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Des centaines d’animaux meurent chaque jour dans les sous-bois durant la chasse. Le cerf, roi de la forêt, revendique une égalité du droit à la vie. Au nom de la justice, les bêtes se soulèvent et engagent une guerre contre l’homme. Accompagné d’un renard nommé Philibert, Martin, l’écureuil, se retrouve, malgré lui, à mener cette révolution en ralliant les siens à sa cause. Entre amour et complot, le temps presse et la vénerie a déjà commencé.
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Estelle Thibeaud
Vous vous tuerez pour nous
Roman
© Lys Bleu Éditions – Estelle Thibeaud
ISBN : 979-10-377-7504-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Gabie sent ses forces la quitter. Plus les heures avancent dans cette traque, plus elle sait sa fin venir, elle n’y arrive plus.
Ses muscles endoloris lui infligent des crampes terribles. Dans un dernier espoir et dans un instinct de survie, elle tente tant bien que mal de limiter ses foulées afin d’économiser ses forces qui la quittent, inexorablement, peu à peu.
Elle sent son souffle de plus en plus court. Ses poumons lui arrachent de telles douleurs qu’il lui est maintenant devenu impossible de les ignorer. À mesure qu’elle court pour échapper à son destin, son haleine lui ramène des relents âcres de son sang qui lui emplissent la bouche à chaque respiration. À force de fendre l’air à toute vitesse, sa gorge haletante saigne son affliction, son malheur. Son sang écume sa douleur et rougit ses douces lèvres dépourvues de salive, tant elle est assoiffée. Ses dents autrefois si blanches s’empourprent. Gabie est à bout de force et n’a comme seule consolation que de ravaler son propre sang pour humidifier sa langue.
Sachant que ce jour approchait à grands pas depuis la fin de l’été, Gabie avait tenté vainement d’accumuler des forces. Chaque minute qu’elle avait pu passer à se reposer, elle l’avait fait. Elle avait tenté de dormir malgré son sommeil agité par la faim, le jeûne qui lui avait été imposé depuis désormais trois jours pour préparer la chasse. Elle aimerait tant s’arrêter, boire une gorgée d’eau. Si seulement au bord du chemin elle trouvait un ruisseau, une rivière, ou même une flaque d’eau.
Peu lui importait.
Gabie n’a jamais connu la chaleur d’un foyer, et la rudesse de ces derniers hivers lui a laissé des séquelles irréversibles sur sa frêle santé.
Pas une seule goutte d’eau ni un repas ne lui avait été servi. Par faim et manque d’énergie, sa vision se trouble. Puis viennent les larmes ruisselantes altérant sa vue affaiblie. Le désespoir commence à flotter avec ses limites. Gabie se sent perdue. Elle entend l’écho de leurs pas derrière elle se rapprocher.
Gabie court, elle sait qu’elle n’a pas le choix. Il ne faut pas qu’elle se fasse distancer. Il ne faut pas qu’ils la rattrapent. Sa vie en dépend. Son vieil âge lui a appris. Elle n’est plus dupe comme les jeunes et sait ce qu’il l’attend si elle venait à se faire rattraper ; sa mort, assurément.
Cette forêt qu’elle chérissait tant, ses chemins tant de fois parcourus, ses feuillages qui ne la quittaient plus, pas même dans ses rêves. Aujourd’hui, ce bois est devenu son tombeau. Il causera sa perte. À mesure qu’elle fond dans les broussailles, les branches lui fouettent le visage. Les épines des ronces hostiles lui perforent les membres. Mais Gabie continue de serrer les dents et ne laisse paraître aucune plainte. Rien ne doit éveiller leur intention. Elle ne doit pas être repérée et continue à courir pour se fondre dans la masse qui lui est devenue abjecte.
Soudain, le bruit du cor lui indique qu’ils sont à sa gauche.
Finalement, c’est dans un dernier appui chancelant que les premiers chiens s’engagent devant elle. Au plus profond de sa chair, comme une morsure, la puissance de la sentence tombe. Elle se sait maintenant condamnée comme le cerf qu’elle traque depuis maintenant cinq heures. Pas même Proust, le chef de meute à qui elle a offert de nombreuses portées, ne pourra lui venir en aide.
Elle qui faisait avant la fierté de ses maîtres par sa fougue, son flaire infaillible et sa réactivité aux ordres, elle sait bien que demain ceux-ci n’auront aucune pitié. Elle sent déjà les yeux de l’humain se poser sur elle. Jugée non rentable à la chasse à courre, trop faible pour tuer, et cela, malgré ses loyaux services, demain elle sera exécutée d’une balle dans la tête.
Gabie espère que sa mort soit rapide.
1
Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales
Écrivain français (1741-1816). Ce dialogue, mettant en scène un homme noir albinos voulant manger un roux voulant manger une huître, permet à l’auteur de dénoncer la discrimination selon l’espèce (spécisme) en faisant un parallèle avec le racisme. L’arbitrage de Newton, incarnant la science et la philosophie, condamne l’alimentation carnée et revendique le droit à la vie de tout être sensible.
L’HUÎTRE : (…) je ne crains guère dans la nature que les pétoncles, les cancres et les hommes.
L’HOMME-MARIN : Eh bien, cette crainte que je t’inspire prouve que j’ai le droit de te gouverner ; le droit du plus fort est le droit de la nature, comme l’a très bien dit un de nos orateurs à nageoires, dans un discours qui a été couronné à l’académie des requins.
L’HUÎTRE : Laisse les sentences à tes académies, et dis-moi un peu ce que c’est que le droit du plus fort.
L’HOMME-MARIN : C’est… c’est… C’est ce qui fait que je vais te manger. (Il tente d’arracher l’huître du rocher.) (…) Je veux voir si un animalcule qui raisonne est meilleur au goût qu’une plante qui végète. (Il fait de nouveaux efforts, et enfin, il l’arrache.) (…)
L’homme-marin se débat dans les filets du nègre blanc, tenant toujours l’huître à la main. (…)
L’HOMME-MARIN : Seigneur Albinos, épargnez-moi, je suis un être raisonnable.
L’ALBINOS : Toi, un être raisonnable ! Et je te trouve dans le même élément où je pêche des cancres et des moules ! Voyons cependant que j’examine tes traits… Mais, non, j’ai sur la tête de la laine frisée, et tu as des cheveux roux ; mais mes yeux sont rouges, et les tiens sont noirs ; ta peau est brune, et la mienne a la blancheur du lait (…). Tu ne saurais passer pour un être raisonnable. (…) Tu peux être le roi des poissons, mais moi, en qualité de roi des Albinos, j’ai le droit de te faire rôtir ; je te traite comme certains cannibales appelés nègres traitent ceux de ma nation, et comme d’autres cannibales appelés blancs traitent les nègres. (…)
On voit Newton se promener sur le rivage, un livre à la main ; les cris de l’homme-marin excitent son attention, il ferme son livre, bande son pistolet et s’approche du lieu de la scène. (…)
L’ALBINOS : (…) J’ai beaucoup de besoins ; par exemple, la nature, en ce moment, me dit de manger cet homme-marin.
L’HOMME-MARIN : Et à moi d’avaler cette huître.
NEWTON : La nature vous dit à tous deux d’apaiser votre faim ; mais non de manger des animaux qu’elle a formés avec tant d’intelligence ; dès qu’un être est doué de sentiment, il a le droit à la vie, et l’anéantir, c’est offenser la première cause.
Drame raisonnable, in De la philosophie de la nature (1770),
3e édition, tome III, Londres, 1778, p.171-184
Le soleil commençait à peine à faire son apparition timidement dans la forêt. Lui, qui avait dominé de ses grands rayons tout l’été, se voyait lors de ce matin automnal avancer à pas modérés. Ses rayons très pudiques éclairaient faiblement le feuillage des arbres avant de traverser leur couverture sombre.
Quelques oiseaux venus des épais feuillages entamaient leurs chants matinaux enveloppant le silence d’une douce mélodie. Quelque part dans cette mer de chênes, des craquements venaient trahir la présence de faune. La forêt se réveillait.
C’est le moment que je choisis pour sortir le museau de mon nid. Lissant ma longue queue rousse d’écureuil de petit coup de langue, j’étire mes pattes engourdies par la nuit, baille bruyamment, laissant apparaître de longues incisives blanches au travers d’une petite nuée de vapeur. Comme à mon habitude, profitant de toute l’ardeur de ma jeunesse, je me réveille au côté d’une charmante compagnie. Ma nouvelle muse s’appelle Lila, elle vient du bois voisin. Mais ce matin brumeux me rappelle l’approche de l’hiver. Lila ne tardera pas à se réveiller et disparaîtra comme bien d’autres après avoir, une dernière fois, partagé le plaisir des étreintes. Je le sais, contrairement à mon habitude je vais devoir me lever tôt et commencer ma réserve de noisettes, de noix, de graines et champignons. Un dur labeur annuel qui m’attend et dont je me passerai bien.
Quand je lève la tête, espérant ainsi saluer Ursule, la chouette avec qui je partage mon châtaignier, celle-ci a déjà dû partir se coucher. Sa branche est vide. On peut cependant distinguer sur les extrémités de son perchoir les traces de ses serres qui lacèrent l’écorce d’impatience lorsque celle-ci repère une proie. Par goût alimentaire et vraisemblablement contre nature, je ne constitue pas un butin pour cette chouette qui n’a aucune attirance pour la chair d’écureuil. Jugé au fumet trop prononcé et, plus est, qui reste accroché au palais, je ne crains donc rien.
J’emplis tout mon être de bonne humeur et inspire l’air frais de l’aube. Il faut savoir que mes seules préoccupations dans ma jeune vie sont de jouir de chaque plaisir, ce qui souvent me vaut le reproche d’être superficiel, immature et égoïste. Je voue également une attention capitale à ma queue ! Celle-ci doit toujours être soyeuse et brillante. J’y veille et aborde souvent d’un regard dédaigneux tous mes congénères qui laissent ainsi leur extrémité dans un abandon total. Et oui, je consacre ainsi plusieurs heures de ma journée à l’astiquer tel un chat, avant de me pavaner sur les plus hautes branches, pourvu qu’il y ait un peu de soleil pour que des reflets auburn viennent égailler ma toison resplendissante. Après tout, qu’importe la démission de mes congénères pour l’hygiène, cela me vaut finalement le fruit de nombreuses conquêtes.
La brise fraîche de la rosée emmêlée au parfum de l’humus offre un voluptueux bouquet aérien qui se répand dans mes poumons. N’en déplaise à l’air glacé, mon cœur se réchauffe. J’aime me perdre dans ces bois au gré de sauts qui me mènent de branche en branche, jouant ainsi de l’ombre à la lumière. J’aime saluer, au gré de mes percées, les plantes, en m’enivrant précieusement de leurs arômes. Par toutes ses effluves, la forêt aborde une haleine fleurie.
Du haut de mon châtaignier, je contemple maintenant d’un regard admiratif cette forêt qui m’est si chère. Je souris en pensant à mes aïeux qui ont vu grandir bon nombre de ces végétaux tout en contribuant à leur croissance par les graines perdues ou oubliées lors de leurs nombreuses réserves. Tous ces arbres de vie assis au bord des chemins observent, comme moi, le flot des badauds qu’apporte chaque journée. D’ici peu, les bois regorgeront de vie, en passant par les animaux puis par ces bipèdes qui aiment se faire nommer « humain ».
L’humain… Quelle drôle d’espèce quand j’y pense ! À bien y réfléchir, elle est la seule espèce à ma connaissance qui encercle les espaces verts de clôture pour en faire des espaces clos. Moi, à qui la liberté m’est si chère, n’arrive pas à comprendre ce comportement étrange.
Soudain, un bruit qui me semble être une lamentation me tire de mes réflexions.
— Martin !
Lila se réveille et m’appelle dans un murmure. Mes yeux noirs s’étirent dans un regard malicieux, les noisettes attendront.
Au loin, des jappements retentissent, une détonation, puis, plus rien.
2
Victor Hugo
Écrivain et homme politique français (1802-1885), Victor Hugo est très sensible à la cause animale. Il est notamment le président d’honneur de la Société française contre la vivisection, et quelques-uns de ses textes, comme ce poème contre la chasse intitulé « Le droit de l’animal », dénoncent la cruauté de l’homme envers les animaux.
Oui, l’homme est responsable et rendra compte un jour.
Sur cette terre où l’ombre et l’aurore ont leur tour,
Sois l’intendant de Dieu, mais l’intendant honnête.
Tremble de tout abus de pouvoir sur la bête.
Te figures-tu donc être un tel but final
Que tu puisses sans peur devenir infernal,
Vorace, sensuel, voluptueux, féroce,
Échiner le baudet, exténuer la rosse,
En lui crevant les yeux, engraisser l’ortolan,
Et massacrer le bois trois ou quatre fois l’an ?
Ce gai chasseur, armant son fusil ou son piège,
Confine à l’assassin et touche le sacrilège.
Penser, voilà ton but ; vivre, voilà ton droit.
Tuer pour jouir, non. Crois-tu donc que ce soit
Pour donner meilleur goût à la caille rôtie,
Que le soleil ajoute une aigrette à l’ortie,
Peint la mûre, ou rougit la graine du sorbier ?
Dieu qui fait les oiseaux ne fait pas le gibier.
Déclaration de V. Hugo recevant chez lui les membres de la Société française contre la vivisection, le 3 février 1884,
in Bulletin de la Société française contre la vivisection, 2 juillet 1884, p.4 ; « Le droit de l’animal »,
in Dernière Gerbe, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p.47-48
Je saute maintenant de branche en branche depuis plusieurs heures, me laissant aller là où mon envie me guide lorsqu’une odeur de sang m’indique que quelque chose n’est pas normal. Je m’arrête le long d’un buis puis me dresse sur mes pattes arrière pour mieux parvenir à saisir la provenance de cette odeur. Je hume à pleins poumons à m’en éclater la poitrine, tant j’inspire de grandes bouffées. L’œil aux aguets, les moustaches frétillantes, me voici en train d’inspecter l’air. Ce que je sens ne me dit rien qui vaille. Je sens l’odeur de la peur, de la colère, de la panique, mais surtout beaucoup de tristesse, et finalement, de sang ! Non, vraiment, rien de bon. J’ai beau me hisser le plus haut possible sur mes membres inférieurs, je ne distingue aucun autre animal autour de moi et pourtant je les sens. Ils sont plusieurs. Je détecte dans l’air les traits d’un scénario qui ne me plaît guère. Soudain, j’hésite à rebrousser chemin.
Évidemment, ma curiosité l’emporte. Il faut que j’aille voir. Il faut que je sache de quoi il s’agit. J’imagine déjà raconter à ma prochaine conquête comment j’ai pu remonter la piste d’un dangereux pillard sanguinaire. C’est sûr, la prochaine ne pourra que succomber à ce récit que je ne manquerai pas d’épicer.
Plus j’avance et plus les questions fusent. Quelque chose de mal s’est produit, je le sais. Je parviens maintenant à sentir, sous mes pattes, une onde de secousse qui remonte le long du tronc de l’arbre, le sol remue. En plus d’être plusieurs, ces animaux responsables de ce désordre sont forcément lourds. Je m’étais glissé un instant au sol pour mieux remonter la piste, mais je préfère, maintenant que je perçois leurs présences grandissantes, me hisser dans les hauteurs pour plus de sécurité.
Je déglutis, à mesure que je progresse les poils sur mon échine se redressent. Ma respiration s’accélère. Voici que je crains pour ma vie. Tous mes sens sont en éveil. Même le vol d’une mouche me serait perceptible. Soudain, le vent tourne et m’amène de nouveaux éléments sur la localisation de la scène. Toujours guidé par mon odorat, j’oblique à droite avant d’emprunter les branches d’un peuplier. Me voilà en train de parcourir par de petits sauts nerveux en élévation le chemin que composent habituellement les bipèdes dans leur cueillette de champignons.
L’odeur du sang encombre l’air. Jamais je n’avais senti pareille odeur. Un étrange silence règne. Même les oiseaux se sont tus. En dehors de l’odeur de cette sève rouge, je distingue maintenant l’odeur d’un cerf et de ses femelles. Pourquoi des animaux majoritairement herbivores dégageraient-ils cette odeur nauséabonde ? Je dis majoritairement herbivore, car une fois, d’après les récits rocambolesques de mon grand-oncle, celui-ci aurait vu un chevreuil en train de ronger des os de carcasse. Il paraîtrait que cette espèce pallie ses besoins de calcium comme ça…
Je ne trouve aucune explication logique à ce que mon odorat me rapporte.
Désireux de savoir, je continue de gagner du terrain quand, soudain, je la vois. Comment décrire la scène qui s’offre à moi ? J’ai devant mes yeux un décor de torture. Les feuilles qui habituellement sont si belles en cette saison par leur panel de couleur or orangé sont maculées de rouge. Totalement désarmé, je sens mes pattes arrière défaillir et m’assois sur l’écorce. Mon flair ne m’a pas trompé. En bas se tient un troupeau de cervidés : un cerf, deux biches et trois de leurs petits. Vraisemblablement deux femelles et un jeune mâle. Celui-ci est resté à l’écart, prostré. La tête basse, sa respiration est plus ralentie que les autres, comme si chaque inspiration lui était difficile. À croire que son cœur bat encore au rythme de l’horreur qui s’est déroulée ici. Il s’agissait apparemment d’un groupe endeuillé. À bien y regarder, je reconnus la famille de Hugues. Du roi de la forêt. Qui ne connaissait pas cette famille ? Son brame résonne encore dans tout mon être, dans tous les sillages des bois. Combien de grasses matinées m’a-t-il ainsi gâchées ? Je ne vais tout de même pas m’apitoyer sur son sort.
À la réflexion, je crois être, avec Philibert, le seul animal de la forêt à ne pas le vénérer. Philibert était un renard solitaire, taciturne et méfiant. Il ne faisait confiance en personne. Depuis la perte de sa renarde et de ses cinq renardeaux, personne ne l’avait vu rire. Personne ne savait vraiment dans quel contexte sa famille avait péri ; une histoire sordide, paraissait-il. Il parlait très peu ou souvent pour livrer son avis cynique d’un accent certainement hérité des pays de l’Est. Philibert était réputé pour son « humour » à prendre au premier degré et pour une grande susceptibilité qui valait souvent aux personnes l’ayant offensé un ou deux coups de crocs bien placés. Tout le monde le savait être un redoutable chasseur. Tous les petits animaux fuyaient sur son passage. Je me félicitais d’être resté bien en haut sur les branches.
Finalement, les rares fois où nous l’avions vu prendre la parole, comme dans un rictus nerveux, Philibert passait souvent sa langue sur ses canines.
Le vent tournait dans son sens et j’étais le seul à l’avoir localisé.
Malgré ma rancune certaine, pour toutes ces grasses matinées écourtées, Hugues me faisait de la peine. Je le sentais si vulnérable à humer le sol. Hugues a dix ans, et avec l’âge, quelques poils blancs parsèment sa toison. Il en impose par sa taille et ses grandes ramures.
Plus loin, je reconnus Sibylle et Capucine, ses deux filles. Capucine a toujours été plus ronde que sa sœur aînée. Cependant, elles ont toutes deux hérité des yeux de leur mère, Fleur… Un marron glacé que je compare souvent à des noisettes. Fleur est une de ces beautés délicates, fragiles, qui voue un amour inconditionnel à son mâle. Nombreux furent les prétendants qui se sont fait blesser, parfois même tuer par Hugues lors de la période du brame. Je reconnais maintenant Jocelyn qui se tient toujours près de son arbre, la respiration douloureuse. Il est maintenant assiégé de spasmes. Mais où est Robin, son frère jumeau ? Je peine alors à comprendre la situation…
Hugues parle, mais je n’entends pas ses propos. Ses paroles sont intelligibles. Je tends alors l’oreille pour comprendre les propos tenus.
Fleur a prononcé ces paroles en venant poser délicatement sa tête sous l’encolure de son mâle.
Autour de nous il ne semble n’y avoir que des survivants, mais je ne vois aucun corps qui jonche le sol. Je cherche, en vain. Je ne vois qu’un sol en désordre où a eu lieu un affrontement terrible. Un sentiment de peur et de curiosité m’envahit soudain.
— Où est le corps ? demandais-je.
Soudain, un sentiment de culpabilité m’habite. Qu’ai-je donc à poser de pareilles questions dans de telles situations qui ne me concernent en rien ? Je me sens déplacé, mais en même temps satisfait d’avoir fait part de mon interrogation. Après tout, on ne se donne pas en spectacle si l’on veut rester tranquille.
À ma question, je vois Hugues me toiser avant de me répondre :
— Ils l’ont emmené. À l’heure qu’il est, Robin est sûrement dépouillé de toute sa chair, sa peau lapidée et sa tête va bientôt trôner dans leur salon comme souvenir de ce jour funeste, après avoir été dévoré par une meute de chiens…
Je vois Fleur, anéantie par la douleur, pleurer pudiquement derrière son mari avant de rejoindre ses deux filles pour leur apporter un peu de consolation. Même si je n’ai pas d’enfant et n’en désire absolument pas, je n’ose imaginer la douleur d’une mère à qui on enlève son enfant.
Pourtant je ne comprends pas de quoi ou de qui parle Hugues. Qui pourrait bien faire preuve d’autant de zèle dans la mise à mort de sa proie…
— Qui ça « ils » ? Ça n’a pas de sens. Quel prédateur peut bien découper la tête de sa proie en souvenir de son repas ? Faut être sacrément dérangé ! rétorquais-je avec peut-être trop d’assurance dans la voix.
Je sentis que ma question avait lancé un froid.
— L’homme, bien sûr. Il répand notre sang pour son propre loisir. Il bafoue la douceur de notre nature au nom de la chasse, SA chasse, et par bêtise, nous impose une domination cruelle. Il n’y a pas plus féroce bête que celle qui prend autant de complaisance à abattre un animal en l’achevant d’un pieu en plein cœur avant de l’avoir traqué jusqu’à ce que ses forces ne l’abandonnent. Puisqu’ils ne s’arrêteront pas, il est grand temps que la situation s’inverse… Que nous les arrêtions !
Hugues semblait parler à la petite assemblée que nous étions, mais je devinais qu’il déblatérait, réfléchissait à haute voix.
Jocelyn avait hurlé ces paroles comme pour exorciser sa douleur. Ses mots étaient sortis de sa poitrine comme les hurlements d’un nouveau-né. Un cri plein de douleur déchirant l’atmosphère.
Le pauvre animal qui était jusque-là adossé à son arbre avait fait un bond et se tenait maintenant les quatre membres éloignés les uns des autres telle une araignée. Sa tête demeurait basse, la respiration toujours haletante comme s’il venait de traverser la même épreuve que son frère.
Hugues continuait de marteler le sol de ses sabots haineux et formula une réponse sans même lever la tête vers son fils brisé.
Philibert avait prononcé ces paroles tout en sortant de son buisson. Cet abruti avait le don de la mise en scène. Il avait prononcé cette phrase tout en me désignant du museau. Certes nous avions la même couleur de fourrure, mais nous n’étions pas du même monde. Je ne laisserai pas un renégat me parler de la sorte avec autant de familiarité.
Je n’avais pas eu le temps de poser ma question que Jocelyn me répondit en devançant son père :