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Dans "Fraîche comme une rose", Rhoda Broughton déploie une prose élégante et incisive, inscrivant son œuvre dans le courant du roman victorien. Ce récit explore les conventions sociales, la passion et les dilemmes moraux d'une jeune femme face à une société en mutation. Broughton, à travers des personnages finement ciselés, met en lumière les tensions entre désir et obligation, tout en utilisant un style narratif riche en dialogues et en descriptions évocatrices, ce qui souligne l'importance du contexte familial et social de l'époque. Rhoda Broughton, dont la carrière s'étend sur le tournant du XIXe siècle, a souvent été influencée par ses propres expériences et par le climat intellectuel de son temps. Remarquée pour sa capacité à aborder des sujets tabous et à donner voix à des femmes en quête de liberté, elle s'inscrit dans une lignée d'écrivaines qui cherchent à redéfinir les rôles de genre. Avec "Fraîche comme une rose", Broughton s'aventure dans les complexités des relations humaines, révélant les aspirations et les frustrations de ses personnages. Je recommande vivement ce livre à ceux qui s'intéressent à la littérature victorienne et à l'exploration des tensions psychologiques et sociales féminines. La profondeur des réflexions de Broughton, associée à une écriture fluide, en fait une œuvre incontournable pour comprendre les enjeux de son époque tout en captivant le lecteur moderne.
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Avez-vous jamais été dans le pays de Galles? J’adresse cette question directe à tout membre de la société qui aurait le bon esprit de s’asseoir tranquillement pour lire cette histoire d’amour, histoire aussi véridique que celle d’Héloïse et d’Abélard, ces amants coupables, aussi touchante, j’ose le dire, que celle de ces innocents amants, Paul et Virginie. Je présume que le nombre de ces lecteurs sera malheureusement assez restreint, malgré la bonne opinion que j’ai de mon talent de narrateur; mais le jugement que le ciel m’a octroyé me permet de ne conserver aucune illusion à cet égard et de ne pas aspirer, pour une œuvre d’imagination, à la grande popularité d’un Guide ou d’un Paroissien. Je me contenterai donc de quelques auditeurs bienveillants qui daigneront s’intéresser à une modeste pastorale.
Je reprends: Avez-vous jamais été dans le pays de Galles? Non, à moins que ce ne soit pour traverser cette région sauvage en vous rendant vers la terre verdoyante, malpropre et charmante où fleurissent Pat et son rude accent, les pommes de terre et l’émigration, l’Irlande, autrement dit. Supposé même que vous ayez traversé à toute vitesse une partie du pays de Galles, durant cette course rapide vos yeux, votre nez, vos oreilles étaient si bien remplis de poussière que, tout en clignant les paupières et en ne goûtant que le seul plaisir d’aller vite, vous aurez été incapable ou de voir les beautés de la nature, ou d’ouïr des sons agréables, ou de sentir des odeurs délicieuses. Enfin, je mets en fait que vous n’ayez jamais habité la terre des antiques Cimbres ou Kymris, et que vous n’avez pas eu occasion de remarquer ce que peut boire un Kymri mâle un jour de marché ou de constater par vous-même qu’à l’âge de trente ans une Kymri femelle ressemble à une vieille sorcière. Ce n’est pas votre propre expérience qui vous fera répéter ce dicton sévère:
Taffy était Gallois,
Donc Taffy était voleur.
Moi, j’ai vécu dans le pays de Galles et j’en puis parler savamment. Eh bien, je ne crois pas Taffy plus porté à enfreindre le dixième commandement que la canaille de tout autre pays. Ce n’est pas que notre Taffy, notre paysan gallois, soit un être bien brillant. Son grand bonheur est de se sentir ivre à moitié ou d’aller hurler des psaumes dans son conventicule, ce réceptable de schismes. Il vous débitera aussi une foule de gros mensonges, dépourvus de ce sel piquant qui assaisonne les mensonges de Pat, son voisin; mais, du moins, il est respectueux et assez inoffensif. J’affirmerais même qu’il lui arrive plus rarement encore qu’à ce même voisin de battre sa femme ou de convoiter les cuillers du prochain.
Mais pourquoi m’égaré-je à vous décrire les mœurs de ces indigènes? Les personnages que je veux vous faire connaître, aimer ou haïr peut-être, vivent au milieu d’eux, mais ils n’ont rien de commun avec les Taffys. Ils ont seulement planté leur tente dans ces localités. Vous ne trouverez en eux rien d’extraordinaire; leurs actions sont simples; quand elles sont blâmables, ils n’en sont pas toujours punis sur l’heure en ce monde, et nous ignorons s’ils seront, dans l’autre, flagellés par de cruelles Tysiphones. Ce récit ne sera ni une œuvre démoniaque ni une vie des saints, ni un roman moral, ni un roman dans le genre de la Dame aux Camélias. J’en avertis d’avance les lecteurs qui ne goûtent que ces sortes d’ouvrages, et, dès à présent, ils sont maitres de jeter le volume au feu, à moins toutefois qu’il n’appartienne à un cabinet de lecture.
Il y avait une fois... J’aime ce début d’une forme antique et vénérable; il vous laisse parfaitement libre de donner carrière à votre imagination; il ne vous force à indiquer aucun règne, il ne vous astreint à aucune époque. Donc, il y avait une fois une vallée dans le pays de Galles–elle y est probablement encore, à moins que quelque récente convulsion du globe ne l’ait transportée sur le sommet des montagnes ou submergée dans les profondeurs de l’Océan. C’était une vallée plus délicieuse que celle de l’Ida où le volage Pâris menait paître ses brebis et ses chèvres noires et débutait dans la carrière de la galanterie; il est vrai que l’on n’y rencontrait pas des bergers séduisants comme le beau Pâris, mais bien un ou deux gentilshommes du pays, à cheveux roux, toujours légitimement mariés à une Galloise également rousse, et qui, de leur vie, n’auraient fait la cour à la moindre bergère. Elles sont rares, en cette vallée, les bergères semblables aux Amaryllis ou aux Nérées, d’autant plus rares que les petits moutons vifs et maigres, qui parsèment les flancs des collines, y vivent en liberté comme sur une terre primitive, sans être guidés ou surveillés par les filles des Kymris.
Cette vallée n’est point sauvage, pourtant. On y voit des habitations de gentilshommes et de paysans, et la race cambrienne s’y perpétue d’une manière rassurante. Les maisons y sont tantôt grandes, tantôt petites, tantôt neuves, tantôt vieilles; elles ont des façades soit rouges, soit blanches, le plus souvent d’un gris sale, mais celle qui attire notre attention est une des plus modestes et des plus anciennes. Située à mi-côte, elle voit en face d’elle des collines assez hautes qui, du fond de la vallée, s’élèvent en pentes douces vers l’horizon, pour s’abaisser ensuite, par des plans successifs, jusqu’à la mer éloignée de vingt milles. La petite maison, assez riante, a une façade noire et blanche, formée par des poutres enchevêtrées, et son potager, à murs bas, s’étend par derrière sur le penchant de la colline. Elle a vu passer bien des générations et elle porte le nom barbare de Glan-yr-Afon.
«Jack et moi, nous avons rentré nos derniers foins aujourd’hui, sans une goutte de pluie. C’est la première bonne chance que nous ayons eue depuis longtemps. Si nous possédions le moindre morceau de terre, nous devrions en sacrifier un petit coin pour la part du Diable, mais nous n’avons pas, à nous, de quoi faire seulement pâturer une oie. Il m’est arrivé aujourd’hui une singulière aventure. Robert Brandon m’a demandée en mariage; c’est la première fois, et cependant, j’ai eu dix-sept ans le mois dernier. Je voudrais bien que ce fût la dernière fois, tant c’est désagréable. J’ai dit oui, une espèce de oui après une demi-douzaine de non; pourquoi ai-je dit oui?... Je ne le comprends pas, car je n’en avais guère envie. Est-ce parce que je me sentais assez flattée que l’on pût désirer ma compagnie pour toute la vie??»
Le nom inscrit sur la première page de ce journal est celui d’Esther Craven, de Glan-yr-Afon. La date, 10juillet 186*. Le mois de juillet est assez ordinairement pluvieux, mais, cette année, durant ses trente et un jours, le ciel a été de cuivre ardent, tel qu’il parut au prophète Élisée sur le mont Carmel. Les derniers foins du jeune Craven sont bien rentrés, ainsi que le constate le journal de sa sœur. Dans la matinée de ce même jour, les prairies du haut des collines étaient encore couvertes de petits tas de foi; ce soir, elles sont unies comme les plaines de Salisbury. Tout le long du jour, les chariots ont monté et ont descendu, en grinçant et en chancelant, l’espace rocailleux qui sépare le champ du grenier à foin. Tout le long du jour Évan, Hugh, Ruppert, le gilet entr’ouvert et les bras nus, aidés par des matrones cambriennes portant des chapeaux au sommet de leur tête et les mains armées de fourche, ont entassé dans les chariots les foins desséchés et d’agréable odeur, comme la mémoire de l’homme de bien, et en telle quantité qu’il n’apparaît plus que les oreilles, le nez et les jambes de devant du cheval qui les traîne. Tout le long du jour, Esther est restée assise contre une meule, et, ainsi que Salomon nous peint la femme forte, «surveillant les travaux domestiques». Le foin se moule comme un souple fauteuil autour de son corps jeune et mince et de grandes araignées à longues pattes se promènent à leur aise sur son dos ou explorent la forêt vierge de ses épais cheveux bruns. On lui a apporté son goûter, du pain et du lait dans un bol de porcelaine, mais elle trouve bien insociable et assez ennuyeux de manger toute seule. Selon elle, on ressemble à un pauvre chien qui s’en va, dans un coin, la queue basse, ronger un os ou lapper sa soupe. Les faneurs sont bien plus heureux, car ils sont là, ensemble, étendus à l’ombre des haies de noisetiers, déployant de grands mouchoirs à pois bleus et blancs, d’où ils sortent d’épaisses tranches de lard gras, enfonçant leurs couteaux dans la terre pour les nettoyer après le repas, et causant entre eux dans cet idiome gaëlique qui, pour les ignorants, a toujours un accent querelleur ou interrogatif.
Pourquoi Esther se sent-elle si seule? C’est que Jack est absent pour la journée, et que, quand il n’est pas là, tout a l’air abandonné. Certes, ce n’est pas un refrain mélodieux celui que l’on entend résonner tantôt dans la cour de la ferme, tantôt dans l’enclos, mais, sifflé ou chanté gaiement par Jack: «Rendez-moi mon léger bateau,» on aime à l’entendre, car il annonce sa présence. Même quand Jack parle à ses ouvriers, dans l’idiome des Kymris, où quatre consonnes se suivent sans une voyelle, il semble que sa voix jeune et fraîche ôte à ce rude langage sa tristesse et son âpreté.
«Le village semble endormi quand Lubin est parti,» dit la chanson. Esther, bien qu’elle soit entrée dans sa dix-huitième année,–ce qui, au siècle dernier, eût passé pour un âge presque mûr, car les Chloés et les Philis d’alors n’avaient jamais plus de quinze ans,–Esther n’a pas d’autre Lubin que son frère.
Durant cette journée laborieuse, on a pu voir souvent Gwen, la cuisinière, et Sarah, la brave servante, en robes lilas et en tabliers blancs, gravir péniblement la colline pour porter de la bière aux faneurs dans tous les pots de grès, de verre ou d’étain que Glan-yr-Afon a pu fournir. Peu à peu, ces enfants de la nature deviennent un peu vacillants sur leurs jambes, et lorsqu’ils amènent le chariot à la dernière meule sur laquelle trône leur jeune maîtresse, je ne répondrais pas qu’il ne s’offrît à leurs yeux deux meules et deux Esthers. Celle-ci, bien qu’accoutumée depuis longtemps à ce qui est la condition normale d’un bon Gallois, se lève précipitamment à leur vue et descend, en courant avec légèreté, le sentier de la colline, malgré ses gros souliers de campagne qui détient les pierres roulant sur ce sol calcaire.
Sarah l’arrête au passage et l’avertit que M. Brandon l’attend depuis longtemps dans le salon. Au bout d’une demi-heure de conversation, ils y sont encore en tête-à-tête. Il est sept heures, l’heure du dîner des Craven. Voulez-vous savoir ce que M. Brandon a de si long à dire, et si cela vaut la peine de retarder le dîner de miss Craven?
Nous sommes dans une petite pièce située au couchant, éclairée par les derniers rayons du soleil et embaumée par l’odeur des roses thé qui grimpent à l’extérieur. Sur le mur de la chambre s’étend un papier à fond clair, parsemé de petits bouquets de fleurs; aux fenêtres sont des rideaux de mousseline blanche; tout cet ensemble a un aspect propre et frais comme celui d’une maison où il n’y a pas d’enfants pour chiffonner les housses et déranger les meubles.
Dans un coin de ce petit salon, nous voyons une jeune personne, la rougeur au visage. Elle paraît s’y être retranchée à cause d’un jeune homme, qui est là debout et encore plus rouge qu’elle. Au premier abord, vous donneriez à ce jeune homme au moins six pieds de taille, mais placez-le le dos au mur, la tête droite, les talons rapprochés, et vous trouverez que s’il n’a pas six pieds il a encore dix centimètres de trop pour un homme qui veut faire son chemin dans le monde et trouver des chevaux capables de le porter. Ses habits sont un peu usés et il ne paraît pas riche, mais, depuis la pointe des cheveux jusqu’à celle de ses gros souliers, c’est un gentleman, sans être un grand seigneur. Ses traits sont ceux d’Apollon ou d’Apollyon, autant que vous en pouvez juger au milieu de cette forêt de cheveux blonds; mais les larmes semblent bien près de ses yeux, purs comme ceux d’un enfant de trois ans et bleus comme le ciel entre des nuées d’orage.
–Est-ce que vous ne croyez pas que nous ferions mieux de rester comme nous sommes? lui demande timidement la jeune lille.
–Je n’en sais rien quant à vous, répondit-il tristement; mais, pour moi, je sais que j’ai perdu quinze livres depuis l’année dernière.)
Esther se met à rire:
–Il vous en reste encore assez, dit-elle en regardant avec malice la large carrure du jeune amoureux.
Ceci vous explique pourquoi le rôti de mouton est à demi brûlé. Le jeune homme est venu lui offrir son cœur et sa main: il lui a proposé de mettre en commun les trois mille francs de sa paye (la solde exorbitante d’un lieutenant d’infanterie), sa vieille montre de chasse, son beau chien d’arrêt et elle a refusé toutes ces offres brillantes. Sur le cadran de la pendule dorée qui représente une Minerve, l’aiguille a marché de six heures trente minutes à sept heures cinq minutes, et, durant ces trente-cinq minutes, miss Craven a refusé trois fois le don de cette main. La première fois, très catégoriquement, assise dans le fauteuil de Jack où elle avait d’abord pris place; la seconde fois avec la même décision, mais un peu moins nettement, assise sur le tabouret du piano; et la troisième fois, émue et un peu hésitante, du coin où elle s’était réfugiée comme dans un retranchement derrière la table à écrire.
–Mais. mais..., dit-elle, essayant vainement de garder son sérieux, tandis que, sur ses lèvres rebelles, de légères contractions indiquent qu’une idée un peu risible lui traverse l’esprit; mais c’est une proposition si étrange! Je n’ai jamais été si surprise! Quand Sarah m’a dit que vous étiez ici, j’ai pensé que vous veniez à propos de cet engrais. Pourquoi donc, jusqu’à présent, n’aviez-vous rien dit de votre intention?
–N’en ai-je rien dit? répond le géant, l’air consterné. J’ai fait plusieurs tentatives, mais je crois que vous ne m’avez pas compris, car vous vous mettiez à rire aussitôt.
–Je ris toujours quand on me fait des compliments, répond naivement la jeune fille. Je ne sais pas comment les prendre. Je suppose que c’est parce que l’on m’en adresse si peu qu’ils me paraissent si niais.
–Je ne suis nullement surpris de ne pas vous plaire, reprend Brandon humblement. Je n’ai pas la prétention de plaire au premier moment. Je sais que je suis laid, gauche, que je n’ai pas l’esprit prompt...
–Vous ne me déplaisez pas,–dit Esther en l’interrompant généreusement, et comme touchée d’entendre son amoureux se déprécier lui-même. Pourquoi me déplairiez-vous? Vous n’êtes pas si mal; je suis sûre aussi que vous avez un très bon caractère, ajouta-t-elle à ce mince éloge, par pure politesse.
–Je sais, dit Brandon, que le marché serait très inégal.
Le pauvre garçon, bien que trop humble pour s’en offenser, se sent quelque peu mortifié de la quantité et de la qualité des louanges qu’elle lui accorde.
–Je sais trop bien que vous valez beaucoup mieux que moi!...
Elle ne saurait le contredire, car ces paroles trouvent de l’écho en elle-même.
–Assurément, se dit-elle, je vaux mieux que lui et je pourrais bien m’en apercevoir plus tard.
–Voilà pourquoi, continue-t-il vivement, j’étais si pressé de parler. Je craignais, si je ne me hâtais, que vous ne me fussiez enlevée par d’autres.
Ils restent quelques minutes en silence. Esther a pris un essuie-plumes qui a la forme d’un petit plumeau et semble l’étudier attentivement. Elle se demande: Dois-je sauter par-dessus la table pour me sauver? Non! l’encrier pourrait se renverser et tacher le tapis. D’ailleurs, il reviendrait demain et me poursuivrait dans un autre coin. Pauvre garçon! j’espère qu’il ne va pas pleurer et se jeter à mes pieds.
Brandon ne paraît pas devoir se porter–aux extrémités que redoute Esther. Il se tient tranquille en mordant seulement sa moustache blonde et reprend enfin:
–Allons! je comprends que je ne dois pas vous tourmenter plus longtemps. Un homme devrait se contenter d’un seul non. Je vous ai donné la peine d’en dire trois.
–C’est bien désobligeant de ma part, reprend Esther en fronçant le sourcil d’un air un peu embarrassé; je déteste dire non à qui que ce soit, quoiqu’il ne me soit pas encore arrivé de le dire en pareille occasion, puisque personne ne m’a encore demandée. mais je n’y peux rien.
–Eh bien! laissons la chose en suspens; que ce soit une épreuve, dit-il en lui tendant la main par-dessus la table, non sans renverser l’encrier en route. Je ne menace pas de me tuer si vous me rejetez parce que je n’en ferai rien; d’abord, je trouve que c’est une lâcheté et ensuite ce serait abandonner ma mère et la réduire au désespoir; mais vous savez ce que c’est pour un homme que de conserver l’espérance.
On entend dehors des sons qui se rapprochent. Quelqu’un, près de la maison, siffle: «Rendez-moi mon léger bateau.» Esther, tremblant de peur d’être surprise par Jack dans une position sentimentale, dont il la plaisanterait éternellement, répond en hâte: «C’est bien! c’est bien! j’y penserai. Auriez-vous la bonté de lâcher ma main?» Il obéit à regret, et elle, pour que la chose ne se renouvelle pas, cache discrètement sa main dans la poche de sa robe. Le gai refrain ne s’entend plus que de loin. Apparemment que le –chanteur est allé s’habiller pour diner. Esther pousse un soupir de soulagement:
–Je pensais, dit-elle, que c’était quelqu’un.
–Et quand cela serait?
–Je ne pourrais supporter que l’on me trouvât blottie dans un coin comme un enfant à l’école et vous, comme la maîtresse d’école, là, devant moi, répond-elle en se laissant aller au rire facile et irrésistible de ses dix-sept ans.
Entièrement incapable de partager sa gaieté, il s’appuie au mur l’air très malheureux. Tous les chagrins ont un caractère respectable; seuls, les chagrins d’amour ont parfois quelque chose de risible.
–C’est vraiment absurde, reprend Esther dont la compassion est mêlée d’un peu d’impatience. Tâchez donc de n’y plus penser.
–C’est plus aisé à dire qu’à faire, répond-il tristement. Je pourrais aussi bien vous demander de cesser d’aimer Jack.
–Ce n’est pas la même chose, réplique-t-elle un peu froissée comme d’une espèce de sacrilège. Mon affection pour Jack est toute naturelle. Elle est fondée sur les habitudes de toute ma vie, sur des services sans nombre, sur des bontés incalculables. Quels services, moi, vous ai-je jamais rendus? J’ai cousu une fois un bouton à votre gant, et, une autre fois, j’ai attaché une rose à votre boutonnière, et c’est tout.
–J’ai conservé la rose.
–Peuh! fait-elle avec dédain, en détournant la tête.
Le bruit des plats et des assiettes se fait entendre à travers la porte. Esther se décourage. Va-t-il donc recommencer? Toujours, toujours, comme un orage dans la montagne?
–Peut-être craignez-vous de vous marier sans fortune? reprend Brandon après un instant de silence.
–Je crains de me marier n’importe comment, répond-elle. Pour moi le mariage est un dénouement, et je n’en suis encore qu’au commencement.
–Mais je ne vous presse pas, dit-il en balbutiant.
–Vraiment? Vous aviez l’air si pressé tout à l’heure!
–Pour l’amour de Dieu, Esther, ne riez pas. C’est peut-être un jeu pour vous, mais pour moi c’est la mort.
–Je ne ris pas.
–Peut-être souffrirez-vous quelque jour ce que je souffre aujourd’hui.
–Peut-être, dit-elle d’un air de doute.
–Vous trouverez alors que ce n’est pas matière à plaisanter.
–Peut-être.
Lé bruit qui se renouvelle des assiettes que l’on apporte sur un plateau avertit Brandon que le temps presse.
–Esther! s’écrie-l-il avec cet accent pathétique si proche parent du ridicule, Esther! donnez-moi un peu d’espoir!
–Que voulez-vous donc que je vous réponde? dit-elle, le visage animé par l’impatience, les yeux brillants et en tapant du pied.–Je vous ai dit la vérité toute simple, et vous n’êtes pas content. Voulez-vous qu’à présent je mente pour vous faire plaisir? Que je vous avoue un amour soudain? Que je vous dise que vous seul pourriez faire mon bonheur?
–Ne parlez pas ainsi, s’écrie-t-il un peu blessé de son ironie. Je connais mon peu de mérite et je vois avec douleur que je ne suis qu’un importun, mais d’autres avant moi ont souvent triomphé de plus grands obstacles. Pourquoi n’y parviendrais-je pas? Laissez-moi cette chance.
Elle reste silencieuse.
–Dites que vous essayerez de m’aimer. Ce n’est pas mentir, cela.
–Mais si je n’y réussis pas? dit Esther un peu ébranlée, de fatigue d’abord et aussi de pitié, car une femme ne peut s’empêcher d’éprouver quelque pitié pour les souffrances qu’elle cause.
–Si vous ne parvenez pas à m’aimer, ne m’en dites rien; je m’en apercevrai bien moi-même et... je saurai le supporter, je crois.
Il achève sa phrase avec un profond soupir.
–Et, sans doute, vous vous consolerez en disant à tous vos amis que je suis une coquette et que j’ai mal agi avec vous?
Apparemment qu’il ne croit pas ce propos digne de réfutation, car il se tait et elle ajoute:
–Si vous ne le dites pas, votre mère le dira.
–Non, certainement, réplique-t-il avec indignation.
–Vos sœurs, alors, le diront.
–Mes sœurs non plus, répond-il avec un peu moins d’assurance.
–Et si... si... après très longtemps... je parviens à vous aimer un peu... je ne veux pas dire que je le pourrai, au contraire, je crois que ce n’est pas probable... mais, enfin, si cela arrive, est-ce que vous vous attendez à ce que je vous épouse?
–Je m’y attends un peu, dit-il en souriant malgré lui.
–Je veux dire d’ici à bien longtemps, jusqu’à ce que Jack soit marié, quand je serai plus vieille, que j’aurai au moins... vingt-cinq ans?
–Ce sera quand vous le voudrez.
–Et si, selon toute apparence, je ne parviens pas à vous aimer et que je me voie forcée de vous l’avouer, penserez-vous mal de moi?
Non!
–Vous en êtes certain?
–Très certain. Quoi que vous fassiez, je vous aimerai aujourd’hui, demain et toujours, dit le jeune homme avec solennité, et son regard se porte au-dessus d’elle, du côté de la fenêtre, vers le ciel bleu, comme s’il voulait le prendre à témoin de son serment.
Quant à elle, son âme prosaïque aspire au diner, et c’est vers la pendule qu’elle porte ses regards, tandis qu’il a les yeux tournés. Il s’en aperçoit et lui dit avec un pénible sourire:
–Vous désirez que je m’en aille?
–N... on.
–Je n’aurais pas dû venir à cette heure-ci. J’aurais mieux fait d’attendre jusqu’à demain.
–Il est un peu tard.
–Mais demain me paraissait si loin, que je voulais connaître tout de suite mon sort, en mal ou en bien, sans attendre un jour de plus. Est-ce oui ou non, Esther?
–Ni l’un ni l’autre, mais plutôt oui, répond-elle dans l’espoir que son admirateur se décidera à partir, et ne songeant pas, avec la légèreté de la jeunesse, à quel prix elle achète ce départ:–Je vous suis très reconnaissante, je vous assure; mais, en même temps, je désire que vous deveniez plus raisonnable, et, de mon côté, je vais tâcher de m’accoutumer à l’idée de vous épouser... Ne me regardez pas comme si vous en doutiez.
Il s’en va donc avec ce faible espoir, traverse le petit porche dont sa tête semble toucher le faîte, passe devant les étables et retourne chez lui par le bois, le chemin le plus long.
C’est l’heure où, du milieu des buissons, s’élève la voix du rossignol; c’est l’heure où les serments d’amour semblent plus doucement murmurés. C’est l’heure où chanteclair se retire sur son perchoir dans le poulailler, baisse sa queue orgueilleuse, met son bec dans sa poitrine et va sommeiller entre ses deux grasses épouses. C’est l’heure où l’animal et la sauvage humanité vont se coucher, tandis qu’à la même heure l’humanité civilisée va dîner. Plus nous avançons dans la civilisation, plus nous éprouvons le besoin de reculer les bornes du sommeil et de l’oubli.
La salle à manger de Glan-yr-Afon est, comme le reste de la maison, petite et proprette. On n’y dînerait pas à l’aise plus de douze, mais il arrive rarement que l’on y soit plus de deux, et ces deux-la, étant jeunes et peu portés à la gourmandise, passent peu de temps dans cette salle à manger. Dans la jeunesse, ce n’est pas là notre temple, ainsi qu’il arrive souvent plus tard. Dans la jeunesse, l’âme est grande et le corps mince; plus tard, trop souvent, le corps devient large et l’âme étroite. La plus grande des fenêtres de cette pièce, qui s’ouvre sur un parterre riant et fleuri, est tout encadrée par des guirlandes de convolvulus aux larges cloches blanches. A la muraille sont accrochés deux ou trois tableaux assez bons quoique enfumés et couverts de poussière: c’est lord Strafford, sombre, hautain, taciturne, dans une armure bronzée, regardant d’un air menaçant le spectateur comme il devait regarder Pym et Hollis; c’est Érasme, au corps maigre, à l’air fin, coiffé d’un petit bonnet noir: c’est encore Marie Stuart, le visage pâle, décoloré, indistinct, car le temps a effacé le carmin de ces joues et de ces lèvres qui ensorcelaient l’Europe entière il y a trois siècles. Un vieux chien de berger est couché sur le tapis du foyer et garde ses yeux intelligents sur son maître, en léchant de temps en temps ses babines, quand il voit un morceau appétissant porté à une autre bouche que la sienne.
Ce soir, lord Strafford se penche plus sombre, Marie Stuart plus déclorée que jamais sur deux personnes en train de dîner et sur une troisième en bonnet blanc et en robe d’indienne, qui va et vient activement pour les servir. Au milieu de la table est un grand-vase, vase que nos pères eussent trouvé commun, plein de roses brillantes. Elles viennent d’être fraîchement cueillies dans la haie de vieux rosiers, près du potager.
Mais la plus fraîche, la plus jolie, la plus grande des roses n’est pas dans le bouquet parmi les autres. Elle est assise auprès, sans rosée sur ses joues, sans épines, et son nom est Esther.
–Veux-tu un morceau de ce bois desséché? Essie. Ce n’est pas du mouton rôti que je t’offre, parce qu’il n’y en a plus depuis une heure, au moins. C’est Jack qui parle. Jack est un jeune homme dont les traits sont ordinaires, et sa moustache naissante, comme les anciens daguerréotypes n’est visible que sous certains aspects. Ses joues, son front, son menton, son cou sont aussi bruns que des graines mûries par le soleil d’automne.
–Il est un peu sec en dehors, mon cher petit; mais cela vaut mieux que s’il n’était pas assez cuit, répond Esther en faisant une petite moue, qu’un amant trouverait adorable, mais qu’un frère, dans sa brusque franchise, appellerait une grimace.
–J’aimerais que les gens se souvinssent qu’il y a des heures pour les visites et des heures pour diner et que ce ne sont pas les mêmes, reprend Jack avec un peu d’humeur.
Un homme supportera la perte de son premier-né, le penchant que montre sa femme à aimer son voisin plus que lui, la perte de son petit avoir dans une banqueroute, car, à tous ces maux il peut opposer le courage et la résignation du chrétien; mais quel héros, quel sage, quel archevêque gardera l’égalité de son âme, æquam mentem, devant le mouton trop rôti ou trop bouilli, la soupe brûlée ou les pommes de terre aqueuses?
Esther sait ce que cela veut dire, mais elle fait un chut silencieux, et dit en français: tais-toi, pour faire comprendre à son frère qu’il ne doit pas commenter devant Sarah les énormités de la conduite de M. Brandon. Sarah est très accoutumée à cet échantillon du français d’Esther, et elle tend toujours l’oréille pour savoir ce qui va suivre, mais ils restent en silence quelque temps.
–Comme les jours sont longs maintenant! dit Jack en regardant le soleil couchant qui étend un manteau de lumière sur toute la campagne.
–C’est ce qu’on dit toujours à cette époque de l’année, réplique Esther en souriant. Il serait bien plus nouveau de faire la remarque qu’ils sont courts. Si on tenait un journal de toutes les observations faites par quelqu’un dans le cours de l’année, on y trouverait terriblement de redites. Quel dommage qu’on ne puisse pas s’en tenir à ne dire les choses qu’une fois!
–Si vous voulez ne rien dire qui n’ait jamais été dit, réplique Jack un peu sèchement, vous risquez fort de ne pas parler. La plupart des remarques ont été faites plus d’une fois depuis six mille ans, j’imagine.
Pendant quelques discours insignifiants, le dîner s’achève, et Sarah s’en va après avoir mis sur la table une pyramide de fraises, leur modeste dessert.
–Est-elle partie? vraiment partie? s’écrie vivement Esther. Dieu soit loué! J’ai cru qu’elle n’en finirait jamais! O – Jack! que de secrets j’ai à te dire!
–Quels secrets? dit le jeune homme en ouvrant de grands yeux.
–Jack, est-ce que je parais ce soir plus grande qu’à l’ordinaire?
–Non.
–Plus grosse?
–Non. Je ne m’en aperçois pas.
–Tu ne vois donc aucune différence dans ma personne?
–Aucune. Cependant, en y regardant bien, je crois que tu as les joues plus rouges que d’habitude. Pourquoi y aurait-il quelque changement en toi?
–Parce que–se redressant–j’ai, aujourd’hui... j’ai été... demandée en mariage.
–Par qui? par un des faneurs?
–Non, mais je n’en aurais pas été plus surprise. Je vais te raconter tout bien vite, maintenant que ma langue est déliée. Robert Brandon est venu ici aujourd’hui.
–Je le sais bien, et à mes dépens encore! dit Jack, toujours grognon en pensant à son mauvais dîner.
–Et... et... voyons! Quel est le mot le plus joli? Il a demandé ma main.
–Est-il fou? s’écrie Jack en se laissant aller à un langage un peu vif.
–Oui! C’est bien de la folie, comme tu le dis agréablement.
–Et toi, que lui as-tu répondu? dit vivement le jeune homme, restant la bouche ouverte.
–Je lui ai dit que je le remerciais beaucoup, mais que pour le moment je désirais ma liberté.
–Est-ce à dire que tu lui as répondu non?
–Oui, je lui ai dit non, tant de fois non, que je ne saurais les compter.
Jack pousse un soupir de soulagement et jette un biscuit au chien, qui n’a cessé de le regarder avec convoitise.– Vieux mendiant, dit-il; attrape, Luath!... Brandon est le meilleur garçon de la terre; eh bien, je parie que ses visites vont maintenant nous devenir désagréables. Au diable les femmes!
–Mais, Jack.....
–Eh bien, Essie? Est-ce que ce n’est pas fini? Est-ce que tu en as encore congédié d’autres?
–Non, non, mais Jack...–elle baisse la tête et se rougit les doigts avec la queue des fraises,–Jack... je ne suis pas bien sûre, après tous ces non, de n’avoir pas dit quelque chose qui n’était pas tout à fait non.
–C’est-à-dire oui?
–Non! pas un oui immédiat, positif; c’était entre les deux; comme un oui un peu vague.
–Ce n’en est que plus bête, dit Jack brièvement.
–Ne me gronde pas, méchant, s’écrie-t-elle en entourant son cou de ses bras avec ces façons câlines que les sœurs affectionnent tant et que les frères, en général, repoussent tant qu’ils le peuvent; si tu me grondes, je pleurerai, et tu sais que c’est une chose que tu détestes.
–Ce que je déteste, c’est que tu fasses une sottise, murmure Jack à moitié étouffé, mais un peu adouci. Voyons! il n’est pas nécessaire de m’étrangler.
–Attends au moins que je la fasse cette sottise, reprend-elle gaiement; jusqu’à présent je ne fais qu’en parler, et il y a du chemin entre dire et faire.
–Ce qu’il y a de pire, c’est de dire ce que tu ne penses pas.
–Jack, mon cher ami, ne sais-tu pas que je ne puis souffrir de faire de la peine à quelqu’un? Je n’ai jamais eu la faculté de dire des vérités dures. J’aime encore mieux inventer des histoires et j’étais si fatiguée de dire non; il en paraissait si peiné, que j’ai dit oui pour changer et me débarrasser de lui.
–Alors, puis-je te demander avec quoi vous comptez vivre? reprend Jack pour qui les sentiments romanesques sont encore lettre close, et dont la pensée, en vrai Anglais, se détourne vite du «beau rêve d’amour», vers le côté pratique qui se résout par livres et deniers.
–Sans doute; nous vivrons et quoi encore?... des huit francs par jour de sa paye, et peut-être bien que je pourrais devenir la blanchisseuse du régiment, répond Esther en riant aux éclats.
–C’est bien plaisant, en vérité, réplique Jack en riant, mais malgré lui. Et tu prétends me faire croire que tu as pris pour Brandon une passion assez subite pour consentir à passer avec lui ta vie dans la pauvreté? Pas plus tard qu’hier, tu te moquais de lui; tu disais qu’il dansait mal.
Esther, qui a glissé jusque sur le tapis où elle s’est assise, répond avec un grand sérieux:
–Je ne voudrais pas l’avouer, mais... Pauvre cher homme! Comme c’est mal à moi... Eh! bien, entre nous, je crois que si je ne devais jamais le revoir, je n’en mourrais pas. Mais, je t’en conjure, ne le lui répète pas!
–Je répète ma question, si elle n’est pas trop indiscrète: Que comptez-vous faire? demande Jack, se rejetant la tête en arrière, et regardant, les paupières abaissées, la coupable qui gît à ses pieds.–Vas-tu épouser un homme qui n’a rien, uniquemeut parce qu’il est le premier qui t’ait demandée en mariage?
–Rien n’est plus loin de ma pensée, répond Esther en rougissant. Comme c’est méchant de me le reprocher! Tout ce que je veux, c’est que tu interposes ton autorité comme parent. Tu peux même, au besoin, nous menacer de ta malédiction; je veux que tu prennes toute la charge sur tes épaules, et, ajoute-t-elle d’un ton plus léger, ces pauvres chères épaules! elles ne sont pas bien fortes, mais elles le sont plus que les miennes et je leur transporte toutes mes difficultés.
–Du tout! s’écrie Jack avec animation, en ôtant de dessus ses épaules la main Une d’Esther et la regardant avec indignation. Tu veux faire des choses qui ne sont pas honnêtes et que je les prenne à mon compte! Merci! je n’accepte pas ce marché.
La petite tête d’Esther, si bien ornée d’une abondance de boucles brunes et soyeuses, se penche jusqu’à ses genoux. Elle est très facile à émouvoir, surtout quand c’est Jack qui la gronde.
–Une belle réputation que vous allez vous faire, miss Essie! poursuit le jeune Salomon avec sévérité. Je m’attends à ce que vous alliez bientôt incendier tout le pays.
Esther lève vers lui ses yeux pleins de larmes, comme deux grands diamants vus à travers les eaux, et dit d’une voix lamentable:
–Mais, Jack, tu sais bien que c’était la première fois; on fait mal les choses la première fois, par maladresse; je m’en tirerai mieux a fois prochaine.
–Je ne crois pas que vous deviez vous attendre à une fois prochaine, reprend-il, toujours aussi inexorable. Ce n’est pas quand vous serez la femme de Brandon, et à moitié morte de faim, que d’autres viendront vous demander en mariage.
–Mais je ne suis pas encore sa femme! répond vivement Esther.
Elle est devenue sérieuse et paraît un peu alarmée de la peinture peu séduisante que son frère lui fait de sa destinée future.
–Je n’épouserai ni lui ni d’autre, ajoute-t-elle. Penses-tu que je te quitterais même pour l’ange Gabriel, s’il descendait du ciel afin de me demander en mariage?
–Alors, pourquoi as-tu accepté Brandon? lui demande-t-il, un peu désarmé par sa douce flatterie.
–Je ne l’ai pas accepté positivement. Je lui ai dit que j’allais tenter l’épreuve pour savoir si je me déciderais à
l’épouser, mais je sais bien que je n’y réussirai pas, et quand bien même je l’aimerais, je ne l’épouserais pas. Je pense comme toi que nous sommes trop pauvres.
–Alors, mon enfant, pourquoi lui avoir fait la moindre promesse? demande l’honnête Jack, tout effarouché de ces subtilités à l’occasion d’engagements si sacrés.
–Pourquoi y a-t-il des gens qui donnent du gin aux enfants? Ce n’est pas bon pour eux, mais c’est pour les faire tenir tranquilles. C’est ce que j’ai fait. Ce n’est pas bon pour Robert de croire à notre engagement; mais c’est le gin qui le tient tranquille, dit Esther, tandis que sur son joli visage le rire et les larmes se livrent un combat.
–Tu ne dois pas jouer avec lui un double jeu, réplique Jack d’un ton décidé et en secouant sa tête bouclée: C’est un trop brave garçon pour qu’on se joue de lui. Vous entendez, miss Esther?
–Je n’en ai pas la moindre envie, répond Esther d’un air mutin et boudeur.–Si je me jouais de quelqu’un, je le voudrais plus amusant, et j’espère bien ne plus entendre prononcer cet odieux nom. Il a gâté notre dîner, et t’a rendu très méchant... et...
Après quoi, la fiancée de M. Brandon se sauve en pleurant.
Le jour a reparu. Le soleil ne souffre pas d’être plus long temps éloigné de la terre, son amante; aussi revient-il en grande hâte, avec une magnificence toute royale, une couronne éclatante de rayons, un manteau de flamme sur ses jeunes épaules, et suivi d’une grande troupe de nuages légers et floconneux qui portent sur leurs faces de courtisans un reflet de son sourire vermeil. Les grives et les merles disent déjà leurs joyeuses chansons, séparément ou en partie. Depuis hier au soir, plus de vingt roses se sont épanouies, et toutes les fleurs ont un air de fête. Les agneaux, que l’on pourrait, maintenant, prendre pour leurs mères, tant ils sont gros, tant leur toison est épaisse, bondissent sur l’herbe des prairies, près de la maison, dans toute l’ivresse de la jeunesse et l’heureuse ignorance du boucher. Le maître de Glan-yr-Afon est assis sur une chaise de jardin, lisant le Times et se disant qu’il gouvernerait bien mieux sa patrie, qu’il la rendrait plus grande, plus forte, plus généreuse aux yeux des autres nations, s’il tenait seulement les rênes pour quelques instants. Le vieux Luath est à ses pieds, les yeux demi clos, happant paresseusement les mouches au passage et en attrapant une à peu près tous les quarts d’heure. Esther est dans la basse-cour, au milieu d’une nombreuse population de poulets avides. Elle a mis autour de sa taille un grand tablier blanc qu’elle tient d’une main, tandis que de l’autre elle jette du grain à la multitude assemblée; aux petits cochinchinois vêtus de velours jaune; aux vieux cochinchinois qui se dandinent sans avoir le moindre vêtement sur leurs dos dépouillés; aux cochinchinois adultes bien fourrés jusqu’au cou dans une abondance de plumes couleur de cannelle et des bas de la même couleur jusqu’aux talons; aux canards de Rouen; aux dindons à la crête gonflée. Elle fait de son mieux pour partager également le trésor commun, pour protéger les faibles et empêcher la violence et les exactions; mais, comme tant d’autres législateurs, la tâche est au-dessus de son pouvoir. Malgré ses efforts, ce sont les canards qui avalent tout. Ils n’ont pas de honte et ils peuvent absorber à la fois des quantités énormes. Le dindon, par contre, est celui qui en attrape le moins, parce que le long appendice sur le bec est toujours dans son chemin et le gêne considérablement.
Une voix claire, limpide et rapprochée, résonne dans l’atmosphère de juillet.
–Esther!
–Ici! répond Esther de sa voix la plus aiguë, ce qui n’est pas précisément harmonieux.
–Où es-tu?
–Dans la basse-cour.
Suivant cette direction, celui qui a crié avec de si excellents poumons apparaît dans ses vêtements larges et frais et en souriant. C’est Jack. Il n’est pas beau, mais il est agréable et bon enfant.
–Jack, mon ami! ouvre vite! ne te mets pas dans le chemin! Ne le laisse pas passer sous le treillage! s’écrie Esther très excitée, courant de toute sa vitesse à la poursuite d’un gros canard gourmand au col brillant comme l’arc-en-ciel, qui s’en va le bec ouvert, les ailes à demi déployées, voletant, courant à droite et à gauche autant que ses jambes boiteuses et son gésier rempli le lui permettent.
Jack obéit.
–Il y a quelqu’un au salon qui te demande; dit-il en s’appuyant les bras croisés sur la barrière et prenant l’air assez malin.
–Qui est-ce? demande distraitement Esther, tournant la tête de tous côtés pour voir si le canard montre quelques velléités de retour.–Est-ce encore lui?
–Quel était le nom du mari d’Esther? Celui qui avait répudié sa première femme? Ah! je sais son nom. Reine Esther, c’est votre Assuérus, autrement dit Bob.
Esther lâche le coin de son tablier et le grain tombe tout à la fois sur le dos de ses pensionnaires cochinchinois; assitôt la guerre entre poulets picotant, se poussant, voltigeant, fait rage à ses pieds.
–Déjà! dit-elle.
Et, dans son accent, il n’y a rien de la tremblante émotion de l’amour, ni sur ses joues nulle apparence de la pâleur ou de la rougeur qui en sont les symptômes. Elle a seulement l’air un peu ennuyé.
–Oui, déjà, dit l’impitoyable Jack, et non seulement lui, mais avec lui tous ses dieux domestiques. Il traîne à sa suite une bande de vieilles femmes. Je pense qu’il a aussi amené un notaire et que nous allons faire des fiançailles en forme.
–Quelle bêtise! dit Esther en s’élançant vers la barrière et posant sur ses épaules deux petites mains suppliantes:–Tu vas venir avec moi, n’est-ce pas, Jack?
–Pas du tout, répondit-il très nettement. Je ne ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, me trouver en face de ces vieilles filles, dans l’état d’excitation où elles sont. Elles emploieraient aussi le notaire contre moi avant que j’eusse le temps de m’en apercevoir.
–Jack, est-ce que mes cheveux sont bien arrangés? demande-t-elle en les lissant de ses doigts effilés.
–Parfaitement bien. On dirait que les poules ont gratté dedans.
Pendant ce temps, M. Brandon et ses vieilles femmes, c’est-à-dire sa mère mistress Brandon et ses sœurs, attendent dans le salon. Attendre est toujours une épreuve pénible, depuis cette forme adoucie des dix minutes qui précèdent le diner alors que la langue des convives est comme liée et leurs esprit congelés par le tourment d’une faim impatiente, jusqu’à la géhenne de l’antichambre d’un dentiste. Robert est sur le gril depuis le matin; il ne peut tenir en place; il agite ses longues jambes: il les croise; il bat la mesure sur le plancher avec ses souliers ferrés.
–Que tu es agaçant, Bob! lui dit sa sœur Bessy.
Miss Elisabeth Brandon est de dix ans plus âgée que son frère et de dix pieds environ plus petite. Elle est en train de s’aigrir comme du vin gardé trop longtemps ou de la petite bière en temps d’orage. Il y a dix ans, la pauvre petite vierge était plus douce, et dans dix ans elle sera plus douce qu’aujourd’hui!
–Oui, dit Bob, je vais rester tranquille. Et il s’arrête, mais pour recommencer, involontairement, un bruit dix fois pire que le premier, une sorte de grincement désagréable avec le pied de sa chaise.
Mistress Brandon est sur le point de dire:–Croyez-vous qu’on l’ait prévenue que nous étions ici? quand la porte s’ouvre et qu’une petite vision apparaît avec ses jolis cheveux tombant sur ses yeux brillants, une petite vision, pense Bob, qui devrait être soulevée sur des nuages roses avec des chérubins et des séraphins portant la queue de sa robe, au lieu de la voir traîner sur une toile cirée et un tapis fané.
–Je... je suis bien désolée... je crains de vous avoir fait attendre. Je ne pensais pas–elle va dire: «que vous viendriez si tôt,» mais elle se rappelle juste à temps que ce serait la remarque la plus impolie qu’elle pourrait faire.– Je ne pensais pas que vous fussiez ici et Jack vient seulement de me le dire. Elle a substitué si adroitement cette phrase à l’autre que ses auditeurs ne s’aperçoivent pas du point de jonction.
–Je ne sais pas ce que votre frère aura pensé en nous voyant envahir sa maison, dit mistress Brandon, mais c’est lui qu’il faut blâmer, ma chère, lui seul–en indiquant Bob d’un mouvement de tète et paraissant trouver quelque chose de singulièrement plaisant à l’idée qu’Esther pourrait trouver qu’il fût blâmable en quoi que ce soit.
Mistress Brandon est une femme âgée qui a un honnête visage et un affreux chapeau noir à grande passe. Elle embrasse Esther et les deux misses Brandon, après elle, lui donnent une accolade solennelle et fraternelle en posant leurs lèvres sèches et minces sur ses joues rosées. Gomme c’est la première fois de leur vie qu’elles l’embrassent, elle sent comme si on lui mettait les fers aux pieds et aux mains. Elle est tentée de s’écrier: «Que faites-vous? Vous vous trompez toutes. Mistress Brandon, je ne suis pas votre fille! Miss Bessy, je ne suis pas votre sœur! je ne veux pas l’être. Reprenez vos baisers, je vous en prie, si c’est là ce qu’ils signifient.» Si elle eût été seule avec Robert, elle aurait probablement parlé ainsi, sans difficulté, mais maintenant les paroles lui paraissent impossibles à articuler; elle éprouve la timidité d’une jeune personne vis-à-vis d’une vieille, la timidité d’une contre trois. Elle trouve aussi que ce serait impoli, quand elles se montrent si empressées de l’adopter comme une des leurs, de ne pas s’en montrer aussi très satisfaite.
Silencieuse et assez confuse, elle s’assied sur une chaise basse aussi loin qu’elle le peut de Robert. On ne pourrait dire ce que deviendra la beauté d’Esther avec les années; peut-être qu’elle ne ferait pas une jolie photographie, mais maintenant elle est comme un délicieux pastel. En pleine lumière, son teint est aussi pur, aussi frais et aussi transparent qu’un pétale de rose.
Personne ne dit mot, sauf la pendule avec sa Minerve court-vêtue, et elle ne dit rien de particulièrement original. Enfin, la vieille dame s’adresse à la jeune fille d’une voix basse et affectueuse:
–Vous voyez, ma chère, que Robert nous a annoncé la grande nouvelle?
Esther n’a pas la moindre idée de ce qu’elle doit répondre, aussi choisit-elle le mot le plus court qu’elle sache et répond-elle par un oui demi-affirmatif et demi-interrogatif.
–Et nous n’avons pas eu de cesse, reprend la bonne dame encouragée, que nous ne fussions venus vous dire que c’était une bonne nouvelle.
Esther ne répond rien. Les cils lui semblent collés à ses joues. Elle a le sentiment, avec une rage intérieure, qu’elle rougit, qu’elle a l’air embarrassé, qu’elle a l’attitude que doit avoir une jeune fiancée.
–Je suis vieille, continue mistress Brandon assez émue de sa propre éloquence, et je ne puis m’attendre à voir encore un grand nombre d’années. Vous savez, mon amour, que ce sont les paroles du Psalmiste, mais j’ai la confiance que je pourrai voir encore la bénédiction de Dieu s’étendre à mes enfants et faire d’eux ses serviteurs dans ce monde et dans l’autre.
Tout en parlant, elle a posé une main sur la tête d’Esther. Heureusement que Bob est un peu loin; sans cela elle eût posé sur sa tête l’autre main. Les deux petites acolytes assises sur le canapé répondent amen en soupirant. Esther se sent prise de peur. Il lui semble que ce discours sérieux, que la figure solennelle des trois femmes, ont presque accompli la cérémonie du mariage. Elle pense à Jack et au notaire, et elle n’est pas très certaine, en entendant cet amen, de ne pas s’appeler Esther Brandon. Enfin, elle se recule un peu, mais pas trop brusquement.
–Vous êtes bien bonne, dit-elle d’une voix douce, et c’est bien aimable à vous d’être venue à travers le bois. Je crois que c’est loin pour vous... Je crains qu’il n’y ait là quelque erreur... Rien n’est encore décidé. rien du tout, je vous assure. J’ai bien dit hier au soir la chose à votre fils; seulement, j’ai peur qu’il ne m’ait pas comprise, ajoute-t-elle en le regardant d’un air de reproche.
–Je vous ai très bien comprise,–s’écrie le pauvre Bob en se levant avec tant de vivacité qu’il jette sa chaise à terre et ne cherche pas à la relever;–j’ai redit à ma mère vos propres paroles, mais elle leur a donné le sens qu’elle désirait... que nous désirons tous, ajoute-t-il en terminant avec une grande émotion.
Il se fait un nouveau silence, rompu par mistress Brandon qui se lève en tendant la main à Esther; cette fois, c’est pour prendre congé.
–Je crains bien, ma chère, de m’être trop pressée, dit-elle en s’efforçant, mais vainement, de ne pas parler trop sèchement. Vous me pardonnez, je l’espère; toutes les mères sont sujettes à la partialité et je ne pouvais croire qu’il était difficile d’aimer mon fils.
Mais miss Craven ne peut en rester là. Elle épouserait le diable plutôt que de voir la mère et la sœur du diable la regarder de travers ou paraître blessée de ce qu’elle ne montre aucun goût pour ses cornes, sa queue et ses pieds fourchus.
–Oh! non, ne vous en allez pas ainsi! s’écrie-t-elle avec une grande animation, en joignant ses mains suppliantes. –Ne soyez pas fâchée contre moi; je n’ai pas voulu vous faire de la peine. J’aimerais beaucoup vous appartenir, je vous le jure. J’ai craint seulement que vous n’attendissiez de moi plus que je ne puis promettre encore, dit-elle en terminant, la tête un peu basse et les joues plus rouges que ne l’est une pêche après les baisers du soleil.
La raideur disparait, car personne ne pourrait longtemps garder rancune à Esther Craven.
–Nous ne pouvons vous demander de nous appartenir, si tel n’est pas votre désir, dit la vieille dame avec gravité, mais sans mauvaise humeur.
–Je ne sais seulement pas quel est mon désir, répond naïvement la jeune fille un peu hors d’elle-même.
Elles la quittent aussitôt, Robert donnant le bras à sa mère. Il irait de même se promener dans Pall-Mall avec elle coiffée de son immense chapeau et suivi des deux petites vestales à mauvaise tournure, tout simplement, sans en paraitre gêné et sous les yeux des officiers, ses camarades, qui le regarderaient des fenêtres de leur club.
– O mes joues! mes joues! Est-ce qu’elles dérougiront jamais! s’écrie Esther en se jetant sur le petit banc de chêne sous le porche et en appuyant sa figure contre les fraîches feuilles du lierre.
–On dirait que tu les as rôties au feu de la cuisine, lui dit Jack avec l’aimable franchise d’un frère.
Jack s’était dissimulé derrière une grosse touffe de lauriers, selon la manière dont un Anglais se fait un plaisir de recevoir les visites de ses amis.
–Pourquoi n’es-tu pas venu à la rescousse, frère dénaturé? Que pouvais-je faire à moi seule contre ces trois Gorgones? Peuh! j’ai mal à la tête, rien qu’en pensant au chapeau de la maman.
–Quand une personne s’est mise dans l’embarras, je me fais une loi de la laisser s’en tirer toute seule, pour lui apprendre à être plus sage à l’avenir, répond Jack stoïquement.
–Mais je ne m’en suis pas du tout tirée, je m’y enfonce de plus en plus, comme dans un marais d’Irlande, dit la triste Esther.–Oh! Jack, reprend-elle encore dépitée, mais en riant malgré elle–le rire est aussi bien un signe d’ennui que de joie–si tu avais entendu les histoires que j’ai dû faire1J’ai mérité d’être foudroyée, emportée, enterrée, tout autant que la menteuse Ananie.
Le monde est partagé entre pauvres et riches. Ceux qui travaillent pour eux-mêmes et ceux qui font travailler les autres. Les Craven sont dans la première catégorie. Dans l’après-midi du jour mentionné plus haut, Esther fait elle-même ce qu’elle aurait bien préféré que l’on fit à sa place. Elle est assise devant sa machine à coudre, ayant près d’elle un tas de toile ouvrée coupée en essuie-mains. Tant que la civilisation restera au niveau élevé où nous la voyons maintenant, les gens auront besoin d’essuie-mains et le. préjugé existant veut qu’on ourle les bords qui s’effilent. Ouf! qu’il fait chaud! comme il serait bien plus agréable d’être dehors à couper les roses défleuries, à enlever le bonnet vert des boutons d’escholtzia! Une ombre qui voile la fenêtre fait sauter en sursaut miss Craven.
–J’ai sonné plusieurs fois, dit Robert Brandon pour s’excuser, mais personne n’a répondu.
–Ah! c’est vous? dit-elle d’un ton qui n’exprime pas précisément beaucoup de plaisir.–Nos domestiques s’arrangent pour n’y être jamais quand il nous vient de rares visites.
–Je suis venu vous proposer de faire une promenade, dit-il en hésitant, car sa manière n’est pas encourageante.
–Il fait trop chaud, répond-elle nonchalamment, appuyant sa tête sur le dos de sa chaise et fermant les yeux comme si sa présence la portait au sommeil.
–Pas dans le bois, reprend vivement Robert. Sous les chênes il fait sombre comme la nuit, et il vient une brise fraîche du ruisseau.
–Je suis occupée, dit-elle avec une certaine impatience de ce qu’il insiste. D’un seul regard peu favorable, elle enveloppe l’ensemble de sa personne, sa barbe blonde, les manches usées de sa jaquette, son apparence rustique et vigoureuse.
Il ne dit rien; mais incertain et distrait, il reste appuyé contre le montant de la fenêtre.
–Je crois que Jack n’est pas à la maison, reprend-elle sèchement.
–Je ne suis pas venu voir Jack, répond-il simplement; puis, sans y être invité, il franchit, timide, le seuil de la porte vitrée et place une chaise auprès d’elle, pas trop près.
–Que je ne vous interrompe pas, dit-il.
Elle le prend au mot et continue à travailler. Son pied marche en cadence pour manœuvrer la roue; l’aiguille fait aussi son œuvre régulière et rapide. Si, comme je l’ai dit, l’effort seul de s’appliquer au travail dans une après-midi de juillet excite la chaleur, la pensée que quelqu’un est là qui observe chaque mouvement de vos paupières, chacune de vos respirations et chaque cheveu qui s’échappe pour retomber sur vos yeux ou sur vos joues ajoute singulièrement à l’excitation. L’influence magnétique qui appelle tôt ou tard la personne que l’on regarde vers celle qui la regarde oblige Esther, après un peu de temps, à lever, malgré elle, ses yeux vers ceux de Robert.
–Je voudrais que ma mère pût vous voir ainsi, dit-il avec un sourire empreint d’un bonheur profond.
Esther arrête sa machine un moment:
–Pardon! cette machine fait tant de bruit que je n’ai pas entendu ce que vous disiez!
–Je disais que je voudrais que ma mère pût vous voir en ce moment.
–C’est un plaisir dont elle jouit fréquemment, mais pourquoi plutôt en ce moment?
–Elle verrait comme vous êtes active et industrieuse.
Esther rit de mauvaise grâce:
–Vous me donnez l’idée que votre mère aura prononcé un jugement sévère sur moi et sur ma conduite.
–Elle croit que vous êtes trop jolie, trop vive, et...– il allait dire trop frivole, car c’est le mot dont s’est servie mistress Brandon, mais il ne peut se résoudre à l’employer, –que vous aimez trop le monde pour vous occuper volontiers des ennuyeux détails du ménage.
Esther fait de la tête un mouvement d’impatience.
–Mistress Brandon pense, d’après ce bel axiome composé, sans doute, par une personne d’une beauté douteuse, qu’il vaut mieux être bonne que jolie; ce qui prouverait que l’un est incompatible avec l’autre.
Après cette sèche réponse, elle retombe dans un silence irrité, et lui dans son admiration muette. Au bout d’un quart d’heure, comme il ne fait pas mine de s’en aller, miss Craven, trouvant la situation intolérable, se lève tout à coup, jette à terre son paquet de toile grise et dit avec une résignation forcée:
–J’irai dans le bois, puisque vous le voulez. Nous pourrions rester ainsi cent ans.
–Je me trouve parfaitement heureux comme je suis, répond-il avec une bonne humeur agaçante, et continuant à admirer dans sa bienheureuse ignorance sa jolie figure mécontente et la façon de sa robe bien faite et peu coûteuse.