolument pas certain qu’il s’agissait du même homme, même s’il n’y avait que peu de doute possible. M’aurait-il reconnu ? Assez de questions, c’est bon pour cette fois, on verra plus tard et j’accélérais par peur de changer brutalement d’avis. Un peu plus tard en quittant le marché, la silhouette de cet homme énigmatique réapparut devant moi. Le pas tranquille, il se dirigeait vers la Dordogne quand soudain il s’engouffra dans ce qui me semblait être un magasin. Erreur, c’était en réalité un petit bistro où je n’avais jamais mis les pieds et dont je n’avais pas le moindre souvenir. Je lui emboîtais le pas et me retrouvais dans cet établissement où il n’y avait pratiquement que des hommes. Je commandais un café et m’installais dans un coin suffisamment éloigné de l’individu afin de pouvoir l’observer tranquillement. Je m’étonnais néanmoins de ma démarche. D’une part, je fréquentais rarement ce genre d’établissement et d’autre part, je me demandais pourquoi je me retrouvais ainsi en lieu et place dans cette sorte d’estaminet. Qu’importe, ma curiosité l’emportait et il me semblait que j’avais une bonne raison d’être là. Bonne raison, un peu rapide comme argument, enfin ! Tout en buvant mon café, je m’interrogeais sur le mobile qui m’avait poussé jusqu’ici. C’était bien la première fois que j’agissais de la sorte, car ce que je faisais ressemblait bien à une traque. Quelle motivation pouvait bien justifier mon attitude ? Je n’étais pas sûr de le savoir moi-même en dehors du fait que ce personnage avait quelque chose de mystérieux et d’obscur qui m’avait interpellé et inquiété à la fois. Il rasait les murs pour essayer de se confondre le plus possible dans l’environnement où il se trouvait, presque pour ne pas être reconnu ni démasqué, être invisible. Du reste en l’observant, je constatais qu’il ne s’adressait à personne, il avait juste passé sa commande au barman. Tout en buvant sa bière à petites gorgées, il lisait le quotidien local et semblait y rechercher quelque chose. Deux personnes s’étant déplacées, je le distinguais beaucoup mieux maintenant et je remarquais qu’il ne paraissait pas aussi vieux que je l’avais supposé. Les traits de son visage semblaient trahir quelque chose de douloureux. Cet homme avait-il vieilli prématurément, ou était-il d’un âge avancé ? Ce qui est certain, c’est qu’en se tenant ainsi à l’écart tel un animal blessé, il suscitait encore plus ma curiosité pour ne pas dire mes interrogations. Je ne pouvais pas faire plus dans l’immédiat et j’étais soulagé qu’il ne m’ait pas encore reconnu. Soudainement, il se leva, passa au bar pour payer sa consommation et se dirigea vers la sortie. J’en profitais pour lui emboîter le pas, mais pas seulement. Tout en réglant ma consommation, je tentais de questionner rapidement le patron de l’établissement.
— Connaissez-vous cet homme qui est sorti avant moi ?
— Non, pas personnellement, me répondit-il, il vient quelquefois prendre un café, lire le journal et recharger son téléphone portable, je ne saurais vous en dire plus.
— Et ça depuis longtemps ? M’aventurais-je à dire.
— Quelques mois tout au plus, depuis qu’il a débarqué ici nous n’en savons pas plus et en raison de son aspect plutôt sauvage, nous nous gardons bien de l’importuner.
— Pourtant il n’a pas l’air dangereux, tout au plus égaré et renfermé, ajoutais-je.
— Vous avez raison, le jour où il se décidera à communiquer, il sera toujours temps de reconsidérer notre jugement, me dit le patron.
Je quittais le bistro avec ni plus ni moins d’informations qu’en y entrant, si ce n’est que cela confirmait mes doutes à son sujet. Cet homme foncièrement discret sans réellement se cacher fuyait, on ne savait pas très bien quoi. Je laissais volontairement de côté mon questionnement à son sujet, estimant qu’au fond je n’avais pas de raison particulière de le poursuivre. Le temps s’était écoulé paisiblement et je profitais au mieux de la belle saison qui se profilait de jour en jour. Le printemps avait retrouvé l’ensoleillement tant attendu et les arbres s’étaient couverts d’une toute nouvelle parure. J’aime particulièrement le début du printemps, où après les bourgeons, les feuilles prennent rapidement la relève. Et je m’émerveille toujours de constater que chaque espèce d’arbre retrouve toujours sa propre palette de couleurs, de verts plus ou moins profonds, aux jaunes du plus pâle au plus ocré et quelquefois de bruns à peine soutenus. C’était l’occasion pour faire au lever du jour les plus beaux clichés des sous-bois environnants lorsque la brume fait place au soleil. Je n’étais pas encore retourné dans le bois où se trouvait la fameuse et intrigante cabane. Je craignais de déranger ou d’être surpris par le locataire des lieux que je n’avais pas revu depuis ma visite incognito au bistro du village. Du reste, mon envie d’en savoir plus sur ce protagoniste s’était émoussée. En ce département de Corrèze où je restais généralement un mois ou deux, j’en profitais pour lire, écrire, peindre quelques fois et visiter des lieux qui m’étaient encore inconnus, afin de mieux connaître la région. Je revenais toujours chez moi avec de nombreuses photos qui me permettaient de créer de nouveaux diaporamas pour compléter ma collection. Cette année également, j’avais inscrit dans mon programme de villégiature, de m’intéresser aussi aux travaux d’entretien et de rénovation, afin de maintenir cette maison dans un bon état de conservation. Pour concrétiser ce projet, j’avais décidé de m’attaquer illico à la réfection des volets en bois. Ces derniers n’avaient pas vu un pinceau depuis de bien nombreuses années et un bon rafraîchissement ne serait pas superflu. Afin de concrétiser mes bonnes intentions, j’avais décidé de me rendre jusqu’à la zone commerciale la plus conséquente de Brive où, immanquablement, je trouverais le magasin adéquat. Pour profiter pleinement de ma journée et ne pas limiter uniquement ce déplacement à des objectifs de bricolage, je pris la route tôt le matin pour me débarrasser au plus vite de cette contrainte. Ensuite, je pourrais au gré de mes envies, déambuler dans cette ville que je connaissais en fait assez peu. Je ne manquerais pas d’aller déjeuner comme chaque fois que je venais en ces lieux au « grain de sel » établissement qui me rappelait un bien agréable souvenir. Je ne sais pas s’il fait partie des meilleurs restaurants de la ville, mais peu importe, j’y ai toujours très bien déjeuné que ce soit en terrasse ou à l’intérieur et l’accueil y a toujours été très chaleureux. J’avais trouvé tout le matériel indispensable pour la rénovation des volets et ma première mission accomplie, je reprenais la route pour rentrer chez moi. À peine arrivé sur place, je doublais notre homme qui marchait sur le bas-côté de la route, lesté de deux énormes sacs qu’il portait péniblement. Je l’avais aperçu de loin car sa silhouette était reconnaissable même à bonne distance. Sans réfléchir et faisant fi de mes considérations antérieures, je m’arrêtais quelques mètres en amont et lui proposais de le déposer à son lieu de destination. D’emblée, il refusa. Je me fis donc plus insistant ;
— Nous nous sommes déjà rencontrés, voyons ne faites pas de manières, je sais que vous avez encore une bonne distance à parcourir.
Finalement, il consentit à monter. Je ne savais pas s’il se sentait gêné en raison de notre première rencontre ou pour tout autre chose. Il n’ignorait pas que son lieu de résidence m’était connu. Aussi pour détendre l’atmosphère je parlais de tout et de rien et notre conversation prit somme toute une tournure parfaitement normale.
— Je m’appelle Romain et vous ?
Il lui fallut un certain temps avant qu’il me réponde. Heureusement, il ne m’obligea pas à reformuler ma question.
— Simon, me répondit-il presque timidement.
Cela faisait contraste avec sa stature massive.
— Et sans être indiscret, vous revenez de faire vos courses pour la semaine ?
Le oui cette fois était moins timoré, mais le caractère bourru de cet homme m’avait d’une certaine manière, impressionné. Même, s’il correspondait au personnage, il m’avait mis en éveil par cette retenue indéfinissable à laquelle j’étais toujours sensible. Ce sont presque les seuls échanges que nous avons eus pendant ce court trajet. Je n’attendis pas qu’il me demande où il voulait descendre, j’anticipais en lui disant tout simplement :
— Voilà nous y sommes.
Et je lui serrais la main d’une façon très cordiale. Rapidement, une idée m’effleura ;
— Attendez, ne partez pas !
Et sur-le-champ, je sortis de mon portefeuille, une carte de visite que je lui remis, mentionnant mon numéro de téléphone.
— La prochaine fois que vous aurez des courses à faire au village, téléphonez-moi et je vous emmènerai avec plaisir.
Il se tourna alors vers moi et dans son regard j’ai pu lire, un étonnement manifeste auquel il fallait s’attendre. Tout comme moi, il devait se demander qui pouvait bien être cet individu qui lui proposait de le prendre en charge. Il me gratifia cette fois d’un merci plus chaleureux et je repris la route jusque chez moi. J’étais vraiment satisfait de mon initiative, et l’entrée en matière était maintenant faite. Soudainement, l’idée ne fit pas que m’effleurer, il fallait que je trouve ce qui était arrivé à cet homme. Car sans aucun doute, c’était quelqu’un de blessé que je venais de rencontrer et d’instinct je pensais qu’il fallait peut-être que je fasse quelque chose pour lui. Pourquoi ? Je ne sais pas. On ne vit pas ainsi en reclus manifestement sans aucune raison. Il allait falloir faire preuve de patience, de psychologie aussi pour l’aborder à nouveau. L’animal, excusez l’expression, m’apparaissait comme un être réellement meurtri qui n’allait pas se livrer aussi facilement.
Je ne vis pas passer les jours suivants, tellement j’étais occupé à repeindre les volets de la maison et que rien ne devait perturber mon activité. Et puis cette quête de savoir ce qui était arrivé à cet homme, devint pour moi comme un objectif et je devais mettre tout en œuvre pour l’atteindre ; ne me demandez pas pourquoi ? Mais de quel objectif parle-t-on ? Au fond, je faisais peut-être fausse route, cet individu aurait-il l’envie et l’intention de donner une suite favorable à notre improbable et inattendue rencontre ? Je n’en savais rien. Et puis, que quelqu’un l’aborde de cette manière, cela ne devait pas lui être fréquent. Quelle allait être sa réaction ? Certainement de la méfiance. C’était l’inconnu pour moi bien sûr, mais ce challenge n’était pas pour me déplaire.
Je n’avais pas revu Simon et c’était mieux ainsi. Il fallait que je lui laisse le temps de s’apprivoiser à la situation. Je pensais qu’il valait mieux que ce soit lui qui prenne l’initiative de notre prochaine entrevue. Il ne fallait pas que je sois trop intrusif pour ne pas l’alerter et qu’une certaine défiance s’installe entre nous. En fait, ça s’est passé quelques jours plus tard au bistro. Tout juste sorti de mes travaux de peinture que j’avais menés jusqu’à terme avec le plus grand soulagement, je décidais de m’accorder une pause, un vrai moment de plaisir un peu comme une récompense pour le travail enfin accompli. C’est ainsi que je me retrouvais attablé dans l’arrière-salle de l’établissement devant un petit salé aux lentilles, un de mes plats favoris. C’était la première fois que j’y déjeunais et pour cause, j’avais découvert récemment comme vous le savez, que ce bistro faisait aussi restaurant et l’idée m’était venue de m’y rendre le matin même, en voyant le piteux contenu de mon réfrigérateur. Évidemment, j’avais choisi l’option la plus alléchante ; celle d’aller au restaurant plutôt que de courir au supermarché pour approvisionner mon garde-manger. Mais je ne perdais rien pour attendre car de toute manière cette corvée, car c’en était une pour moi, je savais que je n’y couperais pas. J’avais à peine entamé mon plat que je vis à ma grande surprise, Simon franchir l’étroite porte qui séparait le bistro de la salle de restaurant. Il m’aperçut tout de suite et vint me saluer comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je le trouvais particulièrement détendu et je ne lui laissais pas le temps d’en dire davantage et lui proposais d’emblée de partager la table avec moi. Il accepta ma proposition avec plaisir. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous les deux devant le même plat du jour. Après les banalités d’usage, je souhaitais l’attaquer de manière frontale pour savoir ce qu’il lui était arrivé, car il n’était pas question d’y aller par quatre chemins. Pour autant, à ce moment-là, je ne me rendais pas vraiment compte de ce qu’une entrée en matière aussi brutale, voire maladroite allait pouvoir provoquer. C’était venu spontanément, comme si, il était normal qu’il se livre ainsi à un parfait inconnu. Il ne m’était vraiment pas venu à l’esprit un seul instant qu’il puisse se braquer ou qu’il refuse catégoriquement de poursuivre nos échanges. Aussi je refoulais immédiatement ma question et la formulais d’une manière beaucoup plus acceptable.
— Mais, dites-moi Simon, comment vous êtes-vous trouvé dans cette situation ? Que s’est-il passé d’important dans votre vie pour en arriver là ? Vous n’êtes pas obligé de me répondre, cela ne me regarde pas j’en conviens, mais peut-être que cela me permettrait de vous aider.
Je me surprenais par tant d’audace mais la question était lancée. Et certainement pour atténuer mes propos, presque pour m’excuser j’enchaînais :
— Rassurez-vous, ma vie non plus n’a pas toujours été un long fleuve tranquille, mais j’ai fini par reprendre la maîtrise de mon existence. Un jour, je vous raconterai mon parcours, vous verrez que vous n’êtes pas le seul à connaître une telle situation.
C’était venu comme ça, je n’avais pas prévu ce dialogue, mais je lui montrais que je souhaitais que nos échanges perdurent et que ces conditions favorables avaient pour objectif de le rassurer sur mes bonnes intentions. Avec cette entrée en matière, certes un peu rude, j’observais Simon, le nez dans son assiette, en train de se demander assurément s’il devait m’envoyer son poing dans la gueule, ou répondre d’une manière plus pacifique à ma demande. Je reverrai longtemps l’intensité de son regard à cet instant précis, renforcée par l’aspect charbonneux de ses sourcils très fournis, ce qui provoqua en moi comme un recul manifeste qui trahissait l’angoisse qui venait de m’envahir. Le plus calmement possible, Simon reposa les mains sur la table ; le pire était passé et il me gratifia d’un timide sourire.
— Romain, vous avez raison, un jour ma vie a basculé et pris un tournant catastrophique et aujourd’hui encore, il m’est toujours difficile d’en parler. Je sais, je suis le principal responsable de cette situation, je ne peux en vouloir à personne, mais revenir en arrière n’a pas été possible. C’était comme un engrenage irréversible duquel je ne pouvais plus sortir. J’ai bien tenté de m’en échapper, mais irrémédiablement chaque nouvelle tentative aggravait un peu plus la situation. Nous en reparlerons enchaîna-t-il presque pour conclure sur le sujet, du moins pour cette soirée.
Je n’osais rien ajouter, Simon s’était exprimé avec moi pour la première fois comme il ne l’avait encore certainement jamais fait. J’avais bien compris qu’il était inutile d’aller au-delà. Je changeais immédiatement de sujet et je perçus alors à son attitude un soulagement perceptible. Il mangea de bon appétit comme s’il n’avait pas dégusté un plat chaud et succulent comme celui-ci depuis fort longtemps.
Quelques jours plus tard, Simon se trouva de nouveau sur mon chemin ; il se rendait cette fois au centre du village. Lorsque j’arrêtais la voiture à sa hauteur, il ne se fit pas prier pour monter. Nous étions en parfaite connaissance et Simon affichait désormais une plus grande liberté avec moi. Pour autant, notre conversation fut brève et se limita aux aléas de cette journée qui s’annonçait maussade. Il n’était pas exclu qu’une forte pluie s’invite en fin d’après-midi comme la météo nous l’avait déjà annoncé. Juste avant de le déposer où il m’avait demandé, je lançais à tout hasard ;
— On se voit un de ces soirs pour dîner ?
— Très volontiers Romain, demain soir si vous voulez ?
— C’est parfait, disons dix-neuf heures si ça vous convient.
— OK, pas de problème en ce qui me concerne !
Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes le lendemain soir comme convenu en ce lieu qui allait devenir notre « QG ».
— Vous aimez la tête de veau j’espère, car c’est le plat du jour, comme je viens de le lire sur l’ardoise.
— D’une part, je ne suis pas très difficile et par ailleurs j’aime tout particulièrement ces plats canailles ; donc je suis partant.
— Moi aussi.
Simon avait l’air en forme, notre soirée démarrait bien comme je l’avais souhaité. Néanmoins, je me demandais de quoi nous pourrions bien parler, car je ne me sentais pas d’attaque à relancer la conversation sur son passé. Après qu’il m’eut raconté ce qu’il connaissait du village et de ses environs, à ma grande surprise, de lui-même il relança le sujet ;
— Romain, lors de notre précédente rencontre, vous avez tenté d’aborder avec moi la question de mon parcours. À ce moment-là, je n’étais pas prêt à vous répondre, mais depuis j’y ai réfléchi. Je comprends parfaitement que ma situation puisse vous interpeller. Croyez bien que c’est la première fois que je tente de raconter ma triste expérience à quelqu’un. Même si nous nous connaissons depuis peu de temps, vous m’avez mis suffisamment en confiance pour le faire avec vous aujourd’hui. Soyez indulgent Romain, je risque de chercher mes mots, car cela fait trop longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de faire ce genre d’exercice.
Il se prit alors la tête entre les mains et c’est ainsi qu’il commença son récit.
— J’ai eu la chance de naître dans une famille plutôt aisée. Comme pour mes frères et sœur, mes parents ont été très vigilants sur le suivi de nos études et certainement grâce à eux, j’ai décroché les diplômes qui échelonnaient mon cursus universitaire. Jusque-là, ma vie était sereine, je me projetais, sans hâte aucune, sur mon avenir, certain de trouver les débouchés professionnels espérés. Mes parents y veillaient secrètement et on me proposa un premier job auquel ils avaient largement contribué à mon insu. C’était arrivé comme ça, certainement trop rapidement et surtout sans aucune démarche de ma part. À aucun moment, je n’avais trouvé cette proposition suspecte et il ne m’était pas venu à l’esprit de m’interroger sur son origine, j’ai dû simplement juger que cette offre était tout simplement providentielle. Naturellement, je suis tombé les deux pieds dans le panneau sans aucun discernement. Lorsque je découvris la supercherie, j’étais hors de moi, ayant toujours revendiqué ne pas vouloir de passe-droit et par orgueil je ne pouvais pas faire autrement que de donner ma démission. Mes parents étaient fous de rage, eux qui avaient justement œuvré pour me trouver ce premier emploi, lequel provoqua la rupture de notre bonne entente familiale. J’avais peut-être besoin d’un prétexte pour m’émanciper de ce cadre plutôt rigide et je souhaitais le plus rapidement possible, revendiquer ma totale liberté d’action. J’ai rapidement et longtemps regretté mon attitude et il me fallut de nombreuses années avant de retrouver la normalité du clan familial. Ce fut certainement la première grande erreur de ma vie. Quelques années plus tard, je m’engageais de manière précipitée dans un mariage que mes parents jugeaient plutôt scabreux, mais une fois encore je leur tenais tête. Le verdict ne se fit pas attendre, ce mariage fut une catastrophe et mon divorce me plongea dans une situation que je qualifierais aujourd’hui d’embarrassante, les deux familles respectives étant liées par des intérêts essentiellement professionnels. Leur jugement était aussi pénible d’un côté comme de l’autre.
Simon fit une pause et j’en profitais pour commenter.
— Mais voyons Simon cela n’explique pas votre situation actuelle.
— Peut-être me répondit-il, mais ce qui est sûr, c’est que, trop souvent je ne prenais pas les bonnes décisions, j’avais une forte tendance à ne pas écouter, ne pas considérer les avis que l’on me donnait et à m’obstiner sur mon point de vue, estimant qu’il était le bon. Obligatoirement, il y eut des répercussions, car je me suis trompé bien des fois et ce ne sont pas les exemples qui manquent. Écoutez-moi, vous allez comprendre et peut-être aurez-vous par la suite la même opinion. Néanmoins, mon parcours professionnel fut extraordinairement ascensionnel, j’en étais moi-même très surpris. Je réussissais tout ce que j’entreprenais et rapidement. Je fais court sinon nous serons encore ici demain. Je me retrouvais à la tête d’une entreprise d’import-export de matières premières dans le domaine des plastiques et des dérivés ; polycarbonate, plexiglas, etc. Rapidement, j’ai créé plusieurs succursales et mes affaires marchaient très bien. Parallèlement, je m’étais remarié et nous venions d’avoir un enfant. Ma femme, je le découvris bien après, était du genre plutôt « intéressé ». Elle était très dépensière et ne supportait que les tenues les plus à la mode, les restaurants les plus branchés et les voyages courus par la jet set. Elle dépensait des sommes folles pour la décoration de notre maison. À tort, je lui laissais carte blanche et ne m’étonnais pas quand ses dépenses explosaient. Elle revenait sans cesse à la charge mais je laissais faire, à tort bien évidemment. Aussi lorsque financièrement le vent a tourné, sans tarder, elle me laissa tomber purement et simplement, en emmenant, bien sûr, mon fils avec elle à l’autre bout du monde en suivant, semble-t-il, entendez-vous bien, un prince ou présenté comme tel, même si je n’ai aucune certitude sur la véracité des propos qu’elle me tint à l’époque.
J’écoutais religieusement Simon toujours très affecté par le fait de me raconter cette page peu glorieuse de sa vie. Son récit était particulièrement brouillon ; cependant, je ne comprenais toujours pas ce qui l’avait conduit jusqu’ici. De nouveau, je lui en fis la remarque et il poursuivit son récit.
— Romain, ce qui m’est arrivé, est d’une banalité à pleurer. Mes entreprises marchaient merveilleusement bien et un jour je fus abordé par une sorte de trader qui finit par me convaincre que c’était le bon moment pour vendre le tout. Celles-ci étaient à leur maximum et je pouvais en tirer un montant que je n’aurais alors jamais imaginé. Tous ses arguments étaient bons et je me suis laissé convaincre. La transaction s’effectua rapidement grâce à cet intermédiaire tombé du ciel. Je ne pouvais pas mieux dire, sinon être satisfait de cette opportunité. J’ai rapidement, avec précipitation sûrement réinvesti cet argent dans l’immobilier et dans des valeurs boursières. Je voulais changer d’activité, c’est vrai, le commerce de produits plastiques commençait par m’ennuyer et je ne retrouvais plus dans ce travail l’engouement d’origine. Seulement, mes placements boursiers se sont vite avérés calamiteux et j’ai rapidement perdu des sommes importantes. Je ne m’étais pas rendu compte que les différents conseillers qui m’avaient été proposés faisaient partie de la stratégie de rachat de mes entreprises. C’est la même chose qui se produisit dans le domaine immobilier, le rapport des soi-disant bons plans se faisait toujours attendre et je ne pouvais plus suivre mes engagements. La société immobilière dans laquelle j’avais également investi périclita comme par enchantement dans un délai étonnamment rapide, société dans laquelle on m’avait astucieusement attribué le rôle de président, ce qui a précipité ma chute. Je fus contraint de vendre à perte et je n’ai pas tardé à me retrouver sans rien ou presque. Même la villa qui me restait finit par être saisie et je me suis vite retrouvé à la rue. J’étais conscient d’avoir fait preuve de peu de discernement, mais surtout d’avoir fait confiance et avoir été abusé par des conseillers peu scrupuleux. C’était un vrai traquenard et j’ai toujours soupçonné mon épouse de ne pas être totalement étrangère à ce complot. Il n’était nullement question de solliciter ma famille et après quelques mois à épuiser les dernières ressources qui me restaient, j’ai atterri là où vous savez. Fort heureusement, j’avais gardé un des véhicules de mon ancienne société et quand il a fallu réhabiliter mon nouveau point de chute, celui-ci m’a été d’un grand secours. Malheureusement, cette voiture est tombée en panne et je n’ai pas eu d’autre solution que de l’abandonner aux mains du garagiste auquel je m’étais adressé pour la remettre en état de marche, n’étant pas en mesure de régler le montant de la facture relative aux réparations.
C’est sur cette dernière évocation que Simon termina son récit. Il paraissait épuisé, mais certainement soulagé de s’être ainsi pour une fois libéré. Suite à ses déclarations, il avait toujours la tête baissée et c’est à peine s’il osait me regarder. J’étais foncièrement abasourdi par ses aveux, je n’en attendais pas tant et je cherchais le moyen de maintenir cet état de confiance qui s’était installé aussi rapidement entre nous. Je ne voulais pas faire preuve de compassion, mais juste respecter sa dignité, son intimité. J’ai vite compris que dans l’immédiat il fallait le rassurer et j’ai eu beaucoup de mal à réaliser que cet homme avait dirigé une importante entreprise. Être tombé aussi bas me paraissait impensable et pourtant. On ne mesure jamais assez, combien certaines circonstances de la vie peuvent anéantir un être humain. Il y avait un point pour lequel je voulais absolument avoir une réponse ; quels étaient véritablement ses moyens actuels de subsistance ? Je lui posais ouvertement la question. Il me confia qu’une ancienne employée l’avait aidé quant aux démarches à effectuer afin d’obtenir les aides auxquelles il pouvait prétendre. Elle lui servait également de domiciliation et le peu de courrier qu’il recevait encore, lui était directement adressé. La seule contrainte pour Simon était de se rendre au minimum une fois par mois à Brive, distante d’environ cinquante kilomètres, pour en prendre connaissance et éventuellement répondre aux exigences administratives. Il s’y rendait en bus, me dit-il ce qui correspondait approximativement à deux heures de trajet aller-retour. Cette démarche me confia-t-il, lui coûtait énormément, mais il ne pouvait pas s’y soustraire. Après un ultime café, je proposais à Simon de le raccompagner, mais il déclina mon invitation, prétextant je ne sais quelle excuse. Je crois tout simplement qu’il en avait assez. Il y avait certainement longtemps qu’il ne s’était pas exprimé de cette manière et à présent, il avait besoin de se retrouver seul. Cet entretien était inespéré et montrait qu’un déclic s’était produit, il fallait maintenant lui laisser le temps de l’assimiler. Il me fallut un peu de temps après qu’il eut quitté le bistro, pour regagner à mon tour mon domicile. Le récit que je venais d’entendre me laissait dans une totale expectative. J’avais appris peu de choses sur la vie de Simon, mon attente pourtant était tout autre. En résumé, je ne savais rien sur son passé, en dehors des contingences financières qui l’avaient conduit dans la situation où il se trouve maintenant. À sa décharge, je dois admettre que j’avais largement orienté la discussion sur cet objectif. À aucun moment, Simon ne chercha à aborder son enfance, il était déjà assez mal à l’aise pour évoquer les déboires immobiliers et financiers qu’il venait de vivre. De nombreuses réflexions se succédaient les unes après les autres dans mon esprit, d’une manière spontanée et brouillonne à la fois, du genre ; lorsqu’un homme quel qu’il soit, vit une telle traversée du désert, il finit forcément par se replier sur lui-même. Quelle aide et quelle assistance, pourrait-on lui apporter pour qu’il se reprenne en main ? Simon, c’est certain, avait encore une certaine ressource et la manière dont il avait abordé son histoire le démontrait. Il était parvenu à raconter à un étranger ses déboires sans animosité ce qui voulait dire qu’il avait franchi le premier pas, non pas d’une réinsertion mais tout simplement d’une estime de soi. C’était déjà une première étape même si c’était loin d’être suffisant. Il fallait maintenant juste trouver comment lui redonner confiance, trouver le bon levier pour le remettre sur les rails, mais ce n’est pas en vivant au fond d’un trou qu’il risquait de remonter aisément la pente. L’idée qu’il y eut un foyer dans le village m’avait à peine effleuré, que déjà je réfutais cette possibilité, persuadé qu’il refuserait d’intégrer un tel établissement. Car si je manquais d’expérience en la matière, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais considéré ce genre de situation. Ce qui se passait autour de moi, en dehors de ma famille et de mes proches, ne m’atteignait pas, je restais souvent distant des événements du quotidien et je ne me rendais même pas compte que pour beaucoup de choses, j’avais souvent des œillères. J’étais un solitaire, un peu comme Simon et au fond c’est peut-être cela qui nous avait rapprochés. On défend ou à l’inverse on accable autrui, mais en aucune façon pour un inconnu, on cherche à se mettre à sa place. Je n’avais pas pris conscience de mon indifférence auparavant et n’avais encore jamais vu les choses sous cet angle. Il n’était donc pas question pour autant d’avoir un jugement, la rencontre avec Simon m’ouvrait certainement les yeux et tout ce que je refusais de voir au préalable, prenait à présent un autre sens. Je n’allais pas méditer toute la soirée sur ces questions, mais plutôt tenter d’agir pour venir à son secours. Voilà la promesse que je me fis sans aucune autre considération. Je ne cherchais même pas à savoir pourquoi j’avais eu cette attitude. De bonnes dispositions, un peu plus de maturité avec les années, une disponibilité évidente, une certaine similitude ? Toujours est-il que je m’étonnais encore de ce qui m’arrivait.
Depuis notre dernière conversation au café du village, je n’avais pas le souvenir d’avoir croisé Simon, même si plusieurs jours s’étaient déjà écoulés. Je ne sais toujours pas pourquoi, mais un soir, lorsque j’atteignis le pont qui enjambe la Dordogne, sans trop savoir pourquoi, une forme d’angoisse m’envahit au point de faire naître en moi d’inquiétantes pensées. C’était comme si quelque chose venait de se produire. Et pourtant, aucun pressentiment ne m’habitait. Force de constater néanmoins qu’un attroupement était en train de se former sur le pont et que les secours venaient tout juste d’arriver sur les lieux. La nuit commençait à tomber et l’on apercevait au loin le gyrophare qui confirmait l’arrivée des pompiers. La circulation était interrompue, il n’était pas possible de traverser et comme les autres automobilistes, je suis sorti de mon véhicule pour aller m’en rendre compte sur place. Des passants m’informèrent qu’une personne venait de franchir le parapet du pont. Aussitôt, quelqu’un avait appelé les secours mais on n’en savait pas plus pour l’instant. Instinctivement, je pensais à Simon et je me demande encore pourquoi aujourd’hui. Il est vrai que j’avais été profondément marqué par ses révélations, mais pas au point d’avoir une telle réaction. Sans rien savoir de concret, je me faisais déjà le pire des scénarios. J’appris rapidement d’après les témoins à l’origine de l’alerte qu’il s’agissait avec certitude d’un homme de forte corpulence. Cette information était de nature à renforcer un peu plus mon inquiétude et ce que je redoutais, semblait commencer à prendre forme. J’avais beau me répéter que ce n’était pas possible et chercher ce qui aurait bien pu le pousser à un tel acte désespéré. C’était peine perdue, mon angoisse s’amplifiait au fur et à mesure que les minutes passaient. Â ce stade, il n’y avait rien pourtant qui aurait pu dire qu’il s’agissait de Simon, mais notre tête-à-tête me revenait en mémoire et comme je n’avais pas encore pu mesurer quelle réaction il avait eue a posteriori, d’office je paniquais. Étais-je allé trop loin ? Je ne savais pas trop. Je ne pouvais pas faire autrement que de me rappeler le caractère acerbe de mes propos. Peut-être n’avais-je pas mesuré à ce moment-là, la manière que j’avais employée pour qu’il se dévoile, si ce n’est qu’elle était dénuée de tout ménagement. Et après cet instant, je regrettais de ne pas m’être ensuite inquiété de son comportement, mais c’est ainsi. Comment dans de telles conditions, imaginer un passage à l’acte. Ce qui est sûr, c’est que Simon ne m’avait pas donné l’impression de vouloir en finir. C’était tout le contraire que j’avais ressenti et, certainement pour me rassurer, je renouvelais ma promesse de tout faire pour lui venir en aide. Allez savoir, sans raison apparente, je considérais déjà que Simon faisait bel et bien partie de toutes mes attentions et il me paraissait tout naturel maintenant de m’inquiéter pour lui. Les pompiers s’activaient au mieux mais comme le courant était relativement puissant à cette période de l’année, je compris qu’il serait difficile de repêcher le malheureux rapidement. Et comme un fait exprès, je n’avais pas le numéro de téléphone de Simon, je lui avais laissé le mien, mais il n’avait pas encore eu l’occasion ou l’envie de s’en servir. Je n’allais tout de même pas monter jusqu’à son repaire. Comment m’aurait-il accueilli ainsi sans y être invité ? Les gendarmes qui étaient également arrivés sur les lieux peu après avaient rétabli la circulation et je fus contraint comme tout le monde de dégager la voie. Donc, je décidais de rentrer directement chez moi.
J’avais mal dormi cette nuit-là, ne me demandez pas pourquoi, l’image de Simon n’avait pas cessé de me hanter. Le réveil fut moins tardif qu’habituellement. Je prétextais vouloir des croissants pour mon petit déjeuner et je descendais jusqu’au village, surtout pour avoir plus d’informations concernant l’incident de la veille. C’est au bistro, devenu familier, que je me rendais en premier où j’apprenais qu’on venait de repêcher le malheureux en tout début de matinée et qu’il avait succombé à la suite de sa noyade. C’était un père de famille bien connu dont on ignorait les difficultés financières et qui acculé à devoir s’acquitter des dettes contractées depuis fort longtemps, n’avait trouvé son salut que dans cet acte ultime. Il laissait alors une veuve et deux orphelins. C’était terrible, mais c’est toujours après que l’on dit que l’on aurait pu faire quelque chose. À la boulangerie, où je me rendis ensuite, on ne parlait bien sûr que de ça, c’était la triste actualité du jour. En dépit de cela, j’étais malgré moi soulagé, Simon n’était nullement concerné par ce fait divers. Je me gardais bien de commenter davantage cet épisode et cherchais par tous les moyens à l’évacuer au plus vite de ma mémoire. Cependant, je réalisais que j’étais toujours sans nouvelle de mon protégé ; permettez-moi de le nommer désormais ainsi, car dans la réalité nous n’en étions peut-être pas loin. Je ne voyais pas du reste sous quel prétexte je pouvais le contacter, qui plus est dans son repaire là-haut, en dehors du fait de me présenter chez lui sans signe avant-coureur, que pouvais-je faire d’autre ? Je m’étais promis de ne pas céder à cette tentation et quoiqu’il arrive, il me fallait respecter mes convictions. Pourtant ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais à quoi bon, cela risquait de desservir ce à quoi je m’efforçais de parvenir depuis ma rencontre avec lui. Ce qui me gênait surtout c’est qu’il fallait que je regagne mon chez-moi dans le Sud, car l’assemblée générale de notre immeuble devait s’y tenir comme chaque année au tout début de la semaine suivante. Seulement, en tant que président du conseil syndical, je ne pouvais pas me faire représenter, il fallait absolument que je sois présent, mon absence aurait été inconcevable. J’avais plus ou moins prévu de prendre la route le surlendemain et je ne cacherai pas que cela m’ennuyait terriblement car j’étais toujours sans nouvelles de Simon. Allez savoir pourquoi, je me sentais investi, non pas d’une mission, mais du devoir de m’assurer qu’il allait bien. Moi qui ne connaissais cet individu que depuis mon arrivée à Argentat, et sans trop savoir pourquoi, je me sentais des responsabilités qui ne m’étaient dictées par personne en particulier. Je n’avais pourtant aucune velléité humanitaire. Il me semblait que cet aspect de la vie ne me concernait pas, bien que m’étant investi dans de nombreux domaines, en dehors de celui-là. Alors pourquoi ces interrogations dans cette situation particulière. En y réfléchissant, peut-être que quelque chose de mon passé me poussait à agir de la sorte, car inconsciemment, j’éprouvais le besoin de me racheter et Simon était tombé à ce moment-là. J’essaierai d’y songer et de tenter de trouver l’événement de ma vie qui m’avait marqué au point de justifier cette forme d’engagement et autant d’intérêt. Le lendemain matin, j’allais commencer à rassembler mes affaires en vue de mon départ imminent quand soudain mon portable sonna. Avant de décrocher, par principe ou plutôt par automatisme je regardais qui tentait de me joindre. Non ce n’était pas ma fille ni quelqu’un enregistré dans mon répertoire téléphonique, car dans ce cas je répondais systématiquement. Le bonjour était tout juste audible, c’est à peine si je reconnus la voix de Simon.
— Mais que vous arrive-t-il ? Vous avez une voix bizarre. Êtes-vous malade ?
Il me confirma qu’il avait passé une nuit épouvantable et qu’il pouvait à peine parler. Il avait, me dit-il, ce qu’il supposait être une angine.
— Pouvez-vous appeler un docteur, je me sens incapable de me déplacer ?
Je n’ai pas tergiversé pour lui répondre ;
— Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe de suite et je raccrochais.
Je n’avais jamais eu besoin d’un médecin depuis que je venais dans la région car j’avais la chance d’être rarement malade. Soudain, je réalisais qu’il allait être bien difficile de faire venir un praticien jusqu’au refuge de Simon en raison de l’aspect précaire et insolite de son lieu de vie. J’appelais le cabinet médical pour prendre rendez-vous et tout de suite je compris que cela n’allait pas être facile.
— Pouvez-vous me donner l’adresse du patient, puisque vous me dites faire cette démarche pour un tiers ?
Je marquais un temps d’arrêt et faillis donner la mienne, mais je me ravisais.
— Écoutez, serait-il possible d’avoir en ligne directement un médecin car la situation est un peu particulière et je souhaiterai lui expliquer de vive voix le problème.
Mon interlocutrice ne comprenait pas et pour cause.
— Mais monsieur, accompagnez cette personne jusqu’au cabinet et nous essaierons de trouver un créneau dans les consultations du jour.
J’opérais alors un virage à cent quatre-vingts degrés et pour toute réponse je m’entendis lui dire ;
— Mademoiselle comme ce n’est pas possible, je viens immédiatement chez vous. Et je raccrochais.
Arrivé sur les lieux, ce ne fut guère plus facile, elle comprenait très bien que cette personne ne pouvait pas se déplacer, mais ne voulait pas admettre le fait qu’elle n’ait pas d’adresse. J’avais beau lui expliquer qu’il s’agissait d’un marginal sans domicile fixe et que je ne pouvais pas le laisser à l’endroit où il se trouvait sans soins et dans les bois. Et elle me fit pour toute réponse ;
— Dans ce cas, appelez les pompiers s’il a besoin d’assistance !
On tournait en rond. Fort heureusement, entre deux consultations, un médecin intrigué par notre échange qui montait en puissance, vint nous rejoindre pour tenter de comprendre ce qui se passait. Je répétais le même discours avec cette fois beaucoup plus de détermination. Je lui proposais de le conduire sur les lieux, en insistant sur le fait que l’on ne pouvait pas laisser ainsi un être humain sans aucune aide, quel que soit son statut. Je me gardais bien de lui faire la moindre menace, ce qui certainement n’aurait servi à rien, je le rassurais sur le fait que je prendrai financièrement en charge cette intervention. De guerre lasse, et sans trop savoir pourquoi, il finit par accepter.
— Je vous accompagnerai dès que j’en aurai fini avec mes consultations. Il me reste deux patients, ça ne devrait pas être trop long, je vous retrouve en salle d’attente, s’il vous plaît.
Ouf, j’étais soulagé d’avoir réussi à le convaincre, et ne regrettais pas notre échange un peu musclé, mais je commençais à m’inquiéter quant à savoir où j’allais mettre les pieds. Je n’étais jamais entré dans la cabane de Simon et je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre. Heureusement depuis quelques jours il faisait relativement beau, donc le sol sera suffisamment sec, ce qui facilitera la montée pour atteindre son abri. En raison des circonstances, pendant le trajet en voiture, je briefais mon interlocuteur sur ma rencontre avec Simon et ses conditions de vie. Il me rassura sur l’aspect exceptionnel de cette mission qu’il était aguerri à ce genre d’intervention et qu’il était inutile de s’inquiéter. Il fut quand même étonné lorsque nous arrivâmes sur place.
— Mais il n’y a pas d’abri ici ? me dit-il avec surprise.
— Si, mais suivez-moi nous sommes tout près.
Effectivement depuis mon premier passage sur les lieux, les feuilles des arbres avaient encore poussé et la cabane de Simon était pratiquement insoupçonnable car peu visible de la route. Le médecin m’emboîta le pas pour gravir le petit sentier jusqu’au fameux repaire. Je toquais sur ce qui semblait être une porte et en l’absence de réponse, nous entrâmes. Simon était allongé sur une sorte de lit de camp pliable, bien emmitouflé dans un épais duvet, le tout recouvert d’un plaid. Il ne faisait pas particulièrement froid dans la pièce car nous étions au printemps et depuis que la pluie avait cessé, le soleil en fin de matinée avait réchauffé l’atmosphère tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Avant même que le docteur l’examine, Simon me remercia chaleureusement en m’offrant une poignée de main peu énergique. Je sentis de suite qu’il avait de la fièvre et je laissais immédiatement la place au médecin. Pendant son auscultation, j’en profitais pour répertorier l’installation de la pièce. Sans en dresser un inventaire précis, à mon grand étonnement, tout était correctement rangé. On trouvait un réchaud deux feux et la bouteille de gaz y attenant, des étagères chargées de boîtes en plastique qui contenaient principalement des vêtements et du linge, sans doute pour les maintenir au sec, des conserves, des provisions alimentaires, des ustensiles de toutes sortes, aussi bien pour la cuisine, le bricolage et l’entretien. Au sol se trouvaient des palettes qui faisaient office de vide sanitaire, sur lesquelles avaient été fixées des planches de bois façon lames de parquet et le tout recouvert d’un semblant de moquette défraîchie qui permettait sûrement d’obtenir une certaine isolation. Pour s’éclairer, Simon utilisait des lampes de camping ; il y en avait de différents modèles, dont certaines étaient à usage frontal. Pour finir, dans un coin de la pièce un poêle à bois d’une autre époque était raccordé à un tuyau d’évacuation pour cheminée et la réserve de bois était à proximité. À si, j’allais oublier, tous les murs étaient doublés de panneaux alvéolaires en polystyrène, ce qui à la fois consolidait l’ensemble, mais surtout devait avoir un impact non négligeable sur l’étanchéité et les déperditions calorifiques. Ce n’était pas le gourbi auquel je m’attendais. Cela allait tout à fait dans le sens des compétences que Simon avait dû avoir par le passé. Assez rapidement, le médecin donna son diagnostic moins alarmant que ce à quoi je m’attendais. Nous étions convenus que je prendrais en charge les frais inhérents à cette intervention médicale. Simon protesta ouvertement mais n’insista pas lorsque je lui répliquais que cela était déjà convenu avec le médecin. Je le priais de rester bien au chaud et que j’allais revenir pour lui apporter les médicaments prescrits par le médecin.
— Pouvez-vous recharger mon téléphone portable ? demanda Simon avant de le quitter.
— Assurément, dans ce cas je reviendrai un peu plus tard.
Sur le chemin du retour, le médecin m’interrogea sur mes relations avec cet homme et sur le fait qu’il était impensable de le laisser dans de telles conditions. Je lui fis un court récit de ce que je savais de la situation. D’abord sceptique sur la teneur de mes propos, il finit par admettre que ceci était tout à fait plausible. J’enchaînais en lui demandant ouvertement ce qu’il serait à même de proposer. N’ayant pas de réponse de sa part, je ne manquais pas de lui faire remarquer que ;
— Jusqu’alors, personne au village ne s’était soucié de cet individu. Pourtant il déambulait régulièrement en centre-ville, il fréquentait régulièrement le bistro du centre, s’était adressé à différents organismes pour trouver du travail, mais en raison de son état notoire de marginal, personne ne s’était intéressé à lui. Il avait fallu que ce soit moi, qui ne suis pas de ce village qui m’arrête et qui lui vienne en aide. C’est insensé, vous comprenez, je me demande parfois à quoi servent les services sociaux. Mon but n’est pas de critiquer l’administration et les gens de ce village, mais n’y a-t-il rien à faire pour venir en aide à des gens tels que lui lorsqu’ils sont en détresse ?
J’étais complètement stupéfait de ma manière d’agir et de ma capacité à tenir ce genre de propos, moi qui jusqu’à présent n’avais aucune propension à cautionner ce type de situation, et pourtant c’était ce que je venais de faire. Je laissais de côté mes considérations, je savais que je m’étais, une fois de plus, inutilement laissé emporter et arrivé devant son cabinet, je le remerciais avec une grande cordialité d’autant plus qu’il avait refusé le moindre honoraire en raison du côté inhabituel de la situation.
— Ne manquez pas de me tenir informé et de me donner des nouvelles de ce pauvre bougre, me dit-il.
— Je n’y manquerai pas, soyez en assuré. Dès que je serai de retour dans la région, je reprendrai contact avec vous.
Brièvement, je lui avais fait savoir que je n’étais pas de la région, que je devais regagner mon domicile et ne serais de retour que d’ici quelques jours. À la pharmacie, le praticien était tout aussi étonné que le malade n’ait pas de carte vitale. Je lui expliquais brièvement la situation et m’engageais à en faire la demande dans les plus brefs délais.
— Je vais m’y employer, ne vous inquiétez pas.
Finalement sans le vouloir, j’étais brutalement investi de fonctions qui m’incombaient sans que ce soient pour autant des prérogatives. En fin d’après-midi, le téléphone portable en poche, et totalement rechargé, le sachet de médicaments à la main, je me présentais de nouveau chez Simon qui me dit-il, venait de se réveiller. Il n’allait guère mieux, son état était stationnaire et il comptait vivement sur le traitement qu’on venait de lui prescrire pour se tirer d’affaire.
— Avez-vous besoin de provisions, d’autre chose que sais-je pour les jours à venir ?
À ce moment-là, je l’informais qu’il fallait que je rentre chez moi de manière impérative. Il me fit une réponse négative, qu’il avait suffisamment de victuailles pour tenir au moins jusqu’à la fin de la semaine et en clair, espérons-le, jusqu’à la fin de sa maladie. Juste avant de partir, je lui lançais,
— Simon, surtout appelez-moi pour me donner de vos nouvelles. Je m’en vais et je n’aurais assurément pas le loisir de revenir avant mon départ demain matin.
C’est un timide « promis » que j’entendis pour toute réponse. Je le quittais peu rassuré, mais satisfait de mon intervention. Je ressentais à cet instant comme quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis fort longtemps, une sorte de bien-être, comme un indicateur pour poursuivre cette histoire. Même sans être de nature particulièrement sauvage, j’avais bravé une situation comme jamais auparavant. Avoir pris en charge le destin d’un semblable parfaitement inconnu m’avait fait un bien fou et m’avait procuré un sentiment profond d’humanité, que je n’avais jamais ressenti auparavant, car pour moi cela était totalement nouveau.