Bleu hasard - Antonia Corgier - E-Book

Bleu hasard E-Book

Antonia Corgier

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Beschreibung

En 2006, Luc, hydrologue français, sollicité par un ami, Hakim, apporte ses compétences professionnelles à un village du Sud marocain. Dans un souk, il photographie un vieil homme impressionnant. Plus tard, alors qu’il lui offre le cliché, le vieillard lui fait part de son angoisse : il est sans nouvelle de son petit-fils, Eylan. Luc, lui-même tourmenté et disposant de quelques semaines avant sa visite du chantier, se met spontanément en quête du jeune homme avec un seul indice : l’adresse de sa mère. Un chauffeur autochtone le conduira à la limite du désert : rencontres, échanges, accueils imprévus, lieux insolites… Face à la pérennité de certaines traditions, Luc atteindra-t-il son objectif ?




À PROPOS DE L'AUTRICE

Antonia Corgier allie l’imaginaire et le réel, un plaisir qu’elle exprime à travers la poésie, le roman et également la sculpture du grès. Elle est l’auteure de "Filigrane", son premier ouvrage, publié en 2020 et de "Yoska" paru en 2022, tous deux chez Le Lys Bleu Éditions.

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Antonia Corgier

Bleu hasard

Roman

© Lys Bleu Éditions – Antonia Corgier

ISBN : 979-10-422-3078-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Parfois, je ne sais plus rien. Je scrute ce rien pesant au pied de mon constat : un amas d’incohérences, un doute magistral. Malgré tout, ce n’est pas rien, ce butoir vacillant. Est-ce un désir de néant ou d’un ailleurs, ou d’une force endurante repoussant le tragique, ou d’une autre vie que je ne saurais créer à moi seul, mais qui donnerait à croire à la paix, à la beauté, à l’Autre à mon côté, aussi creux que moi en cet instant et aussi vaste d’avenir ?

Pourtant, résiste encore la grâce de vouloir fouiller le tout présent, d’y ressentir un quelque chose en gestation. Que peut-il éclore dans la densité d’un jour naissant alors que j’en ignore le devenir ? Debout dans ma peau de vivant, serais-je à l’origine d’un quelque chose, informe, à destination inconnue, qui deviendrait malléable par mon choix et ma volonté, par l’expérience acquise, malgré l’incompétence pardonnable du novice ?

Comme j’aimerais renaître vierge de mon vécu !

— Luc, ferme les yeux, je me dis…

Imagine une seconde bullée de certitude, une seconde destinée, par une force imprévisible, à devenir une expansion du temps. Soufflée jusqu’à l’extrême finesse d’une étoffe de soie, cette seconde t’absorbe et t’accueille en sa transparence. Unique, seul et heureux de l’être, en cet espace inespéré, te voici neuf et invincible. Tu cogites, tu emmêles des hypothèses, des stratagèmes pour réaliser ton suprême désir. Le connais-tu, d’ailleurs ? Face à de multiples possibilités, tu te découvres asphyxié par le manque à le définir, donc à le faire exister. Tu dois chercher ailleurs, au-delà de l’imaginable. Ainsi, tu te mets en quête de la plus fragile fibre à rompre dans la paroi de la bulle. Respirer, faire le vide en toi ; puis découvrir, apprendre, savoir, vivre… Tu déchires.

Par-là, s’infiltrera le flot du réel. Tu n’en seras pas encore à l’heure de l’affronter, mais à celle d’une submersion inévitable. Tu auras laissé t’envahir l’incertitude, ce carburant indispensable à tout désir.

— Cependant, Luc, écoute-toi encore. C’est vrai ! Tu ne sais rien…

En cette seconde rompue à laquelle tu consens avec la fébrilité d’un découvreur d’espace vierge, une faille naît, d’où un souffle s’échappe. En elle, une feuille bruisse, qui s’ignorait. Une onde, peut-être est-ce une voix, son timbre simplement, vient feuilleter ton histoire jusqu’à l’exacte page que l’instant choisit de sauver de la nudité.

***

Ainsi, Solène est entrée dans ma vie par une courte hésitation de sa main droite au-dessus du clavier avant de taper les premières notes de l’année 2000. Comme si quitter le siècle allait se faire à regret. Que laissait-elle au seuil de ce premier jour ? Vers quoi s’avançait-elle ? Comment aurait-elle su que la légère courbure de sa main allait conduire mon regard vers ses doigts pendant les minutes de la mélodie qu’elle nous offrait ? J’entends autour de moi le souffle des amis, un chuchotement, les notes qui volent. La dernière, telle une bouffée de joie.

Je me rappelle l’arrêt des mains au-dessus des touches, les ongles rubis qui flamboient sous la lueur des bougies, puis le mouvement de tête rejetant sur le côté la masse brune des cheveux, le minuscule grain de beauté à la base du cou. À droite. Une île rousse, je pense…

La pianiste s’est retournée. J’étais là. L’onde des regards s’était-elle attardée ? L’instant devenait source.

— Luc ? Tu n’as pas fait une seule photo, s’est étonné Paul.

— Le déclencheur aurait perturbé ce moment de grâce.

***

Quel est l’enjeu de ce bouleversement inattendu ? Pourquoi est-ce là, à cette seconde, qu’il advient ?

— Luc, j’insiste, demande-toi encore et réponds…

Tu sens que cela n’est pas rien. Tu ignores que cela doit être, maintenant, hors de ta volonté. Et cela a lieu. Tu n’as jamais vécu un tel instant et tu n’en revivras aucun ainsi. Chaque émotion porte en elle les circonstances uniques de son surgissement. Soudainement, tu te ressens coffre d’une étrange substance : la cire de ton être, destinée à conserver en elle les empreintes nécessaires à ce qui fait et fera encore ta vie. Ce que tu en feras, certes, mais bien avant cela, ce qu’elles auront déjà fait de toi. Alors, cette seconde serait-elle garante d’un lendemain ?

***

Je suis sorti sur le perron. La lune faisait scintiller une très fine couche de givre. Il y avait longtemps que je n’avais pas ressenti le froid aussi intensément. Un froid pur, sans odeur, sans vent, recevant mon souffle comme du silence dont il m’enveloppait. Je sentais battre mon sang aux tempes, telle une réponse à l’air glacé figeant la nuit autour de moi. En cet échange impromptu, s’expansait lentement dans mon corps, une onde inconnue, haletant en sourdine. Une page n’en finissait pas de se lever, de se courber avant de montrer sa surface. Le mot possible y dansait, fuyant et revenant, avec une silhouette autre que celle de ses huit lettres. Je me rencontrais réveillé par une houle tiède et soyeuse qui s’échouait sans voix contre la solitude dans laquelle m’avait jeté la disparition de Clara.

Possible ! Pourquoi, au réveil d’un mot, au matin d’un jour nouveau, vibrons-nous l’écho d’un état vécu, plus ou moins embrumé, stimulant malgré tout l’envie de revenir sur nos pas, de nous y attarder ? N’est-ce pas l’heure de franchir en soi une frontière ? Dans ce questionnement imprévu, s’élèvent l’écho des peurs, la voix incontrôlable des douleurs, une pointe de culpabilité ; puis, vient à son secours l’idée d’engloutir ce déluge sous la vision d’un lendemain rassurant, tendre. Radieux.

Oser l’au-delà de l’appel, s’y risquer ou le fuir ? Lutter parfois pour ne pas poser un pas enflammé sur la marche éteinte d’un passé. S’ils s’évitent, ils existent. Nous voici arbitres de leur rencontre…

Avoir été, avoir agi, dans la fluidité du temps : l’irréversible ouvre à tous les possibles.

***

Depuis sept ans, je réanimais mon épouse aimée, emportée malgré mille soins par le crabe insatiable. Comment vivre ce qui m’habite, me colle au corps comme une bure sur laquelle le mot absence s’incruste en tous sens, bataille contre l’injustice, comme si l’amourplanait, encore trop souffrant pour arbitrer l’irréductible combat intérieur. Au final, tombe comme du plomb ce plus jamais.

Il m’a fallu des années pour apprendre – et encore, n’en suis-je qu’au début – à tourner la page du matin sans Clara, pour aller dans les réalités du jour, pour accompagner Julien, notre fils, l’écouter, l’aimer pour deux. Accepter peu à peu qu’il sorte du collège avec ses rêves ; puis plus tard qu’il passe plus de temps avec ses amis lycéens. Il ne m’échappait pas, non. Simplement, curieux, attentif et avide de vivre, l’adolescent empruntait son chemin de joies et de déceptions alternées. Son chemin d’homme. Je lisais tout cela dans ses yeux. Dans le bleu des yeux de sa mère.

Un soir, nous regardions « Jeremiah Johnson » à la télévision et brusquement Julien s’est tourné vers moi, gravement :

— Tu vois, ce film, c’est la troisième fois que je le vois. Je ne m’en lasse pas. La première fois, c’était avec maman. Je me souviens comme elle me regardait réagir. Elle me comprenait sans mot.

Le silence est tombé sur l’image d’un champ de neige où avançait, seul, l’acteur. Puis la voix de Julien a rompu le rythme inégal des pas :

— Dis, papa, tu ne vas pas rester… tout seul ?

Touché. Et par mon fils. Soudain, notre trio amputé s’est figé contre l’écran. Il n’était plus question de savoir où allait Jeremiah, mais de comprendre que Julien, devenant adulte, interrogeait ma vie d’homme. J’ai répondu que mon travail me demandait trop de disponibilité pour en accorder régulièrement à une femme. Comme si le temps des pensées empiétait totalement sur la vie ! Puis, sous son insistance, j’ai dit que sa mère était toujours présente, que rien n’était vraiment simple, aussi simple qu’il pouvait l’imaginer.

Il a répondu que ce n’était pas simple pour lui.

Regards noués dans le silence.

II

À cette époque, mon activité d’hydrologue me conduisait régulièrement au Maroc pour quelques semaines. L’idée de distribuer l’eau potable dans les habitations avait suscité l’espoir dans un douar du sud et en avait fait rêver d’autres dans la plaine maritime proche du désert. Une équipe de jeunes hommes, accompagnés d’un géologue, avait étudié les points d’eau accessibles, élaboré des plans avec les autorités locales et posé les bases administratives. Mais l’énergie des porteurs de ce projet devait être obligatoirement orchestrée et accompagnée par un ingénieur afin de respecter des normes, incontournables qui ne leur avaient pas semblé évidentes. Deux spécialistes autochtones, débordés par leur activité prioritaire dans les villes, avaient refusé un tel chantier.

C’est alors qu’un ami, Hakim, très impliqué dans le développement du confort élémentaire des habitants en zones rurales, m’avait proposé de suivre la réalisation. Une rencontre sur le terrain avec les autorités et l’étude préalable sérieuse m’avaient convaincu de l’intérêt du projet, et de sa possible mise en œuvre. Motivé par l’enthousiasme et le désir de la population, j’avais accepté après quelques jours de réflexion.

Durant mes courts séjours, Julien se débrouillerait parfaitement ; Paul, résidant dans le quartier, s’était spontanément déclaré référent en cas de besoin.

***

Le Maroc me plaisait ; je ne pourrais expliquer profondément pourquoi. Très intuitivement, bien que sans racines héréditaires je me sentais « de là-bas ». J’y avais fait plusieurs séjours dans la famille de Hakim, découvrant dans leurs yeux et leurs gestes, une simplicité, une chaleur d’accueil, une générosité, et également un pays d’une grande beauté, espérant le progrès pour sa mise en valeur et pour la vie quotidienne.

J’avais connu Hakim alors que nous étions adolescents. Chaque année, en fin d’été et début d’automne, des étrangers, tant de l’Est que du Sud, venaient renforcer les troupes de vendangeurs dans mon village Beaujolais, en particulier chez plusieurs voisins vignerons. Je participais moi-même à ces cueillettes lorsque le collège ne m’obligeait pas. Il existait encore une sorte de méfiance face à ces hommes d’Afrique du Nord, tous amalgamés sans raison dans les résonances de la guerre d’Algérie. D’ailleurs, je ne me rappelle pas la présence d’Algériens. Les Marocains s’intégraient assez facilement et la célérité de certains, pour ce travail de cueilleur, était aussi remarquable que leur discrétion.

J’étais troublé par l’attitude très humble, presque honteuse de ces hommes ; je ressentais qu’elle était entretenue par certains vignerons : un accueil moins que rudimentaire pour les loger et cette façon de les rassembler tous sous le nom d’Arabes, quelle que soit leur nationalité. J’ai encore à l’esprit l’image très lointaine, vers l’âge de quatre ans ou cinq sans doute, de l’angle d’une étable, recouvert de paille, qui leur servait de dortoir. Les quelques vaches offraient leur chaleur ! Bien sûr, ils détournaient les regards dès qu’ils croisaient les nôtres. Je me rappelle, plus tard, une réflexion d’un propriétaire : « Ils ne regardent jamais en face… » J’avais interrogé mon père :

— Comment peut-il le savoir puisque lui ne les regarde jamais en face en leur parlant ?

— C’est ta génération qui changera ça, Luc. Tu as compris ce qu’est la dignité ! Et le respect.

Certainement, j’avais compris, même si mon ressenti ne me renvoyait pas encore nommément à ces valeurs. Je n’osais m’approcher d’eux, et j’étais également déçu de moi-même, face à leur attitude inexplicablement fuyante ; comme si ma présence les renvoyait à une infériorité. Un pas vers eux risquait-il de créer un désordre ? Lorsque je leur souriais, je sentais une réprobation de la part de certains vignerons, comme si j’étais inconscient d’un risque.

Rester entre deux eaux… Je crois avoir saisi, par ces circonstances, le sens de cette expression et le mal-être qu’elle infligeait. Je sentais qu’au-delà de leur teint basané et de leur silence, qu’au-delà de leurs échanges dans leur langue un peu rocailleuse, vibraient plein de soleil et d’histoires différentes que nous ne pouvions pas comprendre. Comme si nous ne devions pas savoir… Leur moyen naturel de maintenir ou d’assumer une distance ? Parfois, ils riaient, ce qui me rassurait.

Plus tard, dans les réflexions des Français par rapport à cette guerre coloniale, je percevais une forme d’injustice. Ces étrangers qui parlaient un peu notre langue avaient à dire. Ils se taisaient. Bien sûr, on ne leur donnait jamais la parole en dehors des seules nécessités vitales. Je ressentais une révolte naissante. Je pense que le mot « raciste » n’appartenait pas encore à mon vocabulaire, mais s’inscrivait en moi le désir de ne pas infliger des comportements que je n’aurais pas voulu subir. Une forme de secrète fierté. C’était pour moi, sans en connaître la portée, en avoir fini avec les guerres de religion… et d’autres insoutenables.

Une année, j’allais avoir quinze ans, un proche voisin vigneron me proposa de l’accompagner à la gare où quelques hommes de là-bas venaient d’arriver.

Tous affichaient le regard un peu inquiet de ces personnes qui, plus ou moins bien accueillies, se tenaient gênées face à nous, peut-être pas encore convaincues que leur statut d’humain leur valait attention en France. Je reconnus deux hommes, des fidèles Marocains ; je perçus un sourire dans leurs yeux en réponse au mien. Je tendis la main à un garçon un peu chétif à l’épaisse chevelure noire, sensiblement plus grand que moi, qui accompagnait son père pour la première fois. Il ne répondit pas à mon geste. Je n’insistai pas, moi-même intimidé face à cet adolescent qui baissait les yeux dès que mon regard croisait le sien. Je ne savais comment le mettre à l’aise. Son père s’approcha de moi et me dit :

— C’est Hakim, son nom. Ça va aller. Demain, ça va aller, tu verras.

Je me souviens avoir été très touché de cette confiance. Une partie du lendemain était presque gagnée. J’étais heureux. Je me fis plusieurs films dans la soirée. Lequel serait le meilleur pour aborder Hakim ? Je n’en retins aucun, laissant au hasard sa loi…

Dans la vigne, Hakim passa la première matinée à côté de son père, montant comme lui la passée qui lui était confiée. Je m’étais installé à quelques rangées de ceps de lui avec ce souci de l’aider, au moins, de l’encourager, s’il peinait à suivre le rythme.

Car s’occuper de deux lignes de ceps, à droite et à gauche, écarter les sarments, repousser les feuilles, repérer les grappes, les saisir avant de les couper avec la serpette, sans en oublier, et les mettre dans le seau, puis déplacer celui-ci devant soi dans la pente, sans perdre de temps, cela demande un enchaînement de gestes que je n’ai pas acquis en une journée de vendange.

Nos regards s’effleuraient chaque fois que nous nous redressions pour vider notre seau dans la benne du jarlot. Je voyais son père qui, parfois, visitait l’intérieur d’un cep pour s’assurer du travail. Hakim tenait le rythme et à l’extrémité de la passée, je le sentis fier et je levai le pouce. Son père prononça quelques mots que je ne compris pas, puis affectueusement, il lui tapa la nuque. L’adolescent hocha la tête.

Durant l’après-midi, nous avions vendangé côte à côte. Je me rappelle le propriétaire de la vigne venant me demander si tout se passait bien. Flairant le sous-entendu plus qu’une façon de me protéger, je l’avais regardé bien en face et j’avais répondu : Bien sûr… pourquoi ? Pas de réponse.

Je voulus m’asseoir près de Hakim pour le repas du soir, mais la cuisinière me fit déplacer, disant que ces gens-là avaient une cuisine spéciale… Leur religion, elle ajouta.

Les journées au collège me parurent interminables ; le car régulier qui assurait également le transport des élèves ne roulait pas assez vite à mon gré. Je ne perdais pas une minute pour m’enquérir auprès de ma mère de la famille chez qui, et dans quelle vigne, Hakim vendangeait. Je courais à sa rencontre et montais avec lui sa passée.

Puis, le soleil glissant derrière les collines annonçait la fin de la journée de cueille. Je me souviens du bruit des serpettes dans le fond des seaux de métal. Le chant de la fatigue dans le crépuscule. Peu à peu, les vendangeurs se dispersaient, rentrant dans leur foyer. Ceux qui dormaient chez le vigneron allaient à la pompe pour se laver les mains et parfois risquaient la tête sous l’eau claire. Hakim suivait en silence son père, jusqu’à la longue table et je rentrais chez moi. À cette époque, un dortoir et des sanitaires existaient, ce qui me rassurait.

Le jeudi était une fête. Ma mère s’assurait que mon travail scolaire était à jour ; alors, je courais rejoindre la troupe dans la vigne. Hakim m’apercevant, je me souviens de son empressement à remettre les mains dans le cep, comme si me manifester son attente le gênait. Cependant, il n’hésitait plus à parler et améliorait son vocabulaire. La saison des vendanges, sur les différents versants du hameau et selon les propriétaires, durait parfois plus de deux semaines. Le temps suffisant pour nouer une amitié.

Nous avons grandi. Pendant plusieurs années, il se trouva une vigne, la margelle d’un puits en attendant le repas, une table, pour rappeler nos histoires passées, et en créer de nouvelles. Nous devenions des hommes, nous enrichissant réciproquement de nos cultures. Cependant, chaque année, la rencontre automnale se réduisait. Nos études renvoyèrent bientôt les vendanges au registre des souvenirs. Le courrier traversait de temps en temps la Méditerranée et la surprise tombait dans nos boîtes à lettres. Les anecdotes, les projets, nos battements de cœur, couvraient largement les pages. Les photos, les premières en couleur, s’affichaient dans un cadre sur la commode de ma chambre, les visages bien apparents.

Après le service militaire, le Maroc fut la destination de mon premier voyage d’adulte à l’étranger. Hakim terminait une formation à Casablanca. Il m’attendait à l’aéroport. Ensuite, le trajet fut long jusqu’à Fès où ses parents résidaient, mais sans ennui tant nous avions à échanger. Il alignait aussi les noms des sites que nous pourrions visiter.

Je me rappelle l’accueil affectueux de son père serrant mes mains dans les siennes et disant son plaisir de nous voir ensemble dans sa maison. Il demanda des nouvelles de mes parents et d’une famille qui lui avait laissé un souvenir particulièrement agréable. Observant Hakim à mon côté, sa mère souriait. Plusieurs fois au cours de la soirée, elle répéta ce que son regard nous disait :