Pâté de corbeau aux amandes amères - Christophe Chaplais - E-Book

Pâté de corbeau aux amandes amères E-Book

Christophe Chaplais

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Beschreibung

Un empoisonneur rôde et sème la mort à Saint-Hippolyte-en-Royans.

À l'ombre du Vercors, au pays de la raviole, du saint-marcellin et du vin de noix, il est dangereux de laisser son assiette ou son verre sans surveillance. L'empoisonneur, qui sème la mort, rôde. Peu à peu la psychose s'empare des habitants de Saint-Hippolyte-en-Royans. On s'épie, on se dénonce, on se déchire ! Inspecteur du guide Le gastronome français, Arsène Barbaluc devra faire appel à toutes ses capacités gustatives et olfactives pour permettre à ce petit coin de France de retrouver sa tranquillité.

Plongez-vous dans le premier tome des délicieuses enquêtes originales d'Arsène Barbaluc, inspecteur du guide Le gastronome français !

EXTRAIT

— La dernière fois que Gérard Volponi est venu déjeuner ici, il avait commandé ce plat, dit-il.
— Il vient souvent déjeuner chez vous ?
— Une ou deux fois pa ran. À coup sûr pour son anniversaire de mariage. Je me souviens qu’à la fin du repas, il avait un peu bu, il m’avait expliqué qu’il avait décidé de monter une liste aux prochaines élections municipales. Il me voulait comme colistier. Il me disait : « À nous deux, Julien, on ferait de grandes choses. »
— Je ne l’imaginais pas en politicien.
— Gérard n’est pas un politicien, mais c’est un homme de conviction. Comme son père, il est un communiste convaincu. Pas comme les pseudo-idéologues du Colonel-Fabien. Non, un vrai, un pur. Comme toujours avec lui. Il faut qu’il aille au bout des choses jusqu’à l’excès. Heureusement qu’il a sa femme pour le modérer un peu. Enfin, je dis ça, mais, en même temps, je sais que lui qui bouffait du curé, comme on dit, il allait à confesse. Je ne sais pas si c’était par croyance ou si le père Escoffier jouait pour lui le rôle de confident. Il a toujours eu une grande confiance en lui.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Christophe Chaplais aime être là où on ne l'attend pas. Il suit des études de journalisme et est Dir'com dans une collectivité locale. Il passe son enfance au cœur des Alpes et se passionne pour les fonds sous-marins. On l'imagine leveur de fonte, on le découvre manieur de plume. Il joue les bourrus, c'est un sensible. Il est comme ça Christophe : 50 % breton, 50 % dauphinois, 100 % bon vivant ! Il aime tellement la bouffe qu'il devrait vivre à Lyon, en Bourgogne ou en Dordogne, et il vit à Grenoble. Décidément, il est toujours là où on ne l'attend pas. Alimentaire, mon cher Watson !

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À Lucas, Barbara et Baptiste.

IRAVIOLES DU ROYANS

Le pays étouffe sous la canicule. Le Royans, petite région nichée contre le massif du Vercors entre Grenoble et Valence, n’échappe pas à la chaleur de cette fin juillet. L’herbe des prés est jaunie. Au désespoir des kayakistes, la Bourne, affluent de l’Isère, est presque à sec. Les rares trous d’eau sont pris d’assaut par les vacanciers. Les plants de tabac et de maïs crèvent de soif malgré l’arrosage intensif. Si la sécheresse perdure encore une semaine, l’eau sera rationnée.

Le bitume fond, la route tremble sous le soleil brûlant. Arsène bout tranquillement dans sa voiture. Il a les mains moites. Sa chemise de lin lui colle à la peau. Il ne met pas la “clim”, sinon il va choper la crève. Il a toujours été sensible au chaud et froid. Alors avoir 39 degrés de fièvre quand le mercure frôle les 40 degrés, merci, sans façon ! Cul-à-cul derrière une Mercedes d’outre-Rhin, il bougonne contre les touristes, ces fabricants de bouchons en rase campagne. Être bloqué à deux kilomètres de sa destination, c’est rageant. Surtout lorsque la dite destination est synonyme de douche salvatrice et de boissons fraîches.

Une publicité sur des plats cuisinés surgelés à la radio lui fait repenser avec gourmandise au déjeuner. Ce petit restaurant, sans prétention, lui a servi, entre autres, des ravioles. Arsène raffole des ravioles. Une sorte de petits raviolis, fourrés au fromage frais et aux herbes. Cette spécialité de Royans a pour elle la finesse de son goût et sa simplicité de préparation. Plongés dans de l’eau bouillante - un bouillon de poule c’est encore mieux - il suffit de les laisser remonter à la surface, de les égoutter à peine et de les déguster.

Trois cents mètres en quinze minutes, et le carrefour en direction de Saint-Hippolyte-en-Royans n’est toujours pas en vue ! Arsène commence à perdre son calme. « Ils doivent encore faire des travaux. Bien sûr, on n’est au courant de rien… Regarde-moi ce poids lourd, ils dépensent une fortune en autoroute pour eux et ils ne sont pas capables de les obliger à les emprunter… » La vue des gyrophares à la sortie d’une courbe lui donne mauvaise conscience. Des vacanciers hollandais se sont encastrés dans un panneau publicitaire : « Saint-Hippolyte-en-Royans construit sa future base de loisirs : baignade, jeux, pêche… » Pour le moment, la base de loisirs s’est effondrée sur le capot de la Toyota.

* * *

Cela ne semblait pas trop grave… sauf pour la Toyota. Le conducteur - en short à rayures roses et noires et en sandales, les mains sur les hanches -, cherchait à s’expliquer avec un représentant de la maréchaussée. Une jeune femme, les cheveux collés au front par la sueur, était assise sous un peuplier, sa fillette pelotonnée contre elle, une poupée Barbie dans les bras.

Arsène obliqua sur la droite, quittant enfin la nationale et sa cohorte de camions, de camping-cars et de caravanes. Il traversa l’Isère, qui laissait apparaître des bancs de galets et de vase. La route serpentait le long de la rivière. Le Royans, ce n’est plus tout à fait l’Isère et pas encore la Drôme, mais les cigales et les parfums de la nature donnent un avant-goût du sud. Une grosse scierie et d’anciens fours à chaux semblent garder l’entrée du village. Lové au creux d’un méandre de la rivière, Saint-Hippolyte-en-Royans avait dû bien changer. Le vieux village, avec ses maisons de calcaire blanc aux toits de tuiles provençales serrées contre l’église, paraissait vouloir repousser, tels des intrus, les constructions nouvelles sur les flancs des collines qui l’enserraient.

Devant la gare, Arsène hésita. Il avisa un gamin installé sur un scooter, le casque au bras et la cigarette aux lèvres.

— Pour aller à “l’Hôtel du Vercors” ?

— Y a pas plus simple, m’sieur. Vous prenez la rue à gauche et vous allez tomber sur la grand place. L’hôtel est en face. Vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y en a qu’un à Saint-Hippolyte.

Effectivement, il déboucha sur la place du village avec ses platanes centenaires. Les guirlandes bleues, blanches et rouges allant de l’un à l’autre rappeler que les flonflons du 14 juillet venaient juste de faire silence. Un corbillard était rangé le long du perron de l’église. Quelques vieux, les femmes en noir et quelques rares hommes tripotant maladroitement leurs casquettes entre leurs mains, se dirigeaient lentement vers la maison de Dieu.

Il fit le tour de la place et se gara sous un arbre à côté d’un Combi Volkswagen rongé par la rouille, immatriculé en Belgique. L’air était étouffant. Il prit dans le coffre une valise et un sac à dos. Le rez-de-chaussée de l’hôtel était occupé par un “bistrot-tabac-PMU”. C’était jour d’animation au “Café des Sports”. L’intérieur était bondé et la terrasse bien occupée. Il y avait les habitués, certes, mais aussi “les accompagnateurs”. À la campagne, la tradition a la vie dure. Les femmes vont à l’enterrement, les hommes au bistrot.

Une vieille plaque émaillée de l’Automobile club de France signalait l’entrée de l’établissement. Arsène écarta le rideau de perles de bois. La mosaïque bleue et la peinture écaillée, couleur coquille d’œuf, accueillaient le visiteur. Un voltaire pourpre aux ressorts défoncés montait la garde.

Par une porte entrouverte, les discussions, l’odeur de pastis et de tabac du café assaillirent Arsène. Son regard croisa celui d’un consommateur au visage aussi rouge que le fauteuil.

— Josiane ! Tu as un Parisien à l’hôtel qui attend.

— Voilà, voilà ! J’arrive.

Arsène vit apparaître une femme bien en chair d’une cinquantaine d’années. Le visage trop maquillé, encadré de cheveux blonds décolorés, habillée très près du corps, Josiane s’essuyait les mains aux ongles d’un vernis abîmé, avec un torchon à la propreté douteuse.

— C’est pourquoi ? demanda-t-elle d’une voie rauque.

« Elle doit fumer ses deux paquets de cigarettes par jour… », pensa Arsène.

— J’ai réservé une chambre pour quelques jours.

— À quel nom, s’il vous plaît ?

— Barbaluc, Arsène Barbaluc.

Elle se dirigea vers une table en noyer sans âge et feuilleta son registre.

— J’y suis. Vous avez réservé pour trois nuits. Je vous ai donné la chambre 15, au premier étage. Je vous conseille de garder les volets fermés dans la journée. Avec cette chaleur, c’est la seule façon de garder la maison fraîche.

— Merci, dit-il en prenant une grosse clé au médaillon argenté.

Arsène mit son sac sur son épaule et saisit sa valise.

— Vous êtes en vacances par chez nous ?

Avant qu’il ait pu répondre, une voix forte provenant du café demanda :

— Oh, Josiane, tu oublies les gens du cru.

— Ça va, ça va ! Je viens…

Un joyeux brouhaha empêcha Arsène d’entendre les propos peu amènes de la patronne. Trois petites têtes blondes, d’une dizaine d’années, suivies d’un couple, dévalèrent l’escalier. Arsène les laissa passer. Les « merci » au fort accent belge le firent sourire.

Josiane n’avait pas menti. Il faisait délicieusement frais dans la chambre. La tapisserie avait trente ans, et le mobilier au moins le double. Tout était désuet. Les appliques murales imitaient le style Napoléon III. Il tâta le matelas qui s’avéra bien trop mou pour le citadin qu’il était. En revanche, rien à dire sur la propreté. Pas un grain de poussière, et en plus, les sanitaires empestaient la javel.

Un quart d’heure plus tard, Arsène était installé à la terrasse devant un Perrier tranche, glacé. La douche froide et des vêtements secs lui avaient redonné le moral. Le Combi des Belges avait disparu laissant une large tache d’huile noirâtre sur les graviers. Autour de lui, il y avait toujours autant de monde. Les fenêtres ouvertes lui permettaient d’entendre aussi bien les discussions des tables voisines que celles du comptoir.

Ces voisins immédiats évoquaient la défunte dont on célébrait l’enterrement :

— Je ne l’aimais pas de trop, la Zélia. Elle avait le cœur aussi sec qu’une noix.

— Elle avait des excuses.

— Des excuses, des excuses, personne ne l’a obligée à être au service du père Polin toute sa vie. Elle devait y trouver son compte.

— Son compte, comme tu dis, c’était le fils. Quand Polin s’est retrouvé veuf avec un petiot de quelques mois sur les bras, heureusement que Zélia était là. Elle l’a élevé comme son fils. Même quand le vieux a foutu son fils à la porte, elle est restée du côté de Sébastien. Je le sais parce que, chaque semaine, la postière la voyait envoyer un mandat au gamin en cachette du père.

— Ce qui l’a aigrie, c’est d’être restée vieille fille. Moi, je me demande quand même, si les soirs d’hiver, avec le père Polin…

— Penses-tu ! Le père Polin, il n’y avait que deux choses qui l’intéressaient : sa scierie et ses fleurs tropicales. Le pognon et les plantes. Pour la bagatelle, il allait à Grenoble tous les samedis soirs. La Zélia, il ne la voyait pas comme une femme. Elle n’était que la domestique. Celle qui s’occupait de son fils. D’ailleurs, à sa mort le vieux grigou ne lui a pas laissé grand-chose. Tout juste de quoi se payer la maison de retraite.

Au comptoir, un petit bonhomme mal fagoté, au visage buriné par le soleil, s’énervait.

— Les gens de la ville et leurs usines, ça salope tout ! Hier soir encore, je me promenais le long de l’Isère vers le bras mort du Lattiez.

— Tu ne te promenais pas. T’allais relever tes collets.

— Pas du tout. Depuis trois mois que les perdreaux m’ont dressé un procès verbal salé, j’ai tout arrêté. La loi, rien que la loi.

L’assemblée éclata de rire.

— Enfin, bref… Il y avait des dizaines de poissons le ventre en l’air. Je te dis qu’avec leur usine, ils polluent tout.

Le braconnier fut interrompu par le salut sonore d’un nouvel arrivant. Tout en lavant des verres, Josiane lui lança :

— Tu as l’air bien joyeux, Julien !

— Pour sûr ! Tiens, mets-moi une mauresque… Et puis, mets donc une tournée générale.

— Alors quoi, tu as gagné au loto ?

Julien prit son temps. Il attendit que Josiane verse le sirop d’orgeat, fasse tinter les glaçons dans le verre rajoute le pastis et rallonge le tout avec de l’eau.

— Dis, tu vas nous faire mijoter encore longtemps, chef ?

— Eh bien, mes amis, je pense que l’auberge “La Queue d’Écrevisse” va recevoir sa deuxième fourchette au guide Le gastronome français.

Au milieu des exclamations de satisfaction et des verres levés bien haut, le braconnier calma les ardeurs de chacun.

— Eh, malin ! Comment tu sais que le guide te met une nouvelle étoile ?

— Parce que je suis bien renseigné.

Prenant un air mystérieux, Julien Tardieu, patron de “La Queue d’Écrevisse”, poursuivit :

— Par une indiscrétion, j’ai appris que le guide Le gastronome français envoyait dans mon établissement un de ses inspecteurs, demain ou après-demain. Moi, ces types-là, je les sens à cent mètres. Alors, on va lui sortir le grand jeu. Ce n’est pas un petit inspecteur, parisien de surcroît, qui va m’expliquer la grande cuisine et m’empêcher d’avoir ma deuxième fourchette.

— Tu ne crois pas qu’on t’a fait une blague ?

— Je suis sûr de ma source. La fille d’un copain de régiment fait un stage de secrétariat à la direction du guide. Alors, tu penses, quand elle a dit à son père que “La Queue d’Écrevisse” allait être contrôlé, il n’a pas hésité. Je lui avais promis que j’offrirais le repas de noce à sa fille.

— Mais c’est de la tricherie…

— Dis, Jeannot, tu sous-entends que ma deuxième fourchette, je ne l’ai pas méritée peut-être ?

— Je n’ai pas dit ça, mais…

À sa table, Arsène finissait son eau pétillante, quand un petit garçon traversa en courant la place en appelant à tue-tête : « Papy ! Papy ! »

— Maurice, interpella la patronne du “Café des Sports”, il y a ton petit-fils qui t’appelle.

L’un de ceux qui discutait grande cuisine au comptoir sortit sur le pas de la porte.

— Papy ! Papy !

— Qu’est-ce qui t’arrive, Cédric ?

— Monsieur le curé est mort.

— Comment ça, monsieur le curé est mort ? Qu’est-ce que tu inventes encore ?

Tout le monde s’était tu et s’approchait du grand-père et du gamin

— Oui, il est mort. Il était en train d’agiter le truc…

— Le goupillon…

— Oui, il agitait le goupillon au-dessus du cercueil en racontant des trucs et il est tombé. Alors, y a madame Finet qui a écouté son cœur et elle a dit qu’il était mort.

— À presque quatre-vingt-dix ans, le pauvre homme, le cœur a dû lâcher, assura l’un des clients.

— Regardez, le docteur Rousset a été prévenu.

Une Alfa Roméo flambant neuve s’arrêta près du corbillard. Cette arrivée en trombe agit comme un signal. Tels des migrateurs, l’ensemble des consommateurs se dirigea en toute hâte vers l’église.

IIPAIN SURPRISE

Arsène était remonté dans sa chambre. Énervé, il referma violemment la porte de sa chambre. Il prit dans sa veste son téléphone portable. Il s’assit au bout du lit, passant nerveusement ses mains dans ses cheveux poivre et sel.

— Allô ! Arsène Barbaluc à l’appareil, passez-moi le directeur… Je me fous qu’il soit en réunion… Non, surtout pas je ne veux pas le secrétariat. Je veux parler au directeur, et pas dans dix minutes… Bien, merci.

Arsène attendit quelques secondes avant d’avoir André Gibon, directeur du guide Le gastronome français, en ligne.

— Je vous prie de m’excuser, monsieur le directeur, mais il s’agit d’une urgence. Voilà, je viens d’arriver dans le Dauphiné pour faire une vingtaine d’inspection dans la région. Je devais commencer demain par “La Queue d’Écrevisse” et, par hasard, j’ai appris qu’il attendait ma visite… Oui, par une indiscrétion. Il semblerait que nous ayons actuellement à la direction une jeune stagiaire dont le père est un ami de régiment du patron de ce restaurant.

— …

— C’est cela. Il a aujourd’hui une fourchette et il fait partie de ceux qui sont susceptibles d’en gagner une seconde. Gérard Flandinet, lors de son inspection, il y a quelques mois l’avait proposé. Par ailleurs, nous n’avons que de bons échos.

Il se passa quelques minutes durant lesquelles Arsène n’émit que des oui, des non, ou des grognements.

— Bien, je vais m’y rendre dès ce soir, monsieur le directeur. Je vous tiens au courant. Bonne soirée.

Il éteignit son portable et s’allongea sur le lit. Les sirènes des véhicules de gendarmerie et d’une ambulance tirèrent Arsène de sa torpeur. Par les volets entrebâillés, il jeta un œil sur la place.

Il y avait foule autour de l’église. Quelques gendarmes essayaient de contenir les badauds. Parmi eux, il reconnut certains consommateurs du “Café des Sports”. Julien Tardieu, accompagné de deux hommes, fut le premier à quitter la place.

Quelques instants plus tard, Josiane reprit, à son tour, le chemin de l’hôtel. L’apercevant, elle lui fit un petit signe de la main et son plus beau sourire :

— Faites attention, monsieur Barbaluc ! Vous devriez tenir vos volets et votre fenêtre fermés. Si vous laissez entrer la chaleur, cette nuit vous allez étouffer.

— Oui, oui… Merci, bredouilla Arsène, comme pris en faute.

Il referma précipitamment les battants, reprit son portable, appela “La Queue d’Écrevisse” et réserva une table pour deux personnes, pour le soir même, à 20 heures. Arsène fourragea un moment dans sa valise avant de trouver le guide touristique du Dauphiné. Il enleva sa chemise et s’allongea sur le lit. C’était la première fois qu’il venait dans cette région. Il se souvenait qu’enfant, il avait passé une dizaine de jours sur le plateau du Vercors. Dans son souvenir, il se rappelait surtout qu’il avait été déçu. Ils étaient venus pour faire du ski, et la neige n’avait pas été au rendez-vous. Son père les avait traînés, sa sœur et lui, visiter Grenoble et le musée de la Résistance de Vassieux-en-Vercors. Il ne fallait pas perdre une occasion de se cultiver. Mais quand on est enfant…

« Le Royans : À mi-chemin entre Valence et Grenoble, ce petit pays du Dauphiné sur les contreforts du Vercors, est à cheval sur les départements de l’Isère et de la Drôme. Cette région agricole est de plus en plus recherchée par les touristes. Pont-en-Royans avec ses maisons suspendues, au débouché des gorges de la Bourne, reste un lieu… »

Arsène sombra dans un sommeil sans rêve.

* * *

Il se réveilla en sursaut. Il lui fallut quelques minutes pour reprendre ses esprits.

— Merde, 19 heures 30 !

Douche rapide, un coup de rasoir, costume de lin. Un quart d’heure plus tard, il descendait quatre à quatre l’escalier. Dans le hall, la patronne rangeait des papiers, sur la table en noyer faisant office de banque.

— Vous avez bien dormi, monsieur Barbaluc ?

Devant son air ahuri, elle ajouta malicieusement :

— Je passai dans le couloir du premier étage et je vous ai entendu ronfler.

Voyant sa gêne - Arsène était rouge comme une tomate - elle se crut obligée de préciser sur le ton de la confidence :

— Ne vous inquiétez pas. À part la famille belge, nous n’avons pas d’autres clients, ces jours-ci. Mais je bavarde, je bavarde, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Pourriez-vous m’indiquer le chemin pour aller à l’auberge “La Queue d’Écrevisse” ?

— Vous prenez la grande rue entre l’église et l’hôtel. C’est la rue commerçante de Saint-Hippolyte. Ensuite, la deuxième à gauche, vous descendez jusqu’à l’Isère, et ce sera sur votre droite. Vous ne pouvez pas vous tromper. Ah, vous allez vous régaler, monsieur Barbaluc. Entre nous, c’est un peu cher, mais c’est la meilleure table de la région. Vous avez dû apercevoir Julien Tardieu, le patron, quand vous étiez sur la terrasse tout à l’heure, il était au comptoir ?

— Je n’ai pas remarqué, mentit Arsène.

— Bref, “La Queue d’Écrevisse” devrait obtenir une deuxième fourchette. C’est tout dire !

— Tant mieux, tant mieux.

L’inspecteur du guide Le gastronome français se rembrunit et se dirigea vers la sortie.

— Attendez, ne partez pas si vite. Prenez cette clé ! Si vous rentrez tard, passez par la porte de derrière. Je vous souhaite une bonne soirée.

Arsène passa le pas de la porte puis se ravisant passa la tête à travers le rideau de bois :

— Au fait, et votre curé…

Le visage de la patronne perdit son sourire.

— Ne m’en parlez pas ! Il est bien mort, le pauvre homme. À ce qu’il paraît, il aurait été empoisonné.

— Empoisonné ?

IIIUN CONDRIEU BOUCHONNÉ

La place avait retrouvé son calme. Seule restait la fourgonnette des gendarmes. Les badauds avaient disparu. La rue principale de Saint-Hippolyte était déserte. Les murs des maisons relâchaient la chaleur emmagasinée tout au long de la journée. Dans sa boutique, l’épicier calculait, en malmenant sa caisse enregistreuse, ses bénéfices de la journée. Par les fenêtres ouvertes, on entendait les jingles des journaux télévisés. Une mère râlait après son fils qui avait poussé sa sono à fond. Une jeune fille, belle comme le jour, s’échappait de chez elle, sautait sur la moto de son petit ami et se serrait contre lui. L’engin démarra dans un feulement. À la fontaine, deux jeunes garçons cherchaient à arroser une petite fille qui criait à la moindre goutte d’eau sur sa peau. Saint-Hippolyte-en-Royans, un petit village bien tranquille comme il en existait des milliers en France.

Arsène déboucha sur les rives de l’Isère. Noyée dans la vigne vierge, bâtie sur les berges de la rivière, “La Queue d’Écrevisse” avait fière allure. Le propriétaire avait su conserver tout son charme à cet ancien relais postal. Les écuries ont été transformées en gigantesque salle à manger. Le parc qui l’entourait, organisé autour de deux gloriettes, mariait avec bonheur différentes essences. Un arbre de Judée centenaire jouait à la sentinelle à l’entrée de l’auberge. Au mois de mai, quand il était en fleur, il devait être magnifique. Une glycine au tronc aussi gros qu’une cuisse courait le long du mur d’enceinte. Arsène s’arrêta quelques instants pour humer le parfum de roses, aussi blanches que de la porcelaine.

Accueilli comme il se doit, l’inspecteur gastronomique fut guidé jusqu’à la terrasse.

— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais il m’avait semblé que vous aviez réservé pour deux ?

— Malheureusement, mon amie n’a pu venir. J’espère que cela ne pose aucun problème ?

— Pas du tout, monsieur. Nous allons simplement enlever les couverts pour vous donner un peu plus de place.

La table d’Arsène, en bout de terrasse, donnait sur l’Isère. La rivière dégageait une légère fraîcheur bien agréable. En face de lui, un couple d’un certain âge dégustait des cuisses de grenouilles. Le monsieur, à la chevelure aussi blanche que de la neige, très digne dans son costume gris, portait la rosette. Son port de tête, sa manière très droite de se tenir, ses lèvres minces, son front haut, lui conféraient une certaine autorité naturelle. Tout en lui faisait penser à l’officier à la retraite. Officier qui en son temps devait savoir se faire obéir ! Une malencontreuse petite tache sur sa chemise blanche cassa son image. Son épouse fronça ses sourcils dessinés au crayon noir. Elle traita son mari avec condescendance, comme une mère gronderait son fils. Tel un gosse pris en faute, il rougit et baissa la tête. Arsène eut du mal à ne pas éclater de rire. Par discrétion, il détourna les yeux. Sur sa droite, un couple d’amoureux parlait à voix basse en se tenant les mains et se regardant les yeux dans les yeux. Ils étaient seuls au monde.

Ah, que Judith lui manquait. Dans quelques jours, il la retrouverait enfin pour des vacances bien méritées au bord de la grande bleue. Au programme, balades en amoureux, siestes câlines, soirées coquines… Le serveur arracha brutalement Arsène à sa rêverie.

— Monsieur prendra un apéritif ?

— Non, merci.

Le garçon lui tendit la carte des menus et déposa sur la table celle des vins. Il s’agissait pour Arsène d’arrêter de rêvasser et de se concentrer. Il était là pour le travail et non pour la détente. Il examina attentivement sa table. Les couverts de chez Christofle et la vaisselle signée Haviland étaient agréablement assortis à une nappe blanche et une sur-nappe provençale jaune marquée discrètement d’une abeille brodée. Le photophore contenait une bougie à l’ancienne qui dégageait une discrète odeur de chèvrefeuille. Tout cela était de bon augure.

Arsène avait du mal à ne pas avoir de préjugés défavorables envers ce restaurant. La vantardise et l’assurance de Julien Tardieu, l’après-midi même, le poussaient à le casser. « Allons, tu n’es pas là pour juger le bonhomme, mais sa cuisine », se dit-il. Surtout que la carte était prometteuse. Après hésitation, il porta son choix sur des filets de truites tièdes aux morilles et au jus de framboise, puis sur des ravioles aux queues d’écrevisse, spécialité de la maison, et enfin sur un pintadeau au basilic.

Pour les vins, il appela le sommelier qui lui conseilla un meursault blanc. Après avoir hésité, il retint un condrieu : un coteau du Vernon de chez Georges Vernay, et, pour poursuivre le dîner, un cornas, domaine de Saint-Pierre. Il était tout heureux de boire un condrieu. Ce côtes-du-Rhône blanc, méconnu du grand public, était un enchantement pour le palais, notamment avec le poisson. De plus, c’était l’un des premiers vins que son père lui avait fait déguster. Ses souvenirs étaient intacts. Il se rappelait un vin très parfumé, à la belle couleur jaune, brillante, aux reflets d’or. Son nez se souvenait d’arômes floraux et d’abricot, son palais avait longtemps gardé le goût de ce vin rare, riche en alcool, gras et souple.

Il nota que le garçon qui prenait sa commande avait les ongles douteux et qu’il regardait ailleurs pendant qu’il lui parlait. Quand on veut faire partie du gratin de la gastronomie française, tout compte.

Amusé, Arsène remarqua que le couple d’amoureux avait choisi, lui aussi, un condrieu. Heureux choix, pensa-t-il, qui augure bien de la suite de la soirée. Le garçon ramena une corbeille comprenant cinq ou six sortes de petits pains sortis tout juste du four et une carafe d’eau fraîche mais non glacée. Le sommelier suivit de peu avec la bouteille de condrieu. Il la déboucha dans les règles de l’art.

— Si monsieur veut bien goûter.

Gourmand, Arsène fit tourner le breuvage dans son verre. Il “pleurait” juste ce qu’il faut. Puis l’approcha de son nez pour le humer. La sensation fut désagréable ; sans pouvoir la définir une très légère odeur le gêna. Il oxygéna de nouveau le breuvage, l’examina avec attention en penchant légèrement le verre. À nouveau, il le sentit. Décidément, derrière les arômes classiques du condrieu il percevait autre chose.

— Quelque chose ne va pas, monsieur ?

— Ce vin a une senteur anormale…

Le sommelier semblait dubitatif. Encore un client qui joue à l’œnologue.

— Tenez, voyez vous-même.

Il porta le verre à son nez sans conviction. De toute manière, il n’allait pas se battre pour une bouteille de condrieu avec un client qui allait payer une addition de huit cents francs.

— Vous voudrez bien nous excuser. Je vous ramène une nouvelle bouteille tout de suite, monsieur. Désolé.

— Je vous en prie, ce sont des choses qui arrivent.

Arsène n’avait pas été dupe. Le sommelier n’avait même pas pris la peine de réellement goûter ce vin avec le nez.

De sa place, il avait une vue imprenable sur le couloir qui menait à la cuisine et servait de desserte au service. Le garçon ramena la bouteille et la posa sur un meuble à couverts. Quelques instants plus tard, il réapparut avec un nouveau flacon de condrieu. Il la déboucha et versa une faible quantité dans un verre apporté à cet effet. L’inspecteur prit tout son temps, s’amusant de l’air agacé du sommelier. Robe parfaite, odeur merveilleuse. Il le porta aux lèvres. Il fit tourner dans sa bouche. Au contact de son palais, mille arômes explosèrent. Ce condrieu était digne de son souvenir de jeunesse.

— Parfait.

Le sommelier compléta le verre et déposa la bouteille sans aucun commentaire. Arsène le suivi distraitement des yeux.

L’homme prit la première bouteille, la renifla et haussa les épaules. Mais au lieu de la laisser de côté, comme il se doit, il la ramena en salle. Il s’approcha de la table des amoureux et le fit goûter. Arsène était scandalisé. Il allait intervenir, puis il se ravisa. Après tout, il était là pour juger de la qualité de l’établissement. Eh bien, le jugement serait sans appel. Peut-être que le jeune client allait lui aussi remarquer que… mais non, il avala une gorgée et fit un signe d’assentiment au sommelier.

En pensée, Arsène rédigeait déjà sa note de synthèse. Peut-être que cela vaudrait même un papier dans l’un des magazines du groupe. « “La Queue d’Écrevisse” a bien du mal à devenir un grand de la gastronomie du sud-est. Si les ravioles sont toujours aussi fondantes, cela reste à voir d’ailleurs, le service est digne d’une gargote. On sert au client les vins refusés par d’autres… » Absorbé par sa diatribe, Arsène ne remarqua pas que son voisin, le jeune amoureux, avait du mal à respirer, qu’il desserrait sa cravate et suait à grosses gouttes. Le cri de sa compagne le fit sursauter.

Le client venait de s’écrouler sur la table dans un fracas de verre brisé et de porcelaine cassée. La jeune femme était debout, immobile.

Le visage de la victime, défiguré par un rictus de douleur, était tourné vers lui, les yeux vitreux, la bouche grande ouverte. Pour la première fois de sa vie, Arsène était confronté visuellement avec la mort. Ses oreilles bourdonnaient. La nausée au bord des lèvres, il vit dans le flou, des gens qui s’agitaient auprès de la victime. Tout se passait comme un film au ralenti. Il était à deux doigts de s’évanouir.

IVTÊTE DE VEAU VINAIGRETTE

— Du calme ! Du calme, s’il vous plaît !

La voix de stentor de Julien Tardieu ramena l’inspecteur du guide Le gastronome français à la réalité.

— Il est mort, chef, dit le garçon de salle en relâchant le poignet de la victime.

— Denis, Michel ! Aidez-moi, on va porter le corps dans mon bureau. Amandine, appelle le docteur Rousset, veux-tu ?

Les deux hommes soulevèrent le corps et l’entraînèrent à l’intérieur, suivis de la jeune femme soutenue par une femme d’âge mûr, qui devait être l’épouse du patron. Celui-ci rassurait de droite et de gauche. Posait une main sur une épaule. Chuchotait quelques mots aux oreilles de certains. Il claqua dans ses mains.

— Allons, je vous en prie ! Regagnez vos places. Bien évidemment ceux, trop émus, qui le souhaitent, peuvent quitter l’établissement. Pour ceux qui désirent poursuivre leur repas, la maison leur offre les vins.

L’émotion était forte, et trois tables se vidèrent. Certains, l’estomac tourneboulé, préférèrent quitter le restaurant et rejoindre leurs pénates. Aux tables encore occupées, on murmurait, on commentait, on analysait. Le vieux monsieur à la rosette demanda un cognac. Pour une fois, sa femme oublia de lui lancer un regard noir. Arsène commanda lui aussi un cognac.

À l’étage, une fenêtre était allumée. Arsène reconnut le dos de la compagne de la victime. Ses épaules étaient secouées de soubresauts.

À l’agitation du personnel, la salle comprit que le médecin était arrivé et qu’il se passait quelque chose. Julien Tardieu apparu sur la terrasse et s’adressa à l’adolescent qui allait nettoyer la table du drame.

— Oh, petit, laisse ! dit-il en se raclant la gorge. Au vu de certaines circonstances, le docteur Rousset a décidé de prévenir les gendarmes. Je vous prierai de rester assis calmement et de ne toucher à rien. La maison va vous servir des rafraîchissements.

La maréchaussée arriva quelques minutes plus tard. Quatre gendarmes, accompagnés de Julien Tardieu, apparurent sur le seuil. Celui-ci semblait indiquer la table de la victime. Après un rapide conciliabule, le plus âgé, la cinquantaine, s’adressa aux convives.

— Mesdames, messieurs, je vous demande toute votre attention.

Les conversations s’arrêtèrent nettes, et les visages, tendus, se tournèrent vers lui.

— Je suis l’adjudant-chef Laurentis, commandant la brigade de gendarmerie Saint-Marcellin. Je vous demanderai de ne pas quitter votre place. Mes hommes vont relever vos identités et vous poser quelques questions. Je vous remercie par avance de votre coopération.

— Vous pourriez, au moins, nous dire ce qu’il se passe, lui lança agressivement un homme.

— Je pourrais. Mais je ne le souhaite pas. Du moins pour le moment.

Le ton était cinglant, sans appel.

— D’autres questions ?

Devant le silence de chacun, il tourna les talons et rentra dans le restaurant.

L’un des gendarmes commença à examiner la table où le drame avait eu lieu. Il prenait des notes sur son carnet. Il prit ensuite dans un grand sac un appareil photo et mitrailla la scène sous tous les angles.

Après avoir interrogé le présumé officier à la retraite et son épouse, un de ses collègues s’assit devant Arsène.

— Maréchal des logis Lothard. Puis-je vous poser quelques questions ? Nom, prénom, date et lieu de naissance ?

— Barbaluc Arsène, né le 16 août 1960 à Paris.

— Nationalité ?

— Française.

— Situation de famille ?

— Divorcé, un enfant.

— Adresse ?

— 44, quai d’Orléans à Paris… Sur l’île Saint-Louis, se sentit obligé de préciser Arsène.

— Avez-vous une adresse dans la région ?

— Oui, j’ai pris une chambre, pour quelques jours, à “l’Hôtel du Vercors” à Saint-Hippolyte même.

— Vous êtes dans la région pour des vacances ou pour des raisons professionnelles ?

Arsène hésita quelques secondes. Suffisamment longtemps pour que le gendarme lève enfin les yeux de son carnet.

— Vous êtes dans la région pour des vacances ou pour des raisons professionnelles ? répéta-t-il.

— Voilà, pour tout le monde ici je suis en vacances. En réalité… En réalité, je suis ici incognito. Je travaille pour le guide Le gastronome français. J’inspecte les restaurants. Le rapport, les commentaires et les notes que je transmettrai permettront…

— Donc en clair, vous êtes ici pour le travail ?

— Oui.

— Connaissiez-vous Benoît Van Voort ?

— Qui est-ce ?

— La victime, précisa le maréchal des logis Lothard.

— Non.

— Vous étiez juste à côté de la victime, est-ce que le couple semblait en bons termes ?

— Oui, tout à fait. Je n’ai pas écouté leurs conversations, mais ils semblaient très amoureux.

— Avez-vous remarqué quelque chose de particuliers ? Un détail qui vous aurait frappé ?

— Eh bien, à part l’histoire de la bouteille…

— Quelle histoire de bouteille ?

— Oh, c’est insignifiant.

— Dites toujours !

— Eh bien, pour accompagner les plats que j’avais commandés, j’ai choisi un condrieu. Vous savez, c’est un blanc de grande qualité et avec des…

— Excusez-moi, pouvez-vous aller au fait, s’il vous plaît ? Il y a encore de nombreux témoins à entendre.

Vexé, Arsène prit un air renfrogné. Quel inculte, ce flic. Un rustre sans fantaisie qui ne comprendrait jamais rien, si ce n’est le petit doigt sur la couture du pantalon.

— Lorsque le sommelier m’a fait goûter le vin, comme il se doit, je l’ai humé. Tout de suite j’ai senti une odeur discrète mais désagréable et j’ai refusé la bouteille. Il faut préciser que le mort… enfin, la victime avait choisi le même vin. Donc, je suivais des yeux le sommelier qui remportait ma bouteille. Bref, il a servi à la victime la bouteille que j’avais refusée. Quelques secondes après l’avoir ingurgité, l’homme s’est écroulé.

Le gendarme le dévisagea. Pour la première fois depuis le début de l’entretien, il semblait s’intéresser réellement à son témoin.

— Vous êtes certain que ce vin avait une odeur anormale ?

Arsène hocha la tête.

— Et qu’il a servi cette même bouteille à la victime ?

— Oui, tout à fait.

— Je vais vous demander de me suivre.

Devant la mine surprise et inquiète de l’inspecteur du guide Le gastronome français, il le rassura.

— Ne vous inquiétez pas, je souhaite, simplement, que l’adjudant Laurentis entende votre témoignage.

VSOUPE D’ORTIES

À l’étage, on fit attendre Arsène dans la buanderie. Sur des étagères, des serviettes soigneusement empilées attendaient sagement les bouches à essuyer. Il flottait dans l’air une senteur de tilleul.

Assis sur un prie-dieu qui nécessitait un sérieux rempaillage, il entendait des sanglots et des murmures. Il était inquiet. Il avait une boule dans la gorge et se sentait oppressé, comme si un énorme poids lui écrasait le thorax.

À coup sûr, sa couverture était foutue. Il n’était pas certain qu’André Gibon, son directeur, apprécie à sa juste valeur son geste citoyen. Pour lui, seul le guide comptait. Il est vrai que depuis quarante ans cet ouvrage faisait la pluie et le beau temps dans le petit monde de la gastronomie. Son jugement pouvait aussi bien faire la fortune ou ruiner un chef. Bien souvent, Arsène s’était demandé s’il existait autre chose dans la vie de son patron. Il savait qu’il existait une madame Gibon et deux enfants. Mais à par ça, mystère.

C’est l’adjudant Laurentis qui poussa la porte. Les cheveux gris, le visage carré, les yeux noirs, il devait, sous la toise, tutoyer le mètre quatre-vingt-dix et dépasser allégrement le quintal. Il s’appuya contre la porte qui gémit sous son poids.

— Si les renseignements que m’a transmis mon collègue sont exacts, vous êtes inspecteur pour le fameux guide Le gastronome français ?

— À ce propos, j’aurais souhaité gardé l’incognito. C’est primordial pour mon travail. Si les restaurateurs de la région savent qui je suis, ma tournée est foutue.

— J’ai peur de ne pouvoir accéder à votre demande.

Devant la mine déconfite d’Arsène, il crut nécessaire de rajouter un lapidaire :

— Désolé, monsieur Barbaluc. Vous considérez-vous comme un bon œnologue ? En un mot, est-ce que vous avez un nez, comme on le dit dans votre profession ?

— J’ai appris mon métier auprès de mon père, qui était sommelier de l’Élysée, et j’ai fait mes classes dans quelques grandes tables. Je ne suis pas infaillible, bien sûr, mais tout de même, ajouta-t-il avec une pointe de vanité.

— Bien ! Alors, il paraît que vous avez des choses à me raconter ?

Arsène résuma une nouvelle fois son histoire. Le commandant de la brigade de Saint-Marcellin l’écouta attentivement sans l’interrompre.

— Cette odeur, vous seriez capable de la définir, de la reconnaître ?

— Je crois, hésita-t-il. Comme je vous l’ai dit, cette odeur était très discrète. Elle n’apparaissait pas dans un premier temps. Elle était masquée par les arômes traditionnels du vin, mais, si je dois la définir, je dirais qu’elle rappelle un peu l’amande.

Laurentis ne parut pas étonné de cette révélation. Il entrebâilla la porte et passa la tête.

— Eh, Lothard ! Fais venir le chef et son sommelier.

Puis il dit à son oreille quelque chose qu’Arsène ne saisit pas.

La situation semblait surréaliste à Arsène. Dans une buanderie d’une dizaine de mètres carrés un adjudant de gendarmerie, un chef d’un restaurant renommé, un sommelier et un inspecteur de guide gastronomique étaient réunis pour disserter des qualités olfactives d’une bouteille de côte du Rhône blanc.

Laurentis se tourna vers l’employé de Julien Tardieu.

— Vous êtes le sommelier de “La Queue d’Écrevisse”. Exact ? Bien, et vous, vous appelez ?

— Michel Ronchit.

— Ce monsieur, dit-il en indiquant Arsène, vous accuse d’avoir servi à la victime la bouteille qu’il avait lui-même refusée.

— C’est… c’est faux !

— Vous êtes bien sûr de vous. Je vous rappelle qu’un faux témoignage peut vous coûter cher !

— Mon adjudant, s’il vous le dit ! rétorqua Julien Tardieu. Je vous répète que je suis sûr de mon personnel comme de moi-même. C’est déjà suffisamment pénible d’avoir un empoisonnement dans un établissement comme le mien sans en rajouter.

« C’est donc bien un empoisonnement », pensa Arsène, affolé.

— Certes, monsieur Tardieu. Mais il a bien fallu que la victime ingurgite le poison d’une manière ou d’une autre. Et nous avons un témoin qui signale que le vin qui lui a été servi avait une odeur bizarre et que ce même vin a été goûté par Benoît Van Voort.

— Une odeur bizarre ! Une odeur bizarre ! Mais des guignols qui nous refusent une bouteille, ça se voit tous les jours. Dans neuf cas sur dix, le vin n’est ni bouchonné, ni madérisé. Ce sont des clients qui se prennent pour ce qu’ils ne sont pas. Qui cherchent à épater la galerie.

Julien Tardieu s’écoutait parler. Ses propres paroles nourrissaient sa colère. Il faisait de grands gestes des bras. Il ne parlait plus, il éructait. Son visage s’était empourpré. La sueur lui coulait sur le front. La pupille de ses yeux était dilatée.

— Dans tous les cas, poursuivit-il, le client est roi. Nous retirons la bouteille et en servons une autre. Sauf si le vin est abîmé, il arrive que nous réutilisions en cuisine le vin injustement refusé. Mais jamais un flacon refusé par un client n’est donné à un autre. “La Queue d’Écrevisse” a, depuis plus de soixante ans, une place à défendre dans le gotha de la cuisine de notre pays. Mon grand-père, puis mon père avant moi se sont battus pour que les saveurs de notre région soient reconnues. Nous allons d’ailleurs sûrement obtenir une seconde fourchette au guide Le gastronome français.

— Justement, vous avez un de ses inspecteurs devant vous, coupa l’adjudant Laurentis en désignant Arsène.

Julien Tardieu resta la bouche ouverte telle une carpe sortie de l’eau cherchant désespérément de l’oxygène.

— Vous ne deviez être là… que demain ? Ça y est, ça me revient maintenant. Quand je suis entré dans cette pièce, je me suis demandé, mais où est-ce que j’ai vu cette tête de touriste ? Vous étiez au “Café des Sports” cet après-midi. Tu parles d’un touriste. Vous avez dû bien vous marrer ?

— Monsieur, qui est donc inspecteur au guide Le gastronome français, reprit avec autorité le représentant de l’ordre, affirme que le condrieu que votre sommelier lui a servi avait une drôle d’odeur. Qu’il l’a refusé et que Michel Ronchit l’a resservi à la victime. Est-ce exact, monsieur Barbaluc ?

— Tout à fait, bafouilla Arsène.

Le militaire ouvrit la porte et fit entrer le gendarme qui l’avait interrogé. Dans ses mains gantées, il tenait une bouteille de condrieu blanc à peine entamée et un verre à vin presque vide.

— Je vous présente le maréchal des logis Lothard. Il a apporté la bouteille et le verre qui était sur la table de Van Voort. Monsieur Barbaluc, pouvez-vous, s’il vous plaît, sentir ce vin !

Arsène s’exécuta et huma longuement à la fois la bouteille et le verre.

— Il n’y a pas de doute, je retrouve la même odeur désagréable.

L’adjudant commanda au sommelier et à Julien Tardieu de pratiquer la même expertise. Si Ronchit conclut qu’il ne remarquait rien de particulier, son patron daigna reconnaître qu’il y avait, peut-être, une légère odeur particulière.

— Bien, je vous remercie. Lothard, faites partir tout ça en urgence au labo, avec le reste.

Puis, se tournant vers le sommelier, il changea d’attitude.

— Pour la deuxième fois monsieur Ronchit pouvez-vous nous dire si oui ou non vous avez servi au défunt la bouteille que monsieur Barbaluc avait refusée ? Bon, rien ne vous est reproché, pour le moment, mais il s’agit d’une affaire d’empoisonnement et, entre la colère de votre patron et la colère de la justice, je serais vous, je n’hésiterais pas.

Tête baissée, le sommelier coula un regard craintif vers Julien Tardieu.

— C’est vrai, souffla-t-il, j’ai resservi la bouteille.

L’ex-futur deux fourchettes explosa.

— Salaud ! Petit con ! Qu’est-ce que tu fais de ma réputation ? Tu nous déshonores. Je te fous à la porte, et sans indemnités encore.

Il s’avança la main en l’air, prêt à le gifler. L’adjudant s’interposa de toute sa masse. Les deux hommes se firent face quelques secondes. Le chef sembla hésiter, puis, essuyant nerveusement sa main sur son tablier, il céda.

— Allez, Tardieu, calmez-vous ! Asseyez-vous dans un coin et ne bougez plus !

Le gendarme se retourna vers le sommelier.

— Alors, monsieur Ronchit, racontez-moi toute l’histoire !

— C’était le coup de feu, et le patron était particulièrement nerveux, depuis deux jours. Il n’arrêtait pas de nous rabâcher qu’il fallait être au top, car demain il serait inspecté par le guide. Alors, ce soir, quand monsieur a refusé le condrieu, je n’ai pas bronché, mais j’ai pensé : « Encore un de ces touristes qui friment. »

— Mais, d’habitude, lorsqu’un client vous fait ce genre de remarque vous ne goûtez pas le vin à votre tour ?

— Cela dépend, mais de toute manière, on applique la consigne du patron qui est de ne pas vexer le client, et on lui donne une autre bouteille.

— Alors, pourquoi cette fois-ci l’avez-vous ramenée en salle ?

— Comme je vous le disais, c’était le coup de feu. J’avais plusieurs tables en retard, et puis monsieur ne me paraissait pas sérieux, alors j’ai servi la bouteille à la table numéro 7.

— Quand monsieur Barbaluc vous a passé commande, vous êtes allé chercher la bouteille à quel endroit ?

— À la cave, comme pour n’importe quelle bouteille !

Après quelques secondes d’hésitation, l’adjudant grommela :

— Bien, messieurs, c’est tout pour l’instant.

Alors qu’il se levait, Arsène fut arrêté dans son élan.

— Non, pas vous, monsieur Barbaluc !

Puis le gendarme se tourna vers le patron et le sommelier :

— Je vous demanderais de rester à la disposition de la justice. J’aurai certainement besoin de vous revoir un peu plus tard dans la soirée.

Julien Tardieu fulminait. Il poussa sans ménagement son employé et foudroya du regard Arsène, en passant.

Une fois seul, l’adjudant Laurentis s’adressa à Arsène.

— Je souhaiterais que vous m’accompagniez à l’église…

Devant l’étonnement de l’inspecteur du guide de la gastronomie française, il précisa avec un sourire en coin :

— Ne vous inquiétez pas, j’ai juste besoin de votre nez.

— Pas de problème.

Sur le palier, il donna ses ordres à Lothard. Dans une pièce qui devait faire office de bureau, ils aperçurent la compagne de la victime allongée sur un canapé. Le docteur Rousset l’informa qu’il lui avait donné un sédatif léger. Au rez-de-chaussée, devant la porte de la cuisine, ils entendirent Tardieu passer un savon à Michel Ronchit. Il hurlait, traitant le sommelier de tous les noms.

VIVIN EUROPÉEN AMER

C’était la première fois qu’Arsène montait dans une Estafette de gendarmerie. Il se sentait mal à l’aise, comme s’il était coupable de quelque chose. Depuis sa plus tendre enfance, il avait toujours eu la peur des gendarmes. Encore aujourd’hui, la simple vue de la maréchaussée à un péage autoroutier lui donnait des crampes d’estomac.

L’adjudant Laurentis stoppa devant l’église. Il entraîna Arsène sur le côté du bâtiment. Il enleva délicatement les scellés posés quelques heures plus tôt. Une grosse clé fit céder une lourde porte ornée d’arabesques en fer forgé.

Il tâtonna dans le noir pour trouver le commutateur électrique.

— Entrez !

Une fois la porte refermée, le gendarme le précéda jusqu’à la sacristie. Il prit dans un coin un panier à bouteille en plastique vert. Il ouvrit plusieurs placards avant de trouver ce qu’il cherchait : deux verres ternis par le calcaire.

— Voilà ce que j’attends de vous, monsieur Barbaluc. Comme vous voyez, sur ces six bouteilles il y en a deux d’ouvertes. Je voudrais que vous versiez le contenu de chacune dans un verre et que vous les sentiez.

Arsène lut l’étiquette. Vin de table mis en bouteille à Narbonne. Un vrai onze degrés européen : un tiers italien, un tiers espagnol, un tiers français ! Quel dommage, alors que le Languedoc et le Roussillon, pays bénis des dieux, noyés sous le soleil, sont capables de donner de si bons vins, au goût et aux senteurs si particuliers. Les blancs du Val d’Agly ou les macabeu qui font chanter les crustacés. Les collioures rouges ou certains corbières, qui se marient si bien avec la saucisse catalane grillée au feu de bois. Il soupira, versa le vin de table et s’exécuta à regret. La première fois, il eut un léger recul. Mais il se força à remettre le nez dans le premier verre, puis dans le second. Il refit l’opération plusieurs fois.

— Ce n’est pas de la grande qualité. C’est plus proche du vinaigre que du vin. Il y a de nouveau cette odeur d’amandes. La seconde bouteille dégage la même odeur que le condrieu de “La Queue d’Écrevisse”. Mais elle est plus difficile encore à percevoir.

— Cela ressemble à du cyanure… Oui. L’une des caractéristiques de ce poison est son odeur particulière… d’amandes amères. Allez vous laver les mains ! On ne sait jamais. Vous avez un lavabo dans la pièce à côté.

Barbaluc se frotta les mains et les avant-bras au savon de Marseille. Puis il s’aspergea abondamment le visage. L’eau fraîche lui fit du bien. Il saisit le torchon que lui tendait le gendarme.

— Ça fait du bien ?

Arsène acquiesça.

— Dites, monsieur… Euh ! Mon adjudant, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais vous ne pourriez pas me dire ce qui se passe dans ce patelin.