Fourchette mortelle à Chinon - Christophe Chaplais - E-Book

Fourchette mortelle à Chinon E-Book

Christophe Chaplais

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Beschreibung

Quand la gastronomie tue…

Le petit monde de la gastronomie française s'est donné rendez-vous à Chinon. Sur les bords de la Vienne, les membres du prix Varenne consacreront dans quelques jours le cuisinier de l'année. Entre deux grands crus, les tenants de la nouvelle cuisine affrontent les défenseurs de la tradition.
Mais, alors que les nominés défilent pour montrer leur talent, un premier juré est assassiné. Peu satisfait de la manière dont les autorités traitent cette affaire, André Gibon, directeur du guide Le Gastronome Français, demande à Arsène Barbaluc de mener sa propre enquête. Sous les remparts de la forteresse royale, entre deux festins, il devra s'armer de patience face à un assassin, roi de l'illusion, qui ne manque ni d'imagination ni d'intelligence.

Savourez le 6e volet des enquêtes palpitantes d’Arsène Barbaluc jusqu’à sa dernière page !

EXTRAIT

Il regarda sa montre.
— Mais qu’est-ce qu’elle fait cette dépanneuse ?
Il se leva et quitta la salle du restaurant pour téléphoner au garagiste tant attendu. Arsène Barbaluc soupira. Pourtant tout avait bien commencé. Depuis qu’André Gibon lui avait appris, la semaine dernière, qu’il serait le second juré du Gastronome français au prix Varenne, Arsène Barbaluc était aux anges. Il existait une véritable compétition au sein de l’équipe d’inspecteurs dont il faisait partie. Compétition amicale certes, mais compétition tout de même. Pour la cinquième fois, il allait donc participer au concours qui désignerait le cuisinier français de l’année. Hormis le plaisir de goûter aux plats des plus grands chefs de France, il était assez fier d’avoir été désigné.
Dommage qu’André Gibon soit si contrarié. En temps normal, il aurait été intéressé par cette ancienne carrière creusée au XVI e siècle pour exploiter le tuffeau et transformée désormais en restaurant et champignonnière. Arsène Barbaluc avait lu dans le dépliant présentant l’établissement qu’on pouvait visiter la champignonnière avant de passer à table. Un tel lieu mériterait bien un article dans le mensuel du guide Le Gastronome françai. Arsène Barbaluc avait été étonné par la variété de ce qui poussait dans ce lieu : pleurotes roses, pleurotes jaunes, coprins chevelus, pieds bleus, shiitake et champignons de Paris. Il nota aussi des “galipettes”. Il avait demandé à la jeune fille qui assurait le service de leur table en quoi consistaient ces “galipettes”.
— Il s’agit du surnom des gros champignons de Paris. Leurs chapeaux peuvent atteindre une quinzaine de centimètres.
L’inspecteur gastronomique était convaincu qu’il lui faudrait revenir faire un reportage sur ce lieu surprenant.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

J'aime toujours l'ambiance et les personnages des enquêtes de l'inspecteur Barbaluc. On se régale dans un policier qui n'est pas sanglant mais prenant quand même. - mijue, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christophe Chaplais s'y connaît en recettes. 50 % breton, 50 % dauphinois, 100 % bon vivant. Il sait comme personne, toutes papilles en action, faire d'un plat une poésie goûteuse. Tout cela serait vain si la gastronomie n'était que prétexte à classer les restaurants selon leurs mérites… Ce que ferait très bien un bon inspecteur du Gastronome Français. Mais, intrigue aux petits oignons, personnages à la sauce aigre-douce, rebondissements entre la poire et le fromage, voilà le secret du "chef" Chaplais pour vous concocter un suspense qui ne manque pas de piment.


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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

À Chinon,

À Alain,

À Pascale Budzyn et à Valérie.

I

« Car je suis né et ai été nourri jeune au jardin de France : c’est Touraine. »

François Rabelais (extrait de Pantagruel).

— En trente-neuf éditions, je n’ai jamais raté un seul déjeuner du jury du prix Varenne. De quoi j’ai l’air ! fulminait André Gibon. Et il faut que ce soit avec vous que cela m’arrive.

— Je ne pouvais pas prévoir que le joint de culasse allait rendre l’âme.

— Il est de quelle année votre joint de culasse ? Il date certainement de Mathusalem, comme votre voiture.

— Je ne sais pas ! Ma Volvo Amazon est de 1968. Je n’ai pas changé de pièces depuis que mon grand-père me l’a donnée en 1980. Je vous ferai quand même remarquer que c’est la première fois qu’elle me laisse sur le bord de la route.

— Je n’ai vraiment pas de chance, rétorqua André Gibon d’un ton sarcastique. Il serait tout de même temps de la mettre au rancart, la voiture de pépé.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, vous devriez sérieusement songer à rouler avec une voiture normale.

— C’est quoi une voiture “normale” ? s’énerva Arsène Barbaluc qui vouait une passion immodérée à sa vieille Volvo. Il était d’autant plus agacé qu’il avait l’impression d’entendre sa compagne Judith qui, depuis des années, le harcelait pour qu’il investisse dans une voiture moderne.

— Un véhicule récent et qui ne tombe pas en panne.

— Je suis désolé, mais ce n’est pas si grave, tenta Arsène Barbaluc en piquant un champignon dans son assiette. Le temps de finir de déjeuner et la dépanneuse sera là. Moins d’une demi-heure après, nous serons à Chinon pour la première réunion de travail. Le cadre de ce restaurant troglodyte n’est pas banal et la cuisine plutôt originale, non ? Vous devriez goûter cette salade de pleurotes et de coprins chevelus. Je vous assure, ce n’est pas mal du tout !

Le fondateur et directeur du guide Le Gastronome français fusilla du regard son inspecteur gastronomique.

— Je n’ai aucune envie de déguster vos champignons. J’ai l’estomac noué. Mais comme vous avez l’air de goûter la situation, vous en profiterez pour me faire une petite fiche d’inspection de l’établissement et nous verrons bien s’il pourra figurer dans la prochaine édition du guide.

— Mais, cette année, la Touraine c’est le secteur de Bernardin, protesta Barbaluc.

— Je m’en fiche. Un peu de travail vous permettra de réfléchir à l’intérêt de rouler dans une épave.

L’inspecteur gastronomique se mordit les lèvres pour ne pas répondre.

— J’aurais mieux fait de prendre le train, répéta en bougonnant André Gibon, plutôt que d’accepter de voyager dans votre “trapanelle” de malheur. J’aurais dû m’en douter : avec vous, rien ne se passe jamais comme prévu… Et j’ai horreur de l’imprévu.

Il regarda sa montre.

— Mais qu’est-ce qu’elle fait cette dépanneuse ?

Il se leva et quitta la salle du restaurant pour téléphoner au garagiste tant attendu. Arsène Barbaluc soupira. Pourtant tout avait bien commencé. Depuis qu’André Gibon lui avait appris, la semaine dernière, qu’il serait le second juré du Gastronome français au prix Varenne, Arsène Barbaluc était aux anges. Il existait une véritable compétition au sein de l’équipe d’inspecteurs dont il faisait partie. Compétition amicale certes, mais compétition tout de même. Pour la cinquième fois, il allait donc participer au concours qui désignerait le cuisinier français de l’année. Hormis le plaisir de goûter aux plats des plus grands chefs de France, il était assez fier d’avoir été désigné.

Dommage qu’André Gibon soit si contrarié. En temps normal, il aurait été intéressé par cette ancienne carrière creusée au XVIe siècle pour exploiter le tuffeau et transformée désormais en restaurant et champignonnière. Arsène Barbaluc avait lu dans le dépliant présentant l’établissement qu’on pouvait visiter la champignonnière avant de passer à table. Un tel lieu mériterait bien un article dans le mensuel du guide Le Gastronome français. Arsène Barbaluc avait été étonné par la variété de ce qui poussait dans ce lieu : pleurotes roses, pleurotes jaunes, coprins chevelus, pieds bleus, shiitake et champignons de Paris. Il nota aussi des “galipettes”. Il avait demandé à la jeune fille qui assurait le service de leur table en quoi consistaient ces “galipettes”.

— Il s’agit du surnom des gros champignons de Paris. Leurs chapeaux peuvent atteindre une quinzaine de centimètres.

L’inspecteur gastronomique était convaincu qu’il lui faudrait revenir faire un reportage sur ce lieu surprenant.

— Le garagiste sera là dans dix minutes. Du moins c’est ce qu’il dit, annonça André Gibon.

— Nous serons à l’heure, ne vous inquiétez pas.

— Je l’espère pour vous… J’ai appelé Archibald Abington, ce voyou de Saint-Just est déjà à la manœuvre. Il s’occupe de notre troisième jurée… comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Géraldine Férerre.

— Vous avez intérêt à la serrer de près et qu’elle fasse les bons choix dans ses votes.

— Enfin, Monsieur le directeur, la compétition doit être loyale. Il n’y a pas le candidat de l’un ou le candidat de l’autre. Nous sommes face à cinq chefs, tous retenus par le comité du prix Varenne, et… que le meilleur gagne !

— Que vous êtes naïf, mon pauvre Arsène ! Cela était vrai au début, mais depuis 1982 et depuis que Saint-Just fait partie du comité, tout est différent. Cet homme est un magouilleur. Il n’y a qu’à voir son guide…

Arsène Barbaluc préféra ne pas répliquer. Alexandre Saint-Just était l’ennemi intime de Gibon et, sur ce sujet, le directeur du Gastronome français était d’une mauvaise foi sans bornes. Il est vrai que cette inimitié n’était pas sans fondement. Avant de créer son propre guide, Saint-Just avait travaillé au Gastronome français. André Gibon considérait qu’il lui avait tout appris et que son “élève” l’avait trahi. Mais le pire restait à venir.

C’est Sir John Archibald Abington qui était à l’origine de la création du prix Varenne à la fin des années soixante. Cet homme d’affaires anglais avait hérité d’un empire industriel conséquent. Il avait abandonné à sa sœur et son frère le soin de gérer la fortune paternelle.

Francophile convaincu, passionné de bons vins et de gastronomie, il monta deux grands restaurants qui ne tardèrent pas à devenir des temples de la cuisine française. Mais si Abington avait l’art de dénicher des cuisiniers hors pair et de découvrir les bons crus, il ne regardait pas à la dépense pour servir le meilleur aux gourmets de la capitale. Les dettes ne tardèrent pas à s’accumuler et la famille Abington mit fin à la plaisanterie.

John Archibald Abington décida de parcourir le monde à la recherche de nouvelles saveurs et de nouvelles recettes. Il publia plusieurs livres de cuisine. Mais il revint rapidement à ses premiers amours : la gastronomie française. Il tint des rubriques culinaires dans différents magazines et journaux, il eut même un temps une émission de télévision à la BBC où, chaque semaine, il expliquait aux Anglais les secrets de la cuisine made in France.

C’est en 1968 qu’il eut l’idée de créer un prix qui récompenserait le meilleur chef de France. Abington choisit de réunir autour de lui ceux qui avaient autorité en la matière. Tout naturellement, il approcha les directeurs des deux principaux guides de l’époque : André Gibon du Gastronome français et Étienne Ménardin pour Les bonnes tables. Il n’eut aucun mal à les convaincre. Certes, ils étaient concurrents, mais un profond respect les unissait. La célèbre chroniqueuse gastronomique Violaine de la Fontaille les avait ensuite rejoints. C’est ainsi que naquit le prix Varenne. Il devint rapidement un rendez-vous incontournable. Pour un chef, recevoir cette distinction était une consécration qui pouvait rapporter gros.

En 1982, le comité passa de quatre à cinq membres, avec l’arrivée de Saint-Just. En 1979, en effet, l’ancien inspecteur d’André Gibon avait créé son propre guide.

Le succès en fut immédiat. Trois années plus tard, il frappa à la porte du prestigieux prix Varenne. Malgré l’opposition du fondateur du Gastronome français, son intégration fut acceptée. Depuis, les deux hommes se menaient une guéguerre qui amusait Arsène Barbaluc.

II

« Au commencement du repas était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses. »

François Rabelais (extrait de Gargantua).

La forteresse royale apparut enfin, majestueuse.

— À l’époque, pour les ennemis de la cité, elle devait être monstrueuse.

André Gibon daigna répondre dans un grommellement peu amène. Arsène Barbaluc prit le parti de garder ses réflexions pour lui. Ils descendirent jusqu’à la ville. Au lieu de prendre vers le centre-ville, leur chauffeur obliqua le long de la Vienne en direction du château de Montcalme, lieu où se déroulait cette année le prix Varenne.

André Gibon et Arsène Barbaluc n’avaient eu que le temps de déposer leurs bagages dans leur chambre avant de s’installer pour la réunion qui regroupait le jury de la 39e édition du prix de Varenne. Le petit salon sentait le cuir et l’encaustique. Les murs étaient ornés de unes de journaux du début du XXe siècle. Le Petit Gaulois cohabitait avec Le Figaro et une page de l’un des premiers numéros du Canard Enchaîné avec un billet signé d’Anatole France. Une bibliothèque aux centaines d’ouvrages anciens courait sur deux côtés encadrant portes et fenêtres. Une petite échelle aux barreaux usés permettait d’atteindre les volumes classés sur les étagères les plus hautes. Arsène Barbaluc caressa les reliures au cuir patiné. Il aurait volontiers emprunté un des volumes avant de s’affaler dans un des fauteuils pour le parcourir, un verre de cognac à la main.

Arsène Barbaluc repéra Géraldine Férerre, troisième jurée du Gastronome français, tirée au sort parmi tous les lecteurs du guide et s’assit à ses côtés.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

Barbaluc ne l’avait vue qu’une seule fois pour un léger briefing, juste après sa désignation sortie tout droit de la main innocente de l’huissier. Il avait tout de suite apprécié cette jeune femme blonde au visage à l’ovale parfait.

— Je suis bien contente que vous soyez là. J’ai un peu le trac et puis je n’arrivais pas à me dépêtrer d’Alexandre Saint-Just. Quel pot de colle !

— Ne vous inquiétez pas ! Il est dragueur et collant mais pas si méchant qu’il en a l’air.

En bout de table, Sir John Archibald Abington lissa son abondante chevelure blanche, ajusta ses petites lunettes avant de déplier sa grande carcasse. Puis il prit la parole :

— Nous ne sommes pas encore tout à fait au complet puisque notre ami Thierry Vantoni n’a quitté ses fourneaux et sa Provence natale que ce matin. Il m’a promis qu’il serait là pour le dîner. Nous ne l’attendrons pas. Maintenant que les membres fondateurs sont tous là, je crois que nous allons pouvoir commencer, annonça-t-il en souriant à André Gibon.

— Je te prie de m’excuser, mon cher John, mais comme tu le sais un incident mécanique m’a retardé…

— Il faut toujours que le directeur du Gastronome français se distingue, lança avec gouaille un petit homme replet entre deux âges.

— Saint-Just, je ne te permets pas, s’emporta André Gibon.

— Allons, Messieurs, vous n’allez pas commencer, commanda le maître de séance en tapant dans ses longues mains.

Une fois le silence revenu, il toussota pour éclaircir sa voix.

— Mes chers amis, je suis heureux d’ouvrir la 39e édition du prix Varenne. Je voudrais tout d’abord remercier chaleureusement monsieur Gontrand du Perrecy qui nous accueille dans son château de Montcalme, transformé, il y a quelques années, en un hôtel de grande qualité doté d’un restaurant qui, peu à peu, gagne ses lettres de noblesse. Je le remercie donc non seulement de nous accueillir dans cette magnifique demeure mais aussi de mettre son établissement à notre disposition exclusive.

Un homme d’une quarantaine d’années aux traits fins et au regard pétillant acquiesça d’un signe de tête.

— François Pierre de la Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles, auteur en 1651 du Cuisinier François, ouvrage important s’il en est puisqu’il marque le passage de la cuisine médiévale à la cuisine moderne, aurait apprécié de se retrouver en Touraine, à Chinon. Ce bourguignon, aurait aimé fouler les terres de Rabelais, autre grand épicurien. Rabelais aimait les femmes… Le rire gras d’Alexandre Saint-Just l’interrompit. Après lui avoir jeté un regard noir, Sir John Archibald Abington reprit son propos :

— Rabelais aimait les femmes, le vin et la bonne chère. J’espère que nous saurons, tous ensemble, nous attacher comme lui à ne prendre en compte que les plaisirs de la bouche. Loin des intrigues, des convenances et des petites combinaisons, nous nous devons, comme nous le faisons depuis si longtemps, de laisser parler nos sens. Laisser parler nos sens, disais-je, pour récompenser celui ou celle qui aura su enchanter nos palais par sa subtilité, son inventivité et son talent. Comme chaque année, nous avons retenu cinq concurrents.

La femme d’une soixantaine d’années assise à ses côtés lui glissa une feuille de papier.

— C’est Suzanne Grandet, la fidèle secrétaire d’Abington et donc du comité, murmura Arsène Barbaluc à l’oreille de Géraldine Férerre.

— Elle n’a pas l’air très rigolote.

— Elle ne l’est pas, mais ce n’est pas ce qu’on lui demande.

Sir Abington saisit la feuille et commença son énumération : Gianlucas Cingali du “Mare Nostrum” dans l’arrière-pays niçois, Nathalie Tignac du “Vieux Tilleul” installé dans le Val de Saône, Jean-Pierre Kupferzell du “Bois Joli” grand défenseur de la cuisine alsacienne, le normand Thomas Forcelle de “La Marmite Dorée” et Hubert Toussy chef de “La Maison d’Hubert”, seul représentant de la capitale cette année. Il en profita pour rappeler que le premier candidat se présenterait devant eux dès le lendemain midi.

Il reposa sa fiche devant lui et avala une gorgée d’eau avant de poursuivre :

— Certains d’entre vous ne se connaissent pas encore ou du moins pas très bien. Vous trouverez dans les dossiers posés devant vous, avec le règlement du prix Varenne, la liste des membres du jury.

Arsène Barbaluc parcourut rapidement le document :

« COMPOSITION DU JURY DE LA 39e ÉDITION DU PRIX VARENNE

- JURÉ N°1 : Sir John Archibald ABINGTON - Président fondateur du comité Varenne.

- JURÉ N°2 : André GIBON - Membre fondateur du prix Varenne, directeur du guide Le Gastronome français.

- JURÉ N°3 : Arsène BARBALUC - Inspecteur au guide Le Gastronome français.

- JURÉ N°4 : Géraldine FERERRE - Choisie parmi les lecteurs du guide Le Gastronome français. Cette passionnée de cuisine vit dans la région parisienne et travaille comme inspectrice des impôts.

- JURÉ N°5 : Étienne MÉNARDIN - Membre fondateur du prix Varenne, directeur du Guide Les bonnes tables.

- JURÉ N°6 : Bernadette LAMBOLET - Inspecteur au guide Les bonnes tables.

- JURÉ N°7 : Marie-Yvonne DUTERTRE - Lectrice choisie par le guide Les bonnes tables. Cette femme au foyer a pour hobby la cuisine et plus particulièrement la pâtisserie.

- JURÉ N°8 : Alexandre SAINT-JUST - Membre du comité Varenne, directeur du guide Le Saint-Just.

- JURÉ N°9 : Philippe TANESSONT - Inspecteur au guide Le Saint-Just.

- JURÉ N°10 : Loïc SALBENC - Lecteur choisi par le guide Le Saint-Just. C’est tout naturellement que cet étudiant en lycée hôtelier, à la recherche d’un apprentissage chez un grand de la gastronomie, a tenté sa chance pour être membre du jury du 39e prix Varenne.

- JURÉ N°11 : Violaine DE LA FONTAILLE - Membre fondateur du prix Varenne, chroniqueuse gastronomique et écrivaine.

- JURÉ N°12 : Gérald ANELIN – chef cuisinier à Paris. S’il n’a jamais gagné le prix Varenne, il en a été par deux fois finaliste. Il est pour la troisième fois membre du jury.

- JURÉ N°13 : Amandine SIOULE - chef cuisinier en Dordogne.

- JURÉ N°14 : Thierry VANTONI - chef cuisinier en Provence. Il a déjà participé au Prix Varenne en tant que juré en 2003.

- JURÉ N°15 : Jean-Charles BENEVET - chef cuisinier à Toulouse. A remporté le prix Varenne en 2003 et 2004. Il a également été sélectionné à quatre reprises. »

Laissant le président poursuivre son discours, il désigna à Géraldine Férerre chaque personne autour de la table. Il poussa son rôle de chaperon jusqu’à lui glisser quelques commentaires sur chacun.

— …Je tiens également à souhaiter la bienvenue à Marie-Yvonne Dutertre, Géraldine Férerre et Loïc Salbenc, passionnés de cuisine, lecteurs, respectivement, des guides Les bonnes tables, Le Gastronome français et Le Saint-Just, poursuivait Sir Abington. Ils ont envoyé leur candidature pour participer à cet événement et ont eu la chance d’être tirés au sort par maître Marchandeau, huissier de justice. Enfin, vous avez pu remarquer que je suis accompagné de ma fille Mary-Ann. Avec l’accord des membres permanents du comité, j’ai souhaité qu’elle participe à nos travaux en tant qu’observatrice afin qu’elle se familiarise aux us et coutumes du prix Varenne. Comme vous le savez, j’ai eu cet hiver quelques soucis de santé et à soixante-dix-huit ans, il est temps de préparer ma succession. Je crois que ma fille, qui a hérité de mon palais et de ma passion pour la gastronomie française, sera, avec votre aide, tout à fait apte à tenir ce rôle. Je compte sur vous tous pour lui apporter l’aide nécessaire et parfaire son éducation… culinaire, précisa Abington en se tournant vers Alexandre Saint-Just dont le visage s’empourpra.

— Bien. Même si je ne doute pas de l’honnêteté de chacun, je vous rappelle qu’il vous est formellement interdit d’entrer en contact avec les concurrents, ou avec les journalistes. Comme d’habitude, ils ne logent pas dans l’hôtel même. Par ailleurs, il n’est pas dans notre intention de vous tenir cloîtrés pendant cinq jours. Il serait dommage de ne pas utiliser vos temps libres à la visite de cette belle ville de Chinon et ses alentours. Mais méfiez-vous des journalistes prêts à toutes les basses manœuvres pour obtenir un scoop. À propos des médias, je rappelle aux membres du comité que nous avons une conférence de presse dans quelques minutes. En cette terre de Touraine qui a donné tant de grands hommes à la France, tant de grands écrivains, de Balzac à Descartes en passant par Courteline, je ne retiendrai que cette phrase de Rabelais, enfant de Chinon : « Jamais homme noble ne hait le bon vin. » Je vous invite à partager le verre de l’amitié. Longue vie au prix Varenne et que cette 39e édition nous donne un lauréat digne de ses prédécesseurs.

III

« Chinon, Chinon, Chinon, petite ville, grand renom. Assise sur pierre ancienne, au haut le bois, au pied la Vienne. »

François Rabelais.

Arsène Barbaluc proposa à Géraldine Férerre de se promener dans Chinon. Elle hésita puis accepta. Alors qu’il l’attendait dans le hall de l’hôtel, il surprit Violaine de la Fontaille en grande discussion avec Gontrand du Perrecy. La critique gastronomique semblait exaspérer le maître des lieux. « Rien d’étonnant à cela », songea Barbaluc, « c’est une vraie emmerdeuse ! » L’arrivée de la jeune femme ne lui permit pas de connaître la fin de l’histoire.

Tout en marchant le long de la Vienne, Arsène Barbaluc donna à Géraldine Férerre des explications plus précises sur le concours, sur les membres du jury et les concurrents. Il se garda bien de donner une quelconque consigne de vote et lui rappela même que l’intérêt était qu’elle donne un avis libre et sincère.

— Je ne voyais pas la chose autrement.

Arsène Barbaluc trouvait la jeune femme fort sympathique et ne manquant pas de caractère. Il essaya d’engager la conversation sur ses goûts culinaires, mais elle préféra reparler du déroulement du concours.

— Vous comprenez, je suis un peu inquiète. J’ai peur de ne pas être à la hauteur.

Arsène Barbaluc était ravi et c’est avec plaisir qu’il raconta le petit monde de la gastronomie et qu’il évoqua, avec délectation et gourmandise, le savoir-faire des cinq chefs en compétition.

Ils empruntèrent la rue Jean-Jacques Rousseau et, arrivés place de la Fontaille, ils s’attaquèrent à l’escalier menant jusqu’au fort Saint-Georges et au château. Arsène Barbaluc se promit de visiter la forteresse royale avant de quitter Chinon.

— On m’a dit qu’elle abritait des tapisseries flamandes d’une grande beauté.

— Moi, ce que je souhaiterais, si c’est possible, c’est monter aux différentes tours. La vue doit être magnifique.

Arsène Barbaluc trouvait la compagnie de Géraldine Férerre très agréable. La jeune femme lui apprit que la construction de la forteresse avait débuté au Xe siècle. Barbaluc ne voulut pas avouer ses lacunes en histoire de France. Quand Géraldine Férerre raconta comment Henri II Plantagenet et Aliénor d’Aquitaine y établirent leur cour au XIIe siècle, il acquiesça comme s’il connaissait cette période sur le bout des doigts.

— Et le donjon là-bas, c’est Philippe Auguste qui l’édifia.

— Bien sûr.

La lectrice du Gastronome français éclata de rire.

— Vous n’y connaissez pas grand-chose, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment. Mais vous êtes passionnante à écouter et étonnante.

— Être inspectrice des impôts n’empêche pas de s’intéresser à l’histoire.

— Sans vous vexer, je vous préfère en historienne qu’en inspectrice des impôts.

Ils continuèrent à badiner sur le chemin du retour.

Quand ils rentrèrent au château de Montcalme, ils apprirent que la conférence de presse avait comme prévu obtenu un beau succès. Plus d’une cinquantaine de journalistes, dont une bonne moitié travaillant pour des médias étrangers, avaient envahi Chinon dans l’attente de la fumée blanche qui désignerait le chef de l’année. André Gibon avait retrouvé tout son calme. Avec malice, Arsène Barbaluc en profita pour expliquer à son patron comment il avait “drivé” mademoiselle Férerre.

Alors qu’ils allaient passer à table, le réceptionniste vint chercher Arsène Barbaluc. On le demandait au téléphone. Dans le hall, il croisa Violaine de la Fontaille qui semblait piaffer d’impatience. Si l’inspecteur gastronomique lui reconnaissait un vrai talent de chroniqueuse et une véritable connaissance de la gastronomie française, il n’aimait pas le personnage. Membre fondateur du comité Varenne, elle devait avoir dépassé largement les soixante-dix ans et pensait toujours en avoir vingt. Son dernier lifting frisait le ridicule. Ses tenues excentriques, parfois provocantes, avaient quelque chose de vulgaire, ce qui ne l’empêchait pas, d’après la rumeur, de multiplier les conquêtes masculines. Son côté parisien aristo avait aussi le don d’exaspérer Barbaluc. Bref, il ne comprenait pas pourquoi Gibon et les autres la trouvaient si formidable.

— Vous avez un problème ? demanda poliment Arsène Barbaluc.

— Mais non, jeune homme, j’attends Thierry Vantoni qui doit arriver d’une minute à l’autre.

L’inspecteur gastronomique n’insista pas et prit le combiné qu’on lui tendait. Il s’agissait du garagiste qui confirmait le diagnostic. C’était bien le joint de culasse et il lui faudrait plusieurs jours pour obtenir la pièce. Arsène Barbaluc maugréa en raccrochant. Entre-temps, Thierry Vantoni était arrivé, accueilli par Sir Abington et Violaine de la Fontaille. Philippe Tanessont, inspecteur gastronomique au guide Le Saint-Just, était également présent. Barbaluc salua le nouvel arrivant. Mais madame de la Fontaille monopolisait la parole.

— Vous comprenez, mon cher, je ne peux dormir que la tête au Nord. Je l’avais pourtant bien précisé, mais le personnel a dû oublier, du moins c’est ce que m’a dit monsieur du Perrecy. Je ne crois qu’à moitié à cette explication. Mais enfin bref, c’est comme cela. Et ce monsieur m’a expliqué que la seule chambre possédant une tête de lit au Nord était celle qui vous était réservée. Comprenez-vous ?

— Oui… Enfin, il me semble, répondit un Thierry Vantoni qui avait du mal à encaisser cette diarrhée verbale.

— Je souhaiterais échanger ma chambre avec la vôtre. Ce serait si gentil de votre part, lui sourit-elle en posant sa main sur son avant-bras.

— Vous êtes d’accord, bien sûr ?

— Bien sûr, ânonna Vantoni.

— À la bonne heure ! Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de tout, assura-t-elle en s’éloignant, déjà à la recherche du propriétaire du Montcalme.

La salle à manger était vaste et de jour devait être lumineuse. Elle s’ouvrait sur l’extérieur par trois côtés. Dans le clair-obscur du crépuscule, on devinait, à travers les grandes fenêtres, la roseraie et les massifs de fleurs qui jalonnaient les allées du parc. Un saule pleureur agitait mollement ses longs cheveux au gré du vent. Avec plaisir, Barbaluc caressa le coton de la nappe impeccablement repassée. Les tables étaient recouvertes de deux nappes placées en quinconce. L’une blanche, l’autre rouge. D’un rouge qui s’harmonisait très bien avec la décoration Renaissance de la pièce. L’inspecteur gastronomique admira une Vierge à l’enfant à la peinture craquelé par le temps qui était accrochée au mur juste derrière lui. Le propriétaire n’avait pas négligé la décoration. De nombreux objets donnaient de la vie à la pièce sans pour cela qu’elle ne ressemble à un musée. L’inspecteur gastronomique avait notamment remarqué une petite vitrine qui recelait quelques jolies figurines en porcelaine de Saxe.

Gontrand Du Perrecy avait opté pour des couverts, d’assiettes et des verres très contemporains. Le choix était osé. Si Arsène Barbaluc appréciait, il n’était pas certain que les tenants du conservatisme et du classicisme partageraient le même enthousiasme. Comme pour le renforcer dans cette opinion, Étienne Mansart, à la table voisine, afficha une mine circonspecte devant la forme des couverts à poisson.

Le dîner d’ouverture se passa merveilleusement bien. Suivant les ordres de son patron, Arsène Barbaluc ne quittait pas Géraldine Férerre qui ne semblait pas s’en plaindre. S’étaient joints à leur table, Bernadette Lambolet, inspectrice pour le guide Les bonnes tables et Amandine Sioule, chef cuisinier à « L’auberge de la Pierre à feu » en Dordogne. Malgré son jeune âge (elle avait à peine dépassé la trentaine) la jeune femme avait déjà deux fourchettes dans Le Gastronome français. Vive, intelligente, modeste et passionnée, Arsène Barbaluc prit plaisir à discuter boutique. Sa voisine de table resta très discrète. Juste après l’apéritif, Gontrand du Perrecy les rejoignit.

— Cela n’a pas l’air d’aller ?

— Si, juste quelques problèmes d’intendance à régler, répondit-il en soufflant.

— Avec madame Violaine de la Fontaille ? demanda malicieusement Arsène Barbaluc d’une voix flûtée.

— Vous avez raison. Mais ne soyons pas médisants, recommanda le propriétaire du Montcalme en souriant. Occupons-nous plutôt de ce que le chef nous a concocté. Il a choisi de vous présenter quelques spécialités locales.

Le chef du Montcalme était de première force et surprit les professionnels qu’étaient Bernadette Lambolet et Barbaluc. Rillettes de Tours et rillons avant la dégustation d’aloses grillées accompagnées de petits flans à l’oseille et de feuilletés aux mousserons. En plat principal, on leur servit une géline de Touraine accompagnée de truffes du Richelais coupées en fines lamelles.

— Je ne savais qu’il y avait des truffes dans la région, osa lancer Géraldine Férerre.

— Et pourtant… Dans cette région, on commercialisait jusqu’à plus de vingt tonnes de truffes dans les années mille huit cent quatre-vingt. Le diamant noir fit même, à cette époque, la richesse de vignerons ruinés par le phylloxéra, qui eurent l’intelligence de se reconvertir dans la production truffière. Peu à peu, cette culture a de nouveau périclité. Depuis une vingtaine d’années, elle connaît un regain d’intérêt et l’on trouve des produits de grande qualité.

— Je confirme, appuya Barbaluc, avalant une bouchée de poulet à la chair ferme et un bout de truffe. Si cela vous intéresse Géraldine, je vous conseille de revenir dans la région pendant les fêtes de fin d’année, plus exactement à Marigny Marmande pour le marché aux truffes.

— C’est vrai que c’est sympathique. Mais vous pouvez aussi aller à la rencontre des producteurs. Je peux vous accompagner chez quelques-uns d’entre eux que je connais à Pouant ou à Beuxes.

La jeune femme éclata de rire.

— Avec vous deux, je vais devenir une vraie spécialiste de la truffe du Richelais !

— En attendant, ne laissez pas refroidir votre géline. C’est véritablement excellent. Les produits sont de première qualité. Vous féliciterez votre chef, monsieur du Perrecy. Il a ajouté deux ou trois petites choses qui font la différence. Allez, Géraldine, essayez d’identifier toutes ces saveurs…

Le visage de la jeune femme rosit.

— Oh ! non, je n’oserai pas.

— Mais si ! Mais si !

— Non ! Vous savez, je suis timide. Laissez-moi le temps de prendre mes marques.

Devant sa gêne, Barbaluc, surpris, n’insista pas. Il livra une bataille amicale contre sa consœur du guide Les bonnes tables. À eux deux, ils finirent par retrouver l’ensemble des ingrédients.

Comme de bien entendu, on leur avait servi en rouge un Chinon fruité aux saveurs de framboise et de cerise. En blanc, le sommelier leur avait proposé un Bonnezeaux.

— Voilà une très bonne suggestion. Cela fait longtemps que je n’ai pas trempé mes lèvres dans ce vin si particulier du coteau du Layon.

Après en avoir examiné ses jolis reflets verts et avant de le mettre en bouche, Arsène Barbaluc claqua la langue de satisfaction.

— Toujours aussi puissant !

— La nature est étrange. Grâce à la surmaturation, ce petit vin acquiert une belle finesse et une complexité étonnante.

Géraldine Férerre sembla apprécier elle aussi ce vin blanc et demanda des explications supplémentaires. Du Perrecy et Barbaluc ne manquèrent pas l’occasion d’étaler leur savoir. L’alcool facilita la désinhibition de chacun et le dîner se poursuivit dans la bonne humeur. Barbaluc sympathisa plus particulièrement avec Gontrand du Perrecy. L’homme ne manquait ni de culture ni d’humour. Il était doté de solides connaissances en gastronomie. Au lieu du traditionnel plateau, on leur apporta de toutes petites portions de fromage frais, saupoudrées de différentes épices et herbes fraîches. Même la protégée de Barbaluc se prêta au jeu. Elle reconnut le cumin et la coriandre.

— Pour le second, c’était facile, j’ai horreur de la coriandre.

— Même mélangée à d’autres saveurs ?

— En fait, il ne faut pas qu’elle soit dominante.

— Il est vrai que certains abusent en imaginant que plus les goûts sont prononcés, mieux c’est, affirma Bernadette Lambolet.

— Tout est question d’équilibre et d’harmonie, surenchérit Arsène Barbaluc sentencieusement.

Alors même qu’il venait de prononcer cette phrase, il pensa : « J’ai trop bu et je deviens un vrai donneur de leçons : très chiant. Quel cabot ! Mon petit Arsène, il faut te reprendre ! »

Arsène Barbaluc écourta la fin du dîner. Dès qu’il le put, il s’esquiva, espérant que sa démarche ne “chaloupait” pas trop. Il regagna sa chambre avec soulagement. La pièce était décorée et meublée avec goût. Les meubles XVIIIe se mariaient parfaitement avec les frises à la française et la tapisserie en toile de Jouy.

— Il ira loin, le père du Perrecy ! Encore un petit effort et la troisième fourchette deviendra réalité… murmura Arsène Barbaluc.

Il avait la nausée, la bouche pâteuse et l’esprit embrumé. Il s’en voulait d’avoir bu autant. Lui qui ne supportait pas de perdre ses moyens, c’était réussi ! Tout ça pour faire l’intéressant aux yeux de Géraldine Férerre. Arsène Barbaluc prit rapidement une douche et se fit monter un café noir. Ce n’était pas dans ses habitudes du soir de boire autant. En général, le breuvage amer avait, dans ces cas-là, un effet quasi magique. Il appela sa compagne Judith restée à Paris. Ils bavardèrent un bon moment de choses et d’autres. Bien sûr, elle lui demanda, sur le ton de la plaisanterie, s’il n’était pas entouré de trop jolies femmes et, bien évidemment, il fit un portrait peu flatteur de la gent féminine qu’il était amené à croiser pendant le concours.

Une fois la conversation téléphonique terminée, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. De sa chambre située au premier étage, il avait une vue imprenable sur le parc. Dans le halo des lampadaires, il aperçut la piscine et le tennis. Il tira les doubles-rideaux avant de s’allonger et essaya de lire, mais repoussa bientôt le roman qu’il avait apporté. Décidément, il avait trop mal à la tête ! Lumière éteinte, il resta dans le noir.

Le sommeil le fuyait. Inconsciemment, il se mit à écouter les bruits de la maison. Il entendit la porte d’une des chambres du fond se fermer et l’on vint frapper à la chambre d’à côté : celle d’André Gibon. Le visiteur ressortit quelques minutes plus tard et discuta un instant dans le couloir. Puis, manifestement, les deux hommes se séparèrent. Barbaluc entendit distinctement la porte donnant sur le palier s’ouvrir et se refermer. Mais il n’entendit pas celle d’André Gibon se rouvrir.

Il perçut vaguement qu’on frappait déjà à une autre porte, plus loin.

« Le patron est en vadrouille. Si j’ai bonne mémoire, les chambres du fond sont occupées par le grand Bénevet et la suivante par la reine des casse-pieds. C’est certainement chez Violaine de la Fontaille qu’il a dû aller. Les tractations secrètes, les négociations et les grandes manœuvres semblent avoir déjà commencé », s’amusait Barbaluc.

« Il râle, mais il adore ça. Ce petit côté intrigant lui va à ravir. »

Arsène Barbaluc ne sombra pas dans un sommeil profond, mais plutôt dans une somnolence désagréable. Dans ce demi-sommeil, il lui sembla entendre de nouveau des portes s’ouvrir et se fermer.

— Quel trafic dans cet hôtel ! se dit-il à voix basse, avant de s’endormir enfin.

IV

« Ces petits bouts d’homme… sont volontiers cholériques. La raison physicale est parce qu’ils ont le cœur près de la merde. »

François Rabelais (extrait de Pantagruel).>

Arsène Barbaluc s’était réveillé avec un mal de crâne carabiné.

— Quel imbécile d’avoir bu autant ! murmura-t-il.

Il n’avait pas encore pris son café noir et finissait juste de s’habiller qu’on frappa énergiquement à sa porte.

— Dépêchez-vous, Arsène ! On a besoin de vous.

— Bonjour, Monsieur le directeur.

— Violaine de la Fontaille a été assassinée cette nuit et le comité a besoin de vous. Vous avez une certaine expérience de ces affaires et nous ne comprenons pas tout ce que nous raconte ce policier. Il faut vous dire qu’il m’a l’air particulièrement borné. Vous vous rendez compte, il veut que l’on ajourne la 39e édition du prix de Varenne ! C’est n’importe quoi !

Arsène Barbaluc n’osa pas répondre que cela lui paraissait assez sensé. Dans le couloir, il aperçut un homme en faction devant la porte de la dernière chambre à droite : celle de feu madame de la Fontaille. Il emboîta le pas de son patron jusque dans le bureau de Gontrand du Perrecy, au rez-de-chaussée. Tous les membres du comité Varenne étaient présents. Étienne Ménardin avait le visage encore plus triste que d’habitude. Alexandre Saint-Just passait nerveusement ses doigts sur ses rares cheveux. Derrière son bureau, le propriétaire des lieux jouait avec son stylo. Le président Abington avait perdu son flegme tout britannique et invectivait violemment un officier de la gendarmerie :

— Vous n’avez pas le droit d’ajourner le prix Varenne ! hurlait-il. Sous l’effet de la colère, un léger accent venait teinter son français d’habitude si parfait.

— Je vous rappelle que ce prix est très attendu. Vous ne vous rendez pas compte des conséquences d’une telle décision ? Conséquences pour la profession, mais aussi pour la ville de Chinon qui est sous le feu des projecteurs grâce aux journalistes qui ont envahi la ville. Ne croyez pas que la mort de Violaine de la Fontaille ne nous touche pas. Pour la plupart d’entre nous, c’est une amie de quarante ans qui nous a quittés. Et je peux vous dire que la gastronomie française vient de perdre l’un de ses plus grands défenseurs. Mais elle aussi, elle aurait voulu que l’on continue. Sans compter que, d’après vos propres constatations, le meurtrier venait de l’extérieur. Alors ? Vous feriez mieux de nous laisser travailler et de vous occuper de ce monstre qui a dû prendre la poudre d’escampette et est déjà loin, à l’heure qu’il est.

Arsène Barbaluc trouva que le lord anglais en faisait un peu trop. Alors qu’André Gibon le poussait pour pénétrer dans la pièce, il remarqua qu’Étienne Ménardin essuyait furtivement une larme.

— J’entends bien tout cela, Monsieur. Mais je crois que vous ne prenez pas bien la mesure de la situation. Il s’agit d’un meurtre, lui répondit le gendarme très calmement.

— Mais…, essaya de le couper André Gibon.

— …En conséquence, pour le moment, je vais poursuivre mon enquête avant de rendre compte aux autorités compétentes qui, elles, prendront les décisions qui s’imposent. Maintenant, je vous demanderai de quitter cette pièce et de me laisser travailler. Monsieur du Perrecy, voulez-vous bien rester quelques instants ?

Si tout le monde s’éclipsa tranquillement, André Gibon rattrapa Arsène Barbaluc par la manche et se planta devant le gendarme.

— Excusez-moi, voici l’homme dont je vous ai parlé. Arsène Barbaluc qui travaille pour moi comme inspecteur gastronomique, mais qui a, par le passé, aidé la justice à maintes reprises.

— Ah oui ! Enchanté, monsieur Barbaluc, capitaine Brétigney, lui répondit l’officier avec un sourire en coin, avant d’ajouter plus sérieusement, monsieur Gibon semble persuadé que j’ai besoin d’une aide pour débrouiller cette affaire. Certes, c’est possible, mais je ne crois pas que cette aide puisse prendre la forme d’un détective amateur.

— C’est-à-dire… bredouilla l’inspecteur gastronomique.

— Vous me permettrez donc de vous voir un peu plus tard. Quand j’en aurai le temps, conclut-il.

André Gibon, cramoisi de colère, ne répliqua pas et sortit du bureau. Arsène Barbaluc s’apprêtait à l’imiter quand le capitaine Brétigney le rappela.

— Par simple curiosité, vous avez été mêlé à quelle affaire ?

— Oh ! Dans différentes circonstances, ce serait trop long à vous expliquer, mais vous pouvez appeler la Police Judiciaire de Nantes1 ou l’un de vos collègues, l’adjudant Laurentis de la brigade de Saint-Marcellin dans l’Isère2.

Arsène Barbaluc avait filé dans la salle de restaurant pour prendre un café. Il trouvait que son patron avait manqué de finesse, dans son empressement à sauver la 39e édition du prix Varenne. « Maintenant, je vais avoir du mal à participer à cette enquête », pensa-t-il. En même temps, y tenait-il vraiment ? Que pouvait-il faire pour arrêter un assassin qui, d’après ce qu’avait dit Sir Abington, ne devait être qu’un vulgaire voleur.

Dans un coin de la salle, les membres du comité tenaient conciliabule. Quand il l’aperçut, André Gibon lui fonça dessus.

— Alors ?

— Alors rien. Vous l’avez vu comme moi, le capitaine Brétigney n’a pas besoin de moi et je ne vois pas moi-même ce que je pourrais lui apporter.

— Mais je m’en fous de ce que vous pouvez lui apporter. La porte était fermée et la fenêtre ouverte. L’affaire est entendue : l’homme s’est introduit dans la chambre de Violaine et il l’a tuée pour la voler.

— On lui a dérobé quelque chose ?

— Je n’en sais rien, s’agaça le directeur du Gastronome français. Vous imaginez peut-être que l’assassin est parmi nous ? Allons, Barbaluc, soyez sérieux ! Il n’y a que des gens bien, ici. Mais si je vous demande aussi de vous mêler de cette enquête c’est que j’ai une autre crainte.

— Laquelle ?

— Il est possible que par la mort de notre collègue, on cherche à nuire au prix Varenne lui-même.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Certes, le prix est important, mais tout de même.

— Le prix Varenne est excessivement important, vous le savez bien. Ses retombées économiques sont loin d’être négligeables. Au fil des ans, il est devenu une institution, une sorte de Goncourt de la gastronomie.

— On ne tue pas pour ça ! s’indigna Barbaluc.

— Certains, faute d’avoir pu en prendre le contrôle remplaceraient bien le prix Varenne par une autre manifestation, gronda André Gibon.

Arsène Barbaluc préféra ne pas répondre. Répliquer aurait impliqué de se lancer dans une discussion stérile ou la mauvaise fois de son patron l’aurait horripilé.

— L’important est que ce foutu gendarme se mette en chasse du tueur et nous permette, en parallèle, de poursuivre le concours. Et j’ai besoin que vous soyez là pour garder un œil sur ses agissements.

— Mais, il ne me laissera pas faire !

— Oh ! Débrouillez-vous ! Vous avez l’habitude. Allez, mon petit Arsène ! Faites preuve d’imagination et de détermination. Quant à nous, je veux dire par là “le comité”, nous avons suffisamment d’entregent pour mettre ce petit officier au pas. Ce n’est pas lui qui va mettre en danger cette 39e édition, déjà que nous devons reculer l’examen du premier candidat à ce soir…

Arsène Barbaluc en resta sans voix. Pourquoi son patron paraissait-il si inquiet ? Était-ce seulement la perspective d’ajourner, voire d’annuler la 39e édition du prix Varenne ? Machinalement, il massa ses tempes douloureuses. Un serveur lui apporta enfin de l’aspirine. Décidément il trouvait André Gibon bien nerveux. Petit à petit, les va-et-vient et les bruits de portes dans le couloir donnant sur sa chambre – et donc sur celle de la victime – lui revinrent en mémoire. « J’avais oublié tout ce micmac. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai pas les idées assez claires pour l’instant, mais il faudra que j’essaie de me rappeler ce que j’ai réellement entendu hier soir. » Le sentiment qu’André Gibon en savait peut-être un peu plus sur la mort de Violaine de la Fontaille qu’il ne voulait bien le dire effleura l’esprit d’Arsène Barbaluc, mais il chassa rapidement cette idée de son esprit.

Par petits groupes, les autres jurés discutaient de la mort de Violaine de la Fontaille. Il s’approcha du groupe de Géraldine Férerre. La jeune femme et Marie-Yvonne Dutertre, qui avait le même statut qu’elle mais pour le guide Les bonnes tables, semblaient particulièrement choquées.

— Quelle horreur !

— Dire que cela s’est passé à quelques mètres de moi et que je n’ai rien entendu. Pauvre femme ! ajouta Géraldine Férerre.

— Est-ce que quelqu’un sait exactement ce qui s’est passé ? demanda le restaurateur Gérald Anelin qui, une tasse de thé à la main, venait de se joindre à la discussion.