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Les destins croisés de cinq passionnés de musique et d’une jeune danseuse se confrontent dans une remise en question profonde. Leurs différents parcours les ramènent tous au point de départ de leurs vies respectives, les poussant à tout reconstruire. Entre blessures du passé et choix décisifs, cette œuvre explore les liens complexes de l’amour, de l’amitié et de la tolérance, en offrant une réflexion sur la force, la résilience et la transformation.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie Lavaud, depuis toujours, vibre au rythme des histoires d’amour. Inspirée par cette passion dévorante, elle décide enfin de donner vie à ses propres récits. Avec une plume empreinte de sensibilité et d’émotion, elle vous convie à pénétrer dans sa bulle d’oxygène littéraire.
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Marie Lavaud
Annabelle
Retour au point zéro
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie Lavaud
ISBN : 979-10-422-3738-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le point zéro c’est celui d’où tout redémarre !
Tout au long de notre vie, nous devons faire des choix ! Parfois il nous faudra tout recommencer et pour cela repartir d’un point déterminé, celui que j’appelle : le point zéro ! Écrire un roman c’est aussi cela ! Partir d’un des points zéro de la vie des personnages et donner naissance à une histoire. Parfois, il suffit d’un rien, pour que naisse la trame d’un roman, une image, trois secondes d’une info dramatique et l’histoire de ces six protagonistes, est née dans mon esprit.
Parce que ce roman est, je crois, celui qui m’a demandé d’aller puiser au plus profond de mes propres émotions, je me suis attachée à ces cinq garçons et cette fille dont les vies pour certains se sont déjà croisées. Cinq garçons et une fille qui cachent au plus profond de leurs êtres de douloureuses blessures. Parce que le destin les a réunis, ensemble ils vont vivre de leur passion, tenter de se soigner faute de parfois pouvoir se guérir. Continuer ou abandonner chacun choisira son propre chemin, mais ces choix impacteront la vie de tous. J’ai voulu ce roman comme une ouverture d’esprit à la tolérance, l’amitié, la solidarité, l’amour.
La trame générale de cette histoire est certainement celle qui m’a demandé le moins de temps pour l’écrire. Tous les protagonistes de ce roman se sont imposés et mis à vivre dans ma tête. Peaufiner leur histoire m’a demandé presque un an de relecture, de réécriture, un travail long et fastidieux, mais nécessaire. J’ai écouté beaucoup de musique, souri, ri et même parfois pleuré avec eux, je les ai accompagnés avec une infinie tendresse pour Aiko, Sven, D’Jin, Hayden, Nils et Annabelle et de beaucoup d’affection pour Alice, Silvio, Charlie et John Rives, des personnages secondaires, mais dont la présence est indispensable à l’histoire.
J’espère que le temps d’une lecture, revenir au point zéro vous embarquera dans la vie de tous ces personnages et que vous aussi vous les regarderez avec bienveillance !
Marie
Annabelle poussa un profond soupir, un soupir de ras-le-bol dans lequel, à la fin d’une journée difficile, on voudrait trouver du soulagement. Elle referma la porte de son studio dont la vue ne lui procurait guère de réconfort. Un studio si petit et modeste qu’elle pouvait en effectuer le tour d’un simple regard circulaire. Elle ne l’avait pas choisi sur un coup de cœur, juste par obligation, à la suite de ce qu’elle nommait « un incident de parcours ». Un de ceux qui depuis des années jalonnaient sa vie. Dans cet endroit aussi laid soit-il, le bruit des rotatives de l’usine dans laquelle elle venait de terminer une mission d’intérim ne lui vrillait plus les tympans. Seule l’odeur tenace du poisson lui collait encore aux vêtements. Elle avait emménagé dans cet immeuble en urgence avec l’espoir d’y demeurer temporairement, mais il lui fallait faire le triste constat que la situation s’éternisait. Rien ne changeait ni le papier peint défraîchi ni le mobilier usé et bancal, l’ensemble s’harmonisait parfaitement dans cet espace confiné. Résignée à son sort, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle finit par s’habituer et faire abstraction du côté minable et déprimant de cet endroit. Alors pourquoi ce soir n’était-elle pas loin de penser que sa vie présentait des similitudes avec l’espace qui l’entourait ? La trouvait-elle minable et déprimante ?
Immobile, devant la porte du réfrigérateur largement ouverte, Annabelle pensa qu’il faudrait minimum un master en cuisine pour concocter ne serait-ce qu’un encas avec ce que contenait cette antiquité. Affichant un air désabusé, elle se hissa sur la pointe des pieds, leva un bras pour atteindre le placard du haut dont la couleur jaune pâle et fanée lui donnait presque la nausée. La porte grinça sur des gonds rouillés qui finiront un jour par céder et elle ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. Pas besoin non plus de s’attarder à l’intérieur pour voir que celui-ci ne recélait pas des trésors de nourriture et l’inventaire ne lui prit qu’une seconde. Annabelle se saisit d’une poche contenant quelques tranches de pain de mie se refusant de jeter un œil à la date de péremption avant de la glisser sous son bras. Du bout des doigts, elle tâtonna sur l’étagère du haut pour en retirer une petite boîte de thon nature. Sa découverte la fit grimacer, mais elle se voulait optimiste et en conclut que l’odeur du poisson s’harmoniserait parfaitement avec celle imprégnée sur ses vêtements.
Annabelle se débarrassa de ses trésors sur la caisse de bois qui officiait en qualité de table basse avant de se laisser mollement tomber sur le canapé en croûte de cuir vert foncé. À l’aide d’un plaid et quelques coussins, elle tenta d’améliorer l’état de cette vieillerie que le propriétaire du logement avait probablement dénichée dans un quelconque rebut, mais il fallait bien se rendre à l’évidence qu’aujourd’hui, il restait sur l’assise plus de croûte que de cuir ! mâchonnant une bouchée de thon qu’elle poussa avec une gorgée de sa canette de bière, le regard dans le vide, car elle ne possédait même pas de télévision pour se donner l’illusion d’être moins seule, elle se vit obligée de regarder la réalité en face. Sa vie tournait en rond avec la même régularité que les aiguilles d’une montre. Elle avait l’impression de toujours en revenir au point zéro et le silence de l’endroit la poussait parfois à se parler à haute voix, histoire de se donner l’illusion que sa vie n’était pas aussi solitaire qu’il y paraissait au premier coup d’œil.
— Annabelle, pauvre fille ! Qu’es-tu donc en train de faire de ta vie ? ronchonna-t-elle tout haut avec un soupir de résignation.
Si seulement elle pouvait trouver une réponse à cette question ! Chaque fois qu’elle croyait prendre un nouveau départ dans la bonne direction, celle-ci s’avérait la plupart du temps être une voie sans issue. Annabelle ne voyait pas d’autre recours que de faire marche arrière pour toujours en revenir au point de départ de sa vie d’adulte.
— La vie n’est pas qu’une longue ligne droite, lui répondait sa mère chaque fois qu’Annabelle faisait part de son abattement.
Sa mère, femme douce et aimante, travaillait dans une agence de voyages. Elle ne cessait de lui répéter affectueusement que la vie était aussi faite de carrefours et qu’il lui faudrait parfois choisir le bon chemin pour atteindre son but. Annabelle adorait sa mère, mais elle se disait que depuis son adolescence, ou plus précisément depuis trop longtemps à son goût, sa vie n’était pas faite que de lignes droites et de carrefours. Elle la voyait comme un interminable sens giratoire dont elle ne trouvait pas la sortie. Quand son moral était au plus bas, elle se demandait parfois pourquoi l’avait-on propulsée dans ce monde sans un radar intégré, un truc du genre « orientation améliorée pour les nuls ». Quant à son père, l’homme imaginait la vie comme un voyage, ce qu’Annabelle trouvait approprié pour ce conducteur de train du genre taiseux, mais d’une extrême sagesse. Le conseil de son père ?
— Mon enfant ! Commence par choisir la direction dans laquelle tu souhaites aller, puis embarque dans un des wagons du train de la vie et laisse-le te conduire à destination.
Faute de trouver une ligne droite et des carrefours, embarquer dans un des trains de la vie de son père n’était peut-être pas une si mauvaise idée. Voyager de cette manière la mènerait probablement plus loin que de remonter à pied les chemins invoqués par sa mère. Cela semblait trop facile pour être une vérité. Pourtant un jour, elle tenta sa chance embarquant sans hésitation dans ce qu’elle pensait être un train à grande vitesse, qui au fil du temps s’avéra n’être qu’un omnibus qui l’avait débarqué dans de nombreuses stations et les correspondances ne la menèrent pas toujours à destination. Désabusée, elle en conclut que ni les chemins de sa mère ni les trains de son père n’avaient d’effets positifs sur sa vie.
Pourtant tout ne débuta pas si mal pour la petite Annabelle Leroy. Elle grandit au cœur d’une cité où s’alignaient des barres d’immeubles de quatre étages. Le lieu de son enfance ressemblait à une de ces cités sans histoire, un environnement où se côtoyaient en bonne intelligence toutes sortes de familles venues de divers horizons. Des familles d’employés, de petits commerçants, ou de simples ouvriers, occupaient en grande majorité ces logements sociaux, un lieu de vie où elle se sentait en sécurité. Il y avait bien quelques ados qui pour se faire mousser se réunissaient parfois dans le petit square situé près des immeubles. Ils formaient un genre de gang des bacs à sable, s’érigeant en gardiens de la cité, en réalité, ce n’étaient que des gosses qui tentaient de jouer aux caïds. Une bande de gamins qui roulait des mécaniques pour se donner l’illusion d’avoir une quelconque autorité dans un monde où ils s’ennuyaient ferme.
Cette jeunesse se fréquentait depuis la maternelle, tous grandissaient ensemble et au fil des années ils développèrent une sorte d’entraide qui voulait que les plus grands protègent les plus petits. À l’adolescence Annabelle fréquenta une structure financée par la ville, une sorte de foyer social, un endroit où se retrouvaient les gosses de la cité, quels que soient leur âge et leur situation familiale. Le foyer était un immense bâtiment cloisonné en plusieurs zones. Les moins bien lotis, ceux en difficulté scolaire se faisaient aider par des bénévoles et l’endroit proposait également à moindre coût toutes sortes d’activités sportives ou culturelles animées par de jeunes éducateurs qui pour la majorité étaient eux-mêmes issus de la cité ou de cités avoisinantes. Dans un premier temps, Annabelle intégra l’atelier de dessin où entre quatorze et dix-sept ans elle y développa son goût pour l’art et acquit un bon coup de crayon. Parfois avec une belle réalité, il lui arriva de dessiner le visage de ses camarades, jusqu’au jour où Joris fit son entrée dans son univers !
Joris quitta la cité après le divorce de ses parents, pour revenir y vivre avec son père quelques années plus tard et Annabelle craqua complètement pour le beau Joris. À son contact, la passion pour la musique dite de rue la contamina étendant son pouvoir jusqu’à la danse hip-hop. Une forme d’art qu’elle découvrit auprès du jeune garçon et tout naturellement, elle le suivit aux cours de danse dispensés dans l’enceinte du foyer. Au fil des mois, son amour pour le beau Joris s’effilocha jusqu’à se rompre, mais pas son amour pour la danse. Il ne cessait de grandir et devint une passion qui l’amena à explorer tout le panel offert par cet art. Elle enchaîna alors avec des cours de modern jazz, de break danse, quelques bases de classique. Puis un jour, il y eut cette danseuse free-lance ! une fille dont le physique faisait pâlir d’envie même les mieux loties. Elle vint au foyer leur faire découvrir la danse contemporaine. Annabelle comprit très vite que ce moyen d’expression allait laisser plus de liberté à sa créativité artistique et sa vie se mit à tourner autour de la danse. Cette forme d’art lui permettait d’exprimer ses peurs, ses désirs, ses rêves, elle lui laissait un champ infini de possibles. Annabelle travaillait très dur pour progresser, et un soir, allongée sur le petit lit de sa chambre d’adolescente de dix-sept ans, le regard rivé sur le plafond, elle pensa qu’elle venait enfin de prendre la bonne direction, celle qui la mènerait sur les plus grandes scènes du monde. En attendant d’être reconnue et parce qu’elle était exceptionnellement douée, elle endossa le rôle d’assistante et commença à donner bénévolement des cours de danse au sein du foyer et peut-être deviendrait-elle un jour, source d’inspiration pour d’autres jeunes filles qui rêvent de danser.
Annabelle ouvrit les yeux. Par la fenêtre entrouverte lui parvenaient les bruits matinaux de la rue. Le ramassage des ordures ménagères, les conteneurs qu’on manipule sans précaution, le ronron du moteur d’un camion-benne qui avale les sacs poubelle ou celui du sifflet des agents de propreté. La ville s’éveillait lentement et les sons quotidiens montaient jusqu’à l’étage. Annabelle étira son corps endolori par l’inconfort du canapé sur lequel, elle s’était endormie tout habillée après avoir eu la flemme de le déplier. Un rayon de soleil commençait à percer les nuages, il lui faisait de l’œil à travers les vitres recouvertes d’une pellicule de pollution urbaine. Étirant ses membres, elle bâilla bruyamment, tenta de se débarrasser du plaid écossais qui tels les tentacules d’un poulpe géant, retenait son corps prisonnier. Elle se redressa et en quelques pas mal assurés elle rejoignit la kitchenette tout en passant ses doigts dans ses cheveux pour tenter de mettre un peu d’ordre dans les mèches châtains, qui bien que raides, partaient dans tous les sens.
Les pensées aux abonnés absents, les bras croisés sur sa petite poitrine, elle regardait s’écouler le liquide brun dans la tasse placée sur le socle de la machine à café que venait de lui offrir sa mère. Tout ce qui demandait réflexion pour l’utilisation d’appareils électriques ne l’intéressait pas vraiment. Plusieurs semaines durant, elle jeta un œil mauvais à la machine, jusqu’au jour où elle se trouva dans l’obligation d’expérimenter son utilisation tout en se disant qu’il y avait une possibilité qu’elle la fasse griller dès la première utilisation. Elle bâilla une nouvelle fois avant d’accrocher un regard vide de toutes expressions sur une les fleurs orange du papier peint. Pour un œil non exercé, on pourrait croire Annabelle plongée dans une profonde réflexion. Il n’en était rien ! Son esprit se révélait être un vide intersidéral encore plus profond que les abysses d’un océan, voire celui d’un trou noir dans l’espace, il fonctionnait au ralenti. Sa tasse entre les mains, en trois pas elle rejoignit le seul qui ne rechignait jamais à la prendre dans ses bras, son meilleur ami pour la vie : monsieur canapé ! Assise en tailleur, elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant qui aussitôt lui réchauffa le corps, mais pas le cœur. La pensée de la journée qui se profilait à l’horizon lui fit pousser un profond soupir de lassitude, elle en avait des frissons d’anticipation alors qu’elle se demandait ce que cette journée lui apporterait comme nouvelle galère.
Vêtue d’un jean, d’un chemisier blanc, d’un blaser noir, chaussée d’une paire de tennis de toile blanche, les cheveux disciplinés à coups de brosse et le visage légèrement maquiller Annabelle quitta son studio sous un soleil printanier. Son sac en bandoulière, elle arpentait les trottoirs de la ville d’un pas alerte pour se rendre à l’agence d’intérim proche de son domicile. Elle devait malheureusement se rendre à l’évidence que si elle voulait avoir de quoi survivre dans ce monde, il lui fallait fréquenter cet endroit un peu trop régulièrement à son goût. Ce matin, le ciel était d’un bleu limpide, les branches des grands arbres qui bordaient le trottoir commençaient à se parer d’un feuillage vert tendre et à qui y prêtait attention, couvrant le bruit régulier de la circulation, on pouvait entendre le pépiement de quelques rares oiseaux urbains. Adepte involontaire d’une quantité d’échecs et de déboires en tous genres, au fil du temps, Annabelle devint cette fille qui cherchait partout et dans tout ce qui l’entoure des signes pour lui porter chance. Un chiffre, une chanson, un rayon de soleil qui perce un nuage, tout était bon à prendre pour lui mettre un peu de baume au cœur et lui donner l’espoir que sa vie prendrait bientôt un nouveau chemin. Aujourd’hui, le destin lui envoya une coccinelle rescapée de la pollution. Le petit insecte rouge à pois noirs se posa sur la manche de sa veste de tailleur alors qu’Annabelle attendait que le feu change de couleur pour traverser le boulevard. Elle se dit que voilà un signe qui laissait présager que cette journée serait bonne et lui apporterait des choses positives.
À cause d’un très mauvais souvenir qui changea sa vie à jamais, elle traversa avec une extrême prudence. Remerciant de sa visite le petit insecte, elle déposa délicatement cet annonciateur de bonnes nouvelles sur un tronc d’arbre. Le cœur rempli d’espoir, le moral regonflé à bloc, après quelques minutes de marche, Annabelle poussa la porte de l’agence d’intérim avec la certitude que cette fois on allait lui proposer un emploi qui comblerait ses attentes. Elle reconnaissait que des attentes, elle n’en avait pas tant que ça. Avec un bac en poche, contrainte et forcée pour rassurer ses parents d’intégrer une université où elle suivit un rapide cursus en psychologie et le rêve ultime de devenir danseuse et chorégraphe, la logique voulait qu’elle ne prétende pas briguer un poste à responsabilités.
À l’université, Annabelle eut moins de difficultés à se faire des copines que celles de partir à la découverte de l’esprit tortueux des humains. La plupart du temps elle s’ennuyait ferme sur les bancs de l’amphithéâtre ne rêvant que de danse. Elle gardait le souvenir d’un de ses professeurs, un petit homme à la bedaine proéminente, aux cheveux gris, gras et mal coiffés, à la barbe mal rasée et qui semblait ne posséder qu’un seul costume froissé. Dès que l’occasion se présentait, le professeur ne se privait pas de lui faire remarquer qu’intellectuellement parlant Annabelle n’était pas franchement une lumière. Elle trouva cette affirmation vexante, mais bien moins que lorsqu’explicitement, il fit part à toute une assemblée d’étudiants attentifs de sa pensée profonde à son sujet.
L’homme affirmait qu’elle ferait mieux de cesser de poursuivre des études si peu faites pour elle et qu’il ne lui servait à rien de s’acharner. Puis tout en regagnant son bureau, il conclut dans une envolée lyrique que pour le constat qu’il en faisait, il semblerait que ce soient les études qui poursuivent Annabelle et non l’inverse et qu’à la vitesse où elle les fuyait, elles n’étaient pas près de la rattraper. Il ignorait simplement que dans la vie, Annabelle avait une passion. Rapportant ces dires à ses parents, elle finit par abandonner les études. D’abord réticents, parce qu’ils jugeaient qu’une carrière de danseuse restait un métier difficile et éphémère, qu’il y avait beaucoup de candidates, mais peu d’élues, Annabelle argumenta jusqu’à qu’elle obtienne enfin leur autorisation. Avec l’aide financière de ses parents et un petit boulot à mi-temps pour payer ses cours, elle s’inscrivit dans une école d’art avec le secret espoir d’intégrer un jour une troupe de danseurs professionnels et pourquoi ne pas danser ses propres chorégraphies.
Elle ambitionnait de se produire sur les plus grandes scènes où par le biais de la danse, elle exposerait au monde tous les sentiments qu’elle sentait bouillonner dans son corps et dans sa tête. De longs mois durant, sa vie ne fut qu’un tourbillon de musique et de danse. Ses professeurs la disaient exceptionnellement douée et créative, mais pour Annabelle, le talent n’était pas suffisant. Durant des heures, elle travailla toujours plus dur au point d’oublier de vivre sa vie de femme au profit de sa vie de danseuse. Sa passion dévorante ne se limitait pas qu’à apprendre et après ses journées de cours, deux soirs par semaine, elle se rendait au foyer où elle continuait à enseigner la danse aux adolescents, filles et garçons se pressaient de plus en plus nombreux à ses cours.
Annabelle acquit une certaine notoriété auprès de cette jeunesse, il la considérait un peu comme une grande sœur, quant à l’aube de ses vingt-deux ans, elle croisa le chemin de Yonni. Le jeune professeur de danse recruté par la ville assurait les cours de deux groupes de préadolescents, Annabelle dispensait ses cours à la tranche d’âge supérieure avec qui elle adorait travailler. L’amour de la danse et l’amour tout court, la rapprochèrent de Yonni. Après plusieurs mois d’une relation un peu chaotique, il lui proposa d’emménager chez lui. Elle hésita brièvement et finit par accepter sa demande du bout des lèvres. Après quelques semaines de cohabitation, il se produisit un évènement inattendu qui lui brisa le cœur. Celui-ci couplé à sa passion dévorante pour la danse, rendit conflictuelle sa relation déjà fragile. Elle réalisa qu’elle n’aimait pas vraiment le jeune homme, en tout cas pas de cet amour-là. Les disputes se multiplièrent et finirent par mettre un terme à leur romance. Une nouvelle fois Annabelle en revint au point zéro, celui à partir duquel on doit tout recommencer. Peu désireuse de réintégrer sa chambre de jeune fille, elle trouva rapidement à aménager dans le studio miteux qu’elle occupait encore aujourd’hui.
À la suite de ce raté, plusieurs années durant, Annabelle s’immergea totalement dans la danse. Elle vécut de brèves et le plus souvent décevantes histoires d’amour, traînait parfois avec une bande de garçons et de filles qui étudiaient dans différents domaines artistiques et elle se disait heureuse. À ce moment de sa vie, elle pensa que pour une fois elle allait vraiment dans la bonne direction et s’éloignait de plus en plus du point zéro. Après un grand nombre d’auditions, avoir dansé dans des clips de chanteurs en vogue, dans une comédie musicale et divers autres spectacles, Annabelle commençait à se faire un nom et une réputation dans ce milieu artistique. Quelques fois, on la demandait expressément et même qu’un an plus tôt, par une matinée ensoleillée, la directrice de l’école l’interpella au détour d’un couloir avant de la convoquer dans son bureau.
Très attentive, elle crut rêver lorsque la stricte et toujours très élégante femme l’informa qu’une audition qu’elle estimait faite pour une danseuse de son niveau et avec son talent allait avoir lieu au grand palais de la ville. L’ancienne danseuse classique lui expliqua avoir reçu la visite du manager d’un groupe en pleine ascension dont le succès allait croissant. L’homme disait être à la recherche de trois danseuses pour les accompagner sur les scènes de leur première tournée nationale. Annabelle s’était à peine retenue de sauter de joie, elle voulait à tout prix saisir cette chance de briller dans un endroit où elle rêvait d’être. Sur scène, dans la lumière et devant un public venu nombreux. Dès le lendemain, elle se rendit sur le lieu du rendez-vous, un endroit magnifique avec son immense escalier central dont les marches de pierre s’élevaient jusqu’à la coursive moquettée de rouge sur laquelle ouvraient les portes des loges privées.
À toutes celles qui passèrent la première sélection, on distribua la bande sonore d’une des chansons du groupe et on leur demanda de créer une chorégraphie personnelle à présenter le jour de l’audition finale. Annabelle travailla sans relâche, et quelques jours plus tard, elle se tenait dans les coulisses du grand palais où elle échauffait ses muscles, se refusant à regarder les prestations des concurrentes qui passaient avant elle afin de ne pas se mettre une pression inutile. Derrière la lourde tenture de velours rouge grenat, elle glissa sa mince silhouette et risqua un œil dans la salle plongée dans l’obscurité. Au sixième rang, elle devina les silhouettes de deux femmes et un homme. Sur la rangée supérieure, sans rien voir des traits de leurs visages, elle distingua cinq autres silhouettes assises en enfilade, Annabelle en conclut que ses ombres devaient appartenir aux membres du groupe.
Très sûre d’elle, Annabelle ne connaissait pas le trac avant d’entrer sur scène. Comme d’autres artistes, il lui arrivait parfois d’être un peu fébrile avant une audition ou un spectacle, en tout cas, rien qui puisse la paralyser. Alors pourquoi pour la toute première fois ce jour-là, sentit-elle la peur lui tordre l’estomac ? Pour se rassurer, elle chercha un signe et le trouva grâce à une danseuse qui en passant la bouscula légèrement. Avec un sourire, la jeune fille s’excusa de sa maladresse et Annabelle lui rendit son sourire avant de baisser les yeux sur son bras pour découvrir accrochée à la manche de son boléro une minuscule paillette en forme d’étoile. Voilà le signe qu’elle attendait et lorsque son tour de se présenter sur la scène arriva, elle se mit en place, vida son esprit de toutes pensées négatives et elle se mit à danser avec pour seul objectif : décrocher sa place sur la tournée.
Quelques jours plus tard, heureuse comme elle ne l’était plus depuis longtemps, Annabelle traînait derrière elle sa petite valise pour rejoindre l’hôtel où logeaient la troupe et le personnel affiliés à la future tournée. Elle le savait, durant les semaines à venir, aucun répit ne lui serait accordé. Travailler avec des chorégraphes exigeants, d’autres danseurs et même quelquefois les membres du groupe, allait lui demander de la disponibilité et beaucoup d’énergie. Cependant, la raison de vivre d’Annabelle ne tenait qu’en un seul mot. Danser ! Tous les soirs elle se couchera, épuisée de fatigue, le corps perclus de courbatures, mais perfectionniste et déterminée, elle travaillera encore et encore pour atteindre l’idée qu’elle se faisait de la perfection. La tête pleine de rêves et d’espoir, convaincue que son avenir l’attendait de l’autre côté de la rue, elle posa le pied sur le boulevard.
À proximité de sa future vie de rêve et en une fraction de seconde, sans que rien ne le laissât présager, sa vie bascula dans une autre vie où son rêve n’avait plus d’avenir. Le petit bonhomme rouge se mit à clignoter, il passa au vert et des étoiles plein les yeux en pensant à ce qui l’attendait de l’autre côté du boulevard, Annabelle s’engagea sur les bandes blanches du passage clouté. À quelques pas de sa destination, le vrombissement d’un moteur attira brusquement son attention. Tournant la tête dans la direction d’où le bruit lui parvenait, avec horreur, elle vit foncer droit sur elle, un jeune garçon, le corps courbé sur un scooter. À la dernière seconde, l’engin maléfique fit une embardée pour l’éviter, mais il finit par la percuter, emportant dans son élan son beau rêve et tous ses espoirs. Seul un réflexe de survie la projeta en arrière, limitant la gravité de ses blessures, qui cependant s’avérèrent suffisantes pour justifier plusieurs jours d’hospitalisation, suivis d’une longue et douloureuse rééducation.
Le cœur en lambeaux, le corps meurtri, elle s’accrochait encore à l’espoir de ne pas renoncer à son rêve. Les tendons et les muscles de l’une de ses jambes subirent des dégâts irréversibles qui justifièrent son séjour prolongé à l’hôpital. La veille de sa sortie, le médecin qui affichait un air rassurant lui annonça avec beaucoup de fierté qu’il avait fait du bon travail et qu’après une bonne rééducation Annabelle pourrait de nouveau danser. Prête à bondir de joie du fauteuil roulant sur lequel elle était assise, tant l’espoir qu’il lui donnait lui mettait du baume au cœur, elle se retint in extremis de manifester sa joie par une bruyante démonstration. Bien lui en prit, car les quatre mots qu’il prononça en suivant, mis bout à bout, anéantirent ses espoirs. Seulement pour votre plaisir ! Avec des détails dont elle se serait bien passée, l’homme lui expliqua que l’exigence que demandait au corps de danser au niveau professionnel ne lui serait plus permis. Si elle voulait remarcher normalement et pouvoir encore danser, Annabelle devait se conformer à son avis. Brusquement elle vit son avenir se teinter de gris et tous ses espoirs s’éparpillèrent en millier de morceaux à ses pieds. L’homme d’une grande expérience habitué à toutes sortes de réactions détecta immédiatement dans le regard qu’elle posait sur lui qu’elle refusait ce diagnostic et n’avait pas vraiment l’intention de se conformer à ses conseils. Il précisa alors que la rééducation serait longue et douloureuse et que si elle n’entendait pas suivre ses recommandations, il était plus que fort probable qu’elle ne puisse plus jamais danser, pas même pour son plaisir.
À sa sortie de l’hôpital, Annabelle s’enferma dans son studio. L’affection de ses parents, celui de sa seule amie, celui des élèves de l’école de danse et des gamins du foyer ne purent venir à bout de sa déprime. Des jours durant, elle ne cessa de pleurer sur son sort. Elle en voulait à la terre entière, maudissant tour à tour, Dieu, le gamin qui l’avait renversé et même sa propre existence. La présence constante et rassurante d’Alice, quadragénaire et amie de longue date, une femme positive et pétillante, mais pour qui aucun enfant n’était venu concrétiser des années de mariage, l’aida à remonter de l’abîme dans lequel chaque jour Annabelle s’enfonçait lentement. Malgré leur différence d’âge, les deux femmes entretenaient une indéfectible et solide amitié et grâce au caractère bien trempé de son amie, peu à peu, elle commença à faire le deuil de sa vie rêvée pour se concentrer sur sa vie réelle. Dépitée, il ne lui resta plus comme solution que faire le constat qu’encore une fois la vie venait de la propulser vers un nouveau point zéro.
Une année s’était écoulée depuis le jour où ses rêves restèrent collés au bitume du boulevard. Pour subsister, elle enchaîna sans aucun enthousiasme, un tas de missions d’intérim diverses et variées. Des petits boulots qui lui assuraient le gîte et le couvert, mais rien qui ne puisse égayer sa vie que l’accident avait recouverte d’un voile gris ni ses journées d’une monotonie presque monacale qui s’écoulaient avec une lenteur qu’elle trouvait désespérante.
— Mademoiselle Leroy !
À l’appel de son nom, Annabelle émergea de sa rêverie et releva la tête. Retirant les écouteurs de ses oreilles, elle se dirigea vers le box numéro deux. Derrière un bureau de fer blanc se tenait une jeune femme au visage avenant. Tout en s’avançant dans cette direction, Annabelle se demanda ce que cette journée lui réservait et une brève pensée pour la petite coccinelle lui remplit le cœur d’espoir, priant intérieurement pour que, miraculeusement tirée du chapeau de l’univers, lui soit accordé une mission moins rébarbative que les précédentes. En tout cas autre chose qu’un travail à la chaîne où il faudrait plier des cartons, coller des étiquettes où mettre en boîtes toutes sortes de denrées et parfois même des animaux morts.
— Bonjour, mademoiselle Leroy, comment allez-vous ? lui demanda la jeune femme d’un ton enjoué, l’invitant d’un geste de la main à prendre place sur la chaise qui lui faisait face.
Il était normal, pensa Annabelle que cette fille la traite un peu comme une vieille connaissance. Depuis plusieurs mois, l’agence d’intérim était devenue, en ce qui la concernait, un genre de point relais. Un de ces endroits où l’on vient régulièrement récupérer des colis et dans son cas ce qu’elle venait chercher ici se nommait. Du travail ! Elle y passait si souvent qu’elle finit par connaître les prénoms des trois employées et même quelques bribes de leur vie personnelle. Pour répondre à cette question qu’elle jugeait rhétorique, un genre de marque de politesse comme, bonjour, bonsoir, ou encore merci. Annabelle se contenta d’adresser un sourire à la jeune femme. Elle estimait que sa question n’appelait pas de réponse franche de sa part et elle se demanda comment réagirait son interlocutrice si elle se mettait à répondre.
— Je vais mal, je n’ai pas le moral, ou bien je suis triste ! Elle en conclut que ce serait une gêne pour toutes les deux. Qui peut bien avoir envie d’écouter les états d’âme d’une personne que l’on connaît à peine ? Déjà que ce n’était pas drôle lorsqu’il s’agissait d’écouter complaisamment et avec beaucoup de patience les plaintes d’une connaissance.
— J’ai une bonne nouvelle pour vous !
Voilà une phrase qui éveilla l’intérêt d’Annabelle. Le cœur plein d’espoir, les doigts croisés pour conjurer le mauvais sort, elle se sentait prête à tout entendre, enfin, peut-être pas tout.
— J’ai trouvé ! s’exclama joyeusement la petite brune qui pianotait rapidement sur les touches de son ordinateur. Je m’excuse si l’heure à laquelle je vous ai contacté hier soir était un peu tardive, poursuivit-elle, mais mon excitation lorsque j’ai reçu cette offre était telle, que je n’ai pas pu attendre ce matin.
Annabelle se demanda qu’elle offre d’emploi pouvait déclencher une telle euphorie chez la jeune employée. Le regard qu’elle posait sur la jeune employée dut l’alerter, car elle reprit plus posément.
— Afin que vous compreniez mon enthousiasme, il me faut tout d’abord replacer les choses dans leur contexte.
Annabelle craignait que la volubile employée ne lui raconte sa vie en détail, chose qu’elle n’avait pas envie de subir.
— Je m’appétais à fermer l’agence, lorsque cette offre d’emploi de dernière minute fut pour moi comme une évidence. Votre nom m’est immédiatement venu à l’esprit. Il s’agit là d’une mission qui demande disponibilité et discrétion, sa durée est pour l’instant indéterminée. Un poste de gouvernante vient de se libérer ! lança-t-elle avec emphase, son visage affichant la même expression que celle qu’elle pourrait prendre en annonçant à Annabelle qu’elle venait de gagner au loto.
— Gouvernante ? s’étonna tout haut Annabelle, surprise par cette proposition pour le moins inattendue. Vous voulez dire gouvernante, comme heu… Gouvernante ! Venait-elle soudainement de faire un bon dans le passé, en quoi de nos jours pouvait bien correspondre un poste de gouvernante et qui avait besoin des services de ce genre de personnel ?
— On peut aussi dire : Assistante-domestique si vous préférez.
Non, elle ne préférait pas ! D’où cette fille tirait-elle l’idée qu’elle puisse détenir les compétences requises pour un poste de gouvernante ou d’assistante domestique, quel que soit le terme employé qui à son avis n’était que bonnet blanc et blanc bonnet. Tout ça pour éviter de dire qu’elle lui proposait tout simplement un poste de bonne à tout faire. Cependant Annabelle savait qu’elle ne se trouvait pas en position de se monter exigeante et pour montrer un peu d’intérêt à cette proposition, elle fit l’effort de se renseigner afin d’avoir des arguments concrets pour motiver un éventuel refus.
— Quelles compétences doit-on posséder pour ce type de fonction ?
— Vous aurez en charge la gestion et la bonne marche d’une propriété dans laquelle cinq personnes vivent en colocation. Vous effectuerez les tâches ménagères courantes et cuisinerez pour eux, vous devrez également veiller au confort des habitants, à leur bien-être. En résumé vous devrez les décharger de tous les petits tracas du quotidien.
— Je tiens à préciser, continua-t-elle, que le milieu dans lequel vous exercerez est privilégié. Votre présence sera requise sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, vous logerez donc à demeure. En l’absence prolongée des occupants, vous disposerez à votre guise de vos moments de liberté. Je ne suis pas habilitée à vous révéler leur identité, mais vous devez savoir que ces personnes sont publiquement connues.
Discrètement, Annabelle fouilla la pièce du regard pour voir si par hasard il n’y aurait pas une caméra cachée. Cette proposition d’emploi lui semblait tellement inimaginable, limite absurde, qu’elle lui faisait penser à ces blagues si énormes, qu’elles en devenaient crédibles.
— Trois mille euros !
— Pardon ? Annabelle, qui un instant plus tôt avait décroché du discours de la jeune employée, recentra son attention.
— Votre rémunération sera de trois mille euros mensuels et vous serez logée et nourrie gratuitement.
— C’est une blague ? ne put-elle s’empêcher de lâcher l’air incrédule. Qui proposait une telle somme pour entretenir une maison même si celle-ci abritait cinq personnes connues ?
— L’employeur ne demande pas de références particulières, il vous suffit d’être présentable, discrète et organisée. Vous devrez être disponible à tout moment tout en restant aussi invisible qu’une souris (en matière de souris, Annabelle s’y connaissait un peu) et ne pas perdre de vue que dans cette maison vous n’êtes, ni une amie, ni une invitée, mais une employée.
Face à l’air dubitatif et au regard soupçonneux d’Annabelle, l’employée posa les coudes sur son bureau entrecroisant ses doigts aux ongles manucurés.
— Mademoiselle Leroy, je suis convaincue que ce travail est taillé sur mesure pour vous ! Toutefois.
Ah ! pensa aussitôt Annabelle. Toutefois ! Voilà le mot capable de faire capoter cette proposition qu’elle trouvait toujours trop belle pour être honnête, malgré le sérieux qu’affichait son interlocutrice.
— Toutefois, reprit la petite brune, si vous acceptez ce poste, l’employeur exige qu’un contrat de confidentialité soit signé entre les parties. Sachez que ceci est une condition non négociable. Sont en jeu des questions de sécurité et de discrétion concernant les habitants. Personne ne doit être informé de quelques manières que ce soit de l’identité de ceux-ci. Rien de leur vie privée ne doit être divulgué. Jamais, en aucun cas ! Personne ne doit savoir qui sont nos clients, pas même votre entourage proche.
— Si j’accepte, commença-t-elle pas tout à fait certaine de le faire. Taire l’identité de mes employeurs avec ou sans contrat de confidentialité, ne me posera aucun problème.
Avec un air satisfait, la jeune employée se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
— Mademoiselle Leroy, en plus de votre disponibilité, disons sociale, c’est précisément la raison pour laquelle j’ai immédiatement pensé à vous !
Qu’insinuait-elle au juste, qu’elle n’avait pas de vie sociale ? Si Annabelle voulait se montrer honnête, elle devait bien s’avouer que la jeune femme détenait une peu de vérité sur la vie fade et insipide qu’elle menait depuis l’accident. La voix de l’employée la ramena à l’instant présent.
— L’ancienne gouvernante, une dame avec beaucoup d’expérience a fait une mauvaise chute dans l’escalier. Dans un avenir proche, il n’est pas certain qu’elle puisse reprendre son poste. Les occupants de la maison ont un emploi du temps très chargé, ils ont donc un besoin urgent qu’on prenne en charge leur quotidien.
Un long moment plus tard, Annabelle sortit de la petite agence avec en poche un contrat de travail pour un poste de gouvernante.
Pas une seconde, l’idée de sortir de cet endroit avec la mission la moins déprimante de toutes celles que par le passé elle avait dû accepter pour ne pas mourir de faim ne lui avait traversé l’esprit. Dans sa main elle tenait l’enveloppe contenant le précieux sésame ainsi que le contrat de confidentialité spécifiant que s’il lui prenait l’envie de divulguer l’identité ou la moindre indiscrétion sur les mystérieux occupants de la villa, cela pourrait la mener tout droit jusqu’à la case départ sans passer par la case indemnisation. Avec en poche l’adresse où il lui faudra se rendre dès le lendemain matin, un quartier de la grande ville que son statut social passé et présent lui rendait inaccessible. Un endroit où résidait tout ce que cette ville compte de célébrités et de familles nanties, Annabelle réalisa que cette aubaine tombée du ciel, un emploi qu’elle croyait avoir décroché en compensation de tous ceux qui lui étaient passés à côté et de toutes les difficultés qu’elle avait dû affronter cette dernière année, risquait de s’avérer être une vraie galère. Rien que le montant de son salaire à lui seul, ressemblait à une vaste blague et tant pis si cela faisait clicher de dire que les gens fortunés sont pour la plupart égocentriques et suffisants. À ce tarif-là, elle était prête à maîtriser son caractère, quitte à se mordre la langue. Elle devait à tout prix se rendre indispensable pour garder ce travail le plus longtemps possible. Plus sa mission durerait dans le temps, plus elle lui permettrait de vivre par la suite dans un logement moins sinistre que celui qu’elle occupait actuellement.
Annabelle, en plus de chercher des signes positifs dans tout, est également ce genre de personne qui se fixe des objectifs, et son objectif à cet instant précis était de surveiller qu’aucun élément extérieur ne vienne mettre son avenir en péril. Elle apprit qu’elle ne rencontrerait les occupants de la villa qu’ultérieurement, ceux-ci étant absents jusqu’à la fin du week-end. Elle serait reçue par un homme, une sorte de manager qui gère l’emploi du temps de ces personnes. L’employée de l’agence lui avait dit que l’homme l’informerait et lui donnerait les précisions nécessaires au bon fonctionnement de son poste. L’esprit plein d’interrogations quant à son futur emploi, serrant contre sa poitrine l’enveloppe qui contenait l’offre providentielle, Annabelle remontait le trottoir tête baissée, n’arrivant toujours pas à réaliser qu’elle venait d’accepter un poste de « gouvernante ».
Ce travail à ce qu’elle comprit revêtait un nombre de tâches diverses et variées à accomplir et la liste lui semblait longue comme le bras. Soudain une pensée parasite lui effleura l’esprit. Peut-être venait-elle d’être embauchée par une organisation mafieuse, une secte secrète, ou même les membres d’un groupe de révolutionnaires. Avec la poisse qui depuis de longs mois lui collait à la peau, cela n’aurait rien d’étonnant si elle se retrouvait menacée, puis ligotée avant d’être exécutée. Elle frissonna à cette pensée et ne put s’empêcher de se réconforter à voix haute.
— Non Annabelle, ta vie ne peut pas être aussi nulle !
Lorsqu’elle leur annoncerait la nouvelle, sa mère et Alice ne se priveraient pas de lui faire remarquer qu’elle aurait dû exiger plus de détails sur la bonne moralité des occupants de la maison.
— Je te fais confiance Annabelle, répéta-t-elle pour se rassurer, cette fois, tu es sur le bon chemin et je suis fière de toi !
Abîmée dans de profondes pensées, elle en oubliait qu’elle se trouvait dans un lieu public. Focalisée sur son discours d’autofélicitations qu’elle tenait à haute voix, marchant d’un bon pas et totalement indifférente aux regards étonnés des passants qui croisaient cette fille un peu bizarre, elle s’immobilisa au bord du trottoir attendant que le feu l’autorise à traverser. Machinalement, elle tourna la tête réalisant soudain qu’elle se trouvait près de l’arbre où un plus tôt, elle avait déposé la petite coccinelle. Approchant son visage du conifère, elle scruta méthodiquement le tronc, se retenant in extremis de pousser une exclamation de joie lorsqu’elle découvrit que le petit insecte rouge à pois noirs était toujours là ! elle se dit qu’il l’attendait peut-être, curieux de savoir s’il lui avait porté bonheur. Le minuscule insecte se déplaçait en rond sur la surface accidentée de l’écorce, un bref coup d’œil à sa gauche pour s’assurer de n’être entendue de personne, elle approcha ses lèvres au plus près du tronc rugueux auquel elle chuchota à voix basse :
— Merci coccinelle.
Annabelle ne prêtait aucune attention à son environnement immédiat, elle ne remarqua pas que derrière elle se tenait un jeune homme vêtu de noir, sur la tête une casquette dont la visière descendait bas sur son front dissimulant une partie de son visage. Il avait remonté la capuche de son sweat noir par-dessus et cachait son regard derrière les verres miroirs de ses lunettes de soleil. Immobile, les mains dans les poches de son pantalon de jogging, il se tenait quelques pas derrière cette fille étrange qui semblait absorbée par la contemplation d’un tronc d’arbre. Lorsqu’il se déplaçait seul dans les rues de la ville, il avait l’habitude d’observer ce qui l’entourait, voilà pourquoi cette fille à l’attitude un brin schizophrène attira son attention. Alors qu’il marchait quelques pas derrière elle, il l’entendit se tenir à haute voix une conversation avec elle-même sans se préoccuper un instant des regards suspicieux que lui lançaient les passants. Elle l’intrigua plus encore quand avec un naturel déconcertant, elle adressa des remerciements à un insecte posé sur le tronc du vieil arbre à côté duquel elle se tenait. Bien qu’il ne soit pas d’humeur à cause d’une petite contrariété personnelle, le comportement étrange de cette fille l’amusa et elle venait de faire passer cette mauvaise humeur au second plan.
Le feu tricolore passa au rouge, stoppant la circulation. Il vit la jeune femme hésiter, à plusieurs reprises elle vérifia qu’aucun véhicule en mouvement ne surgisse de nulle part pour la mettre en danger avant de s’engager sur les zébrures blanches. Les mains dans les poches de son blouson de cuir noir, il ne bougeait pas ni ne pouvait détacher son regard du manège de cet intrigant personnage. Après maintes vérifications, elle traversa le boulevard d’un pas rapide, comme si sa vie dépendait qu’elle atteigne au plus vite l’autre côté. Amusé par son comportement, il resta près du feu pour continuer de l’observer alors qu’elle venait d’atteindre le trottoir d’en face sur lequel elle exécutait une sorte de danse de la joie, comme pour se féliciter d’avoir traversé sans encombre la large bande de bitume. Le bras plié, elle répétait à plusieurs reprises des : Yes, yes, yes ! avant de faire deux tours sur elle-même, quelques pas de danse et comme si l’étrangeté de son attitude paraissait naturelle, elle s’éloigna et il finit par la perdre de vue.
Annabelle gravit les marches qui menaient à l’étage et referma la porte de son studio contre laquelle, un instant, elle resta adossée. Un profond soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres avant de déclarer à haute voix, histoire de tromper le silence.
— Bravo, Annabelle, je suis fière de toi, merci d’être rentrée saine et sauve.
Elle laissa tomber sur la caisse de bois l’enveloppe contenant son laissez-passer pour sa future vie meilleure, en tout cas elle ne pouvait pas être pire que celle qu’elle menait depuis un an. De la poche arrière de son jean, elle sortit son portable et fit défiler ses contacts jusqu’à ce qu’elle trouve celui d’Alice. Lorsqu’elle entendit la voix de son amie dans l’écouteur, elle lança un joyeux.
— Salut Alice !
Les deux femmes échangèrent des banalités et Annabelle l’invita à passer dans la soirée pour boire une bière et partager une pizza. Ses paroles éveillèrent la curiosité de son amie lorsqu’elle lui annonça qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire. L’inquiétude transpirait dans la voix d’Alice, mais Annabelle s’empressa de la rassurer, elle précisa que c’était une bonne nouvelle et que tout allait bien. Ensuite elle appela sa mère pour lui faire part de sa nouvelle mission, l’informant qu’elle devrait être absente un certain temps, mais qu’elle ne manquerait pas de lui donner régulièrement de ses nouvelles et pour ne pas l’inquiéter elle improvisa quelques fausses vérités et broda un tissu de banalités autour de ses futurs employeurs, l’assurant qu’ils étaient dignes de confiance, ce dont elle n’avait pas la moindre idée !
Assise en tailleur sur le vieux canapé, face à Alice, une canette de bière dans une main, une part de pizza dans l’autre, Annabelle racontait avec enthousiasme son entrevue à l’agence d’intérim, avançant gaiement le fait qu’elle se trouvait chanceuse d’avoir pu décrocher ce poste.
— Il n’y a bien que toi, pauvre Anna, pour te réjouir d’aller faire « la bonniche » pour des gens dont, si j’ai bien compris tu ne sais absolument rien ! lui dit Alice avant de porter sa canette de bière à ses lèvres.
— Ce n’est pas un emploi de « bonniche », je serais gouvernante, lâcha-t-elle fièrement. Crois-moi sur paroles, ce ne sera pas pire que mes dernières missions.
— C’est une chose que je veux bien t’accorder, lui dit son amie magnanime. En tout cas, sache que je veille sur toi. Si tu as le moindre problème, ou si tu sens que cette affaire est louche, tu m’appelles et je viendrai illico presto te tirer de ce mauvais pas.
— Je sais bien que je peux toujours compter sur toi, tu es ma grande sœur de cœur et t’avoir dans ma vie me rassure. Chaque fois que je me perds en chemin, tu es toujours là pour me réconforter et me dire que ce n’est pas grave, qu’il me suffit de prendre un chemin différent et de repartir.
Alice sourit tout en prenant les mains d’Annabelle dans les siennes, l’expression de son amie changea soudainement et de souriante, elle se fit sérieuse. Alice semblait chercher ses mots avant de relever le regard pour croiser celui d’Annabelle inquiète de ce brusque changement d’humeur.
— Anna ma chérie, commença-t-elle, je n’ai peut-être jamais eu l’occasion de te dire que si tu penses que je suis toujours présente sur ton point de départ, toi tu es mon point d’ancrage, celui auquel je m’accroche chaque fois que j’ai envie de fuir ma vie. Je ne larguerai mes amarres que lorsque je te saurai en sécurité. Lorsque ta silhouette s’éloignera sur le chemin de ta propre vie, cela voudra dire que tu as enfin pris la bonne direction et à mon tour, je pourrai voguer vers d’autres rivages, rassurée, mais sans jamais t’abandonner.
— Cela va si mal avec Ronan ? interrogea aussitôt Annabelle. Le discours de son amie ne pouvait venir que du mal être qu’elle éprouvait depuis un long moment. Un ennui profond dans un mariage dont elle ne voulait plus, mais dont elle ne savait comment se défaire sans blesser celui qui près de quinze ans plus tôt lui demanda sa main.
— On ne peut pas dire que ça aille vraiment mal, tu connais Ronan, c’est un homme bien, mais ennuyeux, à ses côtés j’ai la sensation de traverser une morne plaine dont je ne vois pas le bout. Le temps passe si vite et depuis un moment déjà, je me sens de plus en plus à l’étroit dans cette vie, acheva-t-elle avec un profond soupir qui en disait long sur son désespoir. Jusqu’ici je n’ai pourtant pas encore trouvé le courage de briser mes chaînes pour m’évader loin de ce qui me retient prisonnière.
La soirée se prolongea jusque tard, les deux amies éclusèrent des bières comme des soudards polonais, à la suite de quoi, l’aide d’Alice ne fut pas de trop pour terminer les bagages d’Annabelle avant que toutes deux ne s’écroulent complètement ivres, une sur le sol, l’autre sur le canapé.
Le réveil fut difficile pour Annabelle, Alice avait discrètement quitté le studio. Elle devait se reprendre, car elle avait décidé que ce jour était celui qui marquerait un tournant dans sa vie. Elle se traîna les yeux clos, la bouche pâteuse, jusque sous le filet d’eau tiède de la douche afin d’effacer ce sentiment que ce matin, pour une raison inexplicable, ses cheveux semblaient pousser à l’intérieur de son crâne.
Le taxi noir, dans lequel un peu plus tôt elle prit place, remontait lentement la longue ligne droite de la rue de ce quartier ultra chic, où pas un seul véhicule ne stationnait. Habituée à sa rue grouillante d’engins de toutes sortes, celle-ci lui parut étrangement vide, comme si personne ne vivait dans cet endroit. Rien ne venait polluer la vue des trottoirs bordés d’arbres et de massifs fleuris. Par la vitre de la portière Annabelle regardait défiler les façades des magnifiques villas osant à peine croire que le destin, son karma ou peut-être une marraine-fée dont elle ignorait l’existence, lui offraient de prendre des vacances de sa vie devenue si ennuyeuse. Une vie où le banal et le médiocre étaient son quotidien.
Devant cette débauche de luxe, le taxi stoppa le long d’un trottoir face à un haut mur de crépis blanc derrière lequel son futur lieu de travail se faisait discret. Annabelle hésita un bref instant à quitter la sécurité de l’habitacle, le chauffeur retira sa valise et son sac à dos du coffre, avant de venir lui tenir la portière ouverte. Elle hésitait à quitter la sécurité du taxi, croisant le regard impatient du chauffeur, elle comprit que devant ses hésitations, il semblait à deux doigts de l’arracher à son siège. Sans autre recours que de s’extraire du véhicule, elle vit l’homme refermer précipitamment la portière et démarrer sur les chapeaux de roue peut-être de peur qu’elle renonce et qu’elle ne reprenne place sur le siège arrière.
Son sac à dos à l’épaule, sa valise à ses pieds, Annabelle se tenait immobile devant une luxueuse porte de métal noir. Du regard, elle parcourut la surface du mur et découvrit un peu plus loin sur sa gauche un large portail coulissant de même facture. Relevant la tête, ses yeux s’accrochèrent à la partie émergente de l’édifice. Elle osait à peine croire à la réalité de ce qui l’entourait. Ici tout semblait différent. Tout ceci lui paraissait presque irréel et elle s’imagina en prisonnière qu’on aurait sorti de sa cellule de la Santé pour l’installer dans une suite au Ritz. Bien décidée à ne pas se laisser impressionner, elle se fixa pour objectif de se rendre indispensable aux occupants de cette maison afin de conserver son poste le plus longtemps possible. Peu importe comment il lui faudra s’y prendre, son avenir dépendait de cet emploi et Annabelle avait un projet pour son futur. Rien d’extraordinaire, un simple rééquilibrage de vie, car Annabelle Leroy avait depuis longtemps cessé de rêver en grand. Rien ne pouvait entamer sa confiance, elle restait déterminée à tout mettre en œuvre pour le réaliser. Le doigt sur l’interphone placé à gauche de la petite porte blindée, elle attendit qu’on lui réponde.
— Oui ? interrogea une voix masculine.
— Bonjour, je suis Annabelle Leroy, je viens pour le poste de gouvernante.
— Je vous ouvre !
Le bruit caractéristique déclenchant le déverrouillage du portillon de métal noir se fit entendre. Empoignant sa valise, Annabelle poussa le battant et pénétra dans un petit jardin joliment aménagé. Elle promena son regard sur ce qui l’entourait. Une large allée menait à ce qu’elle supposait être un garage en sous-sol. Devant elle, au bout de quelques pas japonais en pierre, elle découvrit une volée de six marches qui conduisait à la porte d’entrée. Le crépi blanc des murs de la villa renvoyait les rayons du soleil lui faisant cligner des yeux et son cœur fit une embardée lorsqu’un homme à la haute stature et à l’impressionnante prestance se tint devant elle. Autour de la quarantaine, jugea-t-elle au premier regard, il portait un strict costume gris sur une chemise à rayures bleu ciel dont les premiers boutons ouverts laissaient entrevoir un torse velu. Un seul regard semblait suffire à cet homme pour la jauger. Ses iris bruns la détaillèrent lentement, chose qui n’aidait pas Annabelle à se détendre. L’homme la dévisageait, les sourcils froncés, les lèvres pincées, il affichait l’expression de celui qui fouille sa mémoire à la recherche d’un souvenir. Après quelques secondes, elle vit dans son regard qu’il avait trouvé et les traits de son visage se détendirent en lui tendant une main qu’elle saisit.
— John Rives ! se présenta-t-il. Soyez la bienvenue, mademoiselle Leroy.
Sa poignée de main était ferme, mais pas trop, juste ce qu’il fallait. Le manager s’effaça et l’invita d’un geste à pénétrer dans une large entrée où Annabelle abandonna sa valise et son sac à dos. Refermant la porte derrière elle, il s’excusa de la précéder, l’encourageant à le suivre. Il enjamba plusieurs paires de chaussures et autres baskets entassées pêle-mêle devant une marche. Annabelle l’imita tenant son sac à main pressé contre son flanc comme pour se raccrocher à un élément sécurisant. De mémoire d’Annabelle, l’espace de vie dans lequel elle pénétra était incroyable. Un endroit digne d’un magazine de déco, si l’on faisait abstraction du désordre qui y régnait. L’immensité de la pièce et sa hauteur de plafond vertigineuse la laissèrent sans voix. Sur sa droite, un mur entièrement recouvert de placards en laqué blanc, au centre, un îlot délimitait l’espace cuisine. Encastré dans son plan de travail, on trouvait un évier, une plaque de cuisson au-dessus de laquelle une hotte métallique était suspendue. Devant l’imposant meuble, une longue table au plateau de bois sans nul doute débité dans un énorme tronc d’arbre était entourée d’une douzaine de chaises. Déstabilisée par tant de luxe, elle faillit en oublier l’homme qui un instant plus tôt lui avait ouvert la porte.
— Mademoiselle Leroy ?
Au rappel de son nom, elle émergea de sa torpeur pour s’avancer plus avant dans la pièce. Tout au fond, elle vit l’espace salon avec son long canapé qui formait l’angle de deux murs. Elle pensa qu’il pourrait contenir une partie des habitants de sa cité et que ceux-ci pourraient même manger autour la longue table basse, exacte réplique de celle de la salle à manger. L’écran géant accroché au mur était presque aussi imposant que celui de la petite salle de cinéma du foyer. L’homme lui fit signe de le suivre et avec le professionnalisme d’un agent immobilier, il entama la visite de ce lieu d’exception. Il se comportait avec Annabelle comme si elle avait le profil pour acquérir une telle demeure, ce qui était loin d’être le cas. Elle aurait tout juste les moyens de se payer les poignées de porte et encore pas toutes, sa bourse étant aussi plate que les morues séchées mises en caisse au cours de sa dernière mission. En résumé elle était raide comme un passe-lacet ! Annabelle suivit docilement monsieur Rives, enregistrant visuellement tout ce qui l’entourait, faisant en sorte de retenir les explications de l’homme, se contentant d’opiner positivement, elle voulait poser des questions, mais face à la difficulté d’en placer une, elle y renonça rapidement.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que cet homme était habitué à diriger, à imposer, à dicter et surtout à ne pas être interrompu. Elle se contenta de trottiner docilement à sa suite pour s’engager dans un couloir placé sous un escalier de métal noir. Elle découvrit des portes qui donnaient de chaque côté d’un sas, portes derrière lesquelles lui apprit le manager, se trouvait deux suites partagées par choix par quatre des occupants du lieu. Ces informations sur ces deux espaces furent aussi brèves que la durée d’ouverture des portes, Annabelle essaya bien d’esquisser un mouvement pour tenter d’y jeter un œil, mais déjà il les refermait et fit demi-tour repassant devant elle pour s’engager dans l’escalier métallique. Il lui indiqua qu’à cet endroit se trouvaient trois autres suites. Du plat de la main, il donna plusieurs petits coups sur l’une des portes lui signifiant en passant que celle-ci était occupée par le cinquième habitant. Enfin il s’arrêta devant la dernière porte, l’ouvrit en grand pour l’inviter à entrer dans la pièce.
— Voici la chambre que vous occuperez !
Annabelle franchit le seuil, surprise par la démesure de la pièce, la première idée qui lui traversa l’esprit fut que dans cet espace on pouvait facilement y loger son studio et peut-être même celui de son voisin. La porte-fenêtre qui ouvrait sur un balcon inondait la chambre de lumière. Au centre de la pièce trônait un immense lit adossé à une tête de lit en rotin tressé. Le sol recouvert d’un parquet de bois blond donnait de la chaleur à l’endroit et partout des touches de couleurs vives se déclinaient dans une multitude de coussins, de tapis de sol, où de tableaux. Tous ces éléments réunis apportaient à cet endroit une touche de gaieté. Attenant, elle pénétra dans une salle de bains du genre de celle qu’on ne voit que dans les magazines, en tout cas il n’y a bien que là qu’Annabelle en avait vu une de cette dimension et de ce luxe. John Rives ne lui laissa pas le temps de s’extasier, déjà il l’invitait à descendre l’escalier et une nouvelle fois, elle le suivit docilement sans émettre le moindre son. Elle avait l’impression de flotter dans une sorte de monde parallèle et eut brièvement la tentation de s’accrocher à monsieur Rives, juste au cas où tout ceci, tel le carrosse de Cendrillon, disparaisse pour laisser place à une vieille citrouille qui en ce qui la concernait pourrait ressembler à son morne et minuscule studio.
De retour dans l’immense pièce de vie commune, elle s’apprêtait à le remercier du temps qu’il lui avait consacré pour cette visite, mais elle n’en eut pas le loisir que déjà il l’entraînait de nouveau derrière lui.
— Suivez-moi, j’ai un dernier espace à vous faire découvrir, les habitants y passent une grande partie de leur temps libre.