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Une disparition au goût amer...
La rédaction du
Gastronome français est en ébullition. Le corps d'un des critiques de cette bible de la gastronomie a été retrouvé flottant dans la Vilaine. Si l'enquête de la gendarmerie conclut à un suicide, la famille du défunt ne croit pas à cette hypothèse. Pour eux, Thierry Martin a été assassiné.
Le directeur du
Gastronome français n'est pas loin de partager cette conviction. D'autant plus que la victime était censée être en inspection en Dordogne et non en Bretagne. Il charge Arsène Barbaluc, son célèbre collègue, enquêteur privé à ses heures, de faire la lumière sur cette mort. Une enquête étrange qui conduira Arsène Barbaluc jusqu'à Brest. De Recouvrance au quartier Saint-Marc, de la Cavale Blanche jusqu'à Porspoder, il se retrouvera confronté à une jolie brochette de crabes…
Christophe Chaplais nous embarque dans une nouvelle aventure fascinante au pays de la gastronomie, avec le 7e tome des enquêtes gourmandes d’Arsène Barbaluc !
EXTRAIT
André Gibon attendit que tous soient sortis avant de se laisser choir dans un des fauteuils.
— C’est une sale affaire, avoua-t-il à Barbaluc.
— C’est-à-dire ?
— Samedi matin, quand j’ai appris le décès de Thierry Martin, tout était clair. Le malheureux s’était bel et bien suicidé.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Vendredi soir vers 23 heures, il a téléphoné à son fils Guillaume pour lui dire qu’il comptait mettre fin à ses jours. Ce dernier a tout de suite prévenu sa mère qui n’a jamais réussi à joindre à nouveau son mari. Le lendemain matin, on a retrouvé son corps flottant dans le port de La Roche-Bernard et sa voiture abandonnée à proximité des ruines de l’ancien pont qui enjambe la Vilaine.
— Pourquoi était-il en Bretagne ?
— Je n’en sais fichtre rien. Normalement, il devait passer toute la semaine en Dordogne. Mercredi, il nous a d’ailleurs envoyé par mail ses premiers comptes rendus d’inspection sur des restaurants de la région de Sarlat.
— Et que dit la gendarmerie ?
— Elle confirme la thèse du suicide. Martin aurait sauté dans la Vilaine… Il ne savait pas nager.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Éditions Bargain, le succès du polar breton
. -
Ouest France
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christophe Chaplais s’y connaît en recettes. Moitié breton, moitié dauphinois, pleinement bon vivant. Il sait comme personne, toutes papilles en action, faire d’un plat une poésie goûteuse. Mais tout cela serait vain si la gastronomie n’était prétexte à affaire criminelle. Intrigue aux petits oignons, personnages à la sauce aigre-douce, rebondissements entre la poire et le fromage, voilà le secret du "chef" Chaplais pour vous concocter un suspense qui ne manque pas de piment. Cette fois, l’auteur expédie Arsène Barbaluc vers la ville de Brest en Finistère. À l’inspecteur gastronomique de deviner la recette d’une
Soupe de crabes particulièrement épaisse…
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Pierre...
...et à l’ensemble du personnel soignant et administratif (aides-soignantes, infirmières et infirmiers, médecins, kinésithérapeutes, anesthésistes, chirurgiens...) des services réanimation et cardiologie de la Clinique Saint-Pierre de Perpignan, pour leur savoir-faire et leur humanité.
REMERCIEMENTS
- À Pascale et à Valérie
Le soleil filtrait à peine, laissant augurer une belle journée de printemps. Une brume matinale enveloppait la Vilaine. Les vieilles demeures de La Roche-Bernard dormaient encore. Quai Saint-Antoine, deux hommes chargeaient leur matériel de pêche dans un petit bateau répondant au doux nom de “La Joyeuse”. Le premier, d’une chiquenaude, envoya son mégot dans le fleuve.
— T’es dégueulasse !
— T’inquiète ! Les poissons sont pas si cons, ils ne le boufferont pas.
— C’est pas une raison ! Au fait, aval ou amont ? Moi, ça me dirait bien de tirer vers Arzal...
— Pas moi, j’le sens pas...
— Ça m’aurait étonné, bougonna le plus petit des deux.
Depuis les bancs de la communale, ils se chamaillaient... mais ne se quittaient pas. Aujourd’hui à la retraite, Charbonnier et Sancterre passaient leurs journées ensemble. Avec leur barque, ils sillonnaient les eaux poissonneuses de la Vilaine, traquant sans relâche gardons, sandres, brochets, brèmes, ablettes, rotengles... À la bonne époque, ils s’attaquaient aux migrateurs. Charbonnier n’avait pas son égal pour l’anguille ou la truite de mer. Mais depuis qu’on avait signalé la présence de silures dans le bassin, il n’avait de cesse d’en accrocher un à son palmarès. Pour le moment, le monstre du Danube lui échappait.
Fendant l’eau verte, La Joyeuse se fraya un chemin entre les bateaux du vieux port au son d’un « toumtoum » caractéristique. Alors qu’ils débouchaient dans le cours même de la Vilaine, Sancterre se tourna vers Charbonnier, lui indiquant une masse flottante à quelques mètres du bord. Mise au point mort, la barque fila dans cette direction.
— Merde, un macchabée !
— Moi, j’ai toujours pensé qu’il était ringard, même à ses débuts.
— Mais... tu n’étais même pas né quand il a ouvert “La marmite de grand-mère” près de Colmar ! s’énerva Geoffrey Trubert.
Arsène Barbaluc acquiesça en soupirant. Cela faisait une demi-heure que Geoffrey et lui essayaient de convaincre leur collègue de dresser le portrait de Jean-Baptiste Weissman dans les colonnes du magazine Le Gastronome français.
— As-tu déjà seulement goûté une seule fois son feuilleté de chanterelles et de foie gras ? continuait Geoffrey Trubert.
— Non, mais...
Depuis de nombreuses années, Arsène Barbaluc travaillait en tant qu’inspecteur gastronomique au sein du fameux guide Le Gastronome Français et il adorait son métier. Prendre la route, découvrir de nouveaux restaurants, de nouveaux plats concoctés par les plus grands chefs, essayer d’être juste dans sa critique, tenter de donner envie aux lecteurs du guide, tout cela le passionnait. Mais maintenant qu’il approchait doucement de la cinquantaine, les discussions sans fin pour savoir si on passait tel ou tel article dans le mensuel, support indispensable du guide lui-même, le lassaient de plus en plus. Quelle perte de temps ! Mise à part l’amitié qui les liait, il avait beaucoup d’estime pour Geoffrey Trubert. Mais en tant que rédacteur en chef, ce dernier manquait singulièrement de poigne parfois. Barbaluc allait trancher dans le vif quand on toqua à la porte.
— Monsieur le directeur vous attend dans la salle de réunion, annonça Clotilde Chaumeille.
— Ah bon ! Je n’avais pourtant rien noté pour ce matin ! s’étonna Arsène Barbaluc.
— Vous conviendrez que monsieur le directeur peut convoquer son personnel quand bon lui semble, répondit sèchement la secrétaire. Et il a bien précisé : immédiatement.
— Quelle carne ! murmura Geoffrey Trubert quand la tête de la vieille fille eut disparu dans le couloir.
Pour une fois, ils ne furent pas les derniers à pénétrer dans la grande salle aux boiseries patinées par le temps. Une immense bibliothèque courait le long du mur commun avec le couloir. Couvrant les étagères, des livres rares sur la cuisine des quatre coins du monde voisinaient avec des ouvrages sur les plantes, les fromages, les vins, les desserts, les légumes, les épices... À l’opposé s’étalaient toutes les couvertures des différentes éditions du Gastronome français et ce par ordre chronologique depuis sa création à la fin des années soixante, rappelant aux visiteurs, si besoin était, dans quelle institution ils se trouvaient.
Debout devant une fenêtre, André Gibon, directeur fondateur du Gastronome français, leur tournait le dos, les yeux perdus dans le vague, comme fasciné par la vie de la capitale. Par coquetterie, il ne parlait jamais de son âge. Même les journalistes qui l’avaient interviewé n’en savaient rien. « Mais », comme disait Arsène Barbaluc, « il a beau se teindre les cheveux, son visage se ratatine de plus en plus. La question est : a-t-il franchi le cap des soixante-dix ans ? Quelle que soit la réponse, il a largement dépassé l’âge de la retraite. » Ce à quoi Trubert répondait invariablement : « Celui qui poussera le vieux à l’hospice n’est pas né. Loin de son guide, il ne passera pas trois mois. Tel ces comédiens qui rêvent de mourir sur scène, lui imagine s’éteindre dans son bureau en train de rédiger une ode à la gastronomie française, ou à table, devant des ris de veau aux morilles ! ». Enfin, André Gibon se retourna et vint se planter devant eux. Arsène Barbaluc remarqua l’émotion qui l’étreignait. Il paraissait encore plus vieux. Il toussota pour éclaircir sa voix.
— Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je vous ai réunis ce matin en catastrophe pour vous annoncer une terrible nouvelle. Notre collègue, et ami, Thierry Martin est décédé.
Un brouhaha de surprise s’éleva de l’ensemble du personnel. Mademoiselle Chaumeille, en général si calme, serra un peu plus fort le mouchoir qu’elle triturait depuis un moment.
— Pour couper court aux supputations, tout laisse à penser que le pauvre Thierry s’est donné la mort. On a retrouvé son corps sans vie flottant dans la Vilaine...
— C’est bizarre, il ne devait pas être en inspection en Dordogne. Qu’est-ce qu’il foutait en Bretagne ? chuchota Trubert à l’oreille de Barbaluc.
Les images se bousculaient dans la tête d’Arsène. Il revoyait Thierry Martin dans son bureau en train de rédiger ses notes d’inspection. Un bon professionnel, certainement le meilleur spécialiste en pâtisserie de la maison. Il se souvenait notamment d’un article qu’il avait écrit, il y a quelques années, sur les desserts oubliés. Une pure merveille, un des dossiers du mensuel qui avait provoqué le plus de courriers de lecteurs. Pourtant, en y réfléchissant, malgré près de vingt ans passés à ses côtés, il ne connaissait pas vraiment Thierry Martin. Cet homme était la discrétion même. Il parlait peu, et encore moins de lui-même. Il ne lui connaissait pas de passion. Il ne savait rien de sa vie, si ce n’est qu’il était marié et père d’un ou deux enfants.
— ...Bien évidemment, poursuivit le directeur, je souhaite que nous soyons nombreux à participer aux obsèques de notre collègue et que, dans la mesure de nos possibilités, nous puissions apporter tout notre soutien à la famille de Thierry. Voilà, je vous laisse vaquer à vos occupations, même si je sais que cela ne sera pas facile. Arsène, je souhaiterais que vous restiez quelques minutes, s’il vous plaît.
André Gibon attendit que tous soient sortis avant de se laisser choir dans un des fauteuils.
— C’est une sale affaire, avoua-t-il à Barbaluc.
— C’est-à-dire ?
— Samedi matin, quand j’ai appris le décès de Thierry Martin, tout était clair. Le malheureux s’était bel et bien suicidé.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Vendredi soir vers 23 heures, il a téléphoné à son fils Guillaume pour lui dire qu’il comptait mettre fin à ses jours. Ce dernier a tout de suite prévenu sa mère qui n’a jamais réussi à joindre à nouveau son mari. Le lendemain matin, on a retrouvé son corps flottant dans le port de La Roche-Bernard et sa voiture abandonnée à proximité des ruines de l’ancien pont qui enjambe la Vilaine.
— Pourquoi était-il en Bretagne ?
— Je n’en sais fichtre rien. Normalement, il devait passer toute la semaine en Dordogne. Mercredi, il nous a d’ailleurs envoyé par mail ses premiers comptes rendus d’inspection sur des restaurants de la région de Sarlat.
— Et que dit la gendarmerie ?
— Elle confirme la thèse du suicide. Martin aurait sauté dans la Vilaine... Il ne savait pas nager.
— C’est tragique, terrible même, mais je ne vois pas en quoi c’est une sale affaire.
— J’y viens. Tout d’abord, l’épouse de Thierry Martin et ses enfants ne croient pas en la thèse du suicide. Sa femme s’apprête à engager un détective privé. Jusqu’à maintenant j’ai réussi à ce que la presse locale, même si elle a relaté l’événement, ne divulgue pas l’identité de Thierry Martin. Mais d’après mes informations, et j’ignore comment, Alexandre Saint-Just a eu vent de cette histoire et se prépare à en parler dans sa feuille de chou. Je vous laisse imaginer la teneur de ses propos : « Souffrance au travail, tyrannie de la direction... ont poussé un employé du Gastronome français à mettre fin à ses jours. »
Alexandre Saint-Just était l’ennemi juré d’André Gibon. Créateur du guide portant son nom, il faisait figure de principal concurrent du Gastronome français. Les deux fondateurs, passionnés au point de penser être les seuls défenseurs et gardiens de la gastronomie française, passaient leur temps à essayer de prendre l’ascendant l’un sur l’autre. Même si Arsène Barbaluc avait beaucoup de respect pour André Gibon, il trouvait que son patron attachait trop d’importance à son guide. Pour ce dernier, la vie devait tourner uniquement autour du Gastronome français, comme si rien d’autre ne pouvait compter.
— Comme vous avez une certaine habitude de ce genre d’affaire, je souhaiterais que vous fassiez toute la lumière, et très rapidement, sur la mort de Thierry Martin. À titre personnel, je suis persuadé qu’il s’agit bien d’un suicide. En revanche, il est important d’en découvrir la raison...
— ...Sinon Saint-Just va en faire ses choux gras. Mais, si vous pensez que Thierry Martin s’est bien donné la mort, vous n’avez qu’à laisser faire le détective que son épouse souhaite engager...
— On ne sait jamais sur qui on tombe. Et puis cela va lui coûter une fortune, et ce ne sont pas des gens particulièrement aisés.
— Quel menteur vous faites ! s’amusa Arsène Barbaluc. La vérité est que, en cas de découverte pré-judiciable pour votre guide, vous pensez que vous trouverez plus facilement le moyen d’étouffer l’histoire si je m’en occupe !
André Gibon ne répondit pas tout de suite, gardant la tête baissée.
— Il y a un peu de cela, reprit-il. Mais Dieu seul sait quelles raisons l’ont poussé à cette extrémité. Dans ces cas-là, pour la famille, et je pense notamment à ses enfants, toute vérité n’est pas bonne à dire. Déontologiquement, un privé est tenu à la vérité. Je ne pourrai pas amortir le choc. Avec vous, c’est différent. Vous savez, Arsène, j’aimais bien Thierry Martin. C’était un bon professionnel et surtout un brave homme. Son impassibilité et sa timidité le rendaient presque transparent. Pourtant, à plusieurs occasions, je l’ai vu faire preuve d’une belle générosité. Alors je lui dois bien de protéger sa famille.
Arsène Barbaluc ne demanda aucune précision. Pour bien le connaître, il savait d’avance que le directeur du Gastronome français ne lui répondrait pas.
— Alors puis-je compter sur vous ?
Arsène Barbaluc se racla la gorge.
— Depuis les événements de Chinon,1 j’ai promis à Judith de ne plus jamais me mêler d’affaires judiciaires.
— Au diable Judith !
— Vous en avez de bonnes ! Ce n’est pas vous qui vivez avec elle.
— Certes...
— Non, je ne peux pas lui faire ça. Pourquoi ne pas demander à Laurentis ? Vous savez qu’après l’affaire des Russes à Grenoble,2 il a été mis d’office à la retraite de la gendarmerie et que, depuis, il a pris une licence de détective privé. Avec lui, vous n’aurez aucun souci et puis c’est un vrai professionnel, insista Arsène Barbaluc.
1. Voir Fourchette mortelle à Chinon - même auteur - même collection.
2. Voir Salade russe aux noix de Grenoble - même auteur - même collection.
Arsène Barbaluc avait passé une mauvaise soirée et une nuit tout aussi difficile. Le directeur du Gastronome français avait donné son accord. Malheureusement, Laurentis n’était pas libre avant plusieurs semaines. Devant ce refus, Arsène Barbaluc n’avait pas eu d’autre choix que d’accéder à la demande d’André Gibon.
Il avait eu beau expliquer que cette fois-ci, la situation ne présentait aucun danger, Judith, sa compagne, lui avait rappelé sa promesse.
— Tu es inspecteur gastronomique, pas inspecteur de police judiciaire. Ou bien change de métier, mais alors ce sera sans moi ! s’était emportée la jeune femme.
— Il n’en est pas question. C’est le hasard, ou appelle-le comme tu veux, qui m’a mis dans ces histoires.
— Il a bon dos le hasard ! lui répondit-elle.
Arsène Barbaluc se lança dans une longue explication alambiquée. En son for intérieur, il savait pertinemment que s’il n’avait rien fait pour se retrouver mêlé à des histoires criminelles, il n’avait pas tout mis en œuvre pour les éviter. Il ne l’aurait jamais avoué, mais il éprouvait un véritable plaisir, une excitation intellectuelle, à être confronté à de telles situations. Il n’en avait rien dit à Judith, mais il y a quelques mois quand son ami, l’adjudant de gendarmerie Laurentis, lui avait proposé de s’associer pour monter une agence de détectives privés, il avait longuement hésité avant de décliner l’offre.
— Et puis, je n’ai pas le choix. Comment veux-tu que je refuse la demande de mon patron ?
— Celui-là, ne m’en parle pas ! Veux-tu que je l’appelle pour lui dire ma façon de penser ?
De fil en aiguille, au bout de la discussion et de la soirée, il avait fini sa nuit sur le canapé. Quand il s’était extirpé du sofa, le dos en vrac, Judith était déjà partie à son travail. Il s’était coupé en se rasant, brûlé avec son café et maintenant, il bataillait avec sa cravate, lui qui n’en portait jamais.
Tout le monde était là ! Même ceux qui étaient en inspection en province avaient fait le déplacement pour rendre un dernier hommage à leur collègue. Dans la petite église, Arsène ne fut même pas surpris du peu de monde présent. À part les employés du Gastronome français, sa femme et ses enfants, il n’y avait qu’une poignée de personnes. À croire que Thierry Martin n’avait ni famille ni amis. Barbaluc se fit de nouveau la remarque qu’il ne savait presque rien de son collègue de travail. Il rencontrait pour la première fois son épouse et ses enfants. Au premier rang, vêtue de noir, sa femme, grande et maigre. Son visage osseux ne laissait paraître aucun sentiment. Seul, le tremblement de ses mains trahissait ses tourments. À ses côtés, son fils qui devait avoir une vingtaine d’années, restait lui aussi stoïque. Sa fille, en revanche, était effondrée. Dans le silence de l’église, ses sanglots résonnaient douloureusement. Le prêtre, lui, semblait bien connaître Thierry Martin. Il évoqua le défunt avec mansuétude et une certaine émotion. Il le présenta comme l’un des piliers de la paroisse. Durant l’office, ils étaient bien peu à reprendre les chants portés d’une voix grave par le prêtre, accompagné essentiellement de l’épouse et du fils du défunt. Arsène Barbaluc croisa un instant le regard d’André Gibon. Il se demanda comment il avait bien pu convaincre madame Martin de ne pas prendre un privé et de le laisser lui, Barbaluc, mener les premières recherches.
Le pavillon de banlieue des Martin à Maisons-Alfort ressemblait à tant d’autres. Le jardinet était bien entretenu et les fleurs égayaient les murs en pierre de meulière. La veuve de Martin les fit entrer dans le salon et leur proposa un café. Alors qu’elle s’affairait dans la cuisine, André Gibon et Arsène Barbaluc s’installèrent dans un canapé en cuir sans grâce. Barbaluc nota, comme dans l’entrée, qu’un crucifix veillait sur la pièce. Une madone à l’enfant était le seul tableau qui décorait les murs. Excepté des photographies du couple et des enfants, il n’y avait quasiment pas de bibelots. Une horloge très quelconque égrenait les secondes. Rien ne traînait. Tout était rangé de manière presque monacale.
Brigitte Martin déposa le plateau sur la table basse et s’assit sur le bord d’un fauteuil, les jambes serrées l’une contre l’autre, les mains jointes posées sur ses genoux. Arsène Barbaluc fut à nouveau surpris par la dureté de son visage. Grande et longiligne, sa minceur était amplifiée par la tunique et la jupe longue et noire qu’elle portait. À part son alliance, aucune bague n’ornait ses doigts. Aucun bracelet autour du poignet. Son seul bijou : une fine chaîne en or et sa croix en pendentif autour du cou.
— Comme je vous l’ai dit, expliqua le directeur du Gastronome français, lorsque vous m’avez annoncé votre intention d’engager un détective privé pour faire toute la lumière sur le décès de Thierry, j’ai immédiatement pensé à Arsène Barbaluc.
Brigitte Martin posa longuement ses yeux sombres sur Barbaluc qui eut du mal à soutenir son regard inquisiteur.
— Au-delà de ses qualités professionnelles, et le fait qu’il connaissait bien Thierry, les hasards de la vie ont amené Arsène Barbaluc à être mêlé à différentes affaires criminelles. À ce titre, il a travaillé avec la police et la gendarmerie et leur a apporté une aide non négligeable. Je dois avouer qu’il aurait fait un très bon enquêteur professionnel. Même si je le préfère en inspecteur gastronomique.
« Quel vil flatteur », pensa Arsène Barbaluc.
— Je me souviens vaguement que Thierry m’en avait parlé.
Barbaluc ne put s’empêcher de se sentir flatté par ces propos. Pourtant, il n’avait pas souvenir d’avoir évoqué ses enquêtes avec son malheureux voisin de bureau.
— Alors, si vous en êtes d’accord, je vous propose qu’Arsène Barbaluc se charge au moins des premières recherches. Bien sûr, cela n’aura aucun coût pour vous et votre famille. Le guide prend tout à sa charge.
— Je vous remercie pour votre offre. Mais l’important est bien que monsieur Barbaluc soit sur la même position que moi. Comme je vous l’ai dit, ni moi ni mes enfants ne croyons au suicide de mon mari.
André Gibon lui avait fait la leçon : « Si nous voulons que vous vous occupiez de l’affaire, quoi que vous en pensiez, ne pas la contredire. » D’un signe de tête, Arsène Barbaluc fit comprendre à Brigitte Martin qu’il partageait son opinion.
— Si nous partons du principe que Thierry ne s’est pas donné la mort, cela signifie qu’il a soit été victime d’un accident, soit... été assassiné.
Brigitte Martin ne broncha pas.
— Dans les deux cas, pour mieux comprendre, il est nécessaire que je vous pose quelques questions, poursuivit Arsène Barbaluc.
— Je vous en prie...
— En premier lieu, savez-vous ce qu’il faisait en Bretagne ?
— Je ne sais pas, je pensais, que vous pourriez me le dire, répondit-elle en se tournant vers le directeur du Gastronome français.
— Désolé, Barbaluc, nous n’avons pas eu le temps d’en parler, mais alors qu’il était en Dordogne, je lui ai demandé de faire un crochet en Bretagne Sud pour inspecter quelques établissements, mentit André Gibon en se concentrant sur sa tasse à café.
Cherchant une contenance, Arsène Barbaluc sortit de sa poche un carnet noir en moleskine.
— Je sais que cela est douloureux, mais pouvez-vous me redonner le fil des événements ? poursuivit-il.
— Le soir de sa mort, il devait être 20 heures 30 environ, Thierry m’a téléphoné pour me dire qu’il serait à la maison dans la nuit.
— Savez-vous d’où il appelait ?
— Non, mais il venait de faire le plein dans une station Total. Il ne prenait de l’essence que dans les stations de ce groupe, à cause des points cadeau. Ensuite, vers 23 heures, il a téléphoné à mon fils pour lui dire qu’il allait se... suicider.
Pour la première fois, les yeux de Brigitte Martin s’embuèrent. André Gibon posa affectueusement sa main sur son avant-bras, elle s’en dégagea avec empressement.
— Votre fils était-il ici ?
— Non, il était dans sa chambre d’étudiant. Il est en troisième année de médecine à l’université catholique de Louvain en Belgique. Quand il m’a prévenu de l’appel, j’ai tenté en vain de joindre à nouveau son père. Puis j’ai appelé la police, mais comme je ne savais pas où était Thierry, ils ont cherché à me rassurer, m’ont dit qu’ils allaient se renseigner et que s’ils avaient du nouveau, ils m’appelleraient immédiatement. Dans la matinée du lendemain, la gendarmerie nous prévenait du drame.
— Avez-vous pu récupérer ses effets personnels, sa voiture ?
— Oui, j’y suis allée pour reconnaître le corps. Le père Benoît de la paroisse m’a accompagnée. Je ne voulais pas que les enfants soient présents.
— Je vous comprends.
— Dans le coffre de la voiture, il y avait sa valise et son ordinateur. Dans la poche de sa veste, ses papiers. C’est grâce à eux qu’ils ont identifié son corps. En revanche, les gendarmes n’ont pas retrouvé son téléphone portable. Pour eux, il aura glissé de sa poche pendant sa chute et serait au fond de la Vilaine.
Arsène Barbaluc avait griffonné plusieurs pages de son calepin. Il était mal à l’aise. « Tout cela ne sert à rien. Malgré ce que pense sa femme, tout porte à croire que Martin s’est bel et bien suicidé », pensa Barbaluc.
— Pour savoir comment orienter mes recherches, il faut que j’en sache un peu plus sur la vie privée de Thierry. J’en suis désolé.
— Ne soyez pas désolé, nous n’avons rien à cacher. Que voulez-vous savoir ?
— Comment viviez-vous ? À quoi occupait-il son temps quand il n’était pas au travail ? Avait-il des amis ?
— Peu. Nous sommes très famille et nous nous suffisons à nous-mêmes. Je crois que son seul véritable ami c’est Christian Chantillac. Ils se connaissaient depuis l’enfance.
— Il habite la région parisienne ?
— Non, je crois qu’il est dans le Jura. Mais je ne l’ai vu qu’une seule fois lors de notre mariage. Thierry lui téléphonait de temps en temps et ils se voyaient quand Chantillac montait à Paris. Malheureusement, nous n’avons pas pu le prévenir pour les obsèques car, avec les enfants, nous n’avons pas retrouvé son numéro de téléphone.
« C’était son meilleur et seul ami et il ne le voyait quasiment jamais. Quelle solitude ! »
En échangeant à la dérobée un regard, Arsène Barbaluc comprit que son patron pensait la même chose.
— Je ne savais pas que Thierry était du Jura, relança André Gibon.
— Mon mari ne connaissait pas ses origines. Il a été abandonné alors qu’il n’était qu’un nourrisson et placé dans un orphelinat près de Guéret dans la Creuse. C’est là qu’il a connu Christian Chantillac qui était dans la même situation que lui. Chantillac est professeur de français, c’est comme ça qu’il s’est installé dans le Jura.
Elle but une gorgée de café en grimaçant au contact du breuvage tiède.
— Grâce aux sœurs, mon mari a pu poursuivre une scolarité normale. C’est ainsi qu’il s’est orienté vers la pâtisserie. Il était doué d’ailleurs. Il était simple apprenti au Puy-en-Velay quand nous nous sommes rencontrés.
— Il vous a conquise avec ses éclairs au chocolat, ses choux et ses religieuses ? tenta de plaisanter Barbaluc.
— Pas du tout, le coupa-t-elle sèchement. Nous nous sommes croisés sur le chemin de Compostelle. Nous faisions tous les deux le pèlerinage et Dieu m’est témoin que nous avons tout de suite su que nous étions faits l’un pour l’autre. Un an après, nous étions mariés. Comme je vivais dans la région parisienne, Thierry est venu me rejoindre.
— À cette époque-là, travaillait-il toujours dans la pâtisserie ?
— Oui, il a occupé plusieurs bonnes places. Et puis un jour, il s’est mis en tête de devenir son propre patron. Je n’avais rien contre, mais nous n’avions pas l’argent pour nous installer. Il aurait fallu que je quitte mon emploi à l’évêché et il n’en était pas question. C’est à cette époque qu’il a rejoint le Gastronome français.
— Et je n’ai jamais regretté cette embauche, assura André Gibon tout sourire.
— Lui non plus, je crois. Même si depuis quelque temps la route lui pesait.
Le téléphone interrompit leur conversation. Pendant les quelques minutes que dura son absence André Gibon et Arsène Barbaluc n’osèrent parler de peur qu’elle ne les entende.
— Excusez-moi. Le père Benoît prenait des nouvelles.
— Je vous en prie. Si je comprends bien, vous êtes une famille très croyante...
— Croyante et pratiquante. Thierry et moi vivons dans les préceptes de l’Église. Nous sommes très investis dans la paroisse. Je fais le catéchisme ainsi que les préparations au mariage et Thierry donne quelques heures de son temps au sein d’une association du diocèse qui travaille à la réintégration de jeunes délinquants. Nos enfants ont été élevés dans la foi catholique et je crois pouvoir dire qu’ils poursuivront dans la même voie.
— Mais au-delà de son travail et de ses engagements avec l’Église, comment Thierry passait-il son temps libre ?
— À la maison, avec sa famille. Comme tout bon mari, il bricolait, s’occupait du jardin, il faisait un peu de cuisine et surtout de la pâtisserie.
À cette évocation, pour la première fois, l’esquisse d’un sourire éclaira son visage.
— Avec notre fils, il confectionnait beaucoup de maquettes, notamment des voiliers, poursuivit-elle. Mais depuis que Guillaume est à Louvain, il n’y a plus touché.
Arsène Barbaluc toussota. Même s’il connaissait déjà les réponses que Brigitte Martin lui donnerait, il lui fallait bien poser ces questions:
— Lui connaissiez-vous des ennemis ?
— Des ennemis, grand Dieu, non !
— Veuillez excuser mon impolitesse, mais... mais parfois dans la vie de couple, il y a des hauts et des bas...
— Vous voulez savoir si Thierry a eu ou a une maîtresse ?
— Exactement. Ce sont des choses qui arrivent...
— Pas chez nous. Je n’ai eu qu’un homme dans ma vie et je n’en aurai pas d’autre. Et je suis sûre de la fidélité de Thierry. Aussi sûre que Thierry n’a pas pu se suicider.
— Pourquoi cela ?
— Parce qu’il était heureux de vivre et que pour les croyants que nous sommes, le suicide est un péché. Vous avez pu constater que le père Benoît partage mon avis, sinon il aurait refusé de célébrer des obsèques religieuses. Non, il aura dû faire une mauvaise rencontre, être au mauvais moment au mauvais endroit. J’en suis convaincue !
Brigitte Martin n’avait fait aucune difficulté pour que Barbaluc interroge son fils et sa fille. Alors qu’André Gibon restait avec elle pour vérifier le contenu de l’ordinateur de son collaborateur, Arsène monta au premier étage jusqu’à la chambre de Guillaume Martin. Le jeune étudiant en médecine était le portrait craché de sa mère. Même visage osseux, même regard sombre. Grand et maigre comme elle, il émanait de sa personne une force de caractère et une dureté peu communes. Barbaluc lui avait expliqué les raisons pour lesquelles il souhaitait lui parler. En réponse, Guillaume Martin l’avait laissé pénétrer dans son antre sans hésitation. Ses yeux cernés affichaient son manque de sommeil.
La chambre était triste comme le reste de la maison. Il n’y avait pas de vie. Pourtant, la pièce n’avait pas dû changer depuis l’adolescence de son occupant. Le fidèle crucifix au-dessus du lit, pas de poster au mur. Une bibliothèque ne contenant, à de rares exceptions près, que des livres de science ou de médecine, était accolée au bureau. Un casque intégral rouge et noir et un blouson de moto avaient été négligemment jetés sur le lit. Seules, des figurines de l’univers de Tintin humanisaient les rayonnages. Contre le mur en face, une vitrine de belle taille renfermait des modèles réduits. Dans ce port imaginaire, des navires de la Royale étaient à l’ancre avec des bateaux de la Seconde Guerre mondiale et des voiliers des premières courses de l’América’s Cup.
— Voilà votre œuvre commune à toi et à ton père ? lança Arsène Barbaluc.
— Exactement. Nous les avons tous montés à deux. Mais c’est vrai que depuis que je suis parti en Belgique, nous n’avons plus jamais “retravaillé” ensemble sur des modèles réduits.
— Le temps passe... Les enfants grandissent et nos rapports changent. Tu devais bien encore avoir quelques moments privilégiés avec ton père, non ? Comme regarder un match de foot à la télé ?
— On voit que vous ne connaissiez pas papa...
Ça, Barbaluc, depuis quelques heures, s’en était aperçu. Bien que l’ayant côtoyé pendant près de vingt ans, Thierry Martin restait un parfait inconnu.
— ...Il détestait le sport en général et le football en particulier.
— T’entendais-tu bien avec lui ?
— Oui. Nous échangions peu, mais nous partagions les mêmes valeurs. La manière dont nos parents nous ont élevés, ma sœur et moi, peut paraître aujourd’hui dépassée, mais elle nous convient. Je ne sais pas mais, dans l’avenir, je crois que je reproduirai le même mode de vie.
Barbaluc avait l’impression d’avoir en face de lui un jeune homme plus vieux que son âge. Il était très sérieux, presque trop.
— Ça te plaît, la Belgique ?
— L’enseignement y est de qualité.
— Tu sors bien boire quelques bières et écouter de la musique...
— Rarement. Vous savez je ne suis pas doué, je suis un besogneux, alors pour ne pas décrocher, je suis obligé de bosser.
— Tu as une moto, c’est un moyen de transport mais aussi un vrai passe-temps, insista Barbaluc en désignant l’intégral noir et rouge.
Guillaume Martin sourit franchement.
— La moto, avec la bouffe, c’étaient les seuls sujets sur lesquels on se disputait avec papa.
— C’est-à-dire ?
— Comme tous parents, il était inquiet. Il avait peur que j’aie un accident. Moi, j’ai toujours adoré la vitesse.
— Et la bouffe, comme tu dis ?
— Papa avait la passion de son métier et je ne vous parle pas de la pâtisserie ! Moi, je m’en moque. Je m’alimente, point barre. Depuis tout petit, on ne pouvait pas traverser un endroit sans avoir une explication sur la spécialité culinaire du coin : le cassoulet à Castelnaudary, la choucroute en Alsace, le gratin dauphinois quand on passait par les Alpes. Pareil, vous ne pouviez traverser un village sans qu’il vous récite la carte du restaurant. Du moins si le restaurant était reconnu. Ici le chapon aux truffes, là le filet de sandre au jus d’étrilles, dans celui-ci le filet de biche aux olives...
Il finit son inventaire en éclatant de rire.
— Pauvre papa ! On s’est souvent moqué de lui. En attendant, maintenant on ne l’entendra plus... soupira Guillaume Martin.
— Je suis désolé de te faire revivre cela. Mais ce fameux soir que t’a-t-il dit exactement ?
Il lui fallut prendre une profonde respiration pour pouvoir répondre à Arsène Barbaluc. Il se lança :
— « Allô ! C’est papa. Comment vas-tu ? » Je lui ai répondu que tout allait bien. Il avait une voix bizarre, triste, pas comme d’habitude, mais très calme, très posée. « Je voulais te dire que mon temps est venu. Je ne souhaite pas continuer à vivre. Sache que je vous aime tous les trois très fort. Je vous embrasse », et puis il a raccroché. Je n’ai même pas eu le temps de dire quoi que ce soit.
Une larme coula le long de sa joue, qu’il essuya d’un revers de la main.
— L’as-tu senti menacé ? Mal à l’aise ?
— Non. Mais je suis du même avis que maman, il ne se serait jamais suicidé.
— Alors qu’est-ce qu’il s’est passé à ton avis ?
— Je n’en sais rien. Depuis que c’est arrivé, je passe mon temps à y réfléchir...
— Et toi, sais-tu ce qu’il faisait dans ce coin de Bretagne ?
— Non, je ne connaissais même pas ce patelin, La Roche-Bernard.
En sortant, il tapota affectueusement l’épaule de Guillaume. Barbaluc tenta de discuter ensuite avec sa jeune sœur, mais sans succès. La pauvre, épuisée par les épreuves et le chagrin, s’était endormie sur son lit. Arsène n’avait pas eu le cœur à la réveiller. Avant de quitter le pavillon, il demanda à la femme de Martin une photographie de son mari. N’en trouvant pas d’autre, elle prit celle qui trônait sur le buffet du salon.
Comme toujours à cette heure-là, le périphérique était encombré. André Gibon manœuvrait sa lourde Mercedes à coups de klaxon, de changements de file intempestifs et de freinages brusques. Barbaluc se jura, pour la énième fois, de ne plus monter en voiture avec son patron. Il lui avait tout de même résumé ce qu’il avait appris de Guillaume Martin, c’est-à-dire rien ou si peu. De son côté, André Gibon avait fouillé l’ordinateur de son employé sans rien y découvrir de particulier.
— Je ne suis pas certain que cela vaille le coup de continuer, conclut Arsène Barbaluc.
— Comment ça ?
— Je ne voudrais pas faire de la peine à la famille de Martin, mais malheureusement tout indique qu’il s’est suicidé. Il n’y a rien pour étayer la thèse de l’accident ou de l’assassinat. Reprenez les propos qu’il a tenus à son fils !
— Certes, mais il y a quand même quelques points obscurs. Qu’est-ce qu’il faisait à La Roche-Bernard ? D’où venait-il ?
— On peut penser qu’il était en provenance de Dordogne puisque, deux jours avant, il a envoyé à la boîte ses notes sur les inspections du début de semaine.
— D’accord, et pour La Roche-Bernard ?
— Là, j’avoue que je sèche.
Une camionnette qui n’avançait pas eut droit à son lot de coups de klaxon.
— Mais pour quelle raison se serait-il suicidé, bon Dieu ? Martin était un homme sensé, il n’aurait pas commis ce geste fatal sur un coup de tête...
— Je ne dis pas le contraire. Je pense juste que sa vie était d’une tristesse à mourir. Une femme qui décide de tout et mène la barque, un fils aussi dur que sa mère, et les bondieuseries qui rythment sa vie, il y a de quoi être dépressif, non ?
— Ce n’est pas parce que ce n’est pas votre mode de vie qu’il ne peut pas convenir à d’autres. Thierry Martin s’épanouissait certainement parfaitement dans ce quotidien.
Arsène Barbaluc ne trouva rien à répondre.
— Vous allez vous rendre jusqu’à La Roche-Bernard, voir par vous-même ce qui s’est passé. Votre ami Laurentis vous introduira auprès de ses ex-collègues du coin. De mon côté, je vais appeler quelques relations. Si Martin faisait enregistrer ses points “essence” sur une carte, il doit bien y avoir une trace informatique. Ainsi, nous saurons où il a fait le plein le soir de sa mort.
Arsène Barbaluc ne dit rien mais afficha une moue dubitative.
— Au fait, Arsène, vous ne m’avez pas dit comment Judith a pris la nouvelle...
— Pas très bien, soupira l’intéressé.
— Voulez-vous que je lui téléphone ?
— Non, non. Je ne suis pas certain que cela soit une très bonne idée...
Arsène Barbaluc aurait souhaité partir plus tôt, mais Judith lui avait demandé de la déposer à son travail. Il ne pouvait pas refuser. La veille au soir, il était rentré en se demandant l’accueil que lui réserverait sa compagne. Cela aurait pu être pire. Il lui avait expliqué que « c’était juste l’histoire d’un jour ou deux, trois au maximum ». Judith était restée très calme, elle lui avait juste lancé un: « Je saurai à l’avenir ce que valent tes promesses », mais ce n’était pas allé plus loin. Pour se faire pardonner, Barbaluc lui avait concocté un petit dîner à l’italienne. Le vin de Latium aidant, la soirée s’était terminée dans le calme et amoureusement.
Pour une fois, Arsène Barbaluc avait laissé au repos sa vieille Volvo Amazone, héritage de son grand-père, pour prendre une Opel Commodore guère plus jeune. Une mamie1 qui n’en voulait plus, l’avait eu au charme et lui avait “refourgué” son vieux coupé. C’était un autre point de dispute avec Judith qui ne comprenait pas l’intérêt d’Arsène pour ces voitures d’un autre âge. Pendant des années, son compagnon avait essayé de lui expliquer la philosophie de ce choix, sans succès. Il avait abandonné depuis longtemps.
Le puissant six cylindres glougloutait tranquillement, il venait de passer Le Mans quand son portable tira Barbaluc de sa rêverie.
— Allô ?
— ...
— Vous avez eu Total ?
— ...
— Alors ?
— ...
— Non ? À Brest ?
— ...
— Y a un truc qui ne colle pas.
— ...
— Pas de problème. Dès que j’ai fini avec La Roche-Bernard, je file à Brest. Je vous tiens au courant.
« Qu’est-ce que cet animal pouvait bien faire à Brest ? » Il essaya pendant quelques kilomètres de répondre à cette question en vain. Mais cette information ne modifiait pas fondamentalement son point de vue sur la disparition de Thierry Martin. L’entretien qu’il avait eu avec sa femme et son fils ne l’avait pas fait changer d’avis. Certes, il y avait bien quelques points à éclaircir, mais rien de déterminant. Même les gendarmes chargés de l’enquête ne semblaient avoir aucun doute. Il était convaincu que son escapade bretonne n’apporterait rien de neuf.
— Alors pourquoi accepter cette enquête ? lui avait demandé Judith la veille en dégustant son dessert sarde préféré.
— Pour se suicider, il faut véritablement être au bout du rouleau. Je t’assure que la vie de Thierry Martin n’a pas dû être gaie. Orphelin, une enfance solitaire, une femme pas marrante, un fils aussi dur que sa mère. La seule passion de sa vie : la pâtisserie qu’il a été obligé d’abandonner. Une vie grise, sans saveur, sans plaisir. Et moi... et moi, je l’ai côtoyé pendant près de vingt ans sans rien échanger avec lui.
— Et les autres ?
— Quels autres ?
— Dans le personnel du Gastronome français, avait-il des amis ?
— Non, pas à ma connaissance. Il était vraiment transparent. Sa timidité, ou sa simplicité, l’a peut-être empêché de se faire une place plus large au milieu de toutes les grandes gueules de la boutique.
— Tu culpabilises ?
— Un peu. Je me dis que si j’avais été plus proche de lui, si je lui avais tendu la main... Alors je lui dois bien ça. Je peux lui consacrer quelques jours pour essayer de comprendre son geste. Pour permettre à ses enfants de faire leur deuil avec un peu plus de facilité.
— À sa femme aussi...
— Ce n’est pas elle qu’il a prévenue. C’est à son fils qu’il a téléphoné.
— Il avait peut-être peur qu’elle réussisse à le convaincre de renoncer à ses projets...
Arsène Barbaluc n’avait pas répondu. Il n’aimait pas Brigitte Martin. « Comment pouvait-on être heureux avec une telle femme ? Rigide, castratrice... »
En milieu d’après-midi, la Commodore entra dans Nivillac à quelques kilomètres de La Roche-Bernard. Par l’entremise de son ami Laurentis, il fut très bien accueilli par le commandant de la brigade en charge de l’enquête sur la mort de Martin. Comme l’avait supposé Barbaluc, l’officier n’avait rien à ajouter. Pour lui, il ne subsistait pas l’ombre d’un doute.
— Votre ami est venu sur La Roche-Bernard. Il a stationné son véhicule avant de sauter soit du pont qu’emprunte la route départementale 765 soit des ruines du pont qui a été détruit en 1944. Il en porte tous les stigmates. Le médecin légiste pense qu’il s’est assommé en touchant l’eau avant de se noyer.
— Et où a-t-on retrouvé son corps ?
— À la sortie du vieux port. Vous savez, on a déjà tout vérifié.