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Sandrine M. Buttin

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Beschreibung

À la fin des années 80, Alice, journaliste indépendante à Genève, tente de s'éloigner de son sombre passé à La Scheulte. En janvier 1989, elle est rappelée par sa tante suite à la prétendue mort de sa mère, déclenchant une série de mystères et de découvertes choquantes qui la plongent dans l'horreur. Les choix qu'elle fera lors de cette quête auront des répercussions permanentes sur sa vie, soulevant la question de la survie personnelle face à l'impensable.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Sandrine M. Buttin, auteure sans limites, explore des sujets qui l'intéressent, mélangeant réalité et imaginaire dans ses intrigues tout en effectuant des recherches approfondies pour les ancrer dans la vérité. Ce sixième roman, un thriller sombre et intrigant, convient à cette approche.

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Sandrine M. Buttin

Charf

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sandrine M. Buttin

ISBN : 979-10-422-0594-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Durant une nuit du mois de décembre 1988, Alice dort paisiblement. Pendant son sommeil, elle fait un étrange rêve…

La sonnerie de l’interphone retentit dans son appartement, elle décroche le combiné et elle entend la voix de sa mère. Cette dernière, habitant à des kilomètres de Genève, ne venait jamais trouver sa fille. Alice subjuguée n’en croit pas ses oreilles.

— Maman ? Attends, je t’ouvre.

Alice boucle l’interphone et entend le loquet de la porte d’entrée principale de son immeuble s’ouvrir.

La jeune femme enfile une robe de chambre et va ouvrir la porte de son appartement pour accueillir sa mère. Domiciliée au premier étage de son immeuble, elle s’attend à entendre les pas de sa mère grimper sur les marches de l’escalier. Mais, derrière sa porte, une vieille femme toute voûtée, vêtue de guenilles et d’un pashmina brun terreux sur les épaules, se retrouve face à elle. Son visage est parsemé de rides, elle a des poils blancs qui habillent son menton et une moustache naissante. Ses cheveux ternes et sales lui retombent sur les épaules. La vieille femme n’est pas sa mère. Elle ne l’a même jamais vue auparavant. Elle porte un sac en plastique blanc. Il est à l’image du reste, usé et sale. Il semble contenir les faibles affaires de cette clocharde. Soudain, la vieille dame relève son regard vers le sien.

Alice est effrayée. De sa voix rocailleuse, l’indésirable prononce deux mots.

— Du miel ?
— Non, merci ! Vous avez dû faire erreur.

Alice referme la porte au nez de son étrange visiteur. Mais où est sa mère, elle l’a bien entendue à l’interphone.

Elle attend quelques secondes derrière la porte. Puis, elle jette un œil au travers du judas. La vieille femme ne semble plus être là. Elle ouvre la porte. Appuyé contre le mur de droite, proche de son entrée, le sac en plastique blanc est déposé. Elle n’ose y toucher. Elle referme la porte. Attends encore quelques minutes. Mais elle reste troublée par la voix qu’elle a entendue à l’interphone, et par l’apparition de cette vieille femme. Elle s’interroge sur le contenu de ce sac. Y avait-il vraiment du miel ? Mais pourquoi du miel ?

Elle ouvre encore une fois la porte. Le sac n’y est plus. Alice la referme mais y trouve un étrange symbole qui semble avoir été dessiné avec une poudre blanche. La tête d’un chat portant des bois de cerf.

I

Maman

Si je me souviens bien, c’est en janvier 1989 que tout a commencé. Plus exactement le 16 janvier 1989. C’était un dimanche gris. À mon réveil, un brouillard de glace avait posé sa chape sur mon quartier et sans doute sur une bonne partie de la plaine. Le givre recouvrait les branches des arbres nues d’une fine pellicule blanche et craquante. Les oiseaux se cachaient, seuls les croassements de corneilles agaçaient mes écoutilles. Quelques rares promeneurs emmitouflés de la tête aux pieds, sortant leur chien, animaient cette matinée glaciale et inhospitalière.

Je n’aime pas l’hiver et cette année-là encore moins. Cependant, à bien y réfléchir, et si je remets les choses dans leur contexte, je pense que les événements n’auraient pas pu se dérouler autrement. Parfois, la synchronicité des choses prend un certain temps à nous sauter aux yeux. C’est seulement bien après que tout prend son sens et sa logique.

C’est ce même jour que j’ai reçu cet appel de ma tante, Élisabeth. Je buvais mon café tout en feuilletant mon agenda désespérant, vide quand le téléphone sonna. Je me souviens du choc. Elle m’annonçait de but en blanc et, sans prendre la moindre précaution, que ma maman était décédée. J’avais quitté la région depuis plusieurs années pour me lancer dans ma carrière de journaliste indépendante et j’avais fui le Jura bernois, plus précisément le hameau de « La Scheulte ». Ma mère avait vendu notre petite maison et s’était installée avec sa sœur dans la ferme de mes aïeules. Mon père n’étant plus de ce monde depuis plusieurs années, j’étais rassurée de les savoir ensemble. Ce qui donnait à ma conscience de fille indigne, délaissant sa pauvre mère, un soulagement à sa culpabilité.

Élisabeth et moi avons pour ainsi dire le même caractère. C’est une femme très forte, et qui reste extrêmement bornée. Elle n’a jamais compris mon besoin de partir et s’est toujours montrée particulièrement distante les rares fois où je montais trouver sa sœur. Ma mère, comme toutes les mères, se voulait rassurante et encourageante. Elle ne laissait pas sa tristesse l’envahir, elle ne me faisait jamais aucun reproche. Elle me disait toujours « si tu es heureuse, alors je le suis ».

J’ai toujours pensé que maman partirait avant sa sœur, car elle était plus fragile, plus douce. Élisabeth était la plus âgée, mais aussi la plus coriace des deux. Elle ne s’était jamais mariée et n’avait pas eu d’enfant. Elle avait été enseignante toute sa vie, mais surtout, elle n’était jamais partie de sa région. Même les vacances, elle les passait à la ferme familiale. Il y avait toujours quelque chose à faire et cela ne l’intéressait pas de découvrir le monde. Les chevaux, les enfants des autres étaient pour elle suffisants à son équilibre.

Comme nous n’étions pas spécialement en de très bons termes, et que cette femme ne s’éternisait pas au téléphone, je savais que nos retrouvailles allaient être très tendues. J’espérais, cependant, qu’elle saurait se montrer courtoise à mon égard. Ajouter de l’anxiété en plus du décès de maman n’allait pas être simple à gérer.

Ce dimanche matin, après l’appel de ma tante, qui évidemment, ne s’était pas éternisée sur les détails, je n’avais pas eu d’autre choix que de prendre la route pour retourner dans mon passé et m’occuper des formalités et du deuil qui m’attendaient.

J’avais pris un sac que j’avais rempli d’habits chauds, de livres, et de mes affaires de toilettes, sans prendre une douche, et sans me brosser les dents, laissant le goût du café fusionner avec mon haleine matinale. Je n’avais rien mangé, tant le choc de la nouvelle m’avait déconnecté de la réalité. J’avais réagi avec impulsion, incapable de prendre la moindre précaution pour ma propre santé. J’avais enfilé les vêtements que je portais la veille et j’avais sauté dans ma voiture, sans vérifier si le plein était fait. La route allait être longue et je n’avais absolument rien préparé.

C’est après une heure de trajet que l’acidité du café se mélangeant avec mes propres sucs gastriques me rappela que mon estomac était vide et que je devais me nourrir. La nausée me tiraillait et les maux de tête commençaient à faire leur travail. Je n’avais même pas pris de l’eau avec moi. Je me souviens bien, car en urgence, j’avais dû m’arrêter pour expulser cette bile caféinée qui me rongeait les tripes. Un bourdonnement incessant chauffait mes oreilles et mon cerveau. Je n’ai pas versé une larme à l’annonce de la mort de ma mère. Comme si cette réalité ne m’était pas accessible. Je ne pouvais gérer cette information. Je devais aller à La Scheulte rejoindre ma tante. C’était tout ce dont j’étais capable de faire.

Après avoir vomi tout ce que je pouvais, une immense fatigue me terrassait, mon cerveau voulait couper et je devais lutter contre cet état. J’étais seule, perdue au milieu d’une forêt, sans personne à qui demander de l’aide. Il faisait un froid polaire, et trouver une station-service ouverte dans le coin fut la croix et la bannière.

Je puisai dans mes ressources et je repris le volant jusqu’à Orbe. Une petite station essence était ouverte et je pus faire le plein, acheter de l’eau et quelques biscuits. Il me restait encore presque deux heures de route pour rentrer chez moi. Le temps du trajet défila dans le même brouillard qui m’avait accueilli au réveil. Un jour blanc contrasté par la noirceur des sapins qui me rappelait de temps à autre que je ne rêvais pas et que je vivais un véritable cauchemar. Je suis arrivée aux alentours de 15 heures dans la maison familiale.

Élisabeth ouvrit la porte et me fit entrer. Ses yeux étaient gonflés par les larmes et des petits vaisseaux striaient le blanc de ses globes. Elle me murmura :

— Tu as fait bonne route ?

Sans attendre, je déposai mes affaires dans le vestibule et pris ma tante dans mes bras. Après une hésitation, elle me serra à son tour et nous nous mîmes à pleurer ensemble. Nos sanglots silencieux aux larmes chaudes avaient brisé cette glace qui nous avait séparés durant tant d’années.

Après notre étreinte, elle recula d’un pas et me fit un sourire.

— Tu as une mine affreuse.
— Toi aussi, ma chère Élisabeth.

Sur ces mots, nous rîmes nerveusement et je sentais que malgré la tension qui régnait dans la ferme, elle était soulagée de ma venue. Elle me conduisit au salon et une théière fumante nous attendait. Elle me servit une tasse de thé et nous nous installâmes l’une en face de l’autre.

La neige avait commencé à tomber et le froid pénétrait sournoisement par la cheminée malgré le feu qui y crépitait.

— Que s’est-il passé ? demandais-je.

Ma tante se leva de son fauteuil, la tasse à la main et se dirigea vers la fenêtre, tout en soufflant sur l’eau bouillante, son regard perdu sur les champs immaculés. Elle se mit à me parler avec beaucoup de prudence.

— À dire vrai, Alice, je n’en sais rien.
— Comment ça, tu n’en sais rien ?
— Où est maman ? Je peux la voir ? Les médecins n’ont rien dit ?
— C’est bien ça le problème. Ta mère, Josie, a disparu depuis une semaine.
— Tu m’as dit au téléphone qu’elle était morte.
— Oui, pour moi, elle l’est. Personne ne peut survivre à des températures pareilles aussi longtemps.
— Disparue ? Écoute, Liz, je ne comprends rien, j’ai fait toute cette route pensant que maman était morte, et maintenant tu m’annonces qu’elle a disparu.
— Ta maman est partie le week-end dernier en balade avec Henry, son cheval, et elle n’est jamais rentrée. Henry est arrivé à l’écurie le lendemain tout seul…
— Tu n’as pas appelé la police ? Pourquoi as-tu mis autant de temps à me contacter ?
— La police est venue et a fait quelques recherches, mais pour eux, elle a dû faire une chute et comme nous ne savions pas dans quelle direction elle était allée, plus la neige qui a recouvert les traces, il est extrêmement difficile de savoir où chercher. Quant à toi, je ne savais pas comment faire pour te joindre ni ce qu’il fallait que je te dise.
— Donc, si je résume maman a disparu depuis une semaine et vous ne savez pas ce qu’il s’est passé ?

Liz baissa la tête en signe de résignation.

Le silence enveloppa le salon et je tentai de mettre un peu d’ordre dans mes pensées et ne pas laisser l’émotion prendre le dessus. Je suis journaliste d’investigation. J’ai enquêté sur les histoires de disparition, j’ai eu des contacts avec la police, je connais les ficelles du métier. Je devais maintenant les appliquer pour une affaire qui me concernait de près. Je ne pouvais pas rester comme ça, sans rien faire, à attendre que quelque chose se passe. Au vu des dires de ma chère vieille tante, la police n’avait guère à cœur de résoudre cette affaire et pensait que son cadavre serait retrouvé au printemps, après la fonte des neiges par des promeneurs. Elle conclurait par un banal accident, comme il en arrive parfois. Ma tristesse et ma confusion se transformaient en rage.

Je déposai donc ma tasse de thé et me dirigeai vers l’entrée pour prendre mon sac contenant mon matériel d’écriture. Je déposai un bloc sur la table basse du salon et me mis à dessiner un organigramme. Je devais commencer mon enquête en amont de la disparition de ma mère. Remonter quelques jours avant les faits. Je voulais comprendre ce qu’il s’était passé et si maman avait bel et bien disparu, ou si elle avait été tout simplement enlevée.

— Liz, te souviens-tu des derniers jours avant dimanche dernier ?
— Que veux-tu savoir ?
— Je ne sais pas quelque chose qui sort de l’ordinaire ?
— Alice, tu sais bien que ta mère n’avait pas une vie trépidante. Le samedi, elle est allée en courses comme tous les samedis.
— A-t-elle rencontré quelqu’un ? Un ami ?
— Il y a le maréchal-ferrant, Jacques, qui est passé vendredi pour contrôler les pieds d’Henry.
— C’est tout ?

Liz ne comprenait pas où je voulais en venir et commençait à s’agacer.

— Oui, c’est tout ?
— Tu espères quoi ? On n’est pas dans une de tes enquêtes à rebondissements extraordinaires ici ! On est dans le Jura-Bernois, dans une bourgade de trente habitants ! Que veux-tu qu’il se passe ici ? Un meurtre sanglant ?
— J’essaie de comprendre, ma tante ! J’essaie de trouver des explications, et remonter le temps nous permettrait de trouver des indices et d’aller trouver des personnes qui ont vu maman avant son départ. Est-ce qu’elle te semblait préoccupée ? Avait-elle des soucis ?
— La police m’a déjà posé cette question. Pourquoi n’irais-tu pas les voir ? Ce serait plus simple, je crois !
— J’irais les voir, mais pour le moment, je suis ici avec toi et j’aimerais beaucoup que tu m’aides ! À croire que retrouver ta sœur ne te fait ni chaud ni froid ! Étiez-vous fâchées ?

Après avoir eu le culot de lui rentrer un peu dans le cadre face à son attitude désobligeante et amère, cette vieille chouette s’était ressaisie et avait finalement consenti à se montrer coopérante.

— Depuis un certain temps, je dirais quelques mois, ta maman s’est rapprochée d’un groupe de personnes dans le village de Vermes. Elle se rendait parfois au château de Raymontpierre.
— Ils faisaient quoi ?
— Des prières, quelque chose dans ce genre.
— Qui sont ces gens ? Tu les connais ?
— J’en connais une, c’est Rose-Marie Walt.
— Quoi, la taxidermiste ? Elle est toujours vivante ? Je la croyais décédée depuis des années ! Maman m’avait dit qu’il lui était arrivé malheur ! Je me souviens bien.
— Tu dois confondre. Elle va très bien. Elle est toujours un peu « étrange », mais ta mère et elle se sont liées d’amitié après le décès de ton père.
— Elle ne m’a jamais parlé de cette relation !
— Va savoir, peut-être qu’elle n’en a pas eu l’occasion.
— Ce groupe que maman fréquentait, ce sont quoi ? Des religieux, quelque chose du genre ?
— Oui, je crois bien.
— Quand est-ce qu’elle a participé à une de ses réunions ?
— Elle y allait moins ces derniers temps. Je pense que cela doit remonter à plusieurs mois. Mais Rose-Marie venait de temps en temps trouver ta mère.
— Tu participais aussi à leur rencontre ?
— Non. Tu sais, pour moi, Rose-Marie est trop bizarre. Je n’ai jamais très bien compris ce que ta mère pouvait bien apprécier chez cette femme. Je me tenais à distance la plupart du temps.
— Je te pose encore une question et après, je te laisse tranquille. Quand est-ce que maman a vu Rose pour la dernière fois ?
— Mercredi.

Je posai mon stylo et me remis à boire mon thé. La nuit était descendue et je sentais la faim tirailler mon ventre. Liz avait préparé une soupe et nous dînâmes relativement tôt.

Après cette effroyable journée, j’étais épuisée. Mes émotions faisaient le yoyo dans mon cerveau, l’angoisse, la colère, la tristesse, les doutes, les questions, tout se mélangeait allégrement dans mon esprit. Je devais structurer mes pensées, je devais trouver maman et comprendre.

Je pris une douche et m’installai dans la chambre d’amis qui se trouvait au premier étage. Le chauffage n’avait pas fonctionné depuis des mois dans cette pièce qui sentait le renfermé et la désolation d’un lieu oublié. Le couvre-lit était recouvert de poussière et les meubles semblaient s’être pétrifiés dans le temps. Je détestais venir ici et je détestais encore plus devoir y être dans ces circonstances. J’étais partie de chez moi sans avertir aucun de mes amis, ni même pris de quoi me changer pour plusieurs jours. Je devais m’organiser et m’entourer pour résoudre cette énigme. Je planifierai mon emploi du temps. Rien de tel pour garder un tant soit peu le contrôle que de tenir des listes.

Je m’endormis le cœur lourd et la tête en feu. Cette nuit-là fut remplie de cauchemars et de réveils en sursaut. Ce fut, pour moi, le début d’une histoire qui me hantera toute ma vie.

Je m’appelle Alice Von Drake, aujourd’hui j’ai 62 ans, et je suis enfin prête à raconter ce qui s’est passé cet hiver 1989.

***

II

Premières recherches

À mon réveil, la neige avait complètement tapissé les routes. L’épaisse poudreuse jouait son rôle isolant et étouffait tous les bruits extérieurs.

Ma tante était déjà debout depuis un moment et elle m’avait laissé un mot sur la table de la cuisine.

Partie faire des courses, de retour vers 10 heures.

Il était presque 9 heures et je décidais de ne pas m’éterniser ici. Premier point d’arrêt, la gendarmerie. Je voulais leur annoncer ma présence et me renseigner sur leur enquête. J’avalais une tasse de café chicorée avec du sucre et du lait, me brossais les dents et les cheveux, enfilais pour le troisième jour consécutif mes vêtements.

Après avoir déblayé toute la neige de ma voiture, je pus enfin démarrer le moteur. L’employé communal avait bien fait son travail, car les routes étaient bien dégagées. Je devais me rendre dans la ville de Moutier.

En ce lundi matin, la vie continuait. J’observais les autres automobilistes circuler, j’imaginais leur vie tranquille, installés dans leur routine. Chacun vaquait à ses occupations, ne s’interrogeant pas le moins du monde sur ma venue ni les raisons pour lesquelles je venais dans cet endroit.

Personne ne semblait se soucier de la disparition de maman. Aucune affiche, aucun article dans la presse n’était paru. Rien. Comme si cet événement n’existait pas ou que tout le monde s’en contrefichait.

Après mes trente minutes de route, j’arrivais enfin au poste de gendarmerie. Je fus relativement bien reçue, mais là encore, je constatais le peu d’intérêt que suscitait la disparition de ma mère. Le gendarme en charge de l’enquête n’avait guère d’espoir et pour lui, la situation certes dramatique n’avait pas d’autre issue que le banal accident d’équitation. Je me souviens qu’il avait même eu le culot de me dire qu’à l’âge de ma mère, il n’était pas prudent de monter à cheval et surtout en cette période de l’année. Il m’avait dit également qu’il devait attendre dix jours avant de faire un avis à la presse. C’était du grand n’importe quoi. Je pris cependant ses coordonnées, juste au cas où.

J’étais ensuite repartie aussi désemparée qu’à mon arrivée. J’étais seule et je sentais que pour résoudre cette enquête, j’allais devoir l’affronter sans le soutien de quiconque.

De retour à la ferme, Liz était rentrée et avait rangé ses courses. Elle me demanda si j’avais bien dormi et ce que j’avais fait de ma matinée. Je lui racontais brièvement mon passage à Moutier, ce qui ne l’intéressa pas plus que ça. Elle me demanda ensuite combien de temps je pensais rester.

Je me souviens alors de notre échange. Je l’avais regardé fixement et lui avais annoncé de but en blanc.

— Jusqu’à ce qu’on retrouve maman.
— Alors si tu comptes rester, il va falloir que tu participes aux dépenses, je ne peux pas te nourrir et t’offrir le gîte. Je n’ai que ma retraite pour vivre.

Sans un mot, je baissai la tête et je regardai mon poignet. Ma mère m’avait fait cadeau de son bracelet en or. Je n’avais moi-même plus aucune rentrée d’argent courant après les mandats depuis plusieurs semaines, je m’étais déjà préparée à vendre certains biens de valeur. Je gardai la main sur mon poignet, tout en touchant chaleureusement le bout de métal, l’un des derniers trésors que ma mère m’avait offerts. Je finis par regarder ma tante et lui répondis :

— Bien entendu.

Nous dînâmes en silence, puis je demandais à Liz si je pouvais voir le cheval. Le fameux Henry. Elle l’avait sorti au parc et il était planté sous un abri, une couverture sur le dos.

La neige recouvrait les champs et le cheval, bien qu’il ait besoin d’être en extérieur, n’avait pas franchement l’air ravi d’être dans le froid. Je ne distinguais que de faibles traces de sabot, le long de l’écurie. Il n’avait visiblement pas le cœur à s’ébrouer.

Liz m’avait accompagné et m’avait montré les boxes. À l’époque où mon père était encore de ce monde, il y avait plusieurs chevaux ici et ma famille louait certains emplacements pour arrondir les fins de mois. Mais avec le décès de papa et les âges avancés de ma mère et de Liz, qui ne leur permettaient plus de continuer à s’occuper des chevaux dans de bonnes conditions, seul Henry était resté et lui aussi commençait à montrer des signes de fatigue. Plusieurs questions se bousculaient dans mon esprit à la vue de l’animal. Je me demandais en effet, comment ce cheval avait pu perdre maman en route. Il ne semblait plus tout jeune et je doutais fortement que ce dernier puisse aujourd’hui encore partir au triple gallo ou se cabrer. Il semblait au contraire, d’être totalement léthargique et à peine capable d’avancer un pas devant l’autre. Je touchais l’animal qui frissonna à mon contact. Il tourna son énorme tête marron en ma direction. Son regard dégageait une telle tristesse, qu’il me brisa le cœur. Liz se tenait à mes côtés et me dit :

— Tu devrais aller faire un tour avec lui. Je crois que ta mère lui manque.
— Cela fait des lustres que je ne suis pas montée à cheval.
— Ne t’inquiète pas, c’est un vieux monsieur. Comme tu l’as sans doute remarqué, ce dont il a besoin c’est de bouger un peu et d’avoir de la compagnie.
— Justement, cela m’étonne énormément qu’il ait pu envoyer maman dans le décor…

Liz ne répondit pas à ma remarque. J’en profitais pour en ajouter une couche.

— Est-ce que le vétérinaire est venu le voir à son retour ?
— Non.
— Tu ne crois pas qu’il serait peut-être utile qu’il soit vu par un professionnel ? Il a peut-être une blessure ?
— Il va très bien. Et faire venir le véto ici, je regrette, je n’ai pas les moyens.
— Appelle-le, je m’occuperai de ses honoraires.
— Comme tu veux, Alice. Mais c’est une perte de temps et d’argent.

Je vais te chercher des habits pour partir en balade. Prépare Henry pendant ce temps.

Je pris l’animal par son licol et l’emmenais dans l’écurie. Je lui ai parlé tout du long. J’espérais secrètement qu’il pourrait me comprendre et m’aider à retrouver maman. Il était le dernier à l’avoir vue en vie. Après l’avoir scellé, Liz était revenue pour m’apporter une tenue plus à propos pour partir dans les bois. Je m’étais alors changée dans l’écurie et j’étais montée sur le dos d’Henry. Plus j’avançais dans ma promenade avec lui, plus je doutais qu’il ait pu faire quoi que ce soit de brusque. Cet animal était aussi mou et lent qu’une tortue centenaire. Si j’avais marché à ses côtés, je pense que j’aurais pu aller plus vite que lui.

J’avais même essayé de le stimuler en me rappelant mes cours d’équitation, mais rien n’y avait fait. Pas même quelques foulées en trottant. Rien.

À mon retour, j’étais convaincue qu’il n’y avait jamais eu d’accident d’équitation. Maman avait dû croiser quelqu’un, s’était arrêtée et avait été enlevée. Le cheval était resté là, impassible, et avait finalement décidé de rentrer tout seul à l’écurie.

J’étais habitée par un sentiment de malaise, quelque chose en moi me susurrait que l’on essayait de cacher la vérité. Je me mis à douter de Liz, comment cette femme ne pouvait-elle pas se poser plus de questions que cela ? Pourquoi personne ne prenait la disparition de ma mère au sérieux ? Plus décidée que jamais, à mon retour à la ferme, après être totalement convaincue de ce que je pressentais, je voulais en avoir le cœur net. Liz avait appelé le vétérinaire qui devait venir en fin de journée. J’avais promis de m’occuper de sa facture et j’étais donc retournée en ville pour vendre mon bracelet. Avec cet argent, je paierai les soins et je pourrais participer aux dépenses courantes que ma tante m’avait réclamées.

Vers 16 heures 30, le Dr Meyer arriva et je l’accompagnai voir Henry. Nous échangeâmes et je me souviens bien de sa réaction en voyant le cheval, il m’avait alors dit.

— Je suis content que vous ayez fait appel à moi, je m’étonnais que votre tante ne l’ait pas fait dès l’arrivée d’Henry à l’écurie.

Ne voulant pas pour l’heure créer davantage de confusion et de soupçons, j’avais alors noyé la chose.

— Oh, vous savez l’ancienne génération, tant qu’ils ne voient rien qui cloche, pour eux, pas besoin de médecin.

Le Dr Meyer me sourit. Henry broutait tranquillement du foin dans son box et semblait être content de voir du monde. Le vétérinaire se mit alors à ausculter le vieux canasson et je l’observais faire ses vérifications. Il passait l’animal au crible. Après dix minutes d’un silence de cathédrale, il finit par se retourner et me fit part de son diagnostic.

— Henry souffre vraisemblablement d’arthrose au niveau de ses hanches. Son dos est également très sensible. Vous pouvez encore le monter, mais avec douceur. Avez-vous remarqué qu’il boitait ?
— Non, je ne peux pas dire que j’ai remarqué qu’il avait de la difficulté à marcher. Par contre, ce que je peux vous dire, c’est qu’il ne fait que ça. Je suis allée en balade avec lui et il a refusé de trotter.
— Pas étonnant, ce cheval est comme qui dirait en bout de course. C’est un retraité. Vous savez, votre mère était une femme très douce et aimante avec ses animaux.
— Je sais… Dr Meyer, je peux vous poser une question ?
— Bien entendu.
— Je suis allée voir la police et ils m’ont dit que maman était parfaitement inconsciente de faire du cheval à son âge sans parler des conditions météo dans lesquelles elle était sortie.
— Aucun risque ! Votre mère était une cavalière chevronnée et Henry n’est tout simplement plus capable d’avoir le moindre geste brusque. Ce n’est en tout cas pas la faute de l’animal s’il est arrivé malheur à votre mère. Je pense plutôt qu’elle a fait un malaise.
— Vous savez si elle sortait parfois accompagnée, quand elle était en balade avec Henry ?
— Oui, je sais que monsieur Steiner se joignait parfois à elle. Il a une ferme à l’autre bout de La Scheulte. Je m’occupe aussi de sa jument.
— Merci, Dr Meyer. Combien je vous dois pour votre visite ?
— Rien, chère Alice.

Il me tapota amicalement le dos et je le reconduisis à sa voiture. Après son départ, j’étais rentrée me mettre au chaud. Quelque chose me tracassait. Ma tante ne m’avait absolument pas parlé de ce M. Steiner ; moi-même, je n’avais aucun souvenir de lui. Les gens qui sont à La Scheulte, sont nés ici et y restent. Il était peu probable que de nouvelles têtes se soient installées dans le coin. La nuit était tombée depuis plusieurs heures et je m’étais assise dans le fauteuil de mon grand-père près de la cheminée où crépitait un feu réconfortant. Perdu dans mes pensées, je n’avais pas entendu Liz s’approcher de moi.

— Que t’a dit Meyer ?

Je sursautai et me retournai face à elle.

— Henry est vieux et il a de l’arthrose ainsi qu’un problème de dos. Pour lui, impossible qu’il ait pu envoyer maman dans les décors.
— Combien t’a coûté cette consultation qui ne t’a rien appris de plus ?
— Rien. Cela dit, il ne m’a pas rien appris. Il m’a surtout conforté dans mon idée première. Maman n’a pas eu un accident de cheval.

Ma tante était sur le point de retourner à la cuisine quand je l’interpellai.

— Dis-moi, Liz, qui est M. Steiner ?

Elle se stoppa net, sans se retourner, après quelques secondes d’hésitation, elle finit par pivoter légèrement dans ma direction.

— C’était un ami de ta mère.
— Tu le connais ?
— Non, je l’ai vu quelques fois comme ça.

Elle tourna les talons et s’engouffra dans la couleur sombre menant à ses fourneaux.

Plus je cherchais des réponses, plus un sentiment étrange m’envahissait. Ma tante ne semblait pas vouloir m’aider à trouver Josie. Je refusais cependant de croire qu’elle y soit pour quelque chose. Son comportement me troublait et me mettait mal à l’aise. Je ne savais pas comment faire parler cette femme. Qu’est-ce qui la retenait ainsi ? Savait-elle quelque chose ? Avait-elle peur de quelqu’un ? Pourquoi maintenait-elle autant de distance entre mes recherches et ce qu’elle savait ? Plus je grattais, plus j’étais convaincue qu’elle gardait pour elle beaucoup plus d’informations importantes qu’il n’y paraissait.

Je décidais alors d’avoir une conversation franche avec elle. Je ne pouvais pas supporter davantage de secret et de méfiance face à mon travail. Il s’agissait de ma mère, pas d’un simple inconnu. Liz devait s’expliquer.

Je me redressais du siège confortable et m’avançais doucement jusqu’à la cuisine, quand je l’entendis sangloter avec retenue.

— Tout va bien, ma tante ?

Elle redressa son visage tout fripé et ne rougit pas l’émotion. Tout en haussant les épaules, elle esquiva un bref sourire.

— Prise sur le fait…
— Il faut que tu me parles. Tu ne peux pas rester dans ce silence et garder pour toi des informations qui pourraient être utiles pour retrouver ta sœur.
— Ma chère Alice. Le jour est pour les sourires et la nuit est pour les pleurs. Je ne suis pas éduquée pour parler de mes émotions. C’est ainsi ici.
— Qui est M. Steiner ?

Elle prit son tablier et se moucha dedans. Puis, elle essuya son visage avec le mouchoir en tissus qu’elle gardait dans une de ses poches.

Elle planta son regard bleu délavé dans le mien, puis après un profond soupir, elle finit par me parler.

— Il s’appelle Joseph. Joseph Steiner. Il a repris la ferme des Kraber, il y a de cela environ huit ans. Il vient de Moutier. Il a environ 65 ans et il est veuf, tout comme ta mère.

Ils se sont rencontrés il y a quelques mois, lors d’une sortie de Josie avec Henry.

— Est-ce que ce Monsieur a un rapport avec Rose-Marie Walt ?
— Je sais que ta mère l’a emmené dans une de ses réunions au château. Mais je n’en sais pas plus. Ils doivent se connaître.
— Liz, j’ai le sentiment que tu me caches quelque chose. Je dirais même plus, je pense que tu as peur de quelqu’un.

Elle se redressa sur sa chaise et changea complètement d’attitude.

— Mais où vas-tu chercher ça ?
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ce M. Steiner ?
— Je n’en sais rien ! Je n’y ai pas pensé.
— Comment ne peux-tu ne pas y penser, je t’ai demandé si maman avait vu des gens avant sa disparition ? Je dois sans cesse te tirer les vers du nez. J’ai l’impression que tu refuses de m’aider.

Ma tante se remit à pleurer de plus belle.

— Tu ne comprends pas, Alice…
— Non en effet, je suis perdue et je ne suis pas aidée !

Liz se leva d’un bond de sa chaise et fit mine d’aller s’occuper de sa cuisine. Des odeurs de bœuf bouilli commençaient à imprégner la pièce.

— On va manger dans une demi-heure. Tu devrais aller te doucher, tu empestes l’écurie.
— Et notre discussion ?
— Quelle discussion ? Je n’ai rien à te dire de plus.

Je me heurtais à nouveau à un mur. Cette femme ne me disait pas tout. Si elle voulait jouer à ce jeu-là, soit, je me débrouillerais pour trouver la vérité sans son aide. Mais, je n’avais pas dit mon dernier mot.

— Très bien. Si c’est comme ça que tu vois les choses.

Elle ne répondit pas à mes dernières paroles, et je décidais de monter dans ma chambre. Arrivée à mi-hauteur, excédée et frustrée par l’attitude détestable d’Élisabeth, je décidais de fouiller la chambre de maman. Je n’avais pas beaucoup de temps. J’allumais les lumières et me mis à ouvrir les tiroirs de sa table de nuit. Un vieux livre de Charles Dickens y était. Je le parcourais sommairement. Rien. Pas un mot n’était inscrit ou déposé. Je me dirigeais ensuite vers son secrétaire. En voulant rabattre le plateau, je constatais qu’il était fermé à clé. Où était cette clé ? J’ouvris les tiroirs de la commode, mais rien d’intéressant ne s’y trouvait. Du linge et des draps. Je devais ouvrir ce secrétaire.

Je regardais ma montre, il ne me restait plus qu’une dizaine de minutes pour me jeter sous la douche et rejoindre ma tante pour un repas placé sous le signe de la tension. Une délicieuse soirée m’attendait.

Après m’être changée, je descendis la rejoindre. Aussi surprenante qu’elle pouvait l’être, elle avait allumé le poste de radio et des tubes des années 50 égayaient cette cuisine d’une autre époque. La table était agréablement dressée et les plats sentaient divinement bon. Elle s’était même un peu arrangée en ôtant son éternel tablier, elle avait renoué ses cheveux gris en chignon bien serré et plus aucune trace de larmes ne marquait son visage. À n’en pas douter, Liz maîtrisait l’art du paraître.

— Prends place, cela va refroidir.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un ragoût de bœuf avec une purée de pomme de terre et céleri.
— Ça a l’air délicieux.

Elle s’asseyait en face de moi et me souriait. Je lui rendis son sourire, mais quelque chose me mettait étrangement inconfortable. Pourquoi se montrait-elle aussi avenante tout d’un coup ?

— Veux-tu un verre de vin rouge ?
— Non, merci. Je ne bois pas.
— Tu as tort, c’est très bon pour le cœur.

Avec ta mère, nous buvions tous les soirs un verre de vin avec le repas.

— Parle-moi un peu de maman, comment se passait votre cohabitation depuis la mort de papa ?
— Avec ta mère, nous nous sommes toujours très bien entendues. Même si nous n’étions pas d’accord sur tout, nous avions un accord tacite entre nous. Nous ne parlions pas de sujet qui fâche…
— Comme quoi ?
— Ses relations par exemple.
— C’est-à-dire ?
— Je crois te l’avoir dit, cette Rose-Marie Walt n’est pas pour moi quelqu’un de fréquentable. Elle est comment qui dirait bizarre. Je trouvais qu’elle avait une très mauvaise influence sur Josie et je n’aimais pas les savoir ensemble.
— À cause des réunions ?
— Entre autres.
—