Filigrane - Antonia Corgier - E-Book

Filigrane E-Book

Antonia Corgier

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Beschreibung

Après une belle carrière de chirurgien, Valentin retourne vivre au cœur des hautes montagnes qui l’ont toujours attiré. L’écriture devient la substance principale de ses jours. Qui est ce musicien taciturne, mais encore espérant en son art, retiré au sommet de l’unique tour d’un village énigmatique ? Qui est le cavalier singulier qui frappe à sa porte ? Ces deux personnages jaillis de l’imaginaire se nourrissent des souvenirs, des réflexions, des actes présents que Valentin relate régulièrement. Ces trois êtres avancent au sein d’un paysage d’eau et de collines, l’un accompagnant les deux autres indissolublement liés par leur conscience intranquille en quête de lucidité et d’apaisement.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1948 dans le Rhône, Antonia Corgier vit à La Rochelle. Enseignante de formation, passionnée de sculpture, de céramique et d’écriture, elle a toujours eu à cœur de faire goûter la littérature à ses élèves et de développer leur sensibilité artistique. Elle compte à son actif quatre recueils de poésie.

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Antonia Corgier

Filigrane

Roman

© Lys Bleu Éditions – Antonia Corgier

ISBN : 979-10-377-1935-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Photo-montage : Danielle Bouet, à partir d’une sculpture d’Antonia Corgier

Au fond de ce que je devrais encor

transformer en ardeur en sang en âme

je sens (que vaguement mon doute réclame)

les mots massifs, les mots profonds en or.

Rainer Maria Rilke

À découvert

Parfois, elle va voir les bateaux. Elle ne rêve pas de prendre le large. Prendre le large ! C’est peut-être ce qui circule ce matin sur les planches qu’elle préfère aux pavés, pour le léger déséquilibre qui chante mat sous les semelles. Le soleil force timidement le gris du ciel. On s’affaire sur le pont du Picoty. Les autres voiliers dorment. Les drisses sous le vent organisent un concert sans loi. Une éolienne, modèle réduit, tourne sur la réplique d’un cotre ancien, toute nostalgie contredite par les bois vernis et les laitons rutilants. Un joujou, posé sur les marées. Derrière, dans le même style, mais qui a vécu, il y a l’An Bleu. Il la touche. Par le bleu. Traversier.

Soudain, sous ses paupières, Lui, fulgurant. Rien à voir avec l’océan. Lui surgit, debout, sans mots. Cela arrive parfois. Avec violence. La violence qu’elle devrait se faire pour ouvrir, enfin, l’enveloppe épaisse que Julie lui a remise il y a presque quatre ans.

— Une sorte de journal… et plus, vous verrez. Destiné à lui seulement. Je pense que cela vous revient. Pour mon père, vous étiez… Avec elle, je me sens vrai, il m’a dit un jour. J’ai aussi enregistré pour vous une copie de ses compositions.

Elle avait gardé le silence. Plus tard, elle avait pleuré. Peut-être de cet éclat de vérité qui n’avait pas su se dire. Elle avait rangé l’enveloppe. Sans l’ouvrir.

À présent, sur la plus haute étagère de la bibliothèque, il y a une béance.

Cette béance pèse dans le sac de la femme qui va s’asseoir face à l’estran. Elle aime l’estran pour l’incertitude des limites, pour la marge vivante protégée ou battue à couvert, exposée et fragile au jusant. Vraie comme un cri.

Le cœur armé, elle décolle le rabat de la pochette blanche.

Faire un pas

Lyon, 24 avril 2009

La lumière change. L’implacable limpidité de l’après-midi a cédé à un trouble vaporeux, comme monté du fleuve, et qui sème du silence. Silence balbutiant qui chercherait à enchanter le quai encore sillonné de moteurs. Peu à peu, le couchant sublime la rive d’en face.

Je guette ces instants avant la nuit. Parfois, Helen arrive au banc des rendez-vous, ravivant des jours fous. Mai 68 levait comme une pâte ensemencée de désirs multiples et de contradictions. Nous, nous hurlions avec les loups. L’internat m’appelait à Paris. Temps de rares rencontres, de mots tendres sans promesse, de lettres. Dans sa dernière, Helen disait qu’elle rentrait en Norvège, qu’elle était devenue une femme, que tout était bien pour elle maintenant, qu’elle souhaitait que pour moi…

Thomas est arrivé pour fêter la fin de semaine. Je lui ai laissé le soin du bar. Il fait ça très bien. Une coulée légère, la bouteille de soda, le tintement des glaçons. J’ai porté le toast à ma prochaine installation au chalet.

Silence. L’ami a noyé sa surprise dans sa première gorgée de gin-tonic. Nous avons écouté le dernier trésor qu’il venait de dénicher chez Paulin : la version originale du concerto pour clarinette de Copland. Le premier mouvement. Cette petite merveille a survolé le Rhône gonflé de printemps et de ciel incendié. Le temps pour moi de fulgurants franchissements, d’improbables effacements. Thomas a baissé le volume et il est revenu sur mon annonce de quitter Lyon. Sur l’ennui probable.

J’ai dit que le piano de mon père m’attendait. Des airs, en moi. Une envie de composer. Faire naître quelque chose. Si longtemps privé de temps pour jouer.

J’ai dit mon besoin de vivre plus simplement. J’ai dit la montagne qui me régénère. Sa puissance parfois insoutenable. De quoi s’affûter la force et les pensées. Les torrents ! La voie rugueuse de l’eau, rien n’égale ça ici.

— Tu te souviens, l’Arve après les orages ? Notre jeu… les yeux fixés sur le courant et cette impression de remonter vers les sources à une vitesse vertigineuse.

— Si jeunes, et déjà jouant avec l’illusion ! Que penses-tu trouver aux sources, Valentin ?

J’ai dit mon envie de reprendre les marches sur les glaciers, vers les sommets. Cinq ans sans entendre la glace gémir sous les crampons !

J’ai dit enfin que quelqu’un m’attendait au chalet.

Intéressante ?

Sur le papier. J’ai écrit.

Thomas s’est levé. Son regard m’a transpercé.

— Écrit ? Mathilde, j’imagine ? Pieds nus sur le quai, marchant dans les flaques de lumière des réverbères… c’est ça ?

— Stop, Thomas. On n’écrit pas l’incandescence.

Il a continué la mise en garde.

— Merci, toubib. Prescription refusée. Pas de protocole pour ce genre d’irradiation.

Tard dans la nuit

L’annonce de mon prochain départ pour le Pontelet appartient déjà au voyage. Là-bas, j’écrirai les émergences du jour, sporadiquement. Une façon de cerner cette période nouvelle, sans préméditation ni complaisance. Mes projets d’alpinisme et de musique sont encore sans objets précis. Je n’entrevois là que des bases à poser, indispensables pour remplacer l’agenda du bloc opératoire, les agitations et les sollicitations de la ville.

« Franchir la porte, c’est tout un monde, mais, en fait, il suffit de faire un pas. » Ces mots d’Anouilh me viennent, comme contrefort à ma décision. Ma porte intérieure est entrebâillée, figée sur ses gonds, un malaise diffus réclame le passage. La rouvrir progressivement pour lire dans le dévoilement. Profondément, sans impatience.

Le Pontelet 16 juin 2009

Il faudrait renforcer le sentier empierré qui relie les trois chalets du hameau. Le plus modeste reste fermé. La porte du fenil bat dans le courant d’air depuis qu’Antoine a perdu la vie au pied de son échelle. Un barreau a cédé sous son pied averti de guide. Finir ainsi, à quatre-vingt-douze ans ! Une incohérence entre la passion et la mort…

La bâtisse voisine n’ouvre ses volets qu’au rythme des saisons de ski et de randonnée.

L’air est encore très frais. Le temps d’aérer, de faire le tour du propriétaire, dedans, dehors, quelques petites mises en ordre, trois heures se sont écoulées. Dans la vaste salle de l’étage, une flambée a chassé l’odeur des cendres oubliées à mon précédent passage. J’ai retrouvé les gestes : rassembler les tisons et rajouter une bûche. Écouter l’écorce susurrer, humer le réveil de la résine, suivre la course des flammèches et savourer l’amertume du petit noir qui fume dans la tasse. Être soudain attentif à ces riens si souvent négligés. Sentir le cœur battre. M’éprouver vivant et pas seulement passager de la vie comme on l’est du métro. Ici, ne consentir allégeance qu’à moi-même.

Quelle concession ferai-je à l’étranger qui m’attend dans mes mots ? Je suis curieux et vaguement troublé. Des images cherchent priorité les unes sur les autres. Elles se télescopent sur un chantier intérieur sans contrôle ni frontière. Je ressens la tension d’une réalité impalpable dont je suis à la fois responsable et innocent. Un homme a écrit sans question ni retenue ; je le connais sans le reconnaître dans cet élan, mais c’est bien moi qui, après avoir noirci le reste d’un bloc de papier, me suis jeté sur la grande enveloppe d’une proposition publicitaire pour continuer à noter ce qui s’imposait. Cet embrasement de l’imagination n’était-il qu’une poussée d’aspiration à la solitude ? À la solitude, seulement ?

Les feuillets attendaient sur le piano ; je m’en suis tenu à distance. D’abord pour reprendre pied en ce lieu, rebaptiser la pièce par la simple reconnaissance des meubles venus la peupler au gré des ans. Veiller à la discrétion des quelques objets très personnels que je viens d’ajouter ; qu’ils ne contredisent ni ne relèguent la mémoire.

Ici, du temps suinte. J’entends mon père, le jour de notre emménagement, ôtant la planche pyrogravée au-dessus de la porte d’entrée : « Beauséjour » ! Le séjour sera ce que nous le ferons.

Ma mère n’aimait pas la montagne. Mon père disait que l’abrupt et le sauvage le stimulaient, résonnaient avec une part de lui. L’indicible courait en sons sur le piano. J’écoutais, fasciné. Quelque chose me parcourait, que je ne pouvais nommer. Joue papa, joue encore. Il m’apprenait patiemment le chemin des notes. Mes doigts sur les touches s’affolaient de leur lenteur alors que je voulais les faire voler. Ma mère lui reprochait de perdre son temps avec moi. Pas doué, elle disait. Je restais de marbre, mais la fêlure s’aggravait. Elle, elle ne savait pas, avec moi. Elle souffrait par anticipation du regret de mon futur. Mon père, dévoué aux maux de la vallée, m’enseignait comment porter haut et plus loin le regard. Il y a toi, disait-il, et autour, tous les autres ; ils méritent ton cœur et tes mains.

17 juin

Le paysage porte d’invisibles stigmates. Exigeante et sans pardon, la nature fourmille de tout ce que j’ai confronté à sa beauté sans pouvoir l’égaler. Seul mon remords peut prétendre s’y mesurer.

Mathilde est debout, à la frontière sensible entre joie et blessure.

Le glacier perd de sa splendeur au fur et à mesure des années. La langue a tellement reculé en dix ans que son front n’est plus qu’un amas de roches mêlées à des franges de glace sale. La blancheur subsiste, bleutée par endroits dans les cassures du jour après une chute de séracs, mais cela ne dure jamais. J’imagine le torrent glacé venant au jour plus haut maintenant, se faufilant sous le couvert de pierres et de blocs nourrissant lourdement les moraines. En contrebas du Pontelet, il troque son lit sauvage contre un aménagement en béton qui le canalise dans la traversée du village. Le ruban enfle ou s’amenuise selon les pluies et les saisons. Son chant perd en nuances entre les rives sans relief.

Je m’installe sur le balcon. Relire.

1

Il pleuvait. La route serpentait de cols en vallées. Aux côtés de Vincent, l’homme au chapeau somnolait sans souci du trajet ni des cahotements de la Rosengart. Des morceaux de talus effondrés encombraient la voie. Le chauffeur se décida à emprunter une route étroite qui traversait la forêt.

— Sous les arbres, la pluie sera moins dérangeante, lança-t-il en ouvrant la glace qui le séparait de ses passagers. Et c’est joli par là, vous verrez.

Vincent plongea dans le souvenir récent de sa conférence à Sankt-Florian. Il se revoyait dans une vaste salle de l’abbaye, les pieds vissés dans son ombre, tous les yeux tournés vers lui. L’harmonie, celle des sons, il savait en parler. C’était son métier. Mais l’harmonie qui noue l’âme au réel, qui fait du bonheur passé un tremplin rassurant pour oser le lendemain ? Comment faire sonner juste le souvenir des passions envolées quand on doute des accords originels ? Il essayait de rassembler les années en un petit paquet d’instants purement heureux. Mettre les autres au silence.

Il conservait de ce séjour le sentiment confus d’une frustration. La somptueuse bibliothèque de l’abbaye rivalisait avantageusement avec celle de Melk. Pourtant, les ouvrages anciens demeuraient tout aussi inaccessibles. Le regard seul autorisé sur les reliures, l’imagination impuissante à offrir les textes enfermés, cela le révoltait, même s’il comprenait l’interdit. Le tombeau de Bruckner, devant l’ossuaire de la crypte l’avait aussi grandement impressionné. Des bribes de la quatrième symphonie lui traversaient l’esprit. Celle qu’Elle aimait. La divine escapade au concert de Vienne flottait sur des notes éparses, entre des voiles de tendresse évanouie ; elle répondait à l’image de la sépulture veillée par une armée d’orbites vides. Le cri de la persistance.

Lui, Vincent, en quoi persistait-il ? Le temps lui battait aux tempes comme autant de rappels de ce qu’il n’avait pas su hier, de ce qu’il ne parvenait pas à saisir au présent. Ses diplômes, son talent récompensé, ne faisaient qu’approfondir un sentiment d’inabouti. Alors demain ?

Les essuie-glaces geignaient contre le pare-brise. Soudain, dans un virage à fleur de pente, à travers une trouée de la futaie, le soleil illumina le paysage.

Son pinceau magistral plongea le pied des collines dans la flaque métallique d’un lac. Jetée entre les rives d’une gorge, une passerelle enjamba un torrent. Un ruisseau plus modeste y mêla ses eaux en aval. Leurs lits profonds, comme taillés par l’arme de quelque géant, découpèrent en se rejoignant un V puissant, hardiment tendu vers l’ouest. Sur ce promontoire, un village étagea ses maisons, serrées comme une foule un jour de liesse. Toits de guingois, colombages et encorbellements, tourelles et balcons, hautes cheminées, paratonnerres, Vincent eut la vision d’un immense orchestre dont les instruments, tout de brillance, de tons chauds, de volutes et d’archets pointés vers le ciel, prenaient place sous le soleil pour un hymne à l’instant.

De ce site, ruisselant de lumière, émanait une force surprenante.

— Comment s’appelle ce village ?

Le chauffeur toussota :

— On l’appelle La Louve. Regardez, la tête, penchée au bord du précipice. La tour et le clocher… deux oreilles dressées. Une tête de louve…

— Pourquoi pas de loup ?

Le compagnon de voyage émergea de sa somnolence :

— Il y a une légende… Et aussi une autre histoire. Vraie, dit-on, de celles qui demeurent immortelles.

— Immortelle ? Immortelle ! Qu’est-ce qui rend les histoires immortelles ?

— On les transmet parce qu’elles sont… Chacun y reconnaît son trouble…

— Et l’histoire gagne en transparence chaque fois qu’on lui ajoute nos opacités… C’est ça ? continua Vincent sur un ton de légère dérision.

— Peut-être.

— Les histoires s’épurent ou se diluent. Seules les lignes de force résistent.

— Sans doute. Plus elles sont sollicitées, plus elles s’affirment, continua l’autre voyageur.

— Et plus s’effritent les détails. Un jour ou l’autre, toute histoire devient un trait, avec son plein et son délié, mais un trait. Un coup de sabre.

— Alors, vous… Vous avez une façon de couper court !

— Court ? Non. Profond. Le sabre coupe profond…

Vincent se recala dans l’angle de la voiture, guettant à présent ce village insolite à travers les arbres de plus en plus espacés. Ce paysage le bouleversait de façon incompréhensible.

Aurais-je vécu ici dans une autre vie ? Il ne croyait pas en cela. De justes coïncidences qui rapprochent des lieux par d’invisibles fils, oui. Des traces subtiles, du cœur à la mémoire, qui reviennent par-delà le temps, sur des territoires de traverse. Dans tout cela, rives et dérives.

Il se sentit embarqué malgré lui dans une idée à l’envers de ses habitudes.

— Pourrait-on faire un détour par ce village ? demanda-t-il à l’autre passager.

— Pour moi, pas d’objection. Je m’arrête avant. Mon cheval m’attend à la prochaine auberge, c’est sur la route.

Donc, à La Louve ! lança le musicien avec enthousiasme. Nous trouverons bien à y passer la nuit !

— Vous, si vous le voulez, répondit le chauffeur. Demain, je dois être à Bernau, tôt le matin ; je n’y serai pas si je vous attends…

— Alors, vous ne m’attendrez pas. D’ailleurs, qui sait si je ne resterai pas ici ! Je vous réglerai la course jusqu’à Bernau.

Le chauffeur soupira.

— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, monsieur. Mais une décision, si rapide ! Tellement étrange ce lieu ! Si loin de tout ! Enfin… c’est votre affaire…

— Rassurez-vous. Ce qui demande à être doit se vivre. Une bifurcation de plus ou de moins sur mon chemin…

— Alors, qu’elle vous soit favorable, souligna l’autre voyageur d’une voix encourageante.

Vincent le remercia.

Chaque apparition du village entre les éclaircies de la futaie renforçait l’idée qui le submergeait inexplicablement. Une architecture singulière à la proue du village captait son attention. Les frondaisons des arbres à l’assaut de l’éperon occultaient la base d’une tour carrée, massive, appuyée à un logis au toit de tuiles. Au sommet, une haute fenêtre ouvrait vers l’ouest sur un balcon qui venait buter contre une tourelle ronde surplombant le vide. À la saillie de ses pierres d’angle, on devinait une autre ouverture face au nord. Une troisième existait, juste au-dessous du balcon.

De là-haut, la vue qu’on doit avoir ! Et la musique, sans gêner personne ! Vivre vraiment, à mon rythme. Me poser ici, au milieu des forêts. Abandonner les cours au Conservatoire. Nul besoin maintenant de plus d’argent ! Composer, jouer. Seul, loin de la ville. Un lac, des torrents… oui, de l’eau surtout !

18 juin, matin

Cet hiver, en regardant la pluie qui me privait de ski et piquetait la neige, des images avaient fusé et s’étaient enchaînées, remontées de rêves et de réalités et transposées d’un siècle achevé dans des lignes vagabondes.

Dans la voiture ancienne, apparue sans prévenir sur une route étroite, l’un des passagers regardait le paysage. J’ai su qu’il s’appelait Vincent. Sans référence.

Il emprunte ses traits à un jeune violoniste tchèque amené au bloc en urgence, il y a très longtemps. Nous n’avions pu le sauver. Sa mort m’avait troublé. En confisquant un talent à peine éclos et déjà salué, elle faisait de ce virtuose un être infini. Dans cette infinitude, il abandonne son nom imprononçable et glane les rides de mon âge.

Pourquoi ce disparu appelle-t-il autour de lui le souvenir d’un éclat de soleil sur les toits ruisselants de Salzbourg, d’un village cramponné au bord d’un précipice, d’un lac suisse émergeant des brumes de l’aube ? Autant d’images fortes ancrées en moi en un temps tourmenté. Comme si la mort et la beauté pactisaient pour nourrir un improbable lieu.

Vincent appartient à ma vie aussi sûrement que ce retour d’Autriche. Je m’étonne d’avoir spontanément situé ce récit dans le passé. Impossible sans doute de placer du silence et du rêve dans l’actualité tourmentée, voire dramatique, de ce début de siècle. Peut-être aussi, besoin de mise à distance ?

2

Le cœur tel un métronome affolé, Vincent s’impatientait de devoir calquer son pas sur celui du préposé à la visite. L’homme connaissait chaque pavé de la rue et sa voix picorait avec tendresse à travers sept décennies de souvenirs ; un geste accompagnant chacun des commentaires, les précieuses clés, rassemblées par un anneau de ficelle, entamaient anarchiquement le silence de la rue par des arabesques de cliquetis.

— Cette petite avec son balcon est aussi à vendre si vous voulez, fit-il en indiquant l’une des maisons à colombages à l’angle de la place. Mais sombre et froide…

Enfin, il s’arrêta devant une façade étroite. Deux rangs de volets clos, deux soupiraux grillagés, un perron de trois marches, une haute porte aux moulures coiffées de la poussière du temps. Un heurtoir de bronze. D’ici, la tour était insoupçonnable.

— Celle-ci, c’est pas pareil… Très calme. Oh ! Vous verrez. Pas un château, mais presque…Une bâtisse de bourgeois… début du dix-neuvième, je crois. La tour, beaucoup plus ancienne. C’est un village sans âge, ici…

La clé s’entêta dans la serrure et le vantail s’ouvrit avec le grincement d’un archet de novice sur une corde de violoncelle. Vincent remarqua le reflet azuré sur les premières dalles du hall. Il se retourna. Contre la vitre bleue de l’imposte, trois cercles de fer forgé servaient de trame à la lumière.

— Par ici, une pièce de… commença le vieil homme.

— Excusez-moi. Avant tout, c’est la tour qui m’intéresse. Puis-je d’abord…

— Bien sûr. Mais, si vous pouviez monter seul, monsieur, mes jambes… C’est cet escalier, là-bas. Je vais vous attendre sur la terrasse.

— Si je suis conquis, je verrai le reste.

Trop heureux de cette liberté qui le rendait maître de son rythme, Vincent s’élança sur la spirale de pierre. Il ne s’arrêta ni à la meurtrière vitrée ni à la porte de bois donnant sur un palier. Là-haut, d’abord !

La salle était immense, meublée d’une table majestueuse. Assemblée ici sans doute, il se dit, trop large pour l’escalier. Au sol, de longues dalles de pierre usées. La cheminée de taille modeste semblait être un ajout tardif. Une forte charpente recevait des lits serrés de plaquettes de châtaignier disposées comme des écailles. Une ouverture à l’est promettait des lueurs d’aube.

Dans l’épaisseur impressionnante d’un des murs, le visiteur avisa une ébrasure cintrée. La tourelle. Une porte cloutée, armée d’une imposante serrure, en défendait l’accès. Ni clé ni loquet. À hauteur des yeux, une ouverture de la taille d’un visage. Son croisillon de fer découpait le regard. Quelles que furent les tentatives pour avoir un aperçu complet de la pièce, une partie restait cachée. La blancheur des murs et du sol accentuait la nudité de l’espace. La gravité et la grâce semblaient ici chez elles. Vincent ressentit un trouble presque mystique, semblable à celui qui l’envahissait dans certaines églises romanes. Me fondre dans le silence, il pensa. Devenir pierre d’un lieu sobre et beau.

Un rai de soleil blondit le sol et y projeta une ombre. À peine le visiteur eut-il le temps de distinguer l’angle d’un siège, la tête d’un archet posé sur l’assise et ce qui lui sembla être un pan d’étoffe jeté sur le dossier.

18 juin, soirée

Des pas sous le balcon. J’abandonne Vincent devant la porte de la tourelle. Je reconnais le foulard de soie aux oiseaux exotiques. Un cadeau de Mathilde.

— Alors petit, on revient au bercail ?

Pendant plus de trente ans, le chalet a vécu au rythme du bon sens et de la fidélité d’Amélie. Rien n’a résisté à ses soins ni à son exigence. Elle était la parole tantôt consolante, tantôt stimulante pour ma mère, et aussi le rire qui tirait mon père de ses préoccupations. Je l’entends fredonner la Sonate au clair de lune en astiquant les cuivres. Si mon père était disponible, il comprenait le message et se mettait au piano pour le plaisir de lui faire plaisir. Docteur, je la vois, la lune, sur toute la vallée, elle disait. Amélie veille encore sur le chalet. Elle vient de temps en temps aérer et arracher les herbes qui poussent sur le seuil. Elle trouve un faucheur pour le terrain. Ils s’arrangent avec le foin.

Je lui propose un café. Elle ouvre le buffet, sort la tasse bleue qu’elle a toujours utilisée. Et la confidence fuse, toujours la même :

— Je ne prends plus de sucre, tu sais. Ton père me faisait la guerre.

Je souris, j’écoute sa voix un peu cassée brasser de la vie. Elle mélange hier et aujourd’hui, elle questionne. Je réponds juste de quoi la contenter.

— Mamélie, le chalet d’Antoine, son fils s’est décidé ?

— Pas plus cette année ! Il ne vient jamais. Il espère toujours le vendre. Mais dans cet état ! Déjà Antoine, tu le connaissais. Il savait mieux planter ses crampons dans la glace qu’un clou dans le bois. Ça me brise le cœur, ce délabrement ! La porte du fenil, tu as vu ? Un jour, les gonds vont lâcher.

— Je la fermerai. Mon échelle est solide.

— À ta place, je n’y toucherais pas ! C’est qu’il est encore là. On ne va pas contre les signes. Mais toi, Valentin, dis-moi. Si tu veux, je peux m’occuper un peu ici. Faire le repassage, j’aime ça. Le ménage, ce n’est plus de mon âge dans une si grande maison. Mais ma petite-fille, Alice, tu la connais…

J’accepte. Je retrouve son regard vif et malicieux qui se joue des années.

— J’ai toujours dit à ta mère qu’elle avait de la chance d’avoir un fils comme toi.

— Et elle répondait chaque fois Certainement, Amélie, sans doute.

Je ne m’expliquais pas pourquoi, quand ces mots venaient de ma mère, j’entendais sans doute s’opposer à certainement. Nous étions, mère et fils, une paire mal vécue. Je ressentais cela comme une injustice.

Amélie renoue son foulard en soupirant. Elle pose ses mains sur les miennes comme elle le faisait lorsqu’un encouragement m’était nécessaire.

— Valentin, je ne suis pas loin, tu le sais.

— Je suis aussi là pour toi, Mamélie. Sois prudente, le sentier est glissant.

Je la regarde s’éloigner, un peu courbée, le pas encore alerte. Sans se retourner, en passant devant le chalet d’Antoine, elle lève la main et la laisse retomber avec une sorte d’impuissance. Je remarque alors que le balcon a perdu une partie de ses éléments de bois sculptés.

Les portes de mélèze, les lauzes et le bardeau, tout cela respire encore l’âme de mon vieil ami. Jusqu’à quand ? S’occuper de ce chalet avant que des récupérateurs d’ancien ne le dépouillent ? En faire un gîte ? Loger des gens en difficulté ? Je verrai Luc prochainement.

Le clocher du village égrène les sept coups de la fin de journée.

3

« La clé. Où est la clé ? »

Vincent regarda autour de lui, chercha dans les tiroirs de la table. Rien.

La porte massive annonçait plutôt une prison qu’une loge de musicien. Il abandonna l’idée d’accéder à la tourelle dans l’immédiat et ouvrit la fenêtre. Il se pencha pour découvrir les maisons agrippées au promontoire au-dessus de l’un des deux cours d’eau. Alors, il lui apparut qu’il ne saurait redescendre sans entendre la voix du clocher. La voix mère. L’impartiale qui noue toutes les différences à travers les heures ! La sentir vibrer dans son corps, comme une irradiation baptismale qui le ferait enfant de ce village.