Addition salée au Croisic - Christophe Chaplais - E-Book

Addition salée au Croisic E-Book

Christophe Chaplais

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Beschreibung

Un gastronome réputé prête main forte aux enquêteurs pour résoudre une énigme...

L'enquête piétine. Qui a assassiné, mutilé et enterré les trois cadavres découverts à Saint-Molf, petit village tranquille de Loire-Atlantique ? Seul indice tangible : la composition du dernier repas de l’une des victimes. La police fait alors appel aux papilles gustatives d’Arsène Barbaluc pour retrouver le restaurant où se serait déroulé cet ultime dîner.
L’inspecteur du guide Le Gastronome Français ne ménagera ni son palais ni son estomac pour mener à bien la mission qui lui a été confiée. Entre les marais salants guérandais et le petit port du Croisic, Arsène Barbaluc apprendra à jouer la comédie pour dénouer une intrigue particulièrement… salée.

Découvrez sans tarder le tome 4 des enquêtes gourmandes d’Arsène Barbaluc, avec une intrigue insolite qui ravira autant les amateurs de polars que les plus fins gourmets !

EXTRAIT

— Monsieur le Ministre a donc eu l’idée d’avoir recours à l’un des inspecteurs de l’équipe de monsieur Gibon pour nous aider à retrouver le restaurant dans lequel l’une des victimes aurait pris son dernier repas. Et quand j’en ai parlé à Monsieur Gibon, il a tout de suite pensé à vous. Il m’a expliqué vos références en la matière et les capacités dont vous avez déjà fait preuve pour aider la justice de notre pays.
— Il s’agirait en fait de goûter les plats de certains restaurants et de vérifier gustativement s’ils sont composés des mêmes ingrédients que ceux retrouvés dans l’estomac d’un des trois cadavres de Saint-Molf.
Arsène Barbaluc grimaça, mais ne fit aucun commentaire. D’une serviette au cuir noir de belle facture, le chargé de mission sortit deux fiches cartonnées qu’il tendit à Arsène Barbaluc. Sur la première, il lut : bar, œuf, pomme de terre, courgette, roquette, lait, citron, salicorne, sel de Guérande, poivre, huile végétale, beurre, traces de menthe et de coriandre.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Éditions Bargain, le succès du polar breton . - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christophe Chaplais s’y connaît en recettes. 50% breton, 50% dauphinois, 100% bon vivant. Il sait comme personne, toutes papilles en action, faire d’un plat une poésie goûteuse où l’eau à la bouche appelle les meilleurs vins dans le verre. Tout cela serait vain si la gastronomie n’était que prétexte à classer les restaurants selon leurs mérites… Ce que ferait très bien un bon inspecteur du Gastronome Français ! Intrigue aux petits oignons, personnages à la sauce aigre-douce, rebondissements entre la poire et le fromage constituent la recette préférée du "chef" Chaplais qui sait surprendre le lecteur-gourmet par une intrigue qui ne manque pas de piment… A la manière des compagnons, après les portes du Vercors, la Provence et le Nord-Finistère, il poursuit son tour de France en faisant étape au Croisic pour son quatrième roman.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Victor.

REMERCIEMENTS

À Pascale Budzyn.

IJAMBON AU TORCHON

Depuis quatre jours, la pluie tombait sans discontinuer. Le talus n’avait pas résisté aux infiltrations d’eau. Un amas de boue, d’arbres et de branchages s’était écroulé en contrebas, sur la petite route. Depuis les premières heures de l’aube, les employés municipaux de Saint-Molf, en Loire-Atlantique, s’évertuaient à dégager ce chemin communal à l’est du village. Le bulldozer peinait à dégager une terre grasse.

L’engin recula pour vider son godet dans le camionbenne. Gwen Le Bollec, aidé de Mathieu Louette, en profita pour essayer de dégager une grosse branche de chêne. C’est Louette qui l’aperçut le premier. Il agrippa le sac en plastique épais, noir, pour le tirer sur la chaussée.

— Bon Dieu que c’est lourd !

— Tu ne vas pas me dire… Ça leur coûterait quoi d’aller jeter leurs ordures à la déchetterie ?

— Arrête de râler et donne-moi un coup de main, qu’on le tire de là !

Les deux hommes soulevaient le sac, lorsque la cordelette qui en fermait l’ouverture céda.

— Nom de Dieu !

Un tronc humain avait glissé au sol.

Le cadavre n’avait plus ni tête, ni bras, ni jambes. Le thorax était ouvert du sternum jusqu’au pubis laissant apparaître les entrailles.

Gwen Le Bollec se retourna pour vomir.

Sous l’autorité des gendarmes, on poursuivit néanmoins les travaux. À la fin de la journée, la route était enfin dégagée mais on avait trouvé deux autres sacs renfermant chacun un cadavre dans le même état…

IIFAISAN SAUCE MINISTÈRE

— L’année dernière, on avait hésité à lui enlever une fourchette. Cette fois-ci, ce n’est pas mieux, mais ce n’est pas plus mal. En même temps, il a cherché à renouveler sa carte : soufflé d’asperges, filet de brochet, sa purée d’oseille et sa tombée d’endives, filet de sandre sur son lit de roquette… marmonnait Arsène Barbaluc.

Penché sur ses notes, l’inspecteur du guide Le Gastronome Français rentrait sur son ordinateur ses fiches d’inspection, résultat d’une dizaine de jours à sillonner le nord de la Bourgogne. Arsène Barbaluc aimait profondément son métier. Passer sa vie à découvrir de nouveaux vins, à essayer de comprendre l’alchimie des plats préparés par les meilleurs chefs de l’hexagone ou à savourer une cuisine régionale aux mille saveurs continuait à le passionner. Il prenait beaucoup de plaisir à écrire des articles pour faire découvrir aux lecteurs du mensuel Le Gastronome, complément indispensable du guide, une nouvelle table, un plat oublié ou une recette de grand-mère qui fleure bon le terroir. Mais remplir ces foutues fiches d’inspection…

— Monsieur Barbaluc ? Monsieur le directeur vous demande.

— J’arrive dans un instant, répondit Arsène Barbaluc tout en continuant à martyriser le clavier de son ordinateur.

— Monsieur le directeur a précisé : immédiatement ! insista-t-elle à nouveau, impassible mais ferme.

Lorsque Mademoiselle Clotilde Chaumeille avait remplacé Adeline Mignard pour le poste d’assistante du directeur, tout le monde avait poussé un soupir de satisfaction. On allait enfin être débarrassé de ce vieux chameau. Le soulagement fut de courte durée. Clotilde Chaumeille était la copie conforme de l’ancienne… mais en pire ! Jamais un sourire, sèche comme une vieille figue, elle veillait jalousement à la tranquillité directoriale et s’évertuait à rendre la vie impossible aux autres employés de la maison.

— Monsieur le directeur a précisé immédiatement.

— Voilà, voilà, soupira-t-il.

La secrétaire le toisa d’un regard dédaigneux.

— Vous savez, mademoiselle Chaumeille, à force de ne jamais sourire et de râler tout le temps, vous allez faire une “vilaine vieille”.

— Mais je ne vous permets pas. Je suis là pour assurer la tranquillité de Monsieur le directeur et répondre à ses demandes avec efficacité.

— Mademoiselle Chaumeille ?

— Oui.

— Merde !

L’antre du créateur du guide Le Gastronome Français était au dernier étage du bâtiment. Impeccablement rangée, la pièce avait un petit côté british avec ses tentures aux motifs cachemire, ses boiseries qui couraient le long du mur et son immense bibliothèque. Des ouvrages de cuisine des quatre coins du monde aux couvertures colorées narguaient les 42 éditions du Gastronome Français. Dans l’un des angles, une vitrine gardait les trésors de la collection d’André Gibon. Un manuscrit du temps de Charles Quint relatant les festins de sa cour côtoyait la première édition de 1902 du guide culinaire d’Escoffier, des notes manuscrites de Dom Pérignon ou encore un précis de cuisine dont se servaient les cuisiniers de Louis XVI à Versailles. La recherche de vieux documents sur l’art culinaire semblait être la seule passion d’André Gibon… après son guide.

Les visiteurs étaient invités à s’installer dans de confortables fauteuils club au cuir patiné par le temps. En face, le bureau du directeur qu’aucun document n’encombrait à part les photographies de son épouse, de ses deux filles et de ses petits-enfants et un stylo de marque Omas. La légende courait les couloirs de la maison que c’était avec ce stylo qu’il avait rédigé la première édition du guide en 1962. Un rien de paternalisme, un soupçon de despotisme, un zeste de mauvaise foi, à la fois traditionaliste et terriblement moderne, viscéralement honnête, tel était André Gibon. Le guide, c’était sa vie. Il l’avait créé et le faisait vivre depuis plus de quarante ans. Il semblait que rien n’avait jamais plus d’importance que la prochaine édition de son “bébé”.

Quand il pénétra dans le bureau du patron, Arsène Barbaluc comprit, à sa mine renfrognée, qu’André Gibon était contrarié.

Son visiteur s’extirpa du fauteuil et s’avança la main tendue dans sa direction.

— Paul-Jacques de Mansart, chargé de mission auprès du Ministre de l’Intérieur.

La trentaine, la poignée de main était franche, le sourire digne d’une affiche électorale. Le costume sur mesure tombait parfaitement, les chaussures anglaises étaient impeccablement cirées.

— Arsène Barbaluc… inspecteur gastronomique auprès d’André Gibon, ne put-il s’empêcher.

— Asseyez-vous mon cher Arsène. Monsieur de Mansart semble avoir besoin de vous.

— Comme je l’expliquais à Monsieur Gibon, l’idée ne vient pas des services du Ministère de l’Intérieur mais du ministre lui-même. Est-ce que vous suivez l’actualité, monsieur Barbaluc ?

— Comme tout le monde, répondit prudemment Arsène Barbaluc.

— L’affaire des cadavres de Saint-Molf en Loire-Atlantique, cela vous dit-il quelque chose ?

— Il s’agit, je crois, de trois troncs humains retrouvés dans des sacs-poubelle…

— C’est cela. Vous n’êtes pas sans savoir que Monsieur le Ministre a des attaches familiales et de nombreux amis dans cette région.

Non, il ne le savait pas et, personnellement, il s’en fichait pas mal.

Mais le regard appuyé d’André Gibon le convainquit de ne faire aucun commentaire.

— Monsieur le Ministre souhaite que cette affaire soit réglée au plus vite, poursuivit le chargé de mission. Il a donc demandé à ce que tout soit mis en œuvre pour cela. Malheureusement, pour le moment les enquêteurs n’ont que peu d’éléments. Nous n’avons toujours pas réussi à identifier les victimes.

— Je ne vois pas en quoi je peux vous aider.

— J’y viens… Deux des trois cadavres ont été en partie éviscérés. Le troisième était intact. Or, l’autopsie a permis de montrer que, très peu de temps avant son décès, il avait dîné. Le contenu de son estomac s’est révélé particulièrement intéressant et nous a permis de recomposer, peu ou prou, le dernier repas de la victime. Si, les enquêteurs ont toutefois pu dresser la liste des établissements qui, dans la région, servent ce genre de plats, ils sont incapables de trouver le bon.

— Les services scientifiques ne peuvent-ils pas analyser les plats des restaurants que vous suspectez ? interrogea-t-il d’un air dégoûté.

— Si, mais cela comporterait trop de risque. À la vue des premiers éléments de l’enquête, nous sommes à peu près certains d’avoir à faire à un tueur en série. Des gendarmes ou des policiers venant effectuer des prélèvements risqueraient d’effrayer le meurtrier, de lui faire prendre la fuite. Dans ce genre de situation, la discrétion est indispensable.

— Je vois.

— Monsieur le Ministre est très inquiet. Il craint que ce monstre criminel ne récidive. Si je suis là, d’ailleurs, c’est sur sa demande expresse. Monsieur le Ministre a rencontré monsieur Gibon, il y a quelques semaines, lors de l’inauguration d’un nouveau restaurant dans le Quartier Latin. Une très bonne table, soit dit en passant. Bref, à cette occasion, Monsieur le Ministre et monsieur Gibon ont sympathisé.

— Sympathisé, sympathisé. On a échangé quelques mots, bougonna le directeur du guide gastronomique.

Paul-Jacques de Mansart ne releva pas.

— Monsieur le Ministre a donc eu l’idée d’avoir recours à l’un des inspecteurs de l’équipe de monsieur Gibon pour nous aider à retrouver le restaurant dans lequel l’une des victimes aurait pris son dernier repas. Et quand j’en ai parlé à Monsieur Gibon, il a tout de suite pensé à vous. Il m’a expliqué vos références en la matière et les capacités dont vous avez déjà fait preuve pour aider la justice de notre pays.

— Il s’agirait en fait de goûter les plats de certains restaurants et de vérifier gustativement s’ils sont composés des mêmes ingrédients que ceux retrouvés dans l’estomac d’un des trois cadavres de Saint-Molf.

Arsène Barbaluc grimaça, mais ne fit aucun commentaire.

D’une serviette au cuir noir de belle facture, le chargé de mission sortit deux fiches cartonnées qu’il tendit à Arsène Barbaluc. Sur la première, il lut : bar, œuf, pomme de terre, courgette, roquette, lait, citron, salicorne, sel de Guérande, poivre, huile végétale, beurre, traces de menthe et de coriandre.

— Si nous avons pu être aussi précis c’est que la victime au moment de sa mort n’avait quasiment pas commencé sa digestion.

— Je préfère être honnête avec vous, précisa Arsène Barbaluc, je ne suis pas certain de réussir à retrouver le ou les plats en question et…

— D’après votre directeur, votre palais est exceptionnel.

Arsène Barbaluc ne répliqua pas et prit la seconde fiche :

« “L’Hostellerie de Kerbic” et “Le Gwenrann” à Guérande, “Le Beaulieu” et “La Salière” à La Baule, “La Rose des vents” au Croisic, “L’Auberge du Castelli” à Piriac-sur-Mer, “Chez Marie-Louise” à Pornichet, “Le Bilho” à Saint-Nazaire. »

— Qu’est-ce qui vous dit qu’il a dîné dans un restaurant et pas chez un particulier ?

— C’est une possibilité. Mais, au point de l’enquête, il ne nous faut négliger aucune piste et… Le visiteur sembla hésiter.

— …Et c’est une idée du ministre, conclut Arsène Barbaluc.

— On peut le dire comme cela, acquiesça diplomatiquement Paul-Jacques de Mansart.

— Bien. Si j’ai bien compris ce que vous m’avez dit au début de notre entretien, nous n’avons pas vraiment le choix, reprit en soupirant le directeur du guide gastronomique.

— Je préfère être honnête avec vous, répéta Arsène Barbaluc, je ne suis pas certain de réussir cette mission-là.

— Il ne s’agit pas d’une réquisition. Votre intervention resterait officieuse. Il vous est donc tout à fait possible de refuser, mais Monsieur le Ministre n’apprécierait pas.

— C’est bien ce que je dis, maugréa André Gibon, nous n’avons pas le choix. Mon cher Arsène, vous voilà bon pour une petite promenade dans la presqu’île guérandaise. En même temps, rien ne vous empêche de mener une inspection en bonne et due forme de ces restaurants.

— Mais, Marchandeau était en tournée dans ce coin-là, il n’y a pas trois mois…

— Deux inspections valent mieux qu’une. Et puis vous êtes sur place.

IIIPIGEONNEAU AUX FAUX MOUSSERONS

Cette matinée de début avril était identique aux autres. Arsène Barbaluc batailla une bonne heure pour s’extirper des bouchons de la capitale, avant de pouvoir filer bon train sur l’autoroute en direction de Nantes. Avec sa Volvo “Amazon” de 1968, il ne risquait pas l’excès de vitesse. Cela faisait longtemps, précisément depuis que son grand-père la lui avait donnée, qu’il prenait le temps de vivre au volant. De plus, il n’était pas pressé. Le lieutenant Michel Archambaud du SRPJ de Nantes ne l’attendait pas avant 14 heures.

Arsène Barbaluc était de bonne humeur. Il devait bien s’avouer que d’être de nouveau mêlé à une affaire criminelle n’était pas pour lui déplaire. D’autant plus que, cette fois-ci, c’était la police qui avait fait appel à ses services. Il en était assez fier. « À force, je vais pouvoir me reconvertir en détective privé », s’amusa-t-il à penser. Sur l’affaire des cadavres de Saint-Molf, il avait bien essayé d’en savoir un peu plus auprès du chargé de mission du Ministre de l’Intérieur, mais en vain. Par curiosité, Arsène Barbaluc aurait aimé connaître les détails de l’enquête, mais De Mansart lui avait fait comprendre que le rôle de l’inspecteur gastronomique se bornerait à goûter du bar au sel de Guérande. Il ne restait plus qu’à espérer que le lieutenant Archambaud serait plus disert que le missi dominici du ministre. « Avec ma chance, je vais tomber sur un cow-boy sinistre qui suit le règlement à la lettre et avec qui je devrai déjeuner ou dîner une dizaine de fois en tête-à-tête. Ça va être gai ! », pensa Arsène Barbaluc toujours optimiste. Il s’était rattrapé en lisant les articles de presse parus lors de la découverte des trois cadavres. Il n’apprit pas grandchose.

Peu après Le Mans, il s’arrêta faire le plein d’essence. Arsène Barbaluc en profita pour avaler un café et faire quelques pas sur l’aire d’autoroute. Il s’étira longuement. La quarantaine, bien découplé, les cheveux bruns qui viraient doucement au poivre et sel, l’inspecteur gastronomique était en bonne forme. Mais il devait reconnaître que, depuis quelque temps, il avait beau faire du sport plusieurs fois par semaine, son dos appréciait de moins en moins les longs trajets en voiture. Avant de reprendre la route, il essaya de téléphoner à Judith, mais elle n’était pas joignable sur son portable. Elle avait peu apprécié qu’Arsène reparte en tournée alors qu’il rentrait à peine d’un déplacement de plusieurs jours en Bourgogne. Elle avait pesté contre André Gibon, contre ce directeur tyrannique.

— Il aurait pu te laisser souffler quelques jours tout de même.

Paul-Jacques de Mansart lui avait demandé la plus grande discrétion et, après moult hésitations, il n’avait pas révélé le véritable but de son excursion en Bretagne du sud. Arsène Barbaluc aimait profondément Judith, mais ils avaient vécu des hauts et des bas. Actuellement tout était au beau fixe, ce n’était pas le moment de lui dire qu’il se relançait dans de sombres histoires. La connaissant, elle aurait peu apprécié.

Arsène Barbaluc erra un bon moment dans le “Vieux Doulon” avant d’échouer à la gare de Nantes. Devant le château des Ducs de Bretagne, un policier municipal le remit sur le bon chemin. À force, il était en retard, ce qu’il ne supportait pas. Par le quai Barbusse, il rejoignit enfin le centre Cambronne qui abrite le commissariat central. Il ne prit pas le temps de jeter un œil à l’Erdre qui coulait tranquillement vers la Loire et parqua sa Volvo comme il put.

Sans lever les yeux de son magazine, l’agent en uniforme qui assurait l’accueil lui indiqua le bureau du lieutenant Archambaud. La porte était fermée. Barbaluc frappa doucement.

— Entrez !

L’inspecteur gastronomique passa la tête. Derrière le bureau, une jeune femme d’à peine trente ans farfouillait dans une pile de dossiers qui menaçait de s’écrouler d’un moment à l’autre.

— Excusez-moi, j’ai dû me tromper de bureau.

— Vous cherchez qui ?

— Le lieutenant Archambaud.

— Je suis le lieutenant Michèle Archambaud. Vous devez être monsieur Barbaluc du Gastronome Français. Ne restez pas planté là, entrez !

Arsène Barbaluc obtempéra. Pourquoi s’était-il mis en tête que le lieutenant Archambaud était forcément un homme ?

— Vous semblez surpris. Vous savez, de nos jours, il y a de plus en plus de femmes dans la police. Cela vous dérange peut-être…

Il se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

— Oui… Je veux dire non. On ne m’avait pas prévenu et le prénom pouvait laisser penser…

Pour être ridicule, il était ridicule.

— Allez, remettez-vous ! Vous n’êtes pas le premier à vous méprendre. Un café ?

— Oui. Merci.

Le café était infâme. De la “lavasse”. Alors que la lieutenante Archambaud répondait au téléphone, les pieds posés sur son bureau, Arsène Barbaluc la dévisagea du coin de l’œil. Cheveux noirs coupés court, de grands yeux de la même couleur dans un visage aux traits un peu trop marqués. Elle était habillée d’un pantalon de treillis civil, de chaussures noires montantes ressemblant à celles que portent les boxeurs et d’un tee-shirt noir moulant.

Elle reposa le combiné. En soupirant, elle attrapa un dossier de couleur bleue.

— Bien, je vous propose qu’on s’y mette tout de suite. Je préfère être franche avec vous. N’y voyez aucune attaque personnelle, mais je ne vous cache pas que je ne crois pas trop à l’efficacité de cette mission. Vous comme moi allons perdre notre temps.

La franchise de la jeune femme assomma l’inspecteur gastronomique.

— Mais comme je n’ai pas le choix… poursuivit-elle. Plus vite on s’y mettra, plus vite on en aura fini. Par ailleurs, je me suis renseignée sur votre cas. À plusieurs reprises vous avez aidé la justice et je vous en félicite. Mais moi je n’aime pas beaucoup les amateurs. En général, ils sont une source de problèmes. Alors je vous prie de vous en tenir à ce que l’on vous a demandé.

Arsène Barbaluc n’en revenait pas. Que policiers, gendarmes et autres enquêteurs officiels ne supportent pas les amateurs comme lui, il en avait l’habitude. Mais l’entrée en matière de la jeune femme était particulièrement agressive. On l’avait sorti de son travail. On l’avait obligé à mentir à Judith. Il venait de se taper 500 bornes pour s’entendre dire que tout ce cirque ne servait à rien. Il se leva sans un mot et ouvrit la porte.

— Eh ! Qu’est-ce que vous faites ?

Barbaluc prit le chemin de la sortie, le lieutenant Archambaud à ses trousses.

— Je vous parle. Vous comptez aller où comme ça ?

— Écoutez Mademoiselle…

— Lieutenant.

— Écoutez Lieutenant, je n’ai rien demandé à personne. Alors si, effectivement, on n’a pas besoin de moi, “au revoir et merci”.

— Vous vous prenez pour qui monsieur Barbaluc ?

Elle commençait sérieusement à l’énerver.

— Et vous, vous êtes qui pour me parler comme ça ? Je ne suis pas un de vos suspects que vous pouvez traiter comme bon vous semble, hurla-t-il.

Un policier en uniforme sortit d’un bureau.

— Un problème, mon lieutenant ?

— Non, tout va bien, Legrand. Quant à vous, monsieur Barbaluc, si j’ai bien compris la situation, vous n’avez pas vraiment le choix non plus. Alors je vous propose que l’on retourne dans mon bureau et qu’on essaye de faire ce que l’on nous a demandé.

Archambaud avait raison. Si Barbaluc rentrait maintenant à Paris, André Gibon risquait de ne pas être très content. À contrecœur, il obtempéra.

— On est parti sur de mauvaises bases. Je vous présente mes excuses pour le ton employé, mais je ne reviens pas sur le fond de mes propos.

— J’entends.

— Alors, si vous le voulez bien, nous irons dès ce soir inspecter un premier restaurant. Je vous propose de passer vous prendre devant votre hôtel à 19 heures 30. Des questions ?

— Vous serait-il possible de me donner quelques détails sur votre enquête, histoire de me sentir un peu plus concerné ?

— Pour le moment, je pense que vous avez tous les éléments nécessaires pour répondre à la demande qui vous a été faite.

IVTRIPES À LA MODE DE SAINT-MOLF

Les autorités avaient bien fait les choses. On lui avait retenu une chambre dans un hôtel confortable du centreville, dans une rue perpendiculaire au cours des Cinquante Otages. Arsène Barbaluc s’allongea sur son lit et ouvrit un dossier bleu. Il sourit en imaginant la tête du lieutenant Archambaud quand elle s’apercevrait qu’il lui avait emprunté le dossier sur l’affaire des trois cadavres. Arsène Barbaluc n’allait évidemment pas se contenter des quelques subsides d’information qu’elle avait daigné lui donner.

La lieutenante Archambaud n’allait pas manquer de reprendre son dossier et, ne se voyant pas aller faire des photocopies au tabac du coin, il attrapa son ordinateur portable et saisit les principaux éléments.

« Généralités : les trois cadavres retrouvés n’avaient ni jambes, ni bras, ni tête. D’après les analyses effectuées, le ou les meurtriers ont utilisé les mêmes outils pour dépecer les trois victimes ». Il remarqua que, dans le rapport, il n’y avait pas de précisions quant aux outils susceptibles d’avoir été utilisés. « Les cadavres numéros 1 et 2 ont été en partie éviscérés. Il manque l’estomac, le gros intestin et l’intestin grêle, ce qui n’est pas le cas du cadavre n°3. Aucune des trois victimes ne porte de traces de coups excepté le cadavre numéro 3 (voir ci-après). Aucun des trois cadavres n’a subi de violences sexuelles. À noter que les appareils génitaux étaient intacts ».

Arsène Barbaluc jeta un œil sur les photographies qui accompagnaient le rapport. La gorge serrée, pris d’une forte nausée, il alla se passer de l’eau froide sur le visage. Qui pouvait avoir fait ça ? Quelle motivation l’avait poussé à de telles atrocités ?

« Cadavre n°1 : estomac, gros intestin et intestin grêle manquants. Le décès remonte aux environs du 18 février. Il s’agit d’une femme âgée de 30 à 35 ans, de type indo-européen, d’une taille estimée à 1 mètre 75 pour 65 kilos. Pilosité blonde. La victime était toxicomane (traces de cocaïne) dans le sang. Elle était en mauvaise santé. Elle portait un stérilet de marque néerlandaise ».

« Cadavre n°2 : estomac, gros intestin et intestin grêle manquants. Sexe masculin (circoncision a priori médicale et non religieuse) d’environ 40 ans ». Arsène Barbaluc se demanda comment on pouvait faire une telle différence. « Mensuration estimée à 1 mètre 90 pour 110 kilos. Pilosité blond roux très développée sur le torse. La mort remonterait au 4 mars ».

« Cadavre n°3 : n’a pas été éviscéré. Il s’agit d’un homme âgé de 35 à 37 ans pesant environ 80 kilos pour 1 mètre 85, châtain clair dont la mort remonterait au 24 mars vers 23 heures ». Celui-ci aurait donc été assassiné quelques heures avant qu’on retrouve son cadavre mutilé. Arsène Barbaluc poursuivit sa saisie. « Il a subi l’ablation de l’appendicite, il y a plusieurs années. Particularité : la peau a été arrachée sur le torse, au niveau du cœur sur environ 10 centimètres carrés. »

Arsène Barbaluc relut son écran, compara ses notes avec le rapport. Il lui sembla n’avoir rien oublié. Il ajouta que les sacs-poubelle utilisés, dans lesquels on avait placé les cadavres, étaient de grande contenance et d’un modèle courant que l’on pouvait facilement se procurer. Dans le dossier, il retrouva le procès-verbal relatant la découverte macabre sur la commune de Saint-Molf le jeudi 25 mars 2004. L’inspecteur gastronomique retrouva également une fiche sur l’analyse du contenu de l’estomac du cadavre n°3 et la liste des établissements qu’il devait inspecter.

À 20 heures, Arsène Barbaluc faisait toujours les cent pas devant l’hôtel. « C’est bien une femme ! Pas moyen de respecter un horaire… » Le nombre de fois où Judith l’avait fait poireauter ! Arsène Barbaluc ne supportait pas que l’on soit en retard. Au début de leur relation, il avait tout essayé pour qu’enfin Judith daigne arriver à l’heure à leurs rendez-vous. La menace, la colère, la douceur… rien n’y avait fait. Un soir qu’ils avaient rendez-vous pour aller au cinéma, alors qu’elle avait plus d’une demi-heure de retard, il rentra chez lui persuadé que Judith allait accourir et se confondre en excuses. Il passa la soirée à l’attendre devant une émission télé débile. Il s’endormit lamentablement, pour se réveiller à l’aube, recroquevillé sur le canapé avec un torticolis qui lui donnait un air de pingouin. Il appela Judith inquiet pour lui demander ce qui s’était passé. Vu l’heure matinale, il fut accueilli plus que froidement, et comme si de rien n’était, elle lui répondit tout simplement qu’elle était allée au cinéma… comme convenu. Elle précisa d’ailleurs que c’était dommage qu’il ait perdu patience, car c’était un très bon film.

La lieutenante Archambaud stoppa sa 307 au milieu de la rue dans un crissement de pneus.

— Vous devriez vous faire payer une montre pour Noël, attaqua Arsène Barbaluc.

— Vous, c’est un avocat qu’il va falloir vous offrir. Vol de documents judiciaires, ça peut vous valoir quelques réjouissances.

Ses yeux semblaient lancer des éclairs. Ses lèvres étaient devenues toutes minces.

— La colère vous va très bien, lança l’inspecteur gastronomique, en jetant le dossier bleu sur la banquette arrière.

— C’est ça. Et « j’ai de beaux yeux » et « vous habitez chez vos parents ». Vous allez me débiter tout votre catalogue de platitudes ringardes.

Un automobiliste impatient s’abandonna sur son klaxon.

— Ça va, Du Con !

Michèle Archambaud démarra en trombe. Au rond-point de Vannes, elle grilla un feu et s’engagea dans le boulevard Jean XXIII.

— C’était rouge, murmura Arsène Barbaluc, la main crispée sur la poignée de maintien. On commence par quel restaurant ? relança-t-il.

La question resta sans réponse. La sonnerie du mobile de la lieutenante brisa le silence. Elle décrocha et, sans un mot, elle le tendit à Arsène Barbaluc.

— Allô.

— …

— Bonsoir, Monsieur le directeur.

— …

— Oui, je comprends, mais…

— …

— J’entends bien, mais on ne va quand même pas faire un drame, parce que j’ai emprunté un dossier…

— …

— Bien sûr que non je ne suis pas flic. Je sais parfaitement la différence entre un inspecteur de police et un inspecteur gastronomique, s’énerva Arsène Barbaluc.

— …

— Mais je m’en fous que Paul-Jacques Machin Chose soit en colère. Je ne participe pas à des pince-fesses avec le ministre, moi.

— …

Arsène Barbaluc soupira.

— …

— Bien, Monsieur le directeur. Bonsoir.

Arsène Barbaluc n’appréciait que modérément les coups de colère d’André Gibon. Quand il le voulait, le directeur du guide Le Gastronome Français pouvait être cinglant. Il regarda du coin de l’œil la policière. « Et dire qu’il va falloir passer plusieurs repas en tête-à-tête avec cette harpie », pensa-t-il. Il n’avait pas le choix. André Gibon lui avait clairement fait comprendre qu’il était hors de question qu’il rentre tant qu’il n’avait pas fait ce que lui demandaient les autorités et, surtout, qu’il devait rester à sa place.C’est l’inspecteur gastronomique qui engagea la conversation alors qu’ils filaient un bon 180 sur la voie express en direction de Saint-Nazaire.

— On s’arrête au “Bilho” à Saint-Nazaire ou l’on poursuit jusqu’à Pornichet ou La Baule ?

— On va au Bilho.

— C’est un drôle de nom pour un restaurant, remarqua Arsène Barbaluc.

— En fait, c’est le nom d’un banc de sable au beau milieu du cours de la Loire, précisa la policière.

Ils entrèrent dans les faubourgs de Saint-Nazaire.

— Vous souvenez-vous des ingrédients que vous devez identifier ?

— Bar, œuf, pomme de terre, courgette, roquette, lait, citron, salicorne, sel de Guérande, poivre, huile végétale, beurre ainsi que des traces de menthe et de coriandre. Le tout en un ou plusieurs plats, récita Arsène Barbaluc. C’est bizarre sur cette liste il n’y a ni alcool, ni fromage, ni sucre, ni café. Normalement quand on va au restaurant, on prend soit un dessert, soit un fromage. Au moins un café, non ? ne put s’empêcher de commenter l’inspecteur gastronomique.

La lieutenante Archambaud ne releva pas.

— Vous avez quelque chose sur Le Bilho dans votre guide ?

— Pas vraiment. Il a été ouvert il y a dix-huit mois et on l’a inspecté une seule fois. On a considéré qu’il n’était pas prêt à entrer dans le guide.

— Moi, quand j’y suis allée, j’ai trouvé ça très bon. Quels sont les critères pour rentrer dans votre guide ?

— Oh là, c’est compliqué. En fait…

— Laissez tomber, on arrive. On en parlera un autre jour.

— Comme vous voudrez.

Décidément la collaboration semblait mal partie ! En lisant la carte, Arsène Barbaluc comprit tout de suite qu’il ne trouverait pas ce qu’il était venu chercher. Il y avait bien des courgettes, mais elles étaient principalement cuisinées avec du curry et du gingembre. Pas mauvais du tout, mais mal équilibré. Trop de gingembre. Quant au bar qui, de l’avis de l’inspecteur gastronomique, était d’élevage, il n’était pas servi avec des pommes de terre mais avec des petits légumes poêlés… qui sortaient directement du congélateur. Le muscadet était tout juste correct. La lieutenante de police n’en prit pas. « C’est vraiment pas terrible. Et dire que la fliquesse trouve ça pas mauvais… Elle doit être du genre à s’enfiler des substituts de repas et des laitages 0% sans goût ni grâce, le tout arrosé d’une eau minérale », pensa Barbaluc.

Le repas sembla interminable à Arsène Barbaluc. Il surprit un jeune couple installé à une table voisine à ricaner sur leur dos à plusieurs reprises. Il est vrai qu’il devait donner l’image d’un vieux qui cherche vainement à draguer une jeune femme qui, manifestement, s’ennuyait ferme. Cela le mit mal à l’aise. Par contre, il dut reconnaître que Michèle Archambaud savait y faire. En questionnant le serveur habilement et avec son plus joli sourire, elle apprit que la carte n’avait pas changé depuis le début de l’année et que le bar n’était jamais accompagné de pommes de terre.

VBAR À LA DIABLE

Ce mercredi 7 avril, Arsène Barbaluc ouvrit un œil à 9 heures passées. Il s’étonna de se réveiller si tard. Peu à peu les souvenirs de la soirée de la veille lui revinrent en mémoire. En rentrant, il avait hésité entre la déprime et la colère. Ses rapports avec la lieutenante Archambaud ne s’étaient pas améliorés. S’ils avaient échangé dix mots sur le chemin du retour, c’était le bout de monde.

Une fois dans sa chambre d’hôtel, il avait presque passé une heure au téléphone avec Judith. Arsène Barbaluc avait mis de longs mois à l’apprivoiser. Elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs. Elle déclarait l’aimer, mais ne voulait pas vivre dans le même appartement. Il y avait quelques mois encore, ils avaient traversé une crise grave. Judith avait été à deux doigts de le quitter. Depuis cette époque, il la trouvait plus amoureuse qu’avant, plus prévenante… plus jalouse aussi. Quant à lui, s’il était heureux de cette métamorphose, il ne pouvait pas s’empêcher d’être méfiant.

Malgré la conversation avec Judith, l’inspecteur gastronomique, contrarié par la tournure des événements, avait eu du mal à trouver le sommeil. Arsène Barbaluc s’étira. Se frottant les cheveux, il se traîna jusqu’à la fenêtre et ouvrit les volets. Un ciel gris laissait perler une pluie fine.

À la maison comme en vacances ou en déplacement, Arsène Barbaluc ne changeait pas ce qu’il appelait son rite du lever. Cette manie de vieux garçon lui valait les moqueries continuelles de Judith. Après l’ouverture des volets, Arsène Barbaluc se dirigeait vers la salle de bain pour poursuivre son cérémonial matinal. Se doucher. Se raser avec un rasoir mécanique après avoir étalé la crème avec un blaireau. Se laver les dents. S’habiller dans un ordre précis. Enfin, dernière étape, le petit-déjeuner qui se composait d’un unique bol de café noir, ingrédient indispensable pour que l’inspecteur gastronomique abandonne son air ronchon.

Michèle Archambaud passa prendre Barbaluc un peu plus tôt que prévu. Elle lui expliqua qu’elle devait passer au bureau avant d’aller à L’Hostellerie de Kerbic à Guérande. Elle était aussi froide que la veille. Elle avait salué l’inspecteur gastronomique du bout des lèvres. Il avait essayé sans succès d’engager la conversation. Cela n’était pas tenable.

— Pouvez-vous vous arrêter, s’il vous plaît ? demanda brusquement Arsène Barbaluc. J’en ai juste pour un instant.

Arsène Barbaluc revint avec un gros bouquet de lys.

— On fait la paix ?

Michèle Archambaud esquissa un sourire.

— On fait la paix ? répéta Arsène Barbaluc.

La jeune femme hocha de la tête. Elle prit délicatement le bouquet et le déposa sur les sièges arrière.

— Le bouquet… c’est très gentil mais…

— …Vous n’aimez pas les fleurs ?

— Ce n’est pas ça. Je suis allergique.

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

La lieutenante de police ne resta que quelques minutes au commissariat central. Le temps de déposer le dossier emprunté par Barbaluc et de placer les lys dans une corbeille à papier qui fit office de vase. Ses collègues ne manquèrent pas de plaisanter et de la menacer d’appeler son compagnon connu pour sa jalousie.

Sur la route de Guérande, Michèle Archambaud et l’inspecteur gastronomique avaient soigneusement évité d’aborder “l’affaire”. Ils avaient d’abord parlé de la pluie et du beau temps, comme s’ils cherchaient leurs marques, puis elle l’avait questionné sur son métier. Arsène Barbaluc, trop heureux que l’atmosphère se détende, s’était confié sans retenue. La passion qui l’animait pour son métier ; son père, ancien sommelier de l’Élysée qui, dès ses jeunes années, l’avait initié au bon vin. Il passa d’une anecdote à l’autre, il raconta des souvenirs de bouche inoubliables. Il évoqua des vins aux senteurs enivrantes et aux saveurs complexes et raffinées. Comme il l’avait deviné, Michèle Archambaud ne s’intéressait pas particulièrement au contenu de son assiette et ne buvait que très rarement de l’alcool. Elle fournit les explications habituelles : sa vie, notamment professionnelle, ne lui laissait pas le loisir de prendre du temps pour les plaisirs de l’estomac.

Ils évitèrent les fortifications de Guérande pour prendre la direction d’Herbignac. Ils s’enfoncèrent entre deux haies épaisses sur un petit chemin qui les conduisit à une demeure au toit de chaume tout juste refait. Les murs blanchis de frais donnaient un aspect printanier à L’Hostellerie de Kerbic. Une femme d’une cinquantaine d’années les accueillit avec une certaine raideur. Elle inspecta Michèle Archambaud de la tête au pied. Elle s’arrêta longuement sur le jean délavé et les baskets rouges de la jeune femme. À l’annonce de leur réservation, elle leur demanda d’attendre quelques instants.

— Je crois que votre tenue dérange, murmura, amusé, Barbaluc.

— Qu’est-ce qu’elle a ma tenue ?

— Personnellement je la trouve parfaite, mais je ne suis pas certain qu’elle corresponde à la clientèle habituelle de cet établissement. Il a une fourchette dans Le Gastronome Français.

— Merde, vous auriez pu me le dire avant. Je n’y avais pas pensé.

— Je croyais que la police savait s’aventurer et se fondre dans tous les milieux.

— Ce matin, c’était un peu compliqué. J’ai eu une explication un peu pénible avec mon petit ami et…

Ils furent interrompus par le retour du cerbère qui les escorta jusqu’à leur table. La salle était décorée avec soin. Au plafond de grosses poutres apparentes apportaient de la chaleur à l’ensemble. Juste à côté d’eux, les têtes de diable qui ornaient le tablier d’une immense cheminée leur donnaient l’impression d’être surveillés. Au dos de la carte, Arsène Barbaluc apprit avec intérêt l’origine du nom du restaurant. Celui-ci se situait à peu de distance de la butte de Crémeur sur laquelle se dresse le moulin du Diable. La légende veut qu’il ait été construit par Satan lui-même à la suite d’un pacte passé avec un paysan de la région répondant au nom de Kerbic. Ce dernier lui avait promis, en échange du moulin, de lui donner son âme. Mais on raconte que alors que le malin allait poser la dernière pierre à son édifice, Yves Kerbic le devança en plaçant une statue de la Vierge. Si l’on devait en croire l’auteur du texte, ils allaient déjeuner dans la demeure même de Kerbic.

La carte était prometteuse. Malheureusement, après un examen attentif, Arsène sut immédiatement qu’il y avait, encore une fois, peu de chance que L’Hostellerie de Kerbic ait servi le dernier repas du cadavre numéro trois. Il choisit en entrée un caviar de courgettes et son coulis de tomate. Arsène Barbaluc se régala, mais cela ne faisait pas la maille. La policière trouva la soupe aux moules particulièrement à son goût. Ils choisirent tous les deux du bar. Elle, en croûte de sel, et lui, grillé et accompagné de petites pommes de terre sautées et d’une purée de céleri.

— Alors ?

— C’est très bon. Cela donne envie de visiter le reste de la carte.

— Ce n’est pas ce que je vous demande. Est-ce que vous retrouvez les ingrédients du “bol” du cadavre numéro trois ? chuchota-t-elle.

— Du “bol” !

— Oui du “bol”. Le bol dans le jargon de la médecine légale, c’est le contenu de l’estomac d’un cadavre.

Arsène Barbaluc eut un haut-le-cœur.

— Alors, oui ou non ? s’impatienta Michèle Archambaud.

— Non… pas du tout.

Elle souffla.

— Allez, profitez d’un bon repas. Goûtez ce Sainte-Croix du Mont. Il est parfait.

— Bon, mais c’est bien pour vous faire plaisir.

Elle porta le verre à ses lèvres, et but quelques gorgées du bordeaux blanc.

— Alors, comment le trouvez-vous ?

— Pas mauvais.

— Pas mauvais. Vous plaisantez. Regardez cette robe d’or pâle. Sentez ce bouquet parfaitement équilibré entre les arômes de chèvrefeuille et de fruits mûrs…

Elle éclata de rire.

— Vous ne retrouvez pas ces senteurs d’abricot et de pêche ?

— Pas vraiment, mais si vous le dites, hoqueta-t-elle.

— Si vous le goûtez mieux, poursuivit-il d’un ton professoral, vous…

Le téléphone portable de la lieutenant Archambaud l’interrompit. L’ensemble des clients se tourna vers elle. Elle décrocha et s’éclipsa dans le hall.

— Barbaluc, venez !

— Mais on n’a pas fini le repas.

— Y’a urgence.

La femme qui les avait accueillis tendit la note à Barbaluc.

— C’est moi qui règle, annonça Michèle Archambaud.

Le cerbère dévisagea l’inspecteur gastronomique avec dédain. Décidément ces clients n’avaient aucun savoirvivre.

— Vous allez me dire ce qui se passe ?

— On a retrouvé, enfermés dans des sacs en plastique lestés, dans un étang de la Grande Brière près de Saint-Lyphard, des restes humains qui pourraient bien appartenir à nos trois cadavres.

— C’est-à-dire ?

— Deux jambes et une tête.

— C’est où Saint-Lyphard ?

— Entre Guérande et Herbignac. À quinze kilomètres de Saint-Molf.

« Autant dire à proximité du lieu où les trois cadavres sans tête, sans jambes, sans bras ont été découverts », pensa Arsène Barbaluc.

VIANGUILLES POÊLÉES AUX HERBES DU MARAIS

À leur arrivée aux abords de la Grande Brière, les restes humains découverts avaient déjà été transférés à Nantes. La lieutenante Archambaud et Arsène Barbaluc passèrent l’après-midi à Saint-Lyphard. Plus exactement au lieu-dit de la Pierre Fendue où les plongeurs de la gendarmerie avaient dressé leur base. Ils apprirent qu’il avait été décidé de draguer et de fouiller le périmètre où la macabre découverte avait été faite près de l’ancienne “piarde à Léon”. Un villageois curieux qui suivait les moindres gestes des enquêteurs apprit à Barbaluc qu’une piarde était un plan d’eau peu profond, ancien lieu d’extraction de la tourbe. Le lieutenant Archambaud, de son côté, discuta avec l’homme qui avait remonté les restes humains, sans rien apprendre de significatif.

Ils montèrent à bord d’une barque pour rejoindre le site de recherche. Barbaluc n’aurait jamais soupçonné la beauté du marais de la Grande Brière. Son “promeneur” ne put s’empêcher de jouer les ambassadeurs. Il expliqua qu’il s’agissait du deuxième plus grand marais de France, après la Camargue, avec une superficie de 17 000 hectares de zone humide. La barque se frayait un chemin entre les lentilles d’eau, les nénuphars et les utriculaires dans un dédale de canaux.

Ils croisèrent un chaland de chaumier chargé à ras bord. À une question de l’inspecteur gastronomique, leur pilote répondit qu’il y avait encore une dizaine d’artisans qui perpétuaient la tradition séculaire de couvrir les toits de chaume.

Devant l’intérêt de ces touristes un peu particuliers, il se crut obligé de leur faire l’article, ce qui eut pour principal effet d’énerver la lieutenante Archambaud. Barbaluc, plus attentif, apprit que les marais abritaient des loutres, qu’il était une gigantesque frayère pour les grenouilles, brochets et carpes. Passionné par sa région, leur “guide” semblait ne pas vouloir reprendre son souffle. Arrivé sur le lieu des recherches, l’inspecteur gastronomique connaissait tout des mœurs des guifettes, des hérons ou autres foulques.

À 17 heures, ils étaient de retour à l’embarcadère. Les recherches n’avaient rien donné de nouveau. Assis sur un talus, Barbaluc profitait du paysage. Des gamins d’une douzaine d’années passèrent devant lui avec leur attirail de pêche et un seau rempli de petites anguilles. « Découpées en fines rondelles, pensa-t-il, revenues à la poêle avec du beurre en ajoutant quelques brins de persil frais juste avant de servir. Le tout, arrosé d’un muscadet sur lie bien frais… ».

Le lieutenant Archambaud le tira de sa rêverie culinaire.

— J’étais en train d’imaginer une assiette d’anguilles revenues à la poêle, s’insurgea l’inspecteur gastronomique.

— Touriste ! Avec mon grand-père, l’été, on les faisait griller sur des mottes de tourbe bien sèche.

— Cela ne doit pas être mauvais, consentit-il.

— Allez ! On rentre sur Nantes. Conférence au sommet et le patron tient à ce que vous soyez présent.

— Ah, sourit Arsène Barbaluc. Je vais enfin être au courant des détails de l’enquête.

— Oh ! Ça va. N’en rajoutez pas.

VIICOURT-BOUILLON D’ÉTRILLES

La Peugeot était noyée dans le trafic dans les faubourgs de Nantes quand le portable de la lieutenante de police s’impatienta.

— Lieutenant Archambaud.

— …

— Ah ! C’est toi.

— …

— Mais non ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ?

— …

— Je t’expliquerai, s’énerva-t-elle.

— …

— Non, là je ne peux pas te parler.

— …

— Moi aussi. Au revoir.

Elle replaça violemment le téléphone sur son support.

— Un problème ? hasarda Barbaluc.

— Rien d’important.

La salle de réunion était surchauffée. De vastes fenêtres aux carreaux sales laissaient filtrer la lumière. Une demi-douzaine de personnes étaient déjà installées quand Archambaud et Barbaluc apparurent.

— Vous êtes en retard !

— La circulation était particulièrement dense, Patron, répondit Michèle Archambaud.

— Les conditions de circulation sont les mêmes pour tout le monde.

Le commissaire Guinel, patron du SRPJ de Nantes, approchait la soixantaine. Son début d’embonpoint et sa figure toute ronde lui donnaient une bonhomie naturelle. Pourtant, pour ceux qui le connaissaient, cette bonhomie cachait un caractère vif et entêté. Personne dans son équipe n’aurait osé discuter son autorité. Il se tourna vers l’inspecteur gastronomique.

— Monsieur Barbaluc, je vous souhaite la bienvenue au sein de notre petite équipe.

— Merci.

— Pour ceux qui l’auraient oublié, Monsieur Barbaluc qui est inspecteur gastronomique au guide Le Gastronome Français fait équipe avec Archambaud avec pour mission d’identifier le restaurant dans lequel le cadavre numéro trois a pris son dernier repas.

Arsène Barbaluc surprit quelques sourires fugitifs autour de la table.

— Afin d’éviter les railleries de couloirs sur ce sujet, je tiens à préciser que je me suis renseigné sur le compte de notre hôte qui a été mêlé à plusieurs affaires criminelles et a aidé à plusieurs reprises la justice de notre pays. J’ai eu à son sujet une longue discussion avec le commissaire Terrasson d’Aix-en-Provence qui a “travaillé” avec monsieur Barbaluc. S’il lui reconnaît un sale caractère et une propension à n’en faire qu’à sa tête, il admet qu’il lui a rendu un fier service et que sa perspicacité n’a d’égale que sa discrétion.

Arsène Barbaluc se sentit rougir. Il n’imaginait pas avoir laissé une si bonne impression au commissaire Terrasson qu’il avait affronté verbalement avec férocité.

— Bien, donc, pour clore ce chapitre, je souhaiterais que les blagues lavasses habituelles sur le compte de monsieur Barbaluc ne se propagent pas dans tous les couloirs du commissariat central. Des commentaires ?

Devant le silence de ses collaborateurs, Guinel enchaîna :

— Où en est-on sur les découvertes de cet après-midi ?

Un jeune homme au visage imberbe et aux yeux très clairs attrapa ses notes et s’éclaircit la voix.