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Employée au sein d’une prestigieuse maison d’édition, Lilas Grant se retrouve investie d’une mission particulière par sa hiérarchie. Elle doit insuffler une nouvelle vie à Léo Winter, un écrivain romancier ayant perdu toute inspiration. Malgré ses doutes, Lilas conserve un optimisme inébranlable et demeure confiante. Saura-t-elle trouver le chemin pour guider cet homme, un être pessimiste et solitaire, vers la lumière ? Qu’adviendra-t-il de l’ombre lorsqu’elle se fondra dans la brillance éclatante ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie Lavaud nourrit une passion exclusive pour la romance depuis longtemps. Après la parution de
Ella en 2022, elle marque son retour dans le monde littéraire avec un nouveau titre :
Lilas.
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Marie Lavaud
Lilas
Ombre et lumière
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie Lavaud
ISBN : 979-10-377-9869-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
— J’aurais dû m’en douter !
Voilà la phrase que Lilas ne cesse de se répéter. Si elle avait écouté la voix de la raison qui lui disait que toute cette histoire ne pourrait être qu’une très mauvaise idée, elle ne se trouverait pas derrière ce bureau à ruminer sa contrariété. Elle serait chez elle, vautrée dans son vieux canapé usé, à grignoter des cochonneries devant une série télé absurde.
Pour comprendre, il faut remonter à ce mois d’octobre, à ce vendredi qui n’avait finalement pas été un vendredi comme les autres.
Derrière les vitres de la minuscule cuisine, le temps était déprimant, il pleuvait sans discontinuer et Lilas était à la bourre. Sortir de son lit en cette saison était une torture pour la jeune femme, plus encore en cette matinée où les éléments se déchaînaient à l’extérieur et se liguaient contre elle à l’intérieur. Elle avait dû se résoudre à prendre la douche la plus rapide de l’histoire des douches, car dès potron-minet Giovanni, un pur produit italien et accessoirement son meilleur ami depuis l’enfance, devenu depuis son coloc, avait investi la salle de bain où, sans aucun scrupule, il avait vidé le ballon d’eau chaude. Rincée à l’eau froide, vouant le jeune homme aux gémonies, bien que celui-ci ai quitté l’appartement depuis longtemps, nue comme au premier jour et grelottante, elle avait couru jusqu’à sa chambre pour faire le triste constat qu’il ne lui restait, compte tenu de la pauvreté de sa garde-robe, plus rien de propre à se mettre sur le dos. La faute en incombait au lave-linge tombé en panne.
Depuis une semaine, la machine récalcitrante séquestrait dans sa tuyauterie une chaussette rouge à pois blancs qu’elle refusait obstinément de recracher, mais personne n’avait encore eu le temps d’aller fouiller dans ses entrailles pour récupérer ladite chaussette. Lilas n’avait trouvé qu’une solution de repli pour minimiser son retard. Il lui avait fallu aller piocher dans le grand sac remisé par Gio au fond de son armoire, alors qu’un jour de grand ménage il avait décidé que ses tenues étaient ringardes et moches. Elle avait eu beau objecter qu’elle y tenait et qu’elles lui allaient encore très bien, il avait entassé le tout dans un grand sac poubelle étiqueté avec la mention « Ne ressortir qu’en cas d’extrême urgence » et ce matin-là, Lilas avait considéré que c’était un cas d’extrême urgence !
Ce vendredi avait encore été le jour où, avant de quitter l’appartement, la fermeture éclair de sa botte s’était coincée, refusant obstinément de coopérer malgré les encouragements qu’elle avait prodigués à la pompe têtue. Elle s’était résolue à les balancer rageusement pour enfiler des bottes de caoutchouc spécialement étudiées pour la pluie, qu’elle avait on ne sait pourquoi choisies rose fuchsia. Peut-être histoire de mettre un peu de couleur dans sa vie lorsque le temps est gris. Ces dernières n’avaient rien à envier au ciré jaune poussin dont elle avait remonté la fermeture éclair avant d’enfoncer sur sa tête un chapeau cloche en laine aux rayures couleurs de l’arc-en-ciel, résultat de sa période « Je fais du tricot » période qui heureusement ne dura que le temps de ce chef-d’œuvre. Sa besace de cuir marron à l’épaule, elle avait dévalé les deux étages pour se lancer dans une course effrénée jusqu’à l’arrêt de bus où désemparée elle l’avait vu lui filer sous le nez.
Mais Lilas Grant n’est pas de ces femmes qui se morfondent sur leurs galères ! Sous le déluge, à pas pressés, elle avait remonté le large trottoir pataugeant dans les flaques pour arriver satisfaite à destination, avec seulement un petit quart d’heure de retard. Dégoulinante de pluie, elle avait franchi la porte à tambour vitrée pour se précipiter dans l’entrée de l’immeuble qui abrite les bureaux de la maison d’édition dans laquelle, quelques mois plus tôt, elle avait décroché ce qui allait être, pensait-elle, l’emploi de ses rêves.
Peu complaisante avec elle-même, Lilas se trouve moyenne en tout (grandeur, grosseur, intelligence, beauté, etc..) Elle aime ce qui est pratique et sait qu’elle ne déborde pas de féminité. Pour preuve, ses tenues colorées parfois improbables que certains qualifient d’originales. Alors, quand il lui arrive de croiser le fils du Président Directeur Général et que celui-ci la salue d’un bonjour accompagné d’un sourire, elle ne peut s’empêcher de se retourner pour voir si par hasard derrière elle ne se trouverait pas une beauté ultra féminine qui peuple les couloirs de la société.
Il faut se rendre à l’évidence, c’était un vendredi où l’univers avait dû dévier de son axe, chamboulant l’ordre de sa vie et tout était allé de travers. Après avoir salué d’un rapide geste de la main, Jenny, l’hôtesse d’accueil, qui malgré l’heure matinale semblait débordée d’appels, mais qui avait quand même répondu à son bonjour par un large sourire. Lilas s’était pressé vers l’ascenseur, consciente de n’être pas à son avantage, vu qu’elle avait l’air d’avoir été repêchée dans le fleuve qui traverse la ville. Son chapeau de laine imbibé d’eau lui tombait bas sur les yeux, lui masquant une partie de la vue, ce qui elle le savait n’allait pas la rendre plus présentable. En la voyant ainsi vêtue, personne n’aurait pu soupçonner qu’elle se rende dans un haut lieu de la culture littéraire, sa tenue était plus appropriée à une journée de pêche en mer qu’aux bureaux raffinés de la très réputée : Winter Éditions ! Elle s’était autoréconfortée en se disant qu’elle n’avait pas eu le choix que de régler ce problème vestimentaire avec les moyens du bord. Au bruit caractéristique de l’ouverture des portes de l’ascenseur, tel un sprinteur, elle avait foncé tête baissée dans la cabine juste avant que les portes ne se referment, puis elle avait machinalement pressé le bouton du huitième étage où elle officie. Encore une fois, les forces maléfiques à pleine puissance ce matin-là mettaient à mal son optimisme forcené, lorsque la fermeture éclair de son ciré, apparemment solidaire des bottes du matin, s’était mise à son tour à faire de la résistance. C’est en pestant qu’elle avait tenté de la faire céder.
— Et merde ! Saleté de fermeture, tu vas t’ouvrir ! s’était-elle agacée.
— Je peux vous aider ?
La voix dans son dos lui avait fait suspendre ses gestes nerveux censés décoincer la fermeture. Relevant le rebord de son chapeau, elle avait pivoté pour découvrir le regard mi-sérieux, mi-railleur de Dimitri Winter, Directeur Général de la prestigieuse société. Elle n’avait pas souvenir lorsqu’elle avait pénétré dans la cabine qu’il y ait eu quelqu’un. Penaude, elle avait répliqué, osant à peine relever la tête pour croiser le regard de l’homme qui se tenait en retrait.
— Heu ! Non merci, je vais y arriver.
— Approchez donc, laissez-moi faire ! Ignorant son refus, monsieur Winter lui avait de nouveau très gentiment proposé son aide.
Elle allait lui rétorquer de ne pas se déranger quand, dans un soubresaut, la cabine avait stoppé sa montée vers les étages. Lilas prit une longue inspiration, refoulant au fond d’elle les larmes de lassitude qui, si elle les avait laissé déborder, auraient pu l’engloutir aussi sûrement que le déluge qui actuellement s’abattait sur la ville. Depuis le lever du jour, tout allait de travers et ce n’était que le début d’une journée qui, elle ne le savait pas encore, allait chambouler son futur.
Monsieur Dimitri Winter était un spécimen masculin intimidant par sa stature, son charme était indéniable, il possédait d’incroyables yeux bleus qu’il tenait à n’en pas douter de son père PDG de la Winter Éditions, tout comme elle-même et ses sœurs tenaient de leur mère, leurs longues chevelures brunes. Avec un sourire en coin, Dimitri Winter était venu se placer face à elle pour lui venir en aide. Elle s’était in extremis retenue de pousser un soupir lorsqu’il avait glissé ses doigts à l’intérieur du col de son ciré et que de l’autre main il avait saisi l’anneau de la fermeture éclair pour la manœuvrer de haut en bas et de bas en haut jusqu’à que celle-ci n’offre plus aucune résistance. Sa main n’avait pas été en contact direct avec sa peau, cependant elle avait senti ses joues se teinter de rouge, maudissant intérieurement la fermeture qui avait cédé avec docilité à l’instant où la cabine reprenait son ascension pour s’arrêter au huitième étage.
— Voilà ! mademoiselle Grant, je vous souhaite une bonne journée.
— Ouais pareil ! Heu… Je veux dire oui merci, bonne journée monsieur et encore merci pour… avait-elle bafouillé, mais déjà il s’éloignait.
La probabilité d’être prise pour une débile profonde lui avait traversé l’esprit pendant qu’elle se confondait en remerciements alors qu’il remontait à longues enjambées le couloir qui mène à l’extrémité du bâtiment. Son luxueux bureau aux larges baies vitrées avec vue sur le fleuve se situe au même étage que celui de Lilas. Avec un haussement d’épaules fataliste, elle s’était dirigée à l’opposé de celui-ci pour rejoindre son propre bureau.
Comme tous les matins, en pénétrant dans la pièce, Lilas s’était dit qu’il fallait avoir une imagination débordante pour qualifier de bureau le placard de six mètres carrés qui lui avait été alloué par sa supérieure. La pièce, avec vue sur rien du tout, ne disposait même pas d’une fenêtre ouvrant sur l’extérieur. L’endroit était si déprimant qu’elle s’était dit que l’architecte qui avait conçu cet immeuble avait dû prendre cette précaution pour éviter toutes idées suicidaires à ses futurs occupants. Le travail de Lilas consiste à assister mademoiselle Jeanne, elle-même assistante de l’assistante de direction, mais pour une raison qui échappait à Lilas, cette dernière l’avait dès le premier jour prise en grippe et reléguée dans ce sinistre endroit, très loin de son propre bureau.
Avec un profond soupir, elle s’était débarrassée de son ciré, son chapeau et sa besace les accrochant à la patère avant de se laisser tomber sur l’unique chaise de bois placée derrière l’antique table qui lui sert de bureau, sur lequel trônent fièrement un téléphone fixe et un ordinateur portable. Deux éléments dont le modernisme semble presque incongru dans cet endroit rustique. Elle allait se saisir de la liasse de feuilles posées au coin de son bureau, lorsque la sonnerie du téléphone avait troublé le silence de l’endroit.
— Bonjour mademoiselle Grant ! Je vous attends dans mon bureau.
Inutile que sa supérieure se présente, s’était-elle dit en reposant le combiné avec force sur son socle marmonnant entre ses dents et s’il ne vous plaît jamais ! Que pouvait bien lui vouloir cette peau de vache de mademoiselle Jeanne ?
Sa supérieure hiérarchique avait des yeux de fouine, une bouche en cul de poule et un éternel chignon poivre et sel bien serré, identique à ceux des danseuses de ballet. Rien n’était fait pour adoucir son air revêche ! Été comme hiver, la vieille fille est toujours vêtue de teintes sombres et unies qui contrastent avec les tenues colorées de Lilas. Certains jours, mademoiselle Jeanne égayait ses tailleurs d’un chemisier blanc qu’elle tient fermé jusqu’au menton et Lilas comprenait pourquoi la vieille fille n’avait jamais attitré les regards masculins.
Ces pensées peu charitables ne lui ressemblaient généralement pas. Élevée en pleine nature dans un hameau isolé d’un petit bourg de campagne, c’est avec des êtres venus de divers horizons sociaux culturels qu’elle avait grandi dans un endroit où tous vivaient en bonne intelligence formant une sorte de communauté. Elle y avait appris la tolérance, le partage l’entraide, une conduite qui découlait directement de leur philosophie de vie. Chacune des personnes vivant dans cet endroit œuvrait pour la communauté, y apportant son savoir-faire ou son savoir-être pour le bien de tous. Sociable et positive, Lilas préférait s’attacher aux bons côtés des êtres humains, faisant l’impasse sur leurs petits défauts lorsque ces derniers n’avaient pas comme finalité, la méchanceté gratuite ou de nuire à autrui.
Cependant, quand il était question de mademoiselle Jeanne, son esprit charitable avait quelque peu tendance à s’émousser, même si la vieille fille à l’égal des murs et du mobilier faisait partie intégrante de la société. Son poste d’assistante, de l’assistante de direction, faisait de Lilas l’assistante, de l’assistante, de l’assistante de direction, autant dire : personne ! Celle qu’en secret quelques-uns surnomment la Folcoche l’attendait murée dans une attitude rigide et après un bref regard dédaigneux, elle lui avait sèchement adressé la parole.
— Ah vous voilà enfin ! Je vous fais grâce de trouver une excuse farfelue pour justifier votre retard de ce matin et je ne perdrais même pas mon temps à vous donner mon avis sur votre tenue, avait-elle déclaré avec une moue dédaigneuse en lui tendant une épaisse liasse de feuilles.
— Une réunion de lecture est prévue dans moins d’une heure, photocopiez et reliez ceci en dix exemplaires, puis vous mettrez en place la salle de réunion du comité, sans oublier les boissons et la petite collation.
En quittant le bureau de sa supérieure, Lilas s’était dit qu’il ne servait à rien de lui répondre, que l’organisation d’une réunion n’avait pour elle rien d’une nouveauté, car depuis qu’elle avait obtenu un poste dans le sein des seins de l’édition, elle avait eu l’occasion de mettre en place plusieurs types de réunions. Pourtant Lilas avait un désir ultime, celui d’assister à ces réunions en qualité de chargée de lecture et non comme la pauvre fille qui met les manuscrits sur la table après les avoir photocopiés et reliés, sans oublier les boissons et la petite collation.
Après des études de lettres modernes, Lilas avait eu l’improbable et incroyable chance d’être pressentie, puis retenue pour intégrer ce lieu jugé d’exception par tout le gratin littéraire. Lorsque le courrier lui annonçant que sa candidature avait été retenue, elle avait tout d’abord cru à une mauvaise blague fomentée par son meilleur ami ou peut-être ses sœurs, jusqu’à que tous finissent par la convaincre que ce courrier était aussi authentique que le traité de paix de Versailles. L’espoir en bandoulière d’apporter sa participation à la littérature, elle avait intégré la prestigieuse institution dans le but d’obtenir un poste qui lui permettrait d’aller à la découverte de nouveaux ouvrages, ainsi que de jeunes auteurs en herbe, plein d’espoir. Lilas rêvait de mettre en lumière ces talents pour leur donner une chance de percer dans un milieu qui s’avère très sélectif où il est difficile de se faire un nom. Ceci était son idéal imaginaire parfait, mais la réalité était toute autre. Elle s’était retrouvée confinée dans un placard où elle avait été remisée comme un paquet encombrant et indésirable.
Exceptionnellement douée en langues étrangères, on lui avait confié la traduction de best-sellers venus de l’étranger, ainsi que diverses tâches toutes plus insignifiantes les unes que les autres comme, la photocopie de manuscrits à soumettre à l’approbation du sacro-saint conseil. Conseil formé en majorité par tout ce que l’intellectualisme littéraire compte de membres imbus d’eux-mêmes, dont l’influence est si puissante qu’il est bien difficile pour des écrivains débutants dont les manuscrits sont à peine lus, refusés, quand ils ne finissent pas directement à la poubelle sans passer par la case lecture. Peu ont la chance d’arriver à passer entre les mailles de ce filet, à moins d’être déjà connus, de tomber sur un membre sans a priori, ou d’avoir un talent exceptionnel.
Remontant le couloir pour rejoindre le photocopieur qui se trouve dans une sorte de cagibi, elle avait fait de son mieux pour ne pas remâcher son amertume avec sous le bras les feuillets qu’elle aurait adoré faire avaler un par un à mademoiselle Jeanne, en se disant que peut-être il sortirait de la vilaine bouche de la méchante bonne femme, de jolis mots et pourquoi pas quelques phrases aimables. Assise à même le sol, elle avait écouté le ronron régulier des pages qui passent dans les rouleaux de la machine, se disant pour la millième fois que c’était bien la peine d’avoir une licence en littérature pour passer des heures, enfermée dans un placard avec pour seule compagnie un engin qui émettait par intermittence des bruits inquiétants et qui avait parfois des soubresauts de fin de vie. Sa mère avait beau lui dire qu’il fallait bien commencer par le commencement, ce n’était pas cette Lapalissade qui lui remontait le moral. En optimiste née, Lilas était certaine qu’un jour la chance allait tourner à son avantage. Ce qu’elle désirait plus que tout, c’était lire les manuscrits, les défendre devant le conseil, connaître leurs auteurs et leur donner une vraie chance d’exister. Avec un profond soupir et en attendant le jour béni de son avènement, elle avait mis à profit son temps en parcourant les pages que le photocopieur recrachait avec la régularité d’un métronome et dès les premières lignes, son intérêt s’était éveillé.
Mentalement transportée dans un autre temps, un autre lieu qui n’a plus rien de commun avec l’endroit où elle se trouve, les personnages de ce nouveau roman prenaient vie dans son esprit en une sorte de consistance physique où elle attribuait des traits aux protagonistes de l’histoire qui, elle le savait, à la fin du livre lui seraient devenus familiers.
Dans le couloir, son nom scandé avec vigueur l’avait tiré du monde imaginaire où la lecture venait de la plonger. Vivement, elle s’était relevée pour passer la tête dans l’entrebâillement de la porte se retenant in extremis de pousser un cri de surprise, lorsqu’elle s’était trouvée nez à nez avec Jeanne la terrible.
— Enfin, je vous trouve, j’aurais dû me douter que vous étiez cachée dans cet endroit à vous rouler les pouces.
Lilas avait serré les poings, se mordant l’intérieur de la joue, méthode que sa mère avait inculquée à ses trois filles lorsqu’une dispute menaçait d’éclater et avant que des mots qui auraient pu dépasser leurs pensées ne soient prononcés. Elle s’était ainsi retenue de formuler à haute voix la pensée qui lui était venue.
— Que puis-je faire pour vous, mademoiselle Jeanne ?
— Être correctement fagotée serait un bon début, mais nous n’avons pas le temps d’y remédier, vous êtes attendue dans le bureau de Monsieur le Président, immédiatement.
Sur cette laconique convocation, mademoiselle Jeanne lui avait tourné le dos pour rejoindre son bureau où elle avait stoppé sa progression sur le seuil pour lui lancer.
— Bougez-vous, ne restez pas plantée comme une potiche on ne fait pas attendre monsieur Winter.
Ignorer les piques de sa supérieure était à son avis la meilleure attitude à avoir. Elle avait mis son travail en attente intriguée par cette convocation qui n’avait rien d’habituel, avant de se diriger en direction du bureau du grand patron.
En longeant le couloir, elle avait jeté au passage un œil à la porte vitrée d’un espace ouvert où travaillent une dizaine de personnes. Mal lui en a pris, l’image renvoyée n’était pas celle d’une jeune femme responsable et digne de confiance, mais bel et bien celle d’une jeune femme immature qui refuse de grandir et qui se serait un peu trop attardée dans son adolescence. C’était la poisse d’être précisément convoquée par la direction le jour où, il fallait bien le reconnaître, elle ne serait pas prise très au sérieux et que la crédibilité de ses compétences serait probablement mise en doute. Pas très rassurée, se dirigeant vers l’espace réservé à la direction, elle avait mentalement passé en revue ce qu’elle aurait pu faire de travers, mais n’y trouva rien de répréhensible. On ne pouvait rien reprocher à son travail qu’elle exerçait consciencieusement, seules ses tenues et ses retards répétés pouvaient avoir donné lieu avec cette convocation.
Se creuser les méninges pour y trouver le pourquoi du comment n’avait pas d’intérêt, puisque, quelle qu’en soit la raison, elle ne pouvait pas échapper à cette convocation. Elle avait passé le seuil du bureau de l’assistante de direction, s’était présentée aimablement et avec conviction histoire de faire passer sa tenue vestimentaire au second plan. Dans son strict tailleur bleu marine, la quinquagénaire qui se tenait raide comme la justice derrière son bureau avait à peine jeté un œil sur elle, avant de l’inviter d’un geste de la main à la suivre jusqu’à une double porte en bois massif tellement cirée que l’on pouvait se voir dedans comme dans un miroir. L’image qu’une nouvelle fois son reflet lui renvoyait n’avait rien de rassurant. Après avoir frappé deux légers coups, sans attendre de réponse l’assistante s’était effacée pour livrer le passage à Lilas.
— Mademoiselle Grant ! avait-elle annoncé la poussant d’une main ferme à l’intérieur du bureau le refermant aussitôt derrière elle.
Monsieur Winter père avait le nez plongé dans un dossier, sans relever la tête, il lui intima l’ordre de s’asseoir. Lilas s’était avancé pour poser son derrière au bord d’un siège de cuir noir qui faisait face au grand bureau d’acajou du PDG. L’espace respirait le luxe, pas plus à l’aise qu’un ours polaire égaré dans les dunes d’un quelconque désert, elle était consciente que ce ne seraient pas son tee-shirt de couleur rose bonbon, délavé par trop de lessive et qui en relief arborait une grosse bouche en paillettes rouges avec « kiss me » écrit en lettres dorées, ni sa mini-jupe en jean qu’elle portait sur une paire de collants de laine mauve et ses bottes de caoutchouc fuchsia qui allaient l’aider à s’intégrer dans le décor. Même en cherchant bien, elle n’avait rien trouvé qui puisse rattraper le négligé de cette tenue bariolée qu’elle n’avait plus portée depuis qu’elle avait quitté les bancs du lycée.
Profitant du fait que son patron ignore sa présence, discrètement elle avait tenté de tirer sur sa jupe, se tenant les jambes serrées l’une contre l’autre, les mains posées à plat sur ses cuisses histoire de tenter de dissimuler le maximum de ses épais collants. Le silence qui régnait dans le bureau ne l’avait pas aidé à se détendre, car monsieur Winter semblait avoir oublié sa présence et les minutes qui défilaient lui semblaient longues comme des heures. Elle effectuait de longues apnées qui lui donnaient des bouffées de chaleur tant elle craignait que le bruit de sa respiration ne vienne troubler le silence. Des perles de sueur s’étaient formées sous sa frange, collant des mèches de cheveux à son front et discrètement lui avait-il semblé, elle avait légèrement avancé sa lèvre inférieure pour laisser échapper un souffle d’air afin de rejeter sa frange en arrière et dégager ses yeux. Monsieur Winter avait précisément choisi ce moment gênant pour relever la tête et poser sur elle un regard qu’elle n’avait su déchiffrer alors qu’il refermait ses documents avant de les repousser sur le côté de son sous-main de cuir de couleur fauve.
Confortablement installé dans son fauteuil aux accoudoirs en acajou, il l’avait observé, silencieux, les yeux légèrement plissés, faisant négligemment jouer son stylo entre ses doigts. Ses yeux ne la quittaient pas, il semblait plonger dans une profonde réflexion et Lilas avait la désagréable sensation d’être passée aux rayons X, quand les mots avaient enfin franchi les lèvres du sexagénaire.
— Bonjour mademoiselle Grant ! Je constate que ce que l’on m’a rapporté sur votre personnalité confirme une tendance à l’originalité.
Elle aurait aimé lui présenter des excuses pour sa tenue, mais cela aurait-il changé son opinion sur elle ? Ne dit-on pas que l’on a qu’une chance de faire bonne impression ? Sans aucun doute, elle l’avait raté. Elle allait se contenter de son originalité se disant que monsieur Winter aurait adoré la femme qui lui avait donné la vie et dont « Originalité » devait probablement être le deuxième prénom.
Monsieur Winter père est un homme plutôt grand, avec une carrure athlétique, une abondante chevelure blanchie par les années, sans être clairsemée. Les traits de son visage sont anguleux, son regard bleu identique à celui de Dimitri vient apporter une touche de douceur à l’ensemble.
— Mademoiselle Grant, je ne vous cacherai pas que notre société à un épineux problème à résoudre et il semblerait que vous puissiez nous aider à sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.
Cette entrée en matière n’augurait rien de bon, mais Lilas avait préféré ne pas l’interrompre.
— Vous m’avez chaleureusement été recommandée par mon fils, ses arguments en votre faveur ont su me convaincre de vous rencontrer, vous semblez être la personne idéale pour nous aider à sortir un de nos meilleurs auteurs, pour ne pas dire notre meilleur auteur dans son domaine littéraire, de l’impasse dans laquelle il se trouve actuellement.
Comme s’il avait attendu derrière la porte que son prénom soit prononcé, Dimitri Winter avait fait son entrée dans le bureau pour venir se placer près de son père. La ressemblance entre les deux hommes était frappante.
Face à elle, bien campés sur leurs jambes, les bras croisés sur leurs larges torses ils rivaient sur sa personne leurs identiques regards bleus. Ces deux paires d’yeux braqués sur sa personne, la scrutant comme un insecte au microscope lui avait donné l’envie de se fondre entre les plis du siège pour y disparaître à tout jamais. Monsieur Winter père avait repris la parole.
— Outre vos indéniables compétences professionnelles, je me suis laissé dire (il jette un bref regard à son fils) que vous étiez appréciée pour votre caractère enjoué, votre optimisme forcené et que vous excellez dans l’art d’éviter les conflits.
Les mains dans les poches de son pantalon de costume, monsieur Winter déambulait dans le bureau, elle n’avait pas osé se retourner et l’avait donc perdu de vue.
— De plus, vos solides connaissances en littérature seront un atout indispensable pour la délicate mission que nous souhaitons vous confier.
Lilas ne voyait toujours pas où tous ces compliments allaient la mener, à son avis cela n’augurait peut-être rien de bon.
— Que savez-vous des romans de Chris Jones ?
Parler de littérature et plus encore de cet auteur, pour une jeune femme comme Lilas, pathologiquement férue de romance sentimentale, était du pain bénit. C’était comme tomber le jour du bac sur le seul sujet que l’on ait révisé.
— Chris Jones… avait-elle commencé, Chris Jones est…
Elle avait redressé sa posture pour se donner de l’assurance, mais elle devait faire attention à ne pas se laisser emporter par sa fougue.
— Vu le succès de chacun de ses romans, on peut dire que Chris Jones est à la romance ce que Michel Ange est à la peinture ! De plus, il me semble qu’il est solidement établi que Chris Jones est un des écrivains qui fait le succès de cette belle maison d’édition.
— Chris apprécierait la comparaison, était intervenu Dimitri.
— Mademoiselle Grant ! avait poursuivi le père. Quel regard portez-vous sur ce genre de littérature et les lecteurs à qui elle est destinée ?
Dimitri se trouvait en dehors de son champ de vision. Si ses employeurs l’avaient fait venir pour un sondage sur la romance, ils allaient être servis ! Elle avait un avis tranché sur ce sujet qu’elle n’imposait à personne, mais qu’elle n’hésitait jamais à défendre.
— Je pense que les romans sentimentaux, péjorativement nommés à l’eau de rose, valent bien d’autres lectures. Quels que soient les lecteurs, tous les styles de littérature sont respectables et chacun est libre de l’adapter en fonction de sa personnalité ou de ses attentes. Personnellement, je trouve la romance divertissante, si l’histoire d’amour reste le pilier central, c’est aussi tout ce qu’il y a autour qui fait rêver. N’est-ce pas cela qui est important ? Faire rêver, transporter le lecteur dans d’autres lieux, parfois d’autres époques et lui permettre de s’évader de son quotidien.
Sous le regard plein d’intérêt de ses interlocuteurs, Lilas avait poursuivi.
— Je m’explique. La romance, on le sait, sont des histoires d’amour embellies, édulcorées, ou peu importe l’adjectif qu’on leur prête. Elle n’a pas vocation à instruire, ni à être culturelle, mais distraire et faire rêver et je crois que c’est ce qui plaît dans la romance. Les sentiments sont exacerbés, même si l’on sait d’avance que tout se terminera bien pour les protagonistes, que les bons gageront toujours contre les méchants, que l’amour sortira vainqueur, le désir de lire le dénouement est intact.
Lilas avait marqué une pause, ses employeurs semblaient accorder une véritable écoute à son point de vue, ce qui l’avait encouragé à continuer.
— Lorsque je lis un livre de Chris Jones, puisque c’est de lui que nous parlons, je m’immerge dans l’histoire et partage les aventures de ses héroïnes. Pour quelques heures, quelques jours peut-être, je peux devenir chacune d’elles, voyager en terres inconnues, devenir mille femmes pour vivre mille vies et mille amours. Puis, lorsque le livre se referme, jusqu’au prochain roman, je redeviens Lilas Grant, une jeune femme ordinaire, avec une vie ordinaire et des histoires d’amour ordinaires.
Ses employeurs suspendus à ses lèvres l’encourageaient à poursuivre d’un mouvement de tête et Lilas ne s’était pas fait prier.
— On sait que ce sont majoritairement des femmes qui lisent de la romance sentimentale. Elles ne sont ni plus crétines, ni plus immatures que celles qui lisent des autobiographies, de la fiction, des polars, ou qu’importe le style de lecture, n’en déplaise aux détracteurs qui pensent que la romance ne peut pas être qualifiée de littérature. Ce serait comme prétendre que certaines catégories de peintures, de sculptures ou encore de musiques sont des arts mineurs et de qualité inférieure. Je trouve incroyable que de nos jours on arrive à faire culpabiliser ces femmes qui aiment les histoires d’amour. En quoi vibrer pour la vie de personnages imaginaires est-il répréhensible ou condamnable ?
Lilas s’était tu un instant en se disant que peut-être que ce jour ne serait en fin de compte pas aussi catastrophique que prévu, avant de réaliser que dans sa véhémence à défendre la littérature sentimentale, elle avait dévié du sujet initial.
— Pour en revenir à Chris Jones, si on s’attache à ses personnages imaginaires c’est parce qu’ils vivent des histoires passionnées, passionnantes. Chris Jones traite les sentiments amoureux avec délicatesse, chacun de ses romans peut être comparé à un coin de ciel bleu un jour de tempête. Les femmes aiment les histoires romantiques et si elles ne sont pas dédiées à instruire, qu’importe ! Tant qu’elles font du bien, n’en déplaise encore une fois à l’auto proclamée élite littéraire.
— Hé bien ma chère ! s’était exclamé le PDG. Voilà un plaidoyer qui en remettrait plus d’un à sa place.
Monsieur Winter avait contourné son bureau pour regagner son fauteuil, pendant que Dimitri s’était assis sur un coin de celui-ci une jambe au sol l’autre pendante dans le vide les bras croisés sur sa large poitrine. Tous deux la dévisageaient dans un silence qu’elle avait ressenti comme embarrassant, se demandant où allait la mener le plaidoyer dithyrambique sur la littérature sentimentale qu’elle venait de leur servir.
— Jeune fille, vous me plaisez beaucoup ! avait soudain décrété monsieur Winter père. Il me semble que Dimitri a vu juste, vous êtes assurément celle qu’il nous faut pour mener à bien la mission que nous souhaitons vous confier.
Dit comme cela, elle n’avait pas été certaine que ce qui allait suivre n’allait pas tout compte fait être une nouvelle galère à imputer à ce vendredi maudit.
— Puisque c’est toi qui as découvert cette perle, dit le directeur à son fils, je te laisse le soin d’expliquer à mademoiselle Grant ce que nous attendons d’elle.
— Merci père ! Dimitri avait pris une profonde inspiration avant de poursuivre. Mademoiselle Grant ! Je vous observe depuis plusieurs semaines et j’avoue avoir discrètement mené ma petite enquête auprès du personnel. Super, comme si elle avait besoin de ça ! Il en résulte que je suis convaincu que vous êtes celle qu’il nous faut !
Elle avait failli éclater de rire devant cette affirmation, mais l’attitude sérieuse de son patron l’en avait dissuadé. Dimitri avait changé de position, il s’était assis sur le bureau, ses larges mains accrochées au rebord, son père avait légèrement décalé son fauteuil sur la gauche pour juger de sa réaction à ce qui allait suivre.
— Nous avons un membre de notre famille, pour tout dire un cousin dont je suis très proche à tel point que je le considère comme un frère qui, il y a quelque temps, a été victime d’un grave accident de la route. Heureusement, celui-ci lui a laissé la vie sauve, cependant il gardera des séquelles physiques à vie et depuis son moral et au plus bas.
Lilas avait attendu la suite, se demandant pourquoi son employeur s’épanchait auprès d’elle sur une histoire familiale strictement privée.
— Ce handicap lui mine le moral, il a perdu son enthousiasme, reste cloîtré chez lui et ne trouve plus la motivation pour faire ce qu’il aime par-dessus tout, à savoir : écrire de la romance !
Il semblait réfléchir au terme qu’il allait employer pendant qu’elle s’était dit qu’elle n’aimait pas trop la tournure prise par cette conversation, mais elle avait laissé Dimitri finir le déroulé de ses explications.
— En temps normal, Léo n’est pas du genre… disons que même avant l’accident, jovial n’est pas le qualificatif qui viendrait à l’esprit pour qualifier sa personnalité. Comme beaucoup d’artistes, il a ce côté introverti qui peut parfois le faire paraître distant avec les autres et dans cette passe un peu plus sombre qu’il traverse actuellement, j’ai peur qu’elle ne l’ait isolé et n’ait aggravé son besoin de couper les ponts avec le reste du monde.
Complètement perdue, ne voyant toujours pas où tout ceci la menait, Lilas avait quand même osé interroger.
— Je m’excuse monsieur Winter de vous interrompre, si je résume, vous recherchez une sorte de personne pour veiller à ce que votre cousin retrouve, disons son entrain et vous semblez penser que je pourrais être la personne appropriée pour l’y aider ?
— C’est à peu près ça.
— L’honneur que vous me faites de me pressentir pour vous apporter mon aide me touche et je compatis aux difficultés que rencontre votre cousin, cependant, vous devez savoir qu’il est certains domaines de la vie courante pour lesquels je possède de grosses lacunes.
Dimitri Winter lui avait lancé un regard interrogateur semblant attendre des explications.
— Ce que je veux dire, c’est que je suis ce genre de personne incapable de maintenir une plante verte en vie plus de quelques jours, plus horrible encore, à cause de moi le poisson rouge de mon colocataire doit nager sur le dos dans les égouts de la ville quelque part entre la rue Jacques Prévert et le Boulevard du Maréchal Juin, alors je me demande si je suis la bonne personne pour redonner le goût de vivre et d’écrire à un auteur qui je le pressens ne va pas apprécier que je m’immisce dans sa vie privée.
Dimitri avait levé la main pour interrompre ses objections.
— Mademoiselle Grant, laissez-moi préciser que mon cousin est un très grand romancier, chacun de ses romans se vend à des millions d’exemplaires dans le monde entier. Je suis convaincu qu’en tant que lectrice assidue de romance vous devez l’avoir lu de nombreuses fois, c’est pourquoi je me permets d’ajouter que dans cette période négative de sa vie, je pense sincèrement qu’il a besoin de quelqu’un comme vous ! Optimiste, pétillante, joyeuse et passionnée de littérature romanesque. Vous pouvez lui insuffler une nouvelle dynamique pour qu’il retrouve l’envie d’écrire et qu’il se remette à faire rêver ces millions de lectrices dont vous défendez si bien la cause.
Pendant le déroulé de cet entretien, Lilas s’était dit que ce matin au réveil, rien ne l’avait préparé à la situation dans laquelle elle se trouvait actuellement. En ouvrant les yeux, elle s’était juste réjouie que ce soit vendredi et avait pour projet d’aller rejoindre sa mère pour le week-end. Elle avait promis à Giovanni de décamper pour laisser l’appartement libre afin qu’il puisse roucouler avec sa nouvelle dulcinée dont il gardait jalousement l’identité secrète, chose qui la mettait en rogne. Depuis quand Gio avait-il des secrets pour elle ? D’aussi loin que remontaient ses souvenirs, ce garçon avait toujours fait partie de sa vie. Depuis l’enfance, Gio est un incorrigible séducteur et il y a bien longtemps qu’elle a cessé de tenir le compte de ses conquêtes, mais depuis quelque temps elle suspecte qu’il est en train de vivre sa première histoire sérieuse. Elle avait tenté de lui tirer les vers du nez, mais son ami de toujours était resté muet comme une tombe, ne lâchant aucune information sur celle qui avait réussi à retenir son attention un peu plus longtemps qu’une nuit et cela venait titiller sa curiosité.
Jenny, la réceptionniste de Winter Éditions avec qui Lilas avait noué des liens amicaux, lui demandait parfois comment elle faisait pour ne pas succomber au charme du bel Italien. Personne ne pouvait nier l’évidence que Giovanni est incroyablement beau et sexy et Lilas l’adore plus qu’elle ne saurait le dire, mais il ne fait pas battre son cœur, en tout cas pas de cette manière dont toutes les filles rêvent de le sentir battre. Dans l’esprit de Lilas, Gio est son frère, son confident, son meilleur ami et c’est très bien ainsi.
Chassant ses pensées, elle était revenue à l’instant présent. Face à la détermination de ses employeurs à l’impliquer dans leur projet, elle les avait regardés l’un après l’autre se demandant, pourquoi venir la sortir de son placard ?
— Je ne comprends toujours pas comment je peux aider.
Monsieur Winter père avait rejoint Dimitri.
— L’accident a été terrible pour Léo, il a dû subir sur une de ses jambes de lourdes interventions et poursuivre une longue rééducation, mais il gardera des séquelles irréversibles.
Lilas avait senti dans les paroles de vieux monsieur Winter qu’il était très affecté par l’accident dont son neveu avait été victime, elle s’était donc abstenue de tous commentaires.
— Son bras gauche a retrouvé son autonomie, cependant il se fatigue rapidement, c’est là que vous intervenez. Nous comptons sur votre caractère pour lui distiller votre optimisme, lui redonner l’envie d’écrire, vous devrez le pousser à se remettre au travail, son imaginaire et vos mains vont créer un nouveau roman. Nous comptons sur vous pour former avec Léo un binôme complémentaire et efficace.
Dit de cette manière, cela pouvait paraître idyllique, cependant, Lilas restait sans voix. Qui croyaient-ils donc qu’elle était ? Une sorte de génie tout droit sorti de sa lampe ? Où allait-elle trouver suffisamment d’arguments pour convaincre un homme de se remettre à vivre et un auteur de se remettre à écrire ? Elle n’en avait pas la moindre idée et ne savait même pas par où commencer. Sans vraiment refuser, mais sans accepter non plus, elle avait interrogé Dimitri Winter.
— Pensez-vous que votre cousin acceptera qu’une étrangère vienne s’immiscer dans son intimité ? Surtout quand il s’agit si j’ai bien compris d’un auteur qui tient à garder sa vie privée, privée. N’est-ce pas mieux si c’est vous, sa famille, qui lui proposiez de l’aider à surmonter cette mauvaise passe ?
— Il refuse notre aide, depuis des mois il se renferme sur lui-même et peu à peu nous le voyons s’éloigner de plus en plus et ça nous brise le cœur. Chaque jour, il s’isole un peu plus du monde qui l’entoure, nous ne pouvons pas le regarder se noyer dans sa morosité, nous l’aimons trop pour l’abandonner à l’avenir sombre qu’il est en train de se forger.
Lilas se demandait encore comment l’idée saugrenue qu’elle puisse avoir un quelconque pouvoir pour venir en aide à une personne dont elle comprenait le désarroi, mais dont elle ne connaissait absolument rien, avait pu leur passer par la tête et surtout pourquoi l’avaient-ils choisi ?
— La tâche ne sera pas aisée, mais je vous assure mademoiselle Grant que vous ne regrettez pas d’avoir fait la connaissance de mon neveu avait repris monsieur Winter père. Je ne prétends pas qu’il ne va pas vous donner de fils à retordre, cependant je reste intimement convaincu que vous avez suffisamment de caractère, d’empathie et de répondant pour venir à bout de notre récalcitrant parent. Vous êtes la bonne personne j’en suis convaincu ! Je vous supplie d’accepter de nous aider, car je crains que vous ne soyez notre dernier espoir pour ramener Léo à un avenir plus serein.
Touchée par le désir sincère de ses patrons de venir en aide à celui pour qui ils semblent avoir un profond attachement, elle avait aussi compris que la conversation arrivait à son terme et qu’ils semblaient la voir comme leur dernier espoir. Elle s’était levée, les jambes un peu tremblantes, de la main, elle avait machinalement défroissé sa jupe, qui n’en avait aucun besoin, avant de croiser les bras sur sa poitrine. Elle le savait, aucune de ses objections ne serait retenue, alors elle avait fixé les deux hommes, droits dans les yeux.
— Très bien messieurs, puisque vous semblez croire que j’ai un rôle à jouer dans cette affaire familiale, j’apporterai à votre protégé mon aide jusqu’à la fin de la rédaction de son roman. Cependant, je tiens à y mettre la condition suivante. Si j’échoue, vous ne m’en tiendrez pas rigueur, en cas d’échec, je ne veux pas que mon poste au sein de votre société soit remis en question et que ma place me reste assurée.
— Vous avez notre parole, nous avons confiance en vous, mademoiselle Grant, vous n’échouerez pas.
— J’admire votre optimisme messieurs, leur avait-elle dit avec un joli sourire, réaffirmant que la condition du maintien de son poste en cas d’échec était non négociable. Ce qu’ils lui avaient une nouvelle fois assuré.
— Très bien, dans ce cas, je me tiens à votre disposition pour voler au secours de votre écrivain en détresse.
Les deux hommes s’étaient retenus de pousser un Ouf, de soulagement, avant de quitter la pièce sur les pas de Dimitri qu’elle était censée rejoindre dans son bureau, pour mettre en place l’organisation de son futur engagement envers son cousin, elle s’était retournée vers monsieur Winter père.
— Je reste malgré tout dubitative sur les qualités que vous me prêtez et si vous voulez mon avis, cette histoire est une mauvaise idée, une très mauvaise idée !
Avec un bref éclat de rire, monsieur Winter lui avait tendu la main.
— J’en prends note, mademoiselle Grant ! Je vous remercie du fond du cœur d’accepter de nous aider.
Lilas s’était dit que même en fouillant loin dans sa mémoire, elle ne se souvenait pas avoir vécu une journée aussi bizarrement merdique que ce vendredi-là ! Sauf peut-être quand son dernier petit copain (le salopard) l’avait lâchement largué par un simple texto. Il n’avait même pas eu la décence de lui dire en face qu’il ne voulait plus d’elle.
Lilas pousse un profond soupir, mieux vaut qu’elle chasse la réminiscence du souvenir de cette maudite journée où rien ne s’était vraiment déroulé comme prévu. Assise derrière le bureau d’acajou, le regard perdu dans le pan vitré de la bibliothèque, elle ne se lasse toujours pas de la vue que l’on a sur le parc et sur le lac. L’endroit est tout simplement, romantique, magique, envoûtant.
Après de nombreuses péripéties, voilà un peu plus d’une semaine qu’elle vit dans ce lieu et ne cesse de s’émerveiller de la beauté de tout ce qui l’entoure. Le parc avec sa diversité de grands arbres dont le feuillage a revêtu les couleurs de l’automne, il s’étend jusqu’au lac où certains jours, une brume matinale est posée comme un voile translucide en lévitation au-dessus de l’eau. Un ponton de bois mène à une large plage dont les lames de bois vieilli s’avancent au-dessus des eaux vertes et sombres en cette saison. Ce ponton apporte la touche de romantisme qui, sans lui, manquerait à ce lieu et elle se dit que si elle avait imaginé cet endroit, peut-être y aurait-elle amarré une petite barque de bois pour parfaire cette image d’Épinal et elle n’en revient toujours pas d’avoir été choisie pour échouer dans un endroit aussi magique.
Dès son arrivée, elle était tombée sous le charme de l’immense construction cubique tout de bois et de verre parfaitement intégrée dans cette nature. Lorsqu’elle y avait pénétré pour la première fois, elle n’avait su où poser son regard tant tout ce qui l’entourait lui semblait merveilleux. Depuis son installation, elle sait que toutes les pièces bénéficient d’un pan vitré qui ouvre sur la nature. C’est un peu comme vivre dehors tout en bénéficiant du confort intérieur. La nature s’invite partout dans cette immense maison à l’abri des regards. L’endroit isolé est tenu secret, à l’image de l’homme qui l’habite.
Communiquer avec Léo tient de la gageure, parfois il daigne partager avec elle un repas, s’enfermant dans un silence pesant pendant que Lilas ne cesse de jacasser pour tenter de nouer une relation civilisée avec le propriétaire des lieux. Leur cohabitation a une durée limitée dans le temps, mais il est encore trop tôt pour forcer Léo à accepter de communiquer avec elle, elle fournit de gros efforts, prend sur elle pour que leur collaboration et leur cohabitation se passent le mieux possible. Il y a des fois où elle se demande si ce diable d’homme n’a pas un don de téléportation, il se déplace dans la maison, tel un fantôme, disparaît pendant des heures et réapparaît comme par enchantement sans que l’on ne sache ni où, ni quand.
On peut le trouver le jour, mais aussi parfois la nuit dans la bibliothèque, lieu est également son bureau, cette pièce est aussi la préférée de Lilas. Avec ses pans de murs aux lames de bois dorées, l’endroit invite à la sérénité, au calme et à la rêverie, sa vue sur le lac est époustouflante ! Lilas se fait discrète lorsqu’elle s’y trouve, elle ne tient pas à imposer sa présence indésirable à Léo Winter. Pour ne pas le déranger, au début elle ne s’y rendait que rarement, autant dire que si elle avait maintenu cette idée de discrétion, elle n’aurait eu que peu d’occasions d’user le parquet de bois sombre, pas plus que les confortables fauteuils à oreillettes dont le tissu à gros carreaux bordeaux et beige font tout leur charme. Ils encadrent une belle cheminée devant laquelle elle adore se réchauffer, un peu comme chez sa mère, lorsque les soirs d’hiver avec ses deux sœurs, elles étaient toutes les quatre réunies autour du feu de bois.
À ce jour, Léo l’évite autant que possible, Maria est la seule avec qui elle partage de brefs, moments cordiaux. L’employée de maison dévouée de Léo vient quelques heures par jour pour s’occuper des repas et de l’entretien. Les coudes sur le bureau, le menton dans ses mains, Lilas se remémore le jour de son arrivée dans les lieux, le souvenir aujourd’hui lui arrache un sourire, ce qui n’avait pas été le cas le jour de son arrivée.
— Mon Dieu ! murmure-t-elle à haute voix, comment oublier l’expression de Léo lorsqu’il l’avait découverte sur le pas de sa porte ?
Un conteur extérieur à l’affaire aurait pu dire que le contraste qu’ils offraient avait été saisissant d’opposition.
Pour traverser le pays et rejoindre la maison de Léo, Lilas avait dû prendre le train depuis sa région natale où elle s’était rendue pour passer le week-end avec sa mère à qui elle avait fait part de ses doutes pour mener à bien la mission confiée par ses employeurs. Celle-ci, toujours rassurante l’avait encouragé et Lilas était repartie du village de son enfance gonflée à bloc, bien décidée à remplir sa mission, se disant que les conseils maternels ne seraient pas de trop, si ce qu’elle avait compris à demi-mot sur le caractère de son futur employeur s’avérait exact.
Pour rejoindre son nouveau lieu de travail, Lilas avait revêtu un jean très tendance, délavé, troué aux genoux, un pull vert anis truffé d’erreurs de tricotage, unique vestige de la période « Je fais du tricot » de Lys, sa sœur jumelle, par-dessus elle avait enfilé une veste dont les poils en acrylique roses n’avaient de fourrure que le nom et pour faire bonne mesure et pallier au frima de l’automne, elle avait enfoncé sur ses longs cheveux bruns qu’elle portait sur le côté sous la forme d’une épaisse tresse, son chapeau cloche arc-en-ciel, des mitaines assorties, elle s’était sentie prête pour cette nouvelle aventure.
Après plusieurs heures de train, elle avait dû prendre un bus, seul moyen de transport pour arriver à destination. Le trajet lui avait semblé interminable, mais elle avait fini par arriver en milieu de matinée aux abords d’un minuscule village dont elle avait remonté à pied une route de campagne qui mène à l’entrée, traînant derrière elle sa lourde valise. Perdue et ignorant de quel côté se diriger, elle avait demandé son chemin à un homme âgé dont le regard usé marquait l’étonnement lorsqu’elle lui avait indiqué l’adresse à laquelle elle devait se rendre. Dans un haussement d’épaules qu’elle avait interprété comme « Après tout, c’est vous qui voyez », il lui avait indiqué la direction pour rejoindre la propriété de Léo Winter, traînant toujours derrière elle son encombrante valise.
Suivant les indications du vieil homme, il lui avait fallu traverser le village, remonter sur un bon kilomètre une route étroite et pentue, tourner sur la droite pour déboucher sur une large allée de cailloux blancs et finir par se trouver face à une immense construction toute de bois et de verre à l’architecture résolument contemporaine et harmonieusement intégrée à la nature qui l’entoure. Un peu essoufflée, mais avec son optimisme coutumier, elle avait posé le doigt sur la sonnette de la porte d’entrée. Personne n’était venu lui ouvrir, elle avait réitéré son geste deux fois, puis de nouveau attendu quand de l’intérieur une voix forte et exaspérée s’était élevée et l’avait sommé de « Foutre le camp ». Fatiguée par les longues heures de voyage, choquée par cette grossièreté, elle s’était dit que foutre le camp n’était pas une option envisageable et elle n’avait pas goûté cette fin de non-recevoir. Pour bien faire comprendre au malotru qui venait de la rembarrer grossièrement, elle avait remis son doigt sur la sonnette et l’y avait laissé appuyer jusqu’à ce que la porte s’ouvre.
Elle était restée bouche bée devant la ténébreuse beauté de l’homme qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il avait gardé une main sur la poignée, l’autre appuyée sur le pommeau en argent d’une canne de bois doré. Elle avait cru que son cœur allait cesser de battre, lorsqu’elle avait découvert que ses employeurs avaient omis de lui préciser que Léo Winter n’était autre que l’énigmatique, très discret, mais non moins populaire Chris Jones ! Ces deux noms ne formant qu’une seule et même entité, cette découverte avait failli la laisser sans voix. Il lui avait fallu se reprendre rapidement sous le regard clairement hostile de l’homme qui se tenait devant elle. Sa manière de la regarder ne lui avait laissé aucun doute sur le bonheur que son futur employeur temporaire avait à la trouver sur le pas de sa porte.
Elle avait souvenir d’avoir une fois brièvement croisé Léo Winter alias Chris Jones au détour d’un couloir, un soir où elle était restée tard pour terminer la charge astronomique de travail que lui avait assigné mademoiselle Jeanne. Elle n’avait pas pu détacher son regard de la silhouette athlétique qui venait de la croiser dans le long couloir, impressionnée par la beauté d’un des plus célèbres, mais aussi des plus discret auteur de romance. Très peu de personnes connaissent de la véritable identité de l’auteur, même ses lectrices ignorent tout de son physique. Ce soir-là, Lilas lui avait trouvé une belle prestance malgré sa tenue et son allure décontractées, ses incroyables yeux bleus lui faisaient un regard acéré tel un prédateur prêt à fondre sur sa proie, ils avaient fait chavirer son cœur lorsqu’ils s’étaient brièvement posés sur elle.
À l’époque, débutante dans la société et toute à son observation subjuguée par le charisme de l’homme qu’elle venait de croiser, un paquet de feuillets serrés contre sa poitrine, elle était entrée en collision avec la porte vitrée du bureau où elle devait se rendre lâchant un retentissant : aïe ! Son interjection avait attiré l’attention du romancier qui tournant la tête par-dessus son épaule, avait esquissé un sourire lorsqu’il avait constaté qu’elle frottait énergiquement son front où une petite bosse commençait à prendre forme.
Celui qui ce jour-là se tenait face à elle n’avait cependant plus rien à voir avec le souvenir qu’elle gardait de l’écrivain. Tout en cet homme était noir. Son jean, son pull, ses cheveux un peu trop longs, ses joues mal rasées, ombrées d’une barbe de plusieurs jours qui lui mangeait le bas du visage. Il n’y avait guère que ses yeux bleus, qui venaient apporter une touche de couleur dans toute cette noirceur, des yeux semblables à ceux de son oncle et de son cousin. Si les leurs faisaient penser à un lagon, les siens bordés de longs cils noirs malgré leur beauté étaient aussi froids, dénués d’amabilité et accueillants qu’un lac gelé de montagne.
Silencieux, il avait détaillé sa silhouette avec petite moue dédaigneuse sur les lèvres, comme si elle était une mouche venue s’échouer dans son potage. Sans une formule de politesse, de sa voix grave qui collait parfaitement au personnage, il avait réitéré son ordre de quitter sa propriété et malgré l’hostilité mise à la renvoyer, elle n’avait pu empêcher un fourmillement de parcourir son corps alors qu’il lui aboyait dessus.
— Je vous ai demandé de dégager, vous êtes sourde ?
Elle s’était secouée, chassant tout désir de son esprit, décidée à montrer à ce malotru de quel bois elle se chauffait.
— Sourde ? Pas que je sache.
— Vous êtes qui ?
Avec un sourire loin d’être naturel, Lilas lui avait tendu la main dont les bouts de doigts dépassaient de sa mitaine.
— Je suis Lilas, Lilas Grant !
Comme elle ne savait pas qu’elle était sa fonction exacte, après un bref instant de réflexion elle avait déclaré comme si cela coulait de source.
— Votre…. Nouvelle meilleure amie ?
Léo Winter l’avait fusillé d’un regard qui en disait long sur ce qu’il pensait de son irritante désinvolture, elle avait remis dans sa poche la main tendue qu’il avait ostensiblement ignorée.
— Je suis envoyée par votre famille pour vous aider dans votre travail et accessoirement il semblerait que vous ayez également besoin de quelqu’un pour vous enseigner les bonnes manières.
Léo l’avait encore une fois détaillée avant de lui claquer la porte au nez.
Estomaquée par cet accueil, un bref moment, elle avait failli renoncer, puis se reprenant, elle s’était dit qu’il n’était pas question de se laisser impressionner par la célébrité de l’homme et encore moins de laisser ce grossier personnage agir à sa guise. Le doigt sur la sonnette, elle allait lui dire ce qu’elle pensait de son accueil, lorsque la porte s’était de nouveau ouverte en grand. Le regard dur de Léo l’avait dévisagé brièvement, sans un mot, il avait pivoté et s’était éloigné à l’intérieur en boitant, s’appuyant lourdement sur sa canne. Considérant son geste comme une invitation à pénétrer dans la maison, Lilas avait saisi la poignée de sa valise pour l’abandonner dans l’entrée refermant la porte derrière elle.
Elle avait eu la désagréable sensation d’être une intruse en se dirigeant vers l’endroit où il avait disparu. Dans l’immense pièce dans laquelle elle avait pénétré, elle était restée ébahie par toute la beauté qui s’offrait à son regard. Il se dégageait de l’endroit une chaleureuse atmosphère en totale opposition avec l’attitude belliqueuse du propriétaire. La pièce était absolument accueillante avec ses grands canapés blancs posés autour d’une imposante cheminée où brûlait un grand feu, ils invitaient à s’y lover avec un bon livre. Les murs étaient couverts de planches de bois à la chaude teinte dorée et un pan était entièrement vitré comme celui d’un aquarium géant. Le regard se perdait sur un parc arboré d’arbres majestueux dont le feuillage d’automne flamboyait sous le ciel gris pour s’arrêter sur la rive d’un lac. La voix grave et froide de l’homme l’avait arrachée à sa contemplation, elle s’était tournée vers Léo Winter, ou Chris Jones, elle ne savait pas trop comment s’adresser à lui en ôtant son chapeau et ses mitaines.
— Oui monsieur Winter, ou préférez-vous que je vous appelle monsieur Jones ?
— Winter est mon nom de famille, veuillez vous asseoir.
De la main, il avait désigné le canapé, attendu qu’elle soit assise pour se poser à son tour et étendre sa jambe malade devant lui.
— Mademoiselle Grant ! avait-il commencé d’un ton visiblement lassé par la situation. Je ne sais qui de mon oncle ou de mon cousin a eu l’idée saugrenue de vous envoyer ici, mais sachez que lorsqu’ils m’ont informé de leur malheureuse initiative, je leur ai explicitement fait part de mon refus catégorique de vous recevoir. Je n’ai besoin de personne et surtout pas de m’encombrer d’une… Gamine à peine sortie du lycée.
Lilas avait accusé le coup, c’était le moment de mettre en pratique le conseil de sa mère, mordillant rapidement l’intérieur de sa lèvre, elle avait ensuite pris une profonde inspiration.
— Monsieur Winter ! Je ne veux me montrer, ni impolie, ni même désagréable, mais sachez que je n’ai pas sauté de joie à l’idée de venir me perdre dans ce coin isolé, pour apporter mon aide temporaire à un grincheux dans votre genre. Peut-être que je donne l’impression que je viens d’obtenir mon bac, mais pour compléter votre information apprenait que je suis titulaire d’une licence en lettres modernes, je parle, écris et lis couramment en quatre langues et ce n’est que sur la demande express, pour ne pas dire les supplications des membres de votre famille, que j’ai été envoyée ici afin d’être les mains qui vous aideront à finir d’écrire votre prochain roman.
— Pour finir d’écrire un roman mademoiselle Grant, il faudrait l’avoir commencé ne croyez-vous pas ?
— Vous voyez, vous avez besoin de mon aide, avait-elle rétorqué logiquement.
— Parce que vous êtes aussi autrice ?
— Pas du tout, mais je peux vous donner le point de vue féminin d’une indécrottable lectrice de romance. Nous écrirons ensemble, ce sera pour moi une expérience enrichissante et pour vous une collaboration efficace.
— Vous semblez très sûre de vous.
— Pas particulièrement, cependant, j’ai une façon toute personnelle de positiver, quelle que soit la situation à laquelle je suis confrontée. Nous aurons certainement le temps de discuter plus tard de l’organisation de mes journées de travail, je ne vous cache pas que le long trajet que j’ai dû effectuer pour arriver jusqu’ici m’a épuisé. Si vous le permettez, j’aimerais me rafraîchir, auriez-vous la gentillesse de me montrer où je vais loger.
— Au village !
La réponse était tombée aussi brutale que le couperet d’une guillotine, Lilas était restée bouche bée devant cette réponse aussi brève qu’inattendue. À peine si son cerveau avait enregistré la suite.
— Il y a une auberge au village, avait-il repris, les propriétaires sont des amis, ils louent des chambres à un prix raisonnable, vous n’avez qu’à leur dire que vous venez de ma part.
— Votre cousin m’avez dit…. Enfin, j’avais cru comprendre que vous deviez m’héberger.
— Et j’ai dit à mon cousin que je ne voulais pas de vous dans ma maison.
Elle avait rapidement cerné le personnage, il ne servait à rien d’insister, alors sans laisser paraître sa déception, elle s’était levée, avait enfilé ses mitaines, enfoncé profondément son chapeau cloche sur sa tête puis s’était redirigée vers la sortie. Alors qu’il faisait mine de se lever pour la raccompagner, elle l’avait arrêté d’une main.
— Restez assis, je suis assez grande pour trouver la sortie. L’auberge, avez-vous dit ? Très bien, au revoir monsieur Winter, à demain.
— Je vous ai déjà dit…