Clair-obscur à l'Île-aux-Moines - Gisèle Guillo - E-Book

Clair-obscur à l'Île-aux-Moines E-Book

Gisèle Guillo

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Beschreibung

Un journaliste enquête sur une série d'étranges hasards...

Un curieux itinéraire : des pentes verdoyantes d'Appenzell à la lumière en demi-teinte de l'Île-aux-Moines, en passant par Zurich, Genève et Paris. Quel parcours ! Jalonné de cadavres inconnus et d'accidents suspects.
Des rencontres improbables : un scientifique de renommée internationale, un policier très spécial, un escroc minable. Seul, le hasard semble mêler ces gens à une même affaire. Mais le hasard existe-t-il ?
Au milieu de tout cela, Vincent, journaliste à Télémédia, qui se retrouve, une fois encore, en posture d'enquêteur. Avec l'aide de son vieux complice, Jean-Luc, et de Denis Durandel, le redoutable et pittoresque patron de la station, il va tenter de démêler un écheveau embrouillé fait de demi-vérités, d'évidences brutales et de secrets enfouis dans les souvenirs.
Ce que l'on a fait ne s'efface jamais...

Partez à la recherche de la vérité avec ce polar captivant !

EXTRAIT

Même à présent, Jérôme se demandait encore pourquoi il avait accepté, pourquoi il avait continué… Par jeu ? Peut-être… Cela avait quelque chose d’excitant de jouer un rôle, de se sentir important, à l’insu de tous. À cette époque, Jérôme avait des opinions politiques assez floues. Même s’il devinait de quel côté penchaient les sympathies de Boris et si elles ne cadraient pas tout à fait avec les siennes, il fallait bien se l’avouer, Jérôme était flatté de l’intérêt que lui portait son nouvel ami. Quand il venait au club de basket et qu’ils se réunissaient tous, après l’entraînement, pour une soirée entre copains, Boris regardait tout le monde de haut, sauf lui, Jérôme.
— Tu es le seul type intelligent de la bande. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu as des possibilités intellectuelles remarquables. En ce moment, tu es sous-employé, mais si ! Il est clair que tu vas faire une belle carrière.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton . -  Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gisèle Guillo fait partie des Bretons de Paris : carrière parisienne mais fidélité à ses racines bretonnes, notamment à Arradon où elle fait de fréquents séjours. Agrégée de Lettres Modernes, elle a enseigné la littérature comparée et la linguistique, a publié des ouvrages scolaires et universitaires. Elle finit par succomber à sa passion pour la littérature policière et signe ici son neuvième polar.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Jérôme Michalans fit signe au garçon.

— Un autre café, s’il vous plaît.

Le garçon fit un signe d’incompréhension.

— Zweitter kaffee, bitte, répéta Jérôme.

Il attendait, sans impatience, tout en savourant la tiédeur du soleil matinal. La rue s’éveillait. Un à un, les rideaux des magasins se levaient. Dans une heure ou deux, un flot de touristes déambulerait le long des boutiques, mais, pour le moment, dans la rue principale, encore presque déserte, le regard filait librement vers les contreforts verdoyants de l’Alpstein.

— Un décor de carte postale, avait-elle dit quand, par téléphone, ils avaient discuté du lieu de la rencontre.

Il avait commencé par protester :

— Pourquoi la Suisse ?

— Parce que c’est un pays neutre !

Il l’avait entendue rire au bout du fil.

— Mais puisque nous sommes d’accord, puisque nous faisons cela à l’amiable... Et pourquoi Appenzell ?

— Parce que c’est joli !

Il la vit venir de loin. Il l’avait reconnue tout de suite. Dès que sa silhouette, débouchant du coin de la rue, était apparue, découpée en ombre chinoise dans la lumière, il sut que c’était elle. Elle avançait à grandes enjambées. La même démarche qu’autrefois, une démarche qui la décrivait, telle qu’elle avait toujours été, du temps de leur vie commune, libre, déterminée.

— Elle doit continuer à faire du sport, pensa-t-il.

Elle aussi l’avait aperçu. De loin, elle lui fit signe de la main.

Il se leva pour l’accueillir.

— Bonjour, Jérôme, dit-elle.

Toujours la même voix, tonique, et cet accent allemand qui lui donnait tellement de charme quand elle parlait français. Il lui tendit la main, un peu gauchement.

— Bonjour, Gertrude, heureux de te voir.

— Tu m’appelles Gertrude, maintenant ? Et tu ne m’embrasses pas ?

— Je peux ?

Elle se mit rire.

— Bien sûr ! Tu sais, nous sommes toujours mariés...

— Plus pour longtemps.

— Raison de plus pour en profiter !

Ils s’embrassèrent, sur les joues, deux fois, puis deux fois encore. Jérôme lui avança une chaise et reprit sa place, détendu à présent.

— Assieds-toi, Trudi ; tu sais, ça me fait vraiment plaisir de te voir.

— C’est vrai ?

— C’est vrai. Cela fait combien de temps que...

— Qu’on ne s’est pas vus ? Ça doit faire un peu plus de trente ans...

— Ce n’est pas possible, dit Jérôme, tant que ça...

— Mais oui. Le temps passe, on ne s’en rend pas compte.

— Et nous allons divorcer, dit-il, après trente-cinq ans de mariage !

— Trente-cinq ans de mariage mais pas tout à fait deux ans de vie commune, dit Trudi en riant.

Jérôme rappela le garçon.

— Tu prends quelque chose ? Un café au lait, comme autrefois ?

— Non. Il y a longtemps que je suis passée au thé. Je surveille ma ligne.

Il l’enveloppa d’un regard amical.

— J’ai l’impression que tu n’en as pas besoin...

Il la retrouvait : blonde presque comme autrefois, avec des fils argentés, son sourire éclatant et ce regard gris ou peut-être vert...

— Tu n’as pas changé, tu sais.

— Tu parles !

Il la regarda, amusé.

— En tout cas, tu n’as pas oublié ton français.

Elle souriait, elle aussi.

— Ni mon argot non plus. Tu aimais bien que je parle argot avec l’accent allemand, ça te faisait rire. Tu te rappelles ?

— Bien sûr.

— Il m’est même arrivé de me demander si tu ne m’avais pas épousée à cause de mon accent.

— Non, dit-il sérieusement. C’est à cause des paillettes dans tes yeux. Tu les as toujours, les paillettes... Et maintenant, parlons de nos affaires. Explique-moi ce que tu as organisé. Nous passons une nuit sur place, c’est bien ça ?

Trudi acquiesça. Elle avait pensé à tout, réservé à l’hôtel Klötzli.

— Nous allons y aller ensemble déposer nos valises. C’est à trois kilomètres, en plein dans les alpages, tu vas voir, c’est enchanteur !

— Une seule chambre ? demanda Jérôme, un peu inquiet.

Elle éclata de rire.

— Non. Rassure-toi ! J’ai demandé deux chambres. J’ai expliqué que mon mari ronflait. Tout a été réglé par carte depuis Berlin. Non ! Ne proteste pas ! C’est moi qui veux que le divorce se fasse vite. Ah, au fait, ne t’étonne pas, les chambres sont réservées sous le nom de Muller, un nom d’emprunt.

— Pourquoi un faux nom ? s’étonna Jérôme.

— Par discrétion pour toi. À cause d’Élisabeth.

— Mais je lui raconterai notre entrevue. Nous nous disons tout.

— J’ai cru bien faire. Maintenant, je t’emmène, tu pourras déposer ta valise dans ta chambre.

— Je n’ai pas de valise, juste un sac et mon portedocuments.

La route qui menait à l’hôtel était difficile mais pittoresque : trois kilomètres de lacets à travers des bois épais aux pentes impressionnantes. Et on débouchait au milieu d’un moutonnement de prairies pentues d’un vert intense, où résonnaient les clarines des troupeaux de vaches.

Pendant le trajet, ils parlèrent du divorce.

— En France ou en Allemagne ?

— Les deux, dit Trudi. Mais pour la mise en route, puisque nous nous sommes mariés à Berlin, c’est par là qu’il faut commencer.

Elle avait consulté un avocat, pris tous les renseignements à l’ambassade de France à Berlin et à l’ambassade d’Allemagne à Paris. Elle avait réuni les papiers nécessaires pour les premières formalités. Pour la suite, ils verraient ensemble.

Trudi se gara dans la cour de l’hôtel, un grand chalet à trois étages.

Elle leur avait réservé, tout en haut, deux chambres contiguës, petites mais confortables, qui donnaient sur la forêt.

— Si tu es d’accord, tu pourrais jeter un œil sur les papiers en déjeunant.

— Entendu. On déjeune ensemble ?

— Impossible. Je dois voir un client à Saint-Gall.

— Tu travailles toujours dans les textiles ?

— Oui. Il reste encore quelques ateliers à Saint-Gall. Des brodeurs qui travaillent pour les grandes maisons de couture de Paris et de Milan.

— Tant pis pour moi ! dit-il galamment. Je vais en profiter pour faire du tourisme.

Jérôme avait déposé sa valise et décidé de profiter de la voiture de Trudi pour redescendre déjeuner dans le centre.

— Bon déjeuner ! fit Trudi au moment où elle le déposait. Désolée de te laisser seul. Je serai de retour dans la soirée... Et elle ajouta avec un sourire : je suis libre pour le dîner...

— Alors, je t’invite, dit Jérôme, et je vais me débrouiller pour trouver le meilleur restaurant d’Appenzell.

II

Midi était passé depuis longtemps lorsque Jérôme sentit son estomac crier famine. Il estimait avoir vu, dans Appenzell, tout ce qui présentait de l’intérêt, l’église au décor d’un baroque exubérant, les maisons à pignons pittoresques. Il avait visité les cinq niveaux du musée et estimait ne plus rien ignorer des coutumes et traditions locales. Il décida de s’octroyer une pause bien méritée avant de se lancer dans la tournée des boutiques de souvenirs.

Il s’installa dans une “gasthaus”, commanda ce qu’on lui indiqua comme étant la spécialité du pays, les saucisses de montagne. Finalement, ce voyage qui, de Paris, lui avait semblé une corvée, n’était pas désagréable du tout. L’endroit était dépaysant, les retrouvailles avec Trudi se passaient bien et la situation était amusante : ce divorce après tant d’années où ils ne s’étaient pas donné signe de vie, c’était presque comique.

« En fait », pensa Jérôme, « Trudi a raison. Nous avions oublié que nous étions toujours mari et femme. »

Et pourtant, ils s’étaient mariés par amour... Comme si c’était hier, il revoyait leur rencontre. C’était peu de temps après son arrivée à Berlin. On était encore en pleine Guerre froide. Il se sentait un peu paumé dans cette ville étrange, coupée en deux par le Mur et où il ne connaissait personne. À Paris, où il venait de terminer – brillamment, d’après ses professeurs – une agrégation de physique, il avait déposé un sujet de thèse sans avoir d’idée précise sur ce qu’il allait faire, entrer dans l’enseignement, poursuivre dans la recherche... Ce poste qu’on lui avait proposé à la Scientific-Futur-Fondation tombait à pic.

« Tu n’y resteras pas longtemps. Ce n’est pas une situation d’avenir », avait dit le cousin qui l’avait pistonné, « mais ça te permettra de faire tes premières armes. Et tu verras, le secteur ouest de Berlin est une ville dans la ville, un endroit plein d’effervescence où il se passe des tas de choses. Ce sera une expérience passionnante pour quelqu’un de ton âge. »

À peine arrivé, il s’était inscrit à un club de basket pour essayer de se faire des amis, un club fréquenté surtout par des jeunes. Ce soir-là, on avait organisé un tournoi mixte, hommes-femmes. Jérôme jouait mal. Il se souvenait qu’après le match, Trudi était venue dans les vestiaires pour lui donner quelques conseils. Elle savait, par un des collègues de Jérôme, qu’il venait d’arriver à la Scientific-Fondation et qu’il était un peu seul. Elle faisait partie d’une bande de copains qui avaient l’habitude de se réunir pour manger des saucisses dans une taverne. Elle lui avait proposé de se joindre à eux.

« En fait, je n’y avais jamais pensé, mais c’est elle qui m’a dragué », pensa Jérôme avec amusement.

Dès le lendemain, Trudi l’avait initié au rite du “frühstück”, ce pantagruélique petit-déjeuner allemand où on mélange à volonté charcuteries et pâtisseries. Tout de suite, ils avaient cédé à une espèce de coup de foudre. Ils s’étaient mariés très vite, en avril 1988. Comme cela paraissait loin !

Jérôme n’arrivait pas au bout de son plat.

« Plutôt décevantes, ces saucisses de montagne », jugea-t-il. « Il faudra faire mieux ce soir. »

Il appela le serveur : quel était le meilleur restaurant de la ville ? Le serveur ne comprenait rien à l’allemand assez laborieux de Jérôme, il ne parlait qu’un peu de schwyzerdüsch avec un fort accent turc. Jérôme fit venir le patron qui conseilla le restaurant Guillaume Tell sur la Landsgemeindeplatz. Jérôme y alla réserver une table, puis il reprit sa flânerie dans la Hauptgasse.

Trois heures plus tard, il croulait sous les emplettes. Avant de partir pour Saint-Gall, en le lâchant tout près des magasins, Trudi l’avait prévenu :

— À Appenzell, il y a des vaches partout. Impossible d’y échapper.

C’était vrai. Jérôme avait acheté des gâteaux fourrés dans des boîtes décorées de vachers en culotte jaune et gilet rouge, et des souvenirs pour tout le monde : des écharpes avec des vaches rouges sur fond blanc, ou blanches sur fond rouge, un tablier de cuisine où les vaches étaient vertes. Pour les petits, des sacs à dos, des plumiers, des bonnets avec des vaches de toutes les couleurs...

III

Il restait encore un bon moment à attendre avant l’heure du dîner. Jérôme, fourbu, s’assit dans un café, tout près de la vitre pour contempler le spectacle de la rue. Étaient-ce la perspective de ce rendez-vous avec Trudi – le dernier, pensa-t-il avec amusement et un rien de mélancolie – ou plus simplement l’ambiance d’Appenzell, les inscriptions en allemand dans les vitrines, les odeurs de bretzel qui montaient de la boulangerie voisine – qui lui rappelaient ses années berlinoises ? Les souvenirs affluaient. Des souvenirs, des images que Jérôme croyait avoir oubliés...

Un jour – ou est-ce que c’était un soir – un petit rouquin avait fait son apparition dans leur groupe. Qui l’avait amené ? Peut-être un copain du club de basket ? Ou bien est-ce que c’était Trudi ? À la réflexion, Jérôme crut se rappeler que c’était Trudi.

Le nouveau venu était allemand, parlait parfaitement français et anglais. Il s’appelait Boris et travaillait dans une agence de voyages.

Ce que l’on remarquait chez lui c’était ses yeux d’un bleu intense ; quand il vous vrillait, bien en face, son regard perçant, on était presque obligé de baisser les yeux. Jérôme se souvenait qu’au début, il avait eu du mal à le supporter. Boris était arrogant. Il parlait d’une voix légèrement nasillarde qui couvrait sans peine celle des autres. Il se mêlait de tout, savait tout, avait toujours raison. Dans les discussions, il n’avait pas son pareil pour vous démontrer, d’un ton péremptoire, que vous vous trompiez de A jusqu’à Z... Cela dit, Boris était très intelligent. Il avait simplement le tort d’en être un peu trop convaincu. Pourtant, peu à peu, ils avaient appris à se connaître, à s’apprécier. Boris avait pris Jérôme en sympathie et ils étaient devenus amis.

Le basket ennuyait Jérôme. Il s’était inscrit au club où Boris pratiquait le tir sous toutes ses formes. Il était passé du tir à l’arc au tir tout court. Boris était passionné d’armes à feu. Il avait tenté, d’initier Jérôme au maniement des revolvers, pistolets, fusils de chasse. Sans succès, Jérôme était aussi peu doué pour le tir que pour le basket...

Un jour, Boris lui avait demandé un petit service :

— La liste des gens que vous invitez pour vos séminaires, avec les coordonnées dans les pays où ils travaillent... tu pourrais me donner ça ? On va leur envoyer des offres publicitaires pour les compagnies d’aviation, pour les hôtels...

Petit à petit, Boris avait demandé des choses plus précises, des détails sur les spécialités des participants, surtout celles des physiciens, les noms des laboratoires où ils travaillaient. Jérôme avait commencé à trouver cela louche. Un jour, à brûle-pourpoint, il avait demandé :

— Où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tu fais au juste ? Ça sert à quoi, ça profite à qui tous ces renseignements que tu me demandes ?

Sans se démonter, Boris s’était contenté d’éluder :

— Je ne te demande pas grand-chose, juste des précisions que, de toute façon, j’obtiendrais facilement par d’autres canaux. Tu me fais gagner du temps, c’est tout.

Même à présent, Jérôme se demandait encore pourquoi il avait accepté, pourquoi il avait continué... Par jeu ? Peut-être... Cela avait quelque chose d’excitant de jouer un rôle, de se sentir important, à l’insu de tous. À cette époque, Jérôme avait des opinions politiques assez floues. Même s’il devinait de quel côté penchaient les sympathies de Boris et si elles ne cadraient pas tout à fait avec les siennes, il fallait bien se l’avouer, Jérôme était flatté de l’intérêt que lui portait son nouvel ami. Quand il venait au club de basket et qu’ils se réunissaient tous, après l’entraînement, pour une soirée entre copains, Boris regardait tout le monde de haut, sauf lui, Jérôme.

— Tu es le seul type intelligent de la bande. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu as des possibilités intellectuelles remarquables. En ce moment, tu es sous-employé, mais si ! Il est clair que tu vas faire une belle carrière.

— Quel genre de carrière ?

— Dans la recherche évidemment !

La recherche... C’était le rêve de Jérôme, même s’il n’en parlait à personne. Un jour, Boris était arrivé en retard au rendez-vous.

— J’ai été retenu au dernier moment et je n’ai pas osé te téléphoner...

— Pourquoi ?

— Par prudence. D’ailleurs, maintenant, pour nous, tu t’appelleras Gaïus.

Pour une fois, Jérôme s’était rebiffé :

— Qu’est-ce que c’est que ça « Gaïus » ? Un nom de code ?

— Si tu veux.

— Et qu’est-ce que c’est « nous » ? Et toi, qu’est-ce que tu es ? Mon agent traitant ? C’est comme cela qu’on dit quand on fait de l’espionnage ?

Boris s’était contenté de rigoler.

— Pas de ces mots-là entre nous, veux-tu ! Tu lis trop la presse américaine, tu es intoxiqué. Nous sommes amis, tu me rends de petits services, en toute discrétion, voilà tout.

Ils avaient commencé à se rencontrer à intervalles réguliers.

Dès le début, Boris l’avait prévenu :

— Ce que tu feras pour nous, c’est juste pour la bonne cause. Je ne peux pas te donner d’argent.

Jérôme se souvenait d’avoir soupiré mi-plaisantant, mi-sérieux :

— Dommage...

C’était vrai. À cette époque, on ne pouvait pas dire qu’ils étaient dans le besoin, Trudi et lui, mais ils n’étaient pas très à l’aise non plus.

Boris l’avait regardé, un peu étonné.

— Tu es intéressé, je n’aurais pas cru...

— Je te déçois ?

— Mais non, je comprends... Donc, pas d’argent, mais je peux t’offrir des extra. Un dîner dans un bon restaurant de temps en temps, ça t’irait ?

Ça lui allait. Au fil des mois, les habitudes s’étaient installées : des rencontres de plus en plus fréquentes, des renseignements de plus en plus précis, des dîners fins. Parfois, souvent, la soirée se prolongeait. Dans le secteur ouest, on trouvait de tout, des discothèques qui ne fermaient jamais, des boîtes pour hétéros, pour homos... on n’avait que l’embarras du choix, dans certains endroits on ne savait même pas très bien où on était, qui était qui. Un jour, au petit matin, Jérôme avait découvert qu’il avait dansé toute la nuit avec un travesti, ce qui avait beaucoup amusé Boris.

IV

Au fil des mois, Jérôme s’était habitué à la vie à Berlin. Il s’était fait des amis. À la Scientific-Fondation, tout allait de mieux en mieux pour lui. Les séminaires se succédaient et, de plus en plus souvent, on lui demandait d’assister aux conférences et aux débats qui suivaient. Son travail était apprécié. On lui avait confié de nouvelles responsabilités : par exemple, rédiger les résumés des interventions de certains scientifiques, les plus en vue. La plupart du temps, ceux-ci, sollicités dans des congrès aux quatre coins du monde, arrivaient au dernier moment et reprenaient l’avion sitôt leur prestation terminée. Ils laissaient des documents avec lesquels Jérôme devait se débrouiller pour rédiger les comptes rendus publiés dans la revue de la fondation. Cela nécessitait une documentation nourrie et précise qu’on mettait à sa disposition dès qu’il en faisait la demande. De ce fait, les renseignements qu’il fournissait prenaient de l’importance.

— C’est intéressant ces petits trucs-là, disait Boris.

Un jour, il avait même lâché que c’était précieux.

Généralement, dès que Jérôme lui tendait les feuillets, il les parcourait, les pliait soigneusement et les fourrait dans la poche de son blouson, une vaste poche zippée. Et on filait au restaurant. Sans doute Boris tenait-il à lui manifester sa satisfaction, toujours est-il que les dîners se faisaient plus fréquents, plus luxueux. Ils buvaient sec tous les deux. Parfois, s’ils avaient dîné dans un restaurant un peu éloigné du centre, au lieu de reprendre la voiture, passablement éméchés, Boris prenait une chambre d’hôtel et ils rentraient le lendemain matin.

Trudi ne se formalisait en aucune façon de cette amitié un peu envahissante avec Boris. Jamais, elle ne posait de questions sur ces rentrées tardives.

— On était un peu schlass, expliquait Jérôme.

Trudi se contentait de rire en haussant les épaules.

— Vous n’êtes pas raisonnables ! Un jour, vous aurez des ennuis avec la police...

Déjà, à cette époque, Trudi et lui avaient commencé à s’éloigner l’un de l’autre. Insensiblement, sans faire d’histoires. À divers indices, Jérôme supposait qu’il y avait un autre homme dans sa vie. Il s’étonnait de n’en éprouver aucune jalousie.

Avec Boris, il s’entendait de mieux en mieux ; pourtant, une fois, la sortie avait mal tourné. Cette nuit-là, après un dîner bien arrosé, ils avaient fait la tournée des boîtes. Vers trois heures du matin, Boris avait téléphoné à un hôtel. À peine arrivés dans la chambre, tous les deux s’étaient écroulés sur le lit, à moitié habillés, sans éteindre. Beaucoup plus tard, Jérôme s’était réveillé avec une sensation bizarre en sentant la main de Boris qui le caressait.

Il s’était redressé comme un ressort, le poing tendu, prêt à frapper.

— Qu’est-ce qui te prend ! Tu es dingue ou quoi ?

La main de Boris se faisait plus pressante. Jérôme avait bondi hors du lit. C’est à ce moment qu’il avait entendu le déclencheur automatique de l’appareil photo. Il avait piqué une véritable crise :

— Espèce de salaud ! C’est comme ça qu’on fait chanter les espions ! Un truc vieux comme le monde ! Mais avec moi, tu perds ton temps ! Tu peux montrer ça à qui tu veux ! Je m’en fous de tes photos !

Boris ne répondait pas, occupé à se masturber sur le lit.

— Arrête-toi, bon Dieu !

Manifestement, c’était impossible. Ce qui avait décuplé la fureur de Jérôme. Ils étaient près d’en venir aux mains quand on avait tambouriné à la porte de la chambre. On menaçait de les jeter dehors, s’ils ne se calmaient pas.

Le lendemain matin, dégrisés, penauds, ils s’étaient fait mutuellement des excuses. Mais l’incident avait jeté un froid dans leurs relations. C’était peu de temps avant la chute du Mur. La chute du Mur... Un moment grisant. Quel souvenir !

Cela avait commencé en octobre 1989, avec des troubles, des émeutes larvées en RDA, la chute de Honnecker. Tous les soirs, on s’attroupait aux divers check-points. On sentait bien qu’il allait s’y passer quelque chose. Et puis, cette nuit du 9 novembre... On escalade le Mur, on enlève les barbelés. Des centaines, des milliers de gens de l’Est qui déferlent par la porte de Brandebourg... Les hurlements de joie, les larmes, ces inconnus qui se jettent dans les bras les uns des autres... Les jours qui suivirent, Jérôme s’en souvenait comme d’une période de folie. Dans les rues, on se parlait sans s’être jamais vus, on s’embrassait, on discutait des nuits entières avec des inconnus.

Boris avait disparu, parti voir sa famille à l’Est. On disait qu’il allait s’installer définitivement du côté d’Erfurt où vivaient deux de ses frères. Jérôme, lui aussi, songeait à partir : reprendre ses études, pas forcément à Paris. Il pensait aux États-Unis. Pourquoi pas ? Là-bas, avec les diplômes qu’il avait déjà en poche, on pouvait obtenir une bourse. Trudi l’y encourageait, évoquait, sans conviction, la possibilité de venir le rejoindre.

Un jour, de nouveau, Boris était réapparu. Jérôme se souvenait de leur dernière entrevue, comme si c’était d’hier. Boris l’avait emmené à un de leurs restaurants habituels. Mais le cœur n’y était pas. Il flottait un parfum d’adieu sur ce dîner, le dernier, ils le savaient tous les deux. Ils avaient parlé de leurs projets respectifs. Vers la fin du repas, le vin du Rhin aidant, ils devenaient sentimentaux.

— On a passé de bons moments ensemble, dit Jérôme, et pourtant, je me demande si on se reverra...

— Pas sûr, dit Boris, pensivement. C’est la vie... Mais, avant qu’on se quitte, je voulais te remercier pour les services que tu m’as rendus.

Jérôme se rappelait qu’il avait plaisanté :

— Des services ou des renseignements ?

— Les deux, si tu veux. Mais, c’est vrai, tu m’as beaucoup aidé.

Subitement, Boris avait changé de ton :

— Et rien ne dit que ça ne continuera pas.

— Comment ça ?

— Je te parle sérieusement.

Jérôme avait ressenti une impression bizarre comme si les yeux de Boris, ses yeux bleu acier, telles des balles de revolver, étaient prêts à le transpercer.

— Quand on est entré chez nous, dit Boris, on n’en sort pas, jamais...

— Qu’est-ce que ça veut dire « chez nous » ?

— Tu le sais très bien. Quand on a été des nôtres, c’est pour la vie. Je t’avais prévenu.

— Prévenu de quoi ? Tu ne m’as jamais...

Boris l’avait interrompu d’un geste impatient.

— Écoute-moi... Un jour, il se peut que quelqu’un vienne te voir. Cela peut arriver n’importe où, n’importe quand. Un inconnu ou quelqu’un que tu côtoyais sans savoir qui c’était vraiment. Tu le reconnaîtras quand on te dira le mot de passe. À ce moment-là, tu sauras que tu dois reprendre du service pour nous.

Jérôme s’était esclaffé :

— Un mot de passe ! Rien que ça ! C’est quoi, ce mot de passe ?

— Écoute bien : « Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa. »

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

— C’est une formule latine, que tu vas te graver dans la mémoire. « Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa. » Ne l’oublie pas.

Était-ce parce qu’il avait cru sentir une menace voilée dans le ton de Boris, Jérôme avait haussé les épaules, comme si tout cela n’était qu’une plaisanterie. Ils s’étaient quittés quelques instants plus tard.

Boris n’avait plus jamais donné signe de vie. Au grand soulagement de Jérôme, personne n’était jamais venu rappeler un quelconque mot de passe. Et c’était bien ainsi. Parce que, lorsqu’il se rappelait Berlin et cette période de sa vie, Jérôme n’en était pas très fier. Il n’en avait jamais parlé à personne.

Avec le recul, il avait compris des choses qu’il n’avait pas mesurées sur le moment. Et il lui était arrivé de se dire qu’il avait été bien près de devenir un vrai salaud ; peut-être même, pendant quelques mois, avait-il été un sacré salaud...

Pourquoi tous ces souvenirs lui revenaient-ils aujourd’hui en foule ? Jamais il ne s’était remémoré tout cela avec autant de netteté. C’étaient les retrouvailles avec Trudi qui avaient réveillé un passé presque oublié. Tout cela était bien loin... Après Berlin, il y avait eu Boston, le Massachusetts Institute of Technology. Des diplômes, des laboratoires prestigieux. Des offres alléchantes dans le privé : les grands groupes industriels ne lésinent pas quand il s’agit de recruter des chercheurs de haut niveau. Des congrès dans le monde entier, des voyages, des amours, des ruptures. La vie quoi... Jusqu’au jour où il avait rencontré Élisabeth et jeté l’ancre à Sceaux, à deux pas de Paris, et aussi, à L’île-aux-Moines, dans la maison d’Élisabeth.

V

Il était un peu plus de dix-neuf heures lorsque Trudi le rejoignit. Ils durent explorer deux ou trois rues avant de trouver une place où garer la voiture. Tandis qu’ils se rendaient à pied au restaurant, ils bavardèrent. Trudi plaisantait en évoquant des souvenirs.

— Je voudrais te demander quelque chose. Tu sais, il y a une question que l’on pose dans les interviews des magazines féminins...

— Des magazines féminins, toi ! Ce n’était pas ton genre autrefois...

— On va dire que j’ai changé. Réponds-moi. Quel est le moment de ta vie où tu as été le plus heureux ?

Jérôme n’hésita pas :

— Maintenant.

— Je m’en doutais, dit Trudi. J’avais peur que tu te sentes obligé de me dire que c’était quand nous vivions ensemble. Je ne t’aurais pas cru.

Trudi était devenue songeuse, la mine assombrie, et Jérôme se reprocha d’avoir manqué de tact.

— Tu es heureux grâce à Élisabeth ? demanda Trudi.

Jérôme s’étonna :

— Au fait, comment connais-tu le prénom d’Élisabeth ?

— C’est Willy, répondit Trudi. Il paraît que vous vous voyez souvent dans les congrès.

— Souvent... enfin, de temps en temps.

— Et quand il passe par Berlin, ça lui arrive deux ou trois fois par an, il vient dîner à la maison. Et il me donne de tes nouvelles. Donc, je sais que tout va bien pour toi... Élisabeth, c’est le grand amour ?

— Si tu veux. L’amour, tu dois savoir cela toi aussi, on le rencontre ou on croit le rencontrer plusieurs fois dans une vie mais...

Jérôme cherchait ses mots avec application :

— Mais, quand j’ai rencontré Élisabeth, j’ai su que c’était elle, pour toujours... L’impression d’avoir trouvé le port. Nous avons les mêmes goûts, c’est vrai. Mais ce n’est pas le plus important. C’est difficile à expliquer. Je ne peux pas me passer d’elle... Nous sommes heureux ensemble, tout simplement.

— Depuis combien de temps ?

Jérôme réfléchit.

— Un peu plus de vingt ans.

Ils firent quelques pas en silence.

— Et puis, reprit Jérôme, il y a les filles. Élisabeth a deux filles. Je les ai vues grandir, se marier... Maintenant, il y a les petits-enfants, c’est comme si c’étaient les miens.

Ils firent le tour de la place. Trudi s’était ressaisie. Elle bavardait, parlait de la maison où ils vivaient, Albert et elle, au bord du lac Wansee, dans la proche banlieue de Berlin.

— Au fond, dit Jérôme, tu n’as jamais quitté Berlin...

— Non. C’est ma ville. Et toi, tu voyages beaucoup, où te sens-tu chez toi ? À Paris ?

Jérôme s’arrêta pour réfléchir :

— Difficile à dire. Il y a l’appartement que j’avais acheté à Sceaux, bien avant d’avoir rencontré Élisabeth. C’est à deux pas de Paris, mais il y a des arbres, un château dans un grand parc. C’est chez nous, bien sûr... Mais, de plus en plus souvent, chaque fois que nous le pouvons, nous nous échappons dans la maison d’Élisabeth à l’Île-aux-Moines, dans le golfe du Morbihan. C’est là que nous accueillons enfants et petits-enfants. C’est un endroit merveilleux.

Trudi se mit à rire.

— J’ai de la peine à t’imaginer dans une île, toi qui, autrefois, courais les concerts, les expositions...

— C’est tout près de la terre ferme ; mais c’est quand même une vraie île.

— L’Île-aux-Moines, dit Trudi. Et il y a des moines ?

— Pas sur l’île. Elle appartenait aux moines d’une abbaye dans les terres, à Redon. En breton, on l’appelle Izenah, l’île en croix, parce qu’elle a la forme d’une croix. La côte est très découpée et, là-bas, tous les chemins mènent à la mer.

— L’Île-aux-Moines, répéta Trudi, rêveuse, c’est un joli nom...

VI

Ils arrivaient sur la place principale. Tout au fond, l’hôtel avec sa façade de bois aux décorations typiques, avec ses nombreuses fenêtres brillamment illuminées, faisait comme un décor de théâtre... Le restaurant était au premier étage. Quand ils entrèrent dans la salle, la plupart des tables étaient déjà occupées.

Pendant qu’ils consultaient le menu, on avait disposé le seau à vin sur la table de service. Le serveur arriva, tenant la bouteille presque à l’horizontale, de façon à montrer l’étiquette.

— Qui goûte ? demanda-t-il en français.

— Monsieur, dit Trudi.

Jérôme s’exécuta, huma, but une gorgée.

— C’est parfait ; laissez la bouteille dans le seau, nous nous servirons.

Il versa le vin, leva son verre et sourit à Trudi.

— À notre santé et à nos bonheurs à tous les deux !

Trudi ne bougeait pas.

— Qu’y a-t-il ? fit Jérôme surpris. Tu ne bois pas ?

Trudi avait les deux mains posées bien à plat sur la nappe. Elle le regardait fixement.

— Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa.

Jérôme resta immobile, frappé par la foudre, pétrifié. Il y eut un long silence. Jérôme regardait sa main qui tenait le verre où le vin tremblait un peu. Puis il leva les yeux sur la femme qui lui faisait face. Les paillettes, dans ses yeux, s’étaient éteintes. Lentement, Trudi prit son verre, le leva, trinqua, toujours sans le quitter des yeux. Elle répéta lentement :

— Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa. Je savais que tu n’avais pas oublié.

Le maître d’hôtel s’approchait, leur tendait les menus. C’était en allemand. Comme déconnecté de la réalité, comme si, dans un mauvais film, il était devenu spectateur de lui-même, Jérôme écoutait le maître d’hôtel expliquer, conseiller. Trudi donnait son avis :

— Tu devrais essayer l’émincé zurichois, c’est une spécialité de la région.