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Créer pour transcender l’absence et le secret autour de son père, telle est la voie de Mathilde. Par l’écriture et la sculpture, elle fait face aux bouleversements de son existence. Lors d’une exposition, une conversation riche et sensible la lie à O’Brian, un autre artiste qui peint le monde avec ses photos, ses rêves, sa renommée. Ils se séparent avec le sentiment d’une rencontre exceptionnelle… Une vingtaine d’années plus tard, la vie les remettra face à face grâce à Yoska.
Qui est Yoska ? Le héros d’une nouvelle rédigée par l’auteure quelques années plus tôt ? Un nouveau personnage à découvrir entre les lignes ?
D’absence en création et synchronicités, laissez-vous emporter vers l’univers existentiel de Mathilde.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Après Filigrane, roman publié en 2020, Antonia Corgier nous revient avec Yoska, une ouverture sur l’univers de l’enfance, du rapport au père et à l’art. Elle nous invite avec adresse à la suivre dans son maniement subtil de l’imaginaire et du réel.
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Seitenzahl: 228
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Antonia Corgier
Yoska
Roman
© Lys Bleu Éditions – Antonia Corgier
ISBN :979-10-377-7087-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Tout sentiment est juste
parce que le sentiment n’a pas de référence
en dehors de lui-même…
Je ne puis douter de ce que je ressens.
Fontenelle
À l’aube du 13 janvier 1959, un cri dérangea le chat dans le couloir des chambres de service. Sous un toit de la rue du Bœuf, Yoska V. venait d’entrer dans le monde avec le seul nom de sa mère. Celui de son père devait feutrer dans le silence et sous la neige.
Yoska grandit à l’abri de la basilique, dans le dédale des escaliers et des traboules. Sa mère cuisinait au premier dans l’appartement des fourreurs où il fit son nid durant le jour, d’abord babillant, puis discrètement, lisant dans l’ébrasure d’une fenêtre.
Il passa des années à gravir chaque soir le même escalier tortueux et sombre, avec la même question aux lèvres quant à son origine, à se heurter au même lancinant silence et à descendre flâner sur les quais de la Saône avec la même quête du nom paternel.
Un matin, sur le quai Saint-Antoine, comme il feuilletait un livre sur la boîte d’un bouquiniste, Yoska s’arrêta longuement sur une phrase : « Une serrure de fer scellait le manuscrit ; le texte se refusait mais la reliure était si belle que lire devenait inutile. » Il fut percuté du message, comme s’il en était le destinataire. Puis il céda à l’image avec un mélange d’étonnement et de sérénité. Pourquoi ne pas s’en faire une ligne de conduite qui, désormais, le guiderait dans sa future vie, à l’abri des souffrances inutiles ? Cette phrase martela sa rétine. Elle s’inscrivit en positif dans sa détermination, et il commença un voyage passionné à la recherche des écrins séculaires des mots.
Il visita toutes les bibliothèques de la ville, effleura, fébrile, les peaux usées de livres qu’on déposait entre ses mains, quelques secondes, pour satisfaire ce désir qu’il savait si bien exprimer. Chez les relieurs, il s’enquit des noms ébouriffants donnés aux tortures qu’on fait subir au cuir pour l’amener à la perfection de sa destination. Il y apprit les gestes, les subtilités de la tâche, le raffinement du détail. La feuille d’or n’eut plus de secret pour lui, ni la gravure.
Il y apprit aussi les lieux où il pourrait enrichir sa passion, admirer les reliures les plus nobles. S’en nourrir. Et au-delà, imaginer des mots incertains, des silences béants. S’acharner au renoncement…
Il écrivit quelques mots, pour lui. Juste pour apprivoiser son manque, juste pour s’enhardir dans sa quête, juste pour distancer quelque part quelque chose.
Il partit pour Florence. Ses pas le conduisirent à San Marco. Il découvrit avec plaisir les grandes dalles de pierre qui pavent la galerie du cloître. Une lumière blonde baignait les courbes, émoussant les arêtes des cintres. L’ombre des roses tremblait à peine contre les piliers.
Il gravit l’escalier qui le déposa à l’entrée de la bibliothèque. D’abord cette perspective sur les colonnes fines, et les volets de bois cloutés entrebâillés qui se ferment de l’intérieur et préservent de l’insolation. Puis, cette odeur indéfinissable qui s’exhale du grand parquet de miel et flotte, tiède. Et les livres, plusieurs fois centenaires, sur les pupitres de bois clair, à l’abri de vitres épaisses, ouverts, offrant la magie de leurs enluminures, la nervosité des neumes et des lettres gothiques.
Yoska parcourut la salle, s’arrêtant à chaque escale proposée. Il ne lisait pas, même le latin accessible. Peu importaient les mots. Ne surgissaient-ils pas tous de la même quête ? Lui buvait à ces étranges ciboires une trace de vie unique. Une immanence presque charnelle. C’était comme si la plume traçait encore sur le parchemin, ergotait parfois de la pointe contre une ride, reprenait sa course vers le prochain obstacle. Imprévisible. Incontournable. C’était comme un souffle renaissant, un halètement lointain… Des bruits légers enclos à jamais avec les mots. Il s’enivra de la patine des reliures, de la minutie de leurs incrustations, de la finesse des ciselures sur les fermoirs. Il se sentit bouleversé par la richesse, la précision et l’énergie mise au service des textes à célébrer. Avide, lui aussi, de participer à la même aventure.
Il écrivit quelques mots, pour lui, juste pour conforter son choix, juste pour affirmer son doute, en transit sur le désir.
Il quitta l’Italie pour les rives du Danube sur l’invite d’un vieux prêtre qui dessina dans son esprit la bibliothèque de Sankt-Florian. Yoska V. se rendit à l’abbaye, descendit saluer Bruckner dans la crypte et tressaillit face au mur d’ossements qui servait de toile de fond à son tombeau. Puis il gagna le grand sol clair, les ors et le noyer des boiseries dans la bibliothèque. Il se fit livrer l’âge de manuscrits et d’incunables dont les dos aux puissantes nervures excitèrent sa curiosité. Il souhaita les observer sur une des tables marquetées, promener ses mains sur le cuir, en sentir le grain, le relief des gravures. Il aspirait à faire corps un instant avec les artisans qui les avaient fait naître. On lui interdit de toucher, n’ayant pas qualité de chercheur. Il clama qu’il était relieur. On ne l’entendit pas. Il se sentit frustré. Il garda au bout des doigts la brûlure de la caresse retenue et dans l’esprit, une blessure.
Il écrivit quelques mots, pour lui, juste pour calmer l’injustice, juste pour distancer sa colère, exacerber sa volonté. Juste pour imaginer quelque chose quelque part.
Il descendit le Danube et croula sous les richesses de Melk. Dans l’église, il hurla en silence contre la débauche des ors, s’apprêta à renier son dieu au nom des mal-nourris, des mal-logés, des mal-aimés. Il trouva dans la bibliothèque la même virtuosité des ébénistes qu’à Sankt-Florian, une profusion de dorures supérieure, une intimité restreinte, moins de délicatesse, une lumière plus froide. Mais peut-être le ciel, ce jour-là… Il ne demanda pas à soulever les glaces qui le séparaient des reliures précieuses. Non. Il promena ses pas sous la danse allégorique peinte au plafond, laissa ses yeux flâner sur la croupe des globes terrestres et sur la féminité des statues de bois doré. Puis il s’attarda quelques minutes à contempler le Danube charriant le plomb des nuages. Il sentit se préciser en lui l’envie de briser les vitrines, de s’emparer de l’un de leurs trésors.
Il écrivit quelques mots, pour lui, juste pour clamer sa révolte contre le luxe, juste pour maîtriser cette idée submergeante du rapt, pour discipliner sa force. Juste pour s’empêcher de…
L’été porta Yoska à Prague. Il savait trouver là le plus ancien manuscrit connu à ce jour. Remonter le temps de près de onze siècles ! Ne rien savoir mais voir… S’en tenir encore une fois à l’émotion, maîtriser le désir, se résigner à l’ordre. Ainsi était-il condamné à chercher, à regarder toujours et à ne pas entrer dans le secret des choses, pas même dans leur parfum. À imaginer. Il visita la ville. Il relut Kafka, apprit par cœur, avant de s’y aventurer, l’histoire de la bibliothèque de Clementinum, et de celle de Strahov. Il sut qu’il y retrouverait d’autres tombeaux de la mémoire humaine, protégés par des conservateurs prodigues de pouvoir, mais si avares d’élémentaire compréhension du désir. Il sut qu’il y retrouverait le faste, des interdits, des mots, des noms. Des noms, toujours. Jamais le sien. Il apprit à aiguiser ses rêves, à forger son désir au feu du réel.
Il se présenta un matin aux portes de Strahov. Il pénétra dans la bibliothèque théologique, brisa la première vitrine et s’empara d’un ouvrage, au hasard. Porté par une énergie inconnue, il s’enfuit. Il ne se retourna pas. Il dévala la colline. Il traversa la Vltava, poursuivi par la consciente folie de son acte… Hors de souffle, suffocant de bonheur, les bras refermés sur son larcin, il enfila le couloir obscur d’un immeuble délabré derrière Notre-Dame du Tyn. Au fond du passage, il descendit quelques marches et s’adossa.
Un chat referma au pied des marches une porte que le voleur n’avait pas remarquée. La clenche sonna, dure contre le métal. Silence. Yoska s’acharna contre le battant sans poignée qui résista à sa rage, confisqua sa voix. Seul un rayon de soleil amputé de sa chaleur forçait à grand-peine une imposte voilée de toiles d’araignées.
Alors, le jeune homme ouvrit le livre. Le texte se refusa, écrit en une langue inconnue de lui. Il y chercha un nom, quelque chose qui ressemblât au sien, à son prénom, à celui de sa mère. Aucun. Il palpa longuement la reliure, évoquant des gestes, des outils, rêvant d’emblèmes pour de futures estampes, des oiseaux peut-être, leurs ailes ciselant le ciel fauve. Il se mit à graver dans la basane, avec ses ongles, comme pour en réveiller des effluves vivants, comme pour y puiser un peu d’une ancienne chaleur, pour se réconforter à sa douceur. Il caressa la peau blessée, s’émut de son silence. Il l’étreignit avec violence. Il y appliqua tour à tour ses lèvres, son front, ses paumes, s’imprégnant de toutes les moiteurs humaines qui y avaient laissé leur empreinte. S’appuyer à la chair des autres. En vivre encore. Encore écouter, sentir, toucher. Encore maintenir, allumer la résistance. Il se sentit moins seul.
Des jours s’écoulèrent. Les araignées tissaient, indifférentes. Yoska écrivit quelques mots qu’il glissa entre les pages. Juste pour accepter l’ombre. Juste pour admettre de s’éteindre sans nom. Juste pour…
Le 13 janvier 1990, les autorités firent part de la récupération de l’ouvrage dérobé et de leur soulagement, déplorant l’acte de vandalisme perpétré contre la reliure.
I
Enfant, j’ai eu beaucoup de pères que je choisissais parce qu’ils avaient un beau regard. Je les admirais de loin, puis je fermais les yeux pour éviter de les rêver. Je me mettais en fuite. Je devenais une fuite, jusqu’au silence qui me plantait, là, sur la terre, telle une erreur.
Je courais à travers ma mémoire, laborieusement. Révoltée contre elle qui retenait ce que je voulais lui faire rendre : les paroles de ma mère et de ceux qui savaient. Car enfin, il dut bien y avoir des mots qui ont volé au-dessus de mon berceau ! Son nom à Lui, celui qui, inscrit dans mes fibres, fut présent à ma mère pour que je sois ?
Hors mémoire, un réel existe, indélébile, vérifié, sans erreur possible. Implant originel, vivant. Moi.
Je vibre ce réel atomisé par les milliers d’impacts de ma question depuis que des mots ont donné voix à ma conscience : pourquoi suis-je là, à cette place, où nul père ne s’est révélé ?
De là, lieu de résonnance et de silence s’affrontant, je parle.
Je suis à ma place du jour.
Ainsi, à quelques mètres sur le quai, à sa place, cet homme l’est aussi. Livré à lui-même autant qu’à mille interrogations que pourrait susciter sa présence, il est debout, de dos, la tête levée vers un ciel lourd de son bleu immobile.
Je ne saurais rien dire de lui. Sa silhouette inattendue dans mon paysage n’a guère plus de présence que le mobilier urbain ou les voiliers ancrés dans le bassin. Pourtant s’il s’effondrait, je courrais vers lui sans me poser de question. Il aurait créé la place particulière où je saurais désormais l’avoir rencontré. Sa place d’humain. Et chu de son immobilité, il se serait affiché malgré lui sur le théâtre de ma vie. Sans le connaître, voici qu’il appartiendrait à mon présent. Son regard me serait apparu.
On n’échappe pas à un regard. Il parle.
Nul homme sur le quai qui puisse mobiliser l’attention de la femme qui marche. Même la boîte à musique est silencieuse derrière les bâches du vieux manège. Une moiteur orageuse paralyse le port. On se demande comment le soleil trouve la force de sourdre au travers des nuages, d’effleurer le sommet des tours. La lumière ne viendrait-elle pas plutôt de l’océan ? Des bouquets de fanions colorés se flétrissent négligemment contre leurs tiges au-dessus des casiers à langoustines vides. Au débouché du canal, la marée berce à peine deux hydravions rouges, insectes géants ensommeillés ; une bouteille de plastique et des débris de polystyrène émergent d’une écume verdâtre contre le flanc d’un des flotteurs. L’air pèse entre les coques des bateaux de plaisance, sur leurs ponts déserts. Les voiles pliées dorment ; les mâts plantent sans frémir leurs reflets au fond du bassin ; les amarres semblent inutiles tant le ciel s’accorde à son miroir contre toute dérive.
La femme marche, au plus près de l’eau, en quête d’un peu de fraîcheur. Elle va, invitée à une exposition réunissant des photographes français et étrangers. Maud avait insisté : « Viens ! tu verras des gens nouveaux… Allez, Mathilde, viens ! » Décider de se laisser porter par des images inattendues, se libérer peut-être pendant quelques heures du soupir somatique qui encombre sa poitrine depuis quatre mois, elle se le devait.
Respirer parmi des inconnus. C’est très important, cette inconnaissance-là, cette absence de liens ; ça donne à l’esprit une senteur de neuf. Ça restitue au regard une part de mystère. Ça délie les gestes, ça lève les pressions. Ça ouvre la porte à l’imaginaire. Regarder les visiteurs sans être tenue de faire un pas vers eux, mais peut-être leur sourire, leur parler. S’émouvoir. Libre de tout a priori, elle accueillera. Que tout redevienne important.
Derrière la façade généreusement vitrée de l’espace Atlantide, deux hommes échangent à l’entrée d’une étroite galerie. L’arrivante passe discrètement derrière eux et s’arrête devant la première des hautes photos. Une forme humaine floue, brune à peine, avance d’un pas inconsistant dans une brume glauque, fissurée par endroits. À l’arrière, filtrant d’une brèche, une atmosphère dorée, gorgée de vie, élastique et compacte, dispense un peu de chaleur. Mais il semble trop tard pour que la silhouette revienne sur ses pas. Elle a franchi la déchirure. Mue par un irréversible élan, elle va briser la surface. Elle va s’échouer. Ici, aux pieds de la spectatrice. La bousculer. La pousser vers demain.
Que lui reste-t-il à craindre de la valse des planètes et de l’écoulement des clepsydres ? Mathilde se détourne de cet assaut immobile et se dirige vers un cube de lumière tamisée où quelques personnes circulent au ralenti : la salle de conférence est transformée, pour l’occasion, en une immense boîte aux parois aveugles couleur de ciel avant la nuit. De rares groupes s’attardent, chuchotant devant des photographies. Maud s’entretient avec deux membres du club photo et Vincent, jeune pigiste d’un journal local. Il y a là aussi quelques visages entrevus, ailleurs.
***
Dans l’espace profondément bleu, un homme est immobile, les mains dans les poches, cerné d’invisibles barrières. Il n’a pas envie de parler. De rugir, oui. Lui donner un emplacement pour cinq photos alors qu’il mérite à lui seul une salle entière ! Il n’a pas d’humour pour ces plaisanteries. Il passe, ici, pour un figurant. On l’avait invité. Il avait répondu présent. Puisqu’il venait en Europe, pourquoi ne pas faire escale à La Rochelle avec ses compatriotes ? Il aurait pu s’offrir une randonnée dans les Rocheuses et partir quelques jours après eux. Mais non ! Il avait succombé, une fois de plus.
Au seul nom de cette ville, il avait imaginé un espace dans l’une des tours, pour lui seul. Un rêve éveillé, sans promesse. Un escalier de pierre déboucherait dans la salle d’armes où il aurait soigneusement présenté sa série, là, sur les terres mêmes de ses pères. Il ne porte pas le nom de ceux qui ont accompli jadis le long voyage vers l’embouchure du Saint-Laurent, mais il connaît par cœur sa généalogie.
Aujourd’hui, personne n’aura à monter plus de trois marches pour venir badigeonner du regard ce qu’un descendant de ces aventuriers a mis tant d’âme à transfigurer ! Sa colère rentrée n’est peut-être pas uniquement due à la maigre affluence, mais à ce qu’on fait de lui : une marionnette qui a accroché cinq photos et qui obéit aux heures. Car il y a encore des heures avant qu’il ne s’envole pour Florence !
À Florence, il a ses révérences, ses hochets, ses cliquetis : une vapeur de célébrité, des regards et des mots qui savent le conforter, des portes qui s’ouvrent au souffle de son nom ! Et un espace d’où l’on aperçoit des tours des dômes, des collines. Une ville à la hauteur de son désir.
Et là-bas, il y a Marisa qui tend à l’impossible perfection, qui décrit l’espace, tantôt le découpant de son corps fuselé, tantôt le ciselant comme un immense oiseau, ou le concentrant dans l’ove mouvant d’un projecteur. Marisa, étirée ou ployée, esquissant une forme, en dessinant une autre, éphémère sculpture fondant sous les regards, aussitôt renaissante de cet achèvement. Marisa, femme-liane, prolongeant dans ses gestes les plus quotidiens l’empreinte des musiques qui la font danser. Bientôt, il va retrouver Marisa.
Ici, il écrase les heures sur la moquette bleue. Pendant la conférence, demain, il prouvera à tous qui il est ! Un photographe reconnu. Certes… mais qui d’autre ? Les galeries l’exaspèrent de plus en plus. Lui, tout entier dans ses photos ? Non, elles ne sont pas encore le reflet de son attente ! Toujours un décalage entre l’élan qui l’a animé et ce qui est traduit. Il se sait sur le papier, en deçà de ce qu’il veut exprimer. Prouver. Plus le temps passe, confirmant son talent, et plus il se devient étranger. Quand, où, comment trouver cette indéfinissable parcelle qui le fera être, complètement ? Une farce se joue à son encontre pour l’éloigner sans cesse de son but.
Ses photos ? Des œuvres d’équilibriste sur le temps. Les récompenses, les invitations, les critiques élogieuses, c’est bon, cette reconnaissance qui chatouille l’orgueil, cette chaleur diffuse de voir son nom à la porte des galeries. Réconfortant. Survient l’instant lucide où il réalise que la lumière, nécessairement, s’accompagne d’ombre. Ainsi se boucle le circuit entre son œuvre et lui, sur lequel il n’a encore repéré nul indice révélateur du royaume à conquérir.
Dans quelques jours, il sera en Toscane. Il aura quitté ce port et les gens qui gravitent les uns autour des autres. Regards et sourires automatiques, banales paroles de civilité. À Florence, se construira un instant autre. Il ne sera plus seulement question de photographie. Depuis quelques mois, de plus en plus souvent, une pensée se retourne en lui, embrase sa poitrine. Elle parle de vie et de douceur. Un enfant. De Marisa. Quelle autre femme pourrait lui donner l’enfant dont il rêve ? Mais voudra-t-elle ? Et lui, saura-t-il bousculer sa vie, son besoin d’indépendance ? Tout s’emmêle alors. Les déplacements professionnels, les besoins de l’enfant, les ballets de Marisa, l’envie de ne pas disparaître sans avoir donné la vie, le désir d’un petit être entre ses bras et l’angoisse de demander à une femme ce cadeau vivant. Plus il s’imagine avec cet enfant, plus il doute de sa possible existence.
Saura-t-il, lui, un jour, faire le deuil de sa propre enfance ? À l’aube de la quarantaine, il n’est encore qu’un fils vagabond rentrant parfois au bercail où l’attendent les siens. Il est temps de devenir père. Avoir un enfant sera le moyen irréversible de reculer dans la généalogie et de prendre sa place de mortel. Ainsi, il laissera sur la terre autre chose que des images, que des papiers que les ans rongeront.
***
Mathilde s’avance dans l’espace feutré. Altière, la silhouette immobile de l’homme lui évoque celle d’un félin. Elle se souvient… elle était encore enfant. Un tigre ondulait derrière une double clôture protégée. Elle revoit les yeux dorés superbement ignorants, l’onde des muscles puissants déplaçant des reflets sur le pelage. Elle avait ressenti une bouleversante envie d’effleurer cette fourrure mouvante. Comme appelée par une force magnétique, elle avait esquissé le geste d’une impossible caresse. Elle ne connaissait pas le mot frustré, mais il s’agissait de cela.
Ici, les yeux d’un félin errent à la surface des visages, le sien volontairement fermé. Il est seul dans la cage bleue. Ce regard ! Celui de ceux qui ont tout conquis ! Mathilde le méprise de tant de suffisance. Les yeux semblent encore plus noirs quand ils se fixent sur elle, brutalement. Elle sent son visage disparaître dans le gouffre des pupilles. Pas son visage entier. Non. Juste une part dont elle ne peut définir les contours. Imperceptiblement, l’homme se déplace, la fixant encore. Elle détourne les yeux, irritée de l’insistance et toujours aussi ignorante de cette part qu’il semble lui ravir.
Il détaille la ligne appuyée des mâchoires, et les hautes pommettes teintées de blush. Il aime observer les femmes maquillées. C’est fou l’assurance que leur donne le fard ! Lui, il les préfère naturelles, et vulnérables aussi, mais les masques lui plaisent, qui l’autorisent à ce jeu tout professionnel : derrière eux, pressentir la face originale pour y lire ou y inscrire une histoire qui le fasse vibrer. Il imagine le grain de la peau, la pulpe des lèvres décapées de leur fard, la résille des rides au coin des yeux, l’authenticité du regard sans les rives trompeuses du mascara, les paupières diaphanes sans les ombres. Il décolle le masque parfumé qui sculpte les visages. Ainsi, avec leurs pâleurs, avec leurs cernes, ces écrans troublants livrent bataille au temps avec force ou fragilité. Des femmes vraies, pour les rêver ! Peu importe qu’il ignore leur histoire ! Il les dérobe à elles-mêmes, et leur image voyage en lui pour servir ses mises en scène fantasmatiques.
Cette femme-ci l’attire. Ce n’est pas seulement la silhouette haute et fluide qui la distingue des autres ni le fard sur son visage fortement dessiné. Il ne parvient pas à définir ce qui suscite le trouble. Et soudain, comme elle détourne légèrement la tête, son cou lui apparaît. Immense. Pas de collier, pas de chaîne. Un cou, nu, fragile, provocant. Un cou à envoyer un homme aux galères sinon au paradis. Une insolente invite dont elle ne semble pas consciente et qui la rend vulnérable.
Elle s’attache à présent à suivre une série de quatre portraits : une femme, toujours la même, enfouit une part de son visage dans une débauche de fleurs aux teintes pastel qui, d’un portrait à l’autre, se fanent progressivement, pour n’être plus qu’une chevelure de pétales desséchés. Quel message dans cette évanescence où le regard de l’œil unique ouvert au-dessus de la pommette s’impose, stoïque, face au passage du temps ? Nulle révolte. Alors qu’elle se laisse rattraper par ses pensées, Mathilde ne voit plus vraiment. Elle sent les yeux du félin fixés sur elle. Cela la dérange. Elle pense se retourner brutalement et le mitrailler du regard. Mais elle n’est pas prête à un affrontement.
Elle s’agace de se sentir proie. Et d’être ici, elle qui n’est pas vraiment sensible à la photographie… Présente par amitié, pour saluer l’enthousiasme de Maud, et par fuite également, avec la sensation troublante de se vivre ici par erreur, empêchée, dans ce lieu ouvert, animé et possiblement fertile. Quelque chose pourtant veut bouger, s’échapper, mais l’élan reste à l’ancre. Le rectangle de soleil au fond du hall appelle. Se sauver. Quelques centaines de mètres sur le quai, le manège, la voiture. Être seule. Rentrer dans sa tanière.
Une voix impose pourtant de ne rien dédaigner de ce qui pourrait l’aider à assumer la douloureuse absence de Thomas, cette excroissance vide. Si seulement cela pouvait lui tomber du cœur !
Le félin l’observe. Les escarpins et le velouté mat de la robe contrastent avec le nylon brillant de l’imperméable noir. L’ensemble est surprenant. Baroque. Cette femme existe puissamment dans cet espace. Curieusement, il semble que ceux qui passent près d’elle respectent une distance. Elle déploie comme une force sa certitude d’être seule.
Cependant, il remarque de légers signes trahissant l’apparente quiétude : le regard glisse parfois vers le sol, le front se barre d’une onde rapide alors que les paupières cillent sous un invisible trouble ; une mèche un peu plus courte que les autres s’est échappée de sa barrette ; elle doit la sentir mais elle ne cherche pas à la replacer ; sa main serre l’imperméable sans souci de le friper. Elle a dû soigner sa toilette, mais profondément, un quelconque désordre peut-il la gêner ? C’est comme si mentir lui était inutile.
Ne pas être le seul ennuyé en ce lieu, ce faible lien suffirait-il pour l’aborder ? Il s’avance à quelques pas derrière la femme et s’immobilise, soudain embarrassé de cette proximité où elle risque de le découvrir avant qu’il ait trouvé des mots. D’ailleurs, il n’est pas tout à fait sûr de le vouloir déjà. Il vibre de l’envie de suivre du doigt la ligne du cou, de poser la main sur la nuque, d’en sentir la palpitation… Ôter la fine tige traversant la plaque d’écaille ciselée pour libérer en cascade les cheveux blonds. Il appuie son regard sur la peau déjà colorée des premières ardeurs du soleil. Il l’atteindra. Lui parlera. Découvrira sa voix.
***
Mathilde se retourne vivement à la voix de Maud. Anticipant la volte-face, le fauve s’est écarté. Il s’éloigne avant d’oser reprendre sous son regard le long cou détaché des clavicules par des creux d’ombre et jaillissant du décolleté de la robe. Petites impressions framboise sur fond noir, la robe.
Framboise ! Une seule. Il l’imagine déposée dans le creux, à l’ombre de son menton. Il suppose le parfum de cette femme pour rêver le goût du fruit recueilli à fleur de peau. Elle serait de l’odeur des herbes qui se réveillent au matin sous la rosée. Comme aux jours de son enfance, quand il allait avec sa grand-mère chercher les fruits des bois pour les desserts. De ses mains vives tachées de lunes brunes, l’aïeule précipitait un carré de linge blanc dans le fond d’un petit panier en éclisses de châtaignier. L’étoffe débordait largement de part et d’autre de l’anse. Et l’on partait pour la lisière du bois. Dans un concert de petits cris et d’approches ravies, on détachait les fruits mûrs. Parfois, une araignée déguerpissait entre les feuilles. On retirait la main vivement, avec un cri de surprise et de dégoût, et l’on se regardait, heureux d’avoir échappé à un danger ; les avant-bras s’égratignaient à vouloir poursuivre la framboise lâchée qui se perdait dans un fouillis de rameaux et de feuilles.
Quand on avait cherché en vain l’ultime fruit mûr, assez ri, assez marché, assez picoré aussi, on repliait sur le trésor – pour qu’il en restât pour la tarte et le sucre – les quatre coins du torchon. On rentrait, portant tour à tour la précieuse cueillette, les yeux pétillants d’une complicité gourmande.