Jardins funèbres en Cornouaille - Elisabeth Mignon - E-Book

Jardins funèbres en Cornouaille E-Book

Elisabeth Mignon

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Beschreibung

 Le corps d’Anémone Berger est découvert à Kerfeunten, à la sortie de Quimper.

Pharmacienne, celle-ci aimait son jardin d’inspiration médiévale, les hommes et les beaux livres.
Les OPJ Erwann Le Métayer et Christophe Guillou mènent l’enquête le long de l’Odet, dans des jardins magnifiques, où les senteurs et les couleurs se mêlent en ce printemps.
Les rebondissements et les drames se suivent au fil de l’eau, mettant la sagacité des policiers à rude épreuve. De vieilles connaissances viendront les aider.

L’art des jardins et l’art de l’enluminure cachent-ils l’art… de tuer ? Suivez les OPJ Le Métayer et Guillou dans le second tome de leurs enquêtes haletantes !

EXTRAIT

— Anémone… Némo !
Lisa tire sur la chaînette qui pend au bout de la clochette près de la porte de la maison. Maud se tourne vers l’allée centrale et jauge la perspective. Un deuxième coup de cloche, plus fort, Lisa appelle, attend, tape au carreau, la porte s’entrouvre un peu plus, elle s’annonce et pénètre à l’intérieur du penty, traverse le salon, passe dans la véranda, revient dans la cuisine.
— Je crois qu’elle fait la sieste dans le jardin ! murmure Maud en faisant signe à son amie. Tu vois, heureusement que tu es là, elle a oublié que je venais.
— Ce n’est pas normal, ce n’était pas prévu comme cela et elle aurait dû nous entendre.
Les amies descendent les trois marches qui séparent la terrasse du jardin et avancent doucement vers la charmille qui abrite le banc où Anémone est assise.
— Némo, c’est nous ! Lisa s’arrête, jette un coup d’œil à Maud, contourne la haie, incertaine.
L’apothicaire semble les attendre, la tête penchée sur le côté, légèrement en arrière, les yeux ouverts, un bras pend de l’accoudoir.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Elisabeth Mignon est née à Quimper en 1958, ville où elle réside depuis toujours.
Elle a exercé pendant de nombreuses années en tant que gestionnaire administrative dans un établissement scolaire. Passionnée d’histoire locale et de romans policiers, encouragée par ses amies “pousse-au-crime”, elle se lance dans l’écriture de polars avec cette première enquête.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

— Micheline Guillou qui s’est prêtée au jeu des traductions,

— Christophe Guyon, pour ses apports techniques et ses conseils,

— Stéphane Jaffrézic, auteur aux éditions Bargain, pour son alibi,

— Françoise Lozach, auteure de la thèse intitulée A la recherche du poison dans la littérature et dans l’histoire,

— Marc Morvan qui m’a ouvert son atelier,

— Virginie de la Sablière qui m’a fait découvrir un domaine magnifique sur les bords de l’Odet.

Mes complices :

— Françoise, pour sa lecture attentive,

— Martine, Nadine et Pascale, pour leurs encouragements.

PROLOGUE

Dimanche 1er mai.

Anémone Berger accueille le public dans son jardin d’inspiration médiévale qu’elle dessine depuis de nombreuses années, chemin de Kerben à Kerfeunteun. Elle sourit, le soleil est au rendez-vous de cette journée de printemps, son medicarum herbarum hortus, comme elle l’appelle, le jardin des herbes médicinales, resplendit de couleurs et les senteurs se mélangent dans l’air. Les nombreux visiteurs profitent de ses explications et de ses recommandations, ils déambulent dans les allées en écoutant les commentaires passionnés de la propriétaire des lieux qui conseille les amateurs amoureux, les curieux admiratifs et les promeneurs attentifs sur le choix des fleurs et des plantes, la sélection des arbustes et les matériaux utilisés. Elle s’arrête devant la fontaine, pièce centrale du jardin, et évoque la symbolique qui l’accompagne, la source du Paradis qui diffuse une eau bénéfique dans les quatre points cardinaux.

Lisa Priol s’est jointe au groupe des curieux ravis de cette balade enchantée et commentée, elle reconnaît quelques têtes qui ne lui sont pas inconnues. La responsable de la société d’horticulture n’en finit pas de féliciter l’hôtesse. Albert Louis du Pont-Bellegarde, animateur d’une émission de télévision sur la Cinq et madame rivalisent de courbettes et serrent des mains ; le week-end passé, leur parc de vingt hectares sur la rive droite de l’Odet accueillait une opération destinée à recueillir des fonds en faveur de la lutte contre la mucoviscidose. Dans une autre allée, Bruno Sévignon affiche un sourire de politesse : il sera le prochain à ouvrir son « jardin ordinaire » comme il se plaît à l’appeler ; quant à son épouse, fidèle à son habitude, elle bâille, elle l’a suivi pour éviter une nouvelle dispute et semble pressée de s’en aller, elle s’ennuie et a perdu son après-midi. Elle se dirige vers la sortie lorsque madame du Pont-Bellegarde la retient tandis que l’hôtesse fond sur Bruno Sévignon, le prend par le bras et le mène vers un endroit plus discret.

Plus tard, tandis que les visiteurs traînent par petits groupes dans les allées, Lisa en profite pour présenter son amie à Anémone.

— Voici Maud Lahaie dont je t’ai parlé. Cet après-midi était l’occasion de lui faire découvrir ton jardin !

— L’aquarelliste ! Depuis le temps que Lisa me parle de vous, enfin, vous voici ! Anémone se tourne vers Maud. Pas de problème, vous vous installez dans le jardin quand vous voulez, la barrière n’est jamais fermée à clef, et dans la journée, je ne suis pas là, je suis à l’officine, vous ne serez pas dérangée. Attendez un jour ou deux ; après tout ce monde, j’aurai besoin de remettre un peu d’ordre dans les allées et les massifs, et les fleurs seront plus épanouies, plus colorées. Tu te rappelles, Lisa, nous nous revoyons prochainement comme convenu, tu m’appelles…

— Voilà une bonne chose de faite, c’était la meilleure façon de procéder, profiter de cette journée pour te présenter. Anémone n’ouvre son jardin au public qu’une fois l’an ! Lisa sourit à son amie tandis que la propriétaire des lieux est interpellée par une femme à chapeau de paille.

— C’est donc elle, ta « fameuse » Anémone ? J’ai hâte de revenir et d’avoir les lieux pour moi toute seule, je n’ai pas vu grand-chose parmi tous ces gens !

— Attends, je vais te présenter à Flora…

Flora Grivors fait signe à Lisa et rejoint les amies. Maud félicite la nouvelle venue pour le parc magnifique qu’elle entretient et dirige sur les bords de l’Odet, entre Bénodet et Quimper, et lui demande l’autorisation d’installer son chevalet sur la pelouse du domaine. Flora, tout comme Anémone quelques instants plus tôt, en est ravie et l’invite à savourer ce mois de mai qui offre une palette riche en couleurs. Le trio se dirige vers la fontaine qui marque le centre du jardin, l’odeur du rosier qui s’épanouit sur la gloriette les enveloppe. La botaniste répond aux questions de Lisa qui s’arrête devant le carré de plantes médicinales, quelques personnes se joignent à elles, puis le groupe se dirige tout naturellement vers les plantes techniques et tinctoriales.

L’heure est déjà bien avancée lorsque Jacques Poirier apparaît à l’autre extrémité de l’allée. Le visage de Flora Grivors s’éclaire, leurs regards se croisent. Encore quelques mots devant les roses trémières qui commencent à prendre de la hauteur, Lisa et Maud prennent congé de leur interlocutrice, et celle-ci se dirige vers le nouvel arrivant.

— Encore une rencontre intéressante. Tes prochaines semaines seront bien occupées ; si le temps se maintient, tu pourras profiter du fleurissement pour peindre de beaux paysages.

— Quand je pense que tu as osé lui demander de prendre La Margery pour décor de ton deuxième roman, tu étais présomptueuse ou inconsciente, à l’époque, tu ne la connaissais pas, personne n’avait encore entendu parler de toi… Et si elle avait refusé ?

— Elle a accepté, j’ai eu beaucoup de chance !

*

Clio se oblectat mearum commentarum gratia. Suae fabulae evolutionem tenet et suae personae vivae fiuntur. Cum eam non sequemur ?

« Clio s’amuse, mes recettes la fascinent. Elle tient le fil de son histoire, elle tisse la trame de son roman et ses personnages prennent corps. Pourquoi ne pas la suivre ? »

I

Mardi 10 mai, après-midi.

— Je ne comprends pas pourquoi tu as tenu à ce que je vienne avec toi, tu as vu Anémone la semaine passée et hier, je lui ai dit que tu serais là aujourd’hui ; j’espère que tu ne comptes pas sur moi pour revenir avec toi ici, chaque fois que tu voudras aérer tes pinceaux ! Mon éditeur me relance, je ne peux pas me permettre une sortie en milieu de semaine, je ne suis pas en retraite !

Lisa et Maud passent la lourde barrière de bois et pénètrent dans le « jardin des herbes » d’Anémone Berger. Lisa a fait sa connaissance lorsque la pharmacienne a transféré son officine du centre-ville rue de Concarneau. Leurs conversations les ont amenées à échanger sur les plantes et les jardins et, tout naturellement, elles se sont rapprochées.

— On commence par faire le tour, ensuite, je verrai où m’installer. Je vais me régaler, l’endroit est magnifique ; l’autre jour, avec tout ce monde, je ne m’en suis pas rendu compte !

Grande, sportive, vêtue d’un pantalon de toile bleu clair et d’un chemisier blanc ample qui fait ressortir un léger hâle de début saison, Maud retire ses lunettes de soleil et les pose sur des cheveux courts et bruns.

— Je ne sais pas comment fait Anémone, elle passe ses journées à l’officine, elle consacre pratiquement tous ses loisirs à ce jardin, elle voyage beaucoup et semble avoir une vie privée très intense.

— Tu m’as dit qu’elle est célibataire et sans enfant…

— Et je ne t’ai pas parlé de ses nombreux amants qui, comme les fleurs, ne durent qu’une saison, et souvent moins. C’est un puits de science en matière de jardin médiéval, elle a beaucoup lu sur le sujet et échangé avec les jardiniers qui ont créé le jardin de Locmaria. Flora Grivors lui a apporté ses conseils… Tiens, c’est bizarre, c’est ouvert !

— Anémone… Némo !

Lisa tire sur la chaînette qui pend au bout de la clochette près de la porte de la maison. Maud se tourne vers l’allée centrale et jauge la perspective. Un deuxième coup de cloche, plus fort, Lisa appelle, attend, tape au carreau, la porte s’entrouvre un peu plus, elle s’annonce et pénètre à l’intérieur du penty, traverse le salon, passe dans la véranda, revient dans la cuisine.

— Je crois qu’elle fait la sieste dans le jardin ! murmure Maud en faisant signe à son amie. Tu vois, heureusement que tu es là, elle a oublié que je venais.

— Ce n’est pas normal, ce n’était pas prévu comme cela et elle aurait dû nous entendre.

Les amies descendent les trois marches qui séparent la terrasse du jardin et avancent doucement vers la charmille qui abrite le banc où Anémone est assise.

— Némo, c’est nous ! Lisa s’arrête, jette un coup d’œil à Maud, contourne la haie, incertaine.

L’apothicaire semble les attendre, la tête penchée sur le côté, légèrement en arrière, les yeux ouverts, un bras pend de l’accoudoir.

*

L’OPJ Erwann Le Métayer expédie les dernières affaires courantes survenues durant ce week-end férié qui, malheureusement, n’entraînait pas de pont cette année, des cambriolages découverts dans des résidences secondaires par les propriétaires revenus en fin de semaine et quelques agressions plus ou moins violentes dans les quartiers de la gare et de Kermoysan.

Son collègue Christophe Guillou est parti à l’hôpital entendre une femme victime de violences conjugales, qu’il a déjà rencontrée pour des faits similaires.

Erwann décroche son portable. Au bout du fil, Lisa lui raconte sa découverte, elle parle trop vite, d’un ton saccadé. L’OPJ lui demande de recommencer calmement son récit tandis qu’il prend des notes. Christophe entre dans le bureau, Erwann active le haut-parleur. Le nouveau venu reconnaît la voix de l’interlocutrice ; il lève les yeux au ciel et pousse un gros soupir en s’asseyant. D’un geste, Erwann attire son attention ; il écoute la suite du récit. Avant de raccrocher, l’OPJ la rassure et lui demande de ne toucher à rien avant son arrivée.

— J’ai raté le début de l’histoire ; si j’ai bien compris, les casse-pieds reprennent du service, elles n’ont vraiment rien d’autre à faire. Avec les beaux jours, elles sortent de leur hibernation. Je me demande pourquoi ta copine nous appelle, elle a déjà mené son enquête, elle sait que cette Marie est morte empoisonnée. Tu aurais dû lui demander par quoi, à moins que ce ne soit par les discours des deux péronnelles, nous ne serions pas obligés de nous déranger ! Christophe se relève et suit Erwann qui enfile son blouson. Et, en plus, elle en bafouillait, ta Lisa : le jardin de Marie, le jardin dans le jardin. J’espère que tu as une adresse plus précise…

Rapidement, après avoir fait un crochet par le bureau du commissaire, les enquêteurs filent sur l’avenue de la France Libre, passent devant le stade de Penvillers et le Parc des Expositions et arrivent chemin de Kerbern.

Maud et Lisa accueillent avec soulagement les policiers. Erwann embrasse Lisa, serre la main à Maud, Christophe les salue froidement. Les deux femmes entraînent les OPJ vers le banc où elles ont découvert le corps et restent à distance tandis qu’ils s’approchent et échangent quelques mots. Christophe s’écarte et saisit son portable, Erwann revient vers les amies et les éloigne de la scène.

— Qui est cette Marie que vous avez découverte ?

— Anémone Berger, pas Marie ! s’exclame Lisa. Pourquoi l’appelles-tu Marie ?

— Tu m’as bien dit que tu étais dans le jardin d’une dénommée Marie ! Erwann fronce les sourcils. Je n’ai sans doute pas compris tes explications, tu m’as répété plusieurs fois que tu te trouvais « dans le jardin, dans le jardin. »

— C’est tout à fait ça : « dans le jardin, dans le jardin » ! Lisa se retourne et d’un geste large du bras balaie l’espace qui les entoure.

Christophe les rejoint. Lisa poursuit :

— Nous sommes dans le jardin d’inspiration médiévale d’Anémone Berger. Nous l’avons découverte derrière la charmille, dans le jardin de Marie, la roseraie, qui est le jardin dans le jardin… la symbolique des couleurs de la Vierge se concentre dans ce petit espace.

Christophe plisse les yeux, Erwann hoche la tête :

— Qui est cette dame Berger ?

Lisa répète les propos qu’elle a tenus à son amie peu de temps auparavant sans entrer dans le détail de la vie intime de la pharmacienne.

— Elle ne devait pas être chez elle, si j’ai bien compris ; alors que veniez-vous faire ici ?

Maud désigne la mallette posée en haut des marches sur la terrasse.

— Lisa m’avait décrit ce petit paradis fleuri et coloré, j’ai eu envie de le peindre, elle a profité de ce 1er mai pour me présenter à Anémone qui m’a autorisée à venir chez elle pendant son absence. Ce devait être ma première séance, j’étais tellement contente de découvrir ces parterres, sans la foule qui se pressait autour ! J’ai demandé à Lisa de m’accompagner pour qu’elle m’explique à nouveau toute la symbolique qui entoure ce lieu.

— J’ai rencontré Anémone hier, je venais prendre des notes pour mon prochain roman, je lui ai rappelé que Maud serait là aujourd’hui.

— Vers quelle heure l’as-tu vue ?

— En début d’après-midi, et je suis partie un peu avant seize heures trente, pour chercher Lomig à l’école. Anémone s’autorise une journée de repos, cela lui permet de partir en week-end de temps en temps ou de s’occuper de sa maison et de son jardin tandis qu’une amie la remplace.

— Au téléphone, tu m’as dit qu’elle avait été empoisonnée. J’ai trouvé ta remarque étrange !

Erwann passe l’index sur la cicatrice qui lui marque la pommette.

— Pourquoi, ce n’est pas ça ? Il me semble que le doute n’est pas permis !

— Quelle perspicacité, quel esprit de déduction ! raille Christophe. Vous pouvez nous dire avec quoi ? d’un léger coup de menton l’OPJ l’invite à poursuivre.

— Un sirop de capuchon du moine ou une tisane de cerise du diable, j’hésite. À moins que ce ne soit un smoothie, c’est plus tendance ! répond Lisa en posant l’index au coin de sa bouche.

Muets, les enquêteurs observent attentivement la petite bonne femme qui leur fait face. Maud se tourne vers son amie, effarée.

— Enfin, je peux me tromper. Notre apothicaire était surnommée Locuste par quelques proches. Locuste était une empoisonneuse de la Rome antique, elle buvait un peu de poison chaque jour, une dose infime qui lui permettait d’être immunisée contre les poisons inventés par ses contemporains. Anémone avait hérité de ses parents un très vieux livre de médecine, qui est dans sa bibliothèque et qui prescrivait des médications très surprenantes. Je sais aussi qu’elle a fait sa thèse sur les poisons dans la littérature et l’histoire… Elle avait peur de la maladie, avec un grand M, celle qui ne guérit pas, celle qui mène vers la mort sans espoir de rétablissement, celle qui transforme un homme ou une femme en légume mais lui laisse toute sa tête pour assister à sa déchéance, elle avait peur de se voir mourir d’une façon ou d’une autre. Venez, elle avait tout sous la main dans ce jardin !

Lisa entraîne derrière elle ses auditeurs. Le petit groupe file dans l’allée centrale en direction de la fontaine.

— Ici, l’aconit appelé aussi capuchon du moine ou tue-loup. Dans les temps reculés, ce poison servait à tuer les loups et à se protéger des loups-garous. L’aconitine est un alcaloïde extrêmement toxique, en fonction du degré d’ingestion, elle peut provoquer des diarrhées aiguës, des vomissements, des douleurs, la paralysie et entraîner même un arrêt cardiaque. Regardez, là, une belladone, une belle dame, appelée aussi cerise du diable ou morelle furieuse. C’est une plante magique, associée à la magie noire, qui provoque la paralysie des voies respiratoires… Anémone avait fait sienne la devise de Paracelse : « Rien n’est poison, tout est poison ; seule la dose fait le poison » !

— Vous cultivez ces plantes vous aussi, dans votre jardin, si je m’en souviens… Vous êtes adepte de cette philosophie ? demande Christophe, son regard passant de l’aconit à Lisa.

— Anémone m’a remis un pied de chaque espèce, les roses trémières plus loin viennent de chez moi, les pois chiches et le lin, d’un échange entre jardiniers.

— Vous avez la main verte toutes les deux. Je ne comprends pas pourquoi cette femme qui avait fait des études de pharmacie, qui tenait une pharmacie, qui avait tous les médicaments existants sous la main s’est préparé une tisane d’herbes pour mourir. C’est complètement loufoque, non ?

— Tout réside dans l’âme qu’elle a mis dans cette préparation. C’est un geste littéraire, une interprétation personnelle de la vie, une perception sensorielle artistique de la mort, une préparation du grand voyage. C’est… c’est Anémone, il fallait la connaître pour comprendre cela, pour adhérer à ses choix. C’était une artiste, un peu bohème, fantasque, elle croquait la vie, les hommes. Ce jardin lui apportait une certaine sérénité, la sécurité, c’était le lieu symbolique du Paradis, au-delà, l’extérieur c’était l’Enfer.

— Votre vigilance a été attirée par quelque chose en arrivant ? interroge Erwann en se tournant vers Maud, silencieuse depuis un moment.

— Non, je ne connais pas les lieux, je me suis concentrée sur les fleurs, les allées, la gloriette et sa fontaine, c’est en cherchant des yeux le jardin de Marie que j’ai aperçu Anémone. Pour le reste, je ne sais pas…

— Je l’ai toujours vue dans son officine en tenue de ville ou dans son jardin vêtue d’un bleu de travail. Elle ne se maquille pas, ne se vernit pas les ongles. Là, je crois qu’elle était maquillée, avait les ongles faits et portait une tenue moins… académique. Lorsque je suis arrivée hier après-midi, elle ratissait les allées et tout à l’heure, j’ai remarqué que les marques du râteau étaient toujours visibles, je me suis dit que personne n’avait marché là depuis.

Une portière claque sur le bord de la route ; Stéphanie Ollier apparaît à l’angle de l’allée, Christophe l’a appelée peu après leur arrivée. Le médecin légiste marque un temps d’arrêt, retire ses lunettes de soleil, coince une branche dans l’échancrure de son chemisier. Elle ramasse ses cheveux bruns, coupés au carré, et les maintient à l’aide d’une pince à l’arrière de la tête. Elle salue les deux femmes, puis les OPJ. Lisa remarque le regard appuyé et le sourire entendu lancés à Christophe.

— Nous avons déjà fait connaissance à l’automne, je crois ! avance la jeune femme en souriant.

Maud et Lisa opinent en silence d’un air contrit.

— C’est vous qui avez trouvé le corps ? Ah, vous êtes des découvreuses, des habituées des mauvaises rencontres ! Cet endroit est merveilleux, j’espère qu’il n’appartient à aucune de vous ; cette maison possède un charme certain avec ses vieilles pierres, ses allées et ses carrés de végétation.

— Tout y est emblématique effectivement. La victime en était la propriétaire ! avance Lisa. C’était sa grande fierté.

À nouveau, des bruits parviennent de la route, les techniciens de la Police Scientifique font leur apparition. Erwann demande à Maud et Lisa de rester près de l’entrée du jardin pour ne pas les gêner, car il souhaite poursuivre l’entretien après avoir transmis les premiers éléments aux nouveaux arrivants.

— Revenons à la victime, que savez-vous d’elle ?

— Moi, rien. Lisa me l’a présentée l’autre jour. Je voulais juste peindre le jardin. Si j’avais su…

« J’aurais pas venu » murmure intérieurement Christophe. « Toujours la main dans le sac, jamais coupable. »

— À part ce que je t’ai dit tout à l’heure, je ne connais pas vraiment grand-chose d’elle. J’ai fait sa connaissance lorsqu’elle s’est installée rue de Concarneau, il y a environ cinq ans. Je voulais écrire une nouvelle dans le cadre d’un concours, pour le salon du Goéland Masqué qui se tient tous les ans à Penmarc’h durant le week-end de la Pentecôte. Mon intrigue était bâtie sur une histoire d’empoisonnement, je lui en avais parlé et elle avait évoqué sa thèse. C’est comme cela que nous avons sympathisé. Je sais qu’elle est célibataire, fille unique, de parents eux-mêmes enfants uniques. Elle a rénové cette maison et remis à plat ce jardin qui appartenait à ses grands-parents.

— Tu nous as dit qu’elle n’était pas mariée, tu ne lui connaissais pas d’ami ? Erwann a remarqué le léger sourire qui s’est dessiné furtivement au coin de la bouche de Lisa lorsqu’elle a regardé Maud.

— Non, pas vraiment. Je crois que c’était quelqu’un de très ouvert… Lisa insiste sur cette expression. De très libre, disponible si tu préfères. Je sais que c’est une amie d’enfance de Flora Grivors que nous avons rencontrée ici, le 1er mai, je pense qu’elle pourra vous en dire plus… Ah si, Anémone devait partir en voyage en fin de semaine.

— Elle aurait fermé la pharmacie ?

— Non, lorsqu’elle s’en va, elle se fait remplacer, toujours par la même dame, une copine de promo.

— Elle part souvent ?

— De temps en temps, pas très longtemps, je n’ai jamais fait attention à ses allées et venues dans la mesure où la pharmacie reste ouverte… Elle disait qu’un jardin, c’est comme un enfant, on ne l’abandonne pas, on le prépare, on le modèle, on le façonne à son image, il est toujours en devenir, il faut l’entretenir, sinon il redevient jachère, friche, terrain vague. C’était sa source de vie. Elle le comparait aussi à un nouvel amant dont elle tombait amoureuse.

— Qui s’occupait du jardin lorsqu’elle s’absentait ?

— Elle avait un groupe d’amis et trouvait toujours quelqu’un pour prendre le relais et assurer l’entretien courant. Elle faisait aussi appel à un homme, à tout faire… Lisa insiste sur le terme. Pour les gros travaux et les plus délicats…

— Qui s’appelle ? Erwann ne relève pas la dernière remarque, il a simplement émis un petit sourire.

— Jacques Poirier ? Un nom prédestiné pour un jardinier ! On voit sa camionnette circuler sur tous les chemins. Il travaille pour les gens du coin, surtout les dames ! Lisa rougit. Enfin, pas pour moi.

— Vous cultivez votre jardin toute seule ? avance Christophe un brin d’ironie dans la voix.

— Mon jardin, oui. Ce matin, j’y ai cueilli de la salsepareille, pieds nus dans la rosée. Quant à mon jardin secret, c’est très… secret ! murmure-t-elle d’un petit air mutin. Et, lorsque je viens ici, j’ai l’impression d’ouvrir les portes du jardin d’Éden.

— Cette Flora Grivors, tu la connais ? s’enquiert Erwann, coupant court à l’échange.

— Elle est propriétaire du domaine La Margery, à Gouesnac’h, pas très loin de l’Odet. Tu vois où il se situe ? Le parc est magnifique en cette saison, tu devrais y amener Morgane. Flora m’a ouvert son parc, je l’ai pris pour modèle dans un roman ; Némo nous avait présentées.

Erwann hoche lentement la tête.

— C’est tout, tu n’as rien remarqué d’autre ?

— Si, le dimanche, lorsque nous visitions les lieux, Anémone a accueilli ton collègue procureur. Il était accompagné de sa femme et ils avaient l’air de bien se connaître, ils se sont embrassés, étaient à tu et à toi.

— Tu connais Servant Le Roy ?

— Il était en photo dans le journal dernièrement et son prénom et son nom se retiennent facilement. Je vais te rassurer, je ne le connais pas personnellement !

Les enquêteurs échangent un coup d’œil. Un des techniciens qui opère à l’intérieur du domicile, appelle les OPJ. Les amies restent seules dans le jardin, elles s’asseyent sur les chaises de la terrasse, à l’ombre de la pergola de roses. Lisa hausse les épaules et désigne la maison de la main droite tandis que, de la gauche, doigts écartés, elle dessine des formes. Maud ouvre son carnet de croquis, s’empare d’un crayon à papier, dirige son regard vers la charmille où opère la légiste, glisse quelques mots à sa voisine, soupire et referme son bloc.

Les techniciens autorisent Christophe et Erwann à pénétrer dans la chambre. Le premier ouvre une valise posée sur le sol entre la fenêtre et l’armoire, et entame son inventaire. Il en sort une pochette contenant un billet d’avion à destination de Paris, un vol prévu pour le jeudi soir, puis il retire les vêtements rangés à l’intérieur, sur le dessus, des tenues classiques de vacancière qui part vers une destination chaude, des foulards mais aussi des robes légères et colorées, largement échancrées devant et derrière. Deux maillots et une serviette de plage cachent des dessous coquins. Il hèle Erwann resté près de la porte, en discussion avec Stéphanie.

— Au vu des marques sur l’arrière de la tête, je ne vois pas ce qui laisse supposer à Lisa Priol que son apothicaire a été empoisonnée. Un bon coup sur l’arrière du crâne, qui correspond au rebord de la fontaine. C’est vrai que la copine de Morgane entretient une relation particulière avec les fontaines, non ? L’histoire se répète*.

— Elle partait en vacances et amenait de quoi pimenter ses soirées, ce n’est pas vraiment compatible avec une envie soudaine de se suicider ! constate Christophe.

— Ça correspond à la tenue qu’elle portait au moment où elle a été tuée. Votre pharmacienne passionnée par son métier, passionnée de jardin était aussi une passionnée de la vie. Je ne pense pas qu’elle ait avalé la potion de son plein gré ; si cette potion existe, une main secourable l’a aidée. Lisa Priol a parlé d’un flacon dans la table de nuit, tu as trouvé quelque chose ? se renseigne la légiste en ramenant en arrière avec son poignet une mèche de cheveux qui lui tombe sur les yeux.

— Rien, la porte était mal refermée et le meuble ne contenait que quelques revues, a priori sans importance. Tu crois vraiment qu’elle a fabriqué sa mixture, avec tout ce qu’elle avait sous la main, à son travail ?

— Pourquoi pas ? Plus rien ne m’étonne. J’ai vu le matériel qu’elle possède dans la pièce, derrière, un vrai petit labo de chimiste. Je vous en dirai plus après l’autopsie… Après avoir étudié le crâne, bien évidemment, j’ai aussi une base pour orienter mes recherches, aconit ou belladone !

— Ou intoxication médicamenteuse, nous sommes au XXIe siècle ! Tu as une idée de l’heure du décès ?

— Elle a dû mourir hier dans la soirée ou en début de nuit, à l’endroit où elle a été découverte. La mort est intervenue rapidement.

— Son matériel pouvait lui servir à trafiquer des médicaments, à fabriquer de la drogue ?

— Les techniciens se sont effectivement intéressés aux ustensiles, ils ont fait les prélèvements nécessaires !

Le trio passe dans le bureau. Dans la cheminée, un coffre-fort, une antiquité, attire les regards ; les OPJ se penchent et observent attentivement la serrure.

— Il faudra faire appel à un serrurier si on veut en tirer quelque chose, ces vieux coffres sont d’une efficacité redoutable.

— Tu ne veux pas demander à Lisa si elle ne connaîtrait pas la combinaison, avec son habitude de fourrer son nez partout, je suis sûre qu’elle pourrait nous rendre service ! lance Christophe.

— Tu pousses le bouchon un peu loin, tu ne crois pas ? la remarque agace Erwann.

— Vous êtes prêts à parier ? dit Christophe et il invite Lisa à les rejoindre.

— Il suffit d’avoir un peu de doigté !

Elle tend le bras vers la pièce de musée. L’OPJ arrête son geste, lui donne un gant à enfiler. Elle tourne la poignée, entrouvre le battant :

— Et voilà !

— Il suffisait d’y penser ! constate Christophe qui secoue la tête et soupire.

— C’est bête, qui aurait eu l’idée d’ouvrir la porte !

Stéphanie évite de regarder Erwann qui écarquille les yeux.

Sans attendre, Lisa tourne les talons et se dirige vers la sortie. Les enquêteurs se baissent, Christophe dégage l’accès : le coffre est vide.

— Vous pensez que c’est le mobile du meurtre et qu’il fait partie de la scène de crime ? hasarde la légiste.

— Probable… murmure Erwann.

— Possible… ajoute Christophe sur le même ton.

— Sûrement pas ! s’exclame Lisa plus fort, un pied sur la terrasse. Nous en avons assez plaisanté, Anémone envisageait de s’en débarrasser, il ne ferme pas depuis belle lurette, elle ne déposait rien dans celui-ci, il est lourd et encombrant, pas esthétique. Je crois que Jacques Poirier devait l’enlever pendant son absence.

— Dans celui-ci ? Erwann se relève. Tu en connais un autre ?

Elle hésite, se pince les lèvres, ouvre la bouche, se ravise, sort, prétextant qu’un peu d’air frais lui fera le plus grand bien, Erwann la suit.

— Je pourrais le revoir, une dernière fois ?

— Qu’est-ce que tu veux revoir ?

— Vous ne l’avez pas trouvé ? Elle ne l’avait déjà plus, sans doute ! Lisa grimace. Dommage, si j’avais pu…

— Qu’est-ce qu’elle n’avait plus ? l’encourage à continuer Erwann.

Christophe s’écarte du groupe et éternue plusieurs fois.

— Elle était passionnée de vieux livres. Les livres anciens que tu caresses avec des gants, que tu manipules avec amour, dévotion. Comme tu le ferais avec une maîtresse.

— Ou un amant ! complète Maud qui s’est rapprochée.

— Je ne sais pas si c’est un nouvel amant que tu as envie de conquérir pour le garder ou un vieil amant dont tu connais déjà toutes les caresses… Elle les collectionnait.

— Les vieux bouquins ou les amants ? demande Christophe qui sort son mouchoir.

— Les deux, elle ne s’en cachait pas vraiment ! Lisa échange un sourire entendu avec son amie.

— Si elle avait un livre, elle ne l’a plus. Pourquoi es-tu venue hier ?

— Je cherche des informations très précises, qu’elle pouvait me donner, sur le Livre des Simples Médecines. La médecine médiévale était basée sur les vertus des herbes médicinales qui servaient à fabriquer les médicaments. Les simples constituaient un remède à base d’une seule plante, à la différence des remèdes composés. À la fin du VIIIe ou au tout début du IXe siècle, Charlemagne a promulgué le Capitulaire de Villis qui établissait la liste des quatre-vingt-huit plantes, légumes et simples à cultiver dans l’herbarium. Je vais vous montrer ! dit Lisa qui entraîne la petite troupe dans le jardin. Anémone a joint l’utile à l’agréable en me donnant une leçon de chose : achillée, millepertuis, sauge, consoude, armoise, guimauve officinale, menthe coq, fenugrec…

— Aconit, belladone ! complète Christophe.

— Tout à fait. Je pourrais continuer la liste, tout est là, ou presque. C’est pour cela qu’elle préférait que nous venions ici.

— Elle possédait l’un de ces livres ? s’enquiert Erwann.

— Je ne le pense pas, ils doivent être bien gardés dans un musée ou une bibliothèque, à l’abri du temps et des curieux. Elle a eu l’occasion de visiter la bibliothèque régionale de Hesse à Wiesbaden en Allemagne, cela fait quelques années, et je ne sais pas comment, elle a pu voir de très près le grand livre, le Riesencodex, écrit par Hildegarde de Bingen, Sainte Hildegarde, au XIIe siècle. En revanche, elle détenait un vieux livre sur les plantes qui lui venait d’un ancêtre éloigné et sur lequel elle veillait comme la prunelle de ses yeux, tout comme le très ancien et bel albarello, le pot de pharmacie qui orne la commode de sa chambre.

— Tu poursuis tes aventures médiévales ?

— Disons que je cours deux lièvres à la fois. J’écris deux histoires qui se situent dans deux périodes du Moyen-Âge. Un polar et un roman pour la jeunesse.

— Pour en revenir à hier… coupe Christophe plutôt sèchement.

— Nous avons parlé de ses recherches sur l’aménagement du jardin, le temps qu’elle a passé à le créer, la collecte des plantes. Pendant que je prenais quelques photos, elle est rentrée dans la maison. Je l’ai aperçue par cette fenêtre… celle-là ! dans l’emplacement où ils se tiennent, Lisa désigne une ouverture sur la gauche. Elle se baissait, lorsqu’elle s’est relevée, elle tenait un objet lourd entre les mains. Elle est passée au salon, m’a appelée, elle avait posé sur la table un ouvrage magnifique qui datait des années 1800. Elle m’a tendu une paire de gants blancs en coton. Sans être initiée, j’avais entre les mains un ouvrage dans un excellent état de conservation, d’une valeur inestimable sans doute ; elle n’a pas pu ou n’a pas voulu m’en dire le prix. Son aïeul avait dessiné des planches de fleurs d’une précision et d’une justesse, chacune une œuvre d’art ! Lisa ferme les yeux, se remémorant ce qu’elle a vu. À rester sans voix !

— Ça te change un peu ! se moque gentiment Maud.

— Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne l’avez pas vu. J’ai tourné les pages pendant un long moment.

— Pourquoi t’a-t-elle montré ce livre ? Erwann, l’incitant à poursuivre.

— Nous avions déjà eu quelques conversations sur le Tacuinum Sanitatis.

— Tacuinum Sanitatis ? Christophe penche la tête sur le côté.

— Un manuel médiéval sur la santé. Le texte original en arabe a été traduit en latin vers 1250. Il revêt une double importance : l’étude de la médecine médiévale et celle de l’agriculture et de la botanique. Ses enluminures sont magnifiques, si j’en crois ce que j’ai pu lire à son sujet. Je ne l’ai pas vu et ne le verrai sans doute jamais. Je pense que la théorie des humeurs d’Hippocrate, dont les prescriptions du livre s’inspirent, permettrait de vous classer sur l’échelle comprenant quatre degrés, dans la catégorie froid et sec ; pour la saison, l’automne, et pour les aliments, le gland, la mandragore, le millet et l’orge.

— Froid et sec, vraiment ! s’exclame Christophe qui jette sur Lisa un regard glacial.

— Par comparaison, je placerai Erwann dans le groupe chaud ; le printemps chaud et humide, l’été chaud et sec. Les aliments chauds et humides comme le blé, l’huile d’olive, l’asperge et les pâtes, ou chauds et secs comme l’aneth, la betterave, le chou ou le fenouil.

— Le gland pour moi et l’asperge pour Erwann. Je ne regrette pas de vous avoir rencontrée aujourd’hui ! dit Christophe, affichant un sourire forcé.

— Il existe des versions du Tacuinum en vieux français écrites sur des parchemins ! Lisa accroche ses yeux à ceux de Christophe. Si ces copies sont classées dans la catégorie « chaud et humide », elles doivent être en mauvais état…

— Tandis que celles qui entrent dans la classification « froid et sec » auront eu la chance de nous parvenir…

— …dans un excellent état de conservation !

— Tu en as déjà parlé à Morgane, un jour où tu étais passée à la maison ; nous en avons discuté ensuite, elle et moi, je m’en souviens. Tu avais déjà écrit deux ou trois livres, tu faisais des recherches pour le suivant. J’ai eu l’impression que c’était ton fil rouge à l’époque. Tu penses qu’elle détenait ce livre ?

— Ce n’est pas celui que j’ai eu en main, il était bien trop récent. À moins d’avoir été volées, les rares versions du Tacuinum doivent rester bien préservées dans les bibliothèques.

Christophe se dirige vers la pièce désignée peu avant par Lisa, qui sert d’arrière-cuisine. Il ouvre les placards tandis qu’Erwann fouille sur les étagères.

Des denrées alimentaires classées par catégories et tailles s’alignent ; d’un côté, des conserves, de l’autre, des bocaux faits maison de champignons et de légumes.

— En plus de tout ce que nous a raconté Lisa, elle faisait ses confitures elle-même, je pensais que c’était une activité de grand-mère, les confitures ! Ses occupations étaient multiples et variées, elle ne devait pas s’ennuyer ! dit Erwann en tapotant sur le chaudron de cuivre qui attend la saison des fruits sur l’étagère, en haut du placard.

Il ouvre la fenêtre, hèle Lisa.

Après l’avoir écouté, elle retourne au jardin, se place près du carré des légumineuses, du côté des aromatiques et des condimentaires, évite de regarder la charmille. Elle essaie de retrouver l’angle de vision qu’elle avait la veille. Elle revient à l’intérieur, se colle près de la fenêtre, se décale de quelques pas sur sa gauche. Le plancher grince légèrement. Les regards se tournent vers le sol.

— Je t’ai dit qu’il fallait te modérer sur le chocolat ! murmure Maud d’un ton faussement peiné.

— Je le crois aussi ! reprend Christophe en souriant. Il faut vraiment prendre garde !

— En marchant et en parlant, vous n’avez rien entendu. C’est ici ! dit Lisa, dansant d’un pied sur l’autre, regarde le parquet, se déplace de quelques centimètres. Ou ici… Elle pèse de tout son poids sur les lattes disjointes. Qu’est-ce qu’une cachette secrète sans un secret caché ?

— Je te trouve bien cachottière aujourd’hui ! réplique Erwann en s’agenouillant.

Les OPJ écartent les lames et dégagent un espace pas très grand. Ils découvrent trois gros cahiers à couverture cartonnée, d’un format 24x32. Erwann se saisit du premier document, le feuillette.

— On dirait un journal. Il est écrit en latin ! Il tourne les pages. Dominica dies, Kalendi Maii…

— Dimanche 1er mai, traduit Lisa, le jour où nous étions tous là.

— Et il se termine…

— Dominica… Dimanche 8 mai, avant-hier.

— Elle n’a sans doute pas eu le temps de noter la dernière journée… Erwann se gratte la pommette.

— Le mien est plus ancien. Il est terminé. L’écriture est identique. Tu y comprends quelque chose, toi ? Moi pas. Tssst, Tssst, pièce à conviction, on ne touche pas ! intervient Christophe qui appuie sa remarque la main levée, les doigts repliés en remuant l’index à hauteur de son visage.

Lisa recule d’un air contrit, elle aurait aimé connaître le contenu du troisième cahier.

— Celui-ci est un livre de comptabilité. Il sera aussi à traduire.

Elle se met sur la pointe des pieds et essaie de lire par-dessus les bras d’Erwann.

— Tu connais le latin ?

— Il est scolaire. Je ne suis pas une latiniste pratiquante, il me reste quelques bases très lointaines. Je connais un vieux couple qui le maîtrise parfaitement, des enseignants âgés. Ce sont des érudits originaux, qui ne parlaient à leurs trois filles qu’en latin, comme d’autres ne s’exprimaient qu’en breton à une époque. Mariées, elles ont perpétué cette tradition, de façon moins rigoureuse, avec leurs enfants. Lorsque la tribu se retrouve au complet, c’est pittoresque !

Maud s’est approchée et penche la tête sur la page ouverte. Elle jette un coup d’œil à Lisa qui ouvre de grands yeux.

— Je me trompe ou tu lis comme moi ? Cupido eo vespere venit eumque exspecto… « Cupidon vient… ce soir… je l’attends… ! » Lisa lève les yeux vers les OPJ. Cupidon est le meurtrier ? Une chose est sûre, Anémone menait une vie intense, je l’ai déjà dit. Quant à une traduction plus juste et plus complète, j’en suis incapable…

— Sait-on si Cupidon et Jacques Poirier ne forment qu’un ? demande Erwann.

— Ce n’est pourtant pas une flèche en plein cœur qui l’a tuée ! plaisante Christophe qui se débarrasse du livre de comptabilité en le jetant dans les mains de Maud.

Il éternue plusieurs fois avant de se moucher bruyamment. Elle en profite pour lorgner innocemment sur les feuilles.

— Ce sont des ouvrages. Les titres sont en latin. Celui-ci vendu septem millia et quinque centum, attendez, ça fait… sept mille cinq cents, à JD le… 13 novembre de l’année dernière. Un autre quinquaguinta millia, à MLC le… 12 mars, cinquante mille. Oh là là… je commence à être perdue dans les chiffres… Centum quinquaginta millia, à JD le 23 avril, cent cinquante mille. Si on parle en euros, je me sens un peu dépassée, ma traduction mérite qu’elle soit vérifiée et puis les dates, c’est très complexe, j’ai pu me tromper !

— Des vieux bouquins tous vendus à ces prix-là ? s’exclame Christophe en ouvrant de grands yeux.

— Je ne suis pas étonnée ; un marché existe. À partir des titres, un collectionneur ou un bibliothécaire vous donnerait une idée de ce que peuvent valoir réellement ces pièces. Je n’oserais pas vous diriger sur Albert Louis du Pont-Bellegarde, il a fait l’actualité, cela fait un an ou deux, dans l’affaire Aristophil… Non, vous ne vous y êtes pas intéressés…

— C’est le propriétaire d’un des parcs sur les bords de l’Odet à Plomelin ? interroge Erwann.

— Exact, il était là le dimanche 1er mai. Il s’y connaît en vieux livres, enfin, pas sûr…

Erwann tend le second journal à Lisa. Elle ouvre une page au hasard :

— Léto et Télémaque… Lisa s’interrompt, un sourire pincé sur les lèvres. Mes connaissances ne sont pas suffisamment étendues pour traduire correctement, cependant, je crois qu’Anémone Berger avait une activité sexuelle débridée, très débridée !

Erwann tourne les pages.

— Les noms que tu as cités, on les retrouve ailleurs ? Tu en as d’autres ?

Toujours penchée sur son épaule, Lisa poursuit sa lecture :

— Léo, Hyacinthos, Hélios, Thétis… masculin et féminin. En plus de sa passion horticole, Anémone s’intéressait de près à la mythologie gréco-romaine, vous aurez du mal à retrouver toutes ces personnes avec qui elle entretenait…

— Son jardin secret ? suggère Maud, en jetant sur les OPJ un regard malicieux avant de remettre le nez dans le livre de comptes qu’elle a encore en main. Tous les titres mentionnés sont des livres de botanique ou se rapportant aux jardins… enfin, je crois.

— Tu n’as rien sur le Tacuinum Sanitatis ? demande Lisa, le doigt sur une ligne.

— Il faudrait reprendre la liste des ouvrages. Je n’ai pas relevé ce titre sur les pages que j’ai parcourues.

Christophe prend le cahier des mains de Maud, le referme et se tourne vers Lisa.

— Tout ceci nous ramène à notre sujet, les livres anciens et le latin ! dit Erwann, tentant d’apaiser les esprits. Tu peux nous donner les coordonnées du couple qui traduirait les registres que nous avons découverts ?

— Il s’agit des Martineau, Lucie et Côme. Lucie a été ma prof de latin dans un temps reculé, nous avons l’occasion de nous revoir épisodiquement.

Tandis que Lisa note leur adresse et leur téléphone, Christophe s’écarte du trio et va au-devant du procureur qui passe le portillon du jardin. Vêtu de son éternel imperméable à la Colombo malgré le temps ensoleillé, il regarde le sol, dévoilant un début de calvitie dans des cheveux noirs et raides. Il lève enfin sa tête ronde, montrant un nez camard au milieu d’un visage plat. Les petites rides autour de ses yeux noirs semblent plus marquées qu’à l’ordinaire. Un sourire pincé s’affiche sur des lèvres à peine dessinées.

Après avoir salué Christophe, Servant Le Roy demande à voir le corps d’Anémone Berger. Il s’entretient avec la légiste qui lui rend ses premières constatations. Erwann les rejoint après avoir demandé aux deux amies de passer au commissariat signer leur déposition.

— Vous la connaissiez bien ?

Le procureur évite le regard de Christophe. Il se retourne et remonte l’allée ; revenu sur la terrasse, il respire profondément.

— C’est, enfin c’était, une amie de ma femme. Nous sommes venus le dimanche 1er mai, elle organisait une visite de son jardin. Les dames qui viennent de partir étaient présentes elles aussi, des témoins ?

— Elles ont découvert le corps en rendant visite à madame Berger. Lisa Priol est une de ses connaissances.

L’homme de loi passe une main dans ses cheveux.

— Anémone était une femme très gaie, très vive, habitée par sa passion pour son jardin et qui savait la communiquer. Elle fait partie d’un groupe d’amoureux des fleurs, son jardin faisait des envieux… Elle n’aurait pas dû mourir de cette façon, assommée ou empoisonnée, m’avez-vous dit !

— Elle possédait un flacon de belladone ou d’aconit dans sa table de nuit. C’est ce que nous avons appris. Vous aviez connaissance de cela ?

Servant Le Roy remue la tête de gauche à droite.

— Ma femme m’a parlé de quelque chose, je crois. Elle pouvait avaler n’importe quels comprimés et elle choisit un poison qu’elle aurait fabriqué elle-même ! Elle était assez fantasque pour cela, oui, ça lui correspond ! Je contacte le commissaire ; vous restez sur l’affaire évidemment !

Sans plus attendre, le procureur tourne les talons et s’empresse de regagner son véhicule.

— Il a l’air secoué, notre proc’ ! Je n’ai pas vu cette fiole dont tout le monde semble connaître l’existence à l’intérieur mais personne ne l’a trouvée à l’extérieur ! s’étonne Christophe qui cherche un mouchoir.

Alors que Stéphanie Ollier revient vers les enquêteurs, les employés des Pompes Funèbres apparaissent dans l’allée, accompagnés du brigadier Le Neir arrivé peu de temps auparavant.

— Je vous le dis, vous allez être étonnés, celle-là est pas mal dans son genre, pas une première main, elle a quelques heures de vol au compteur, mais je vous promets que la tenue vaut le coup d’œil, ce n’est pas tous les jours que l’on voit des cadavres comme elle…

La légiste coupe court aux commentaires du policier et se dirige avec les hommes en noir vers la victime. Après une concertation rapide, le corps est enlevé et part en direction de l’IML de Brest où le médecin procédera à l’autopsie.

— En plus des deux hommes dont nous avons déjà parlé, Jacques Poirier et Albert Louis du Pont-Bellegarde, Lisa m’a donné le nom de quelques personnes que nous pouvons commencer à voir. Avec un peu de chance, si l’existence du poison est prouvée, notre empoisonneur se trouvera parmi elles. Avant de les rencontrer, je te propose de commencer par les traductions, on y verra peut-être plus clair lorsque nous saurons ce qu’il en est de ces cahiers… Direction Le Cap-Coz où habitent les Martineau.

Erwann marque l’arrêt au sortir du chemin de Kerben. Venant de Ty Pont, un fourgon Peugeot Expert les croise. « Jacques Poirier, tous travaux d’entretien intérieur et extérieur » est inscrit sur la portière de l’utilitaire.

— On dirait qu’il se dirige vers le domicile de notre victime. Demi-tour ! décide Erwann.

Les OPJ suivent l’homme qui vient de ralentir en passant devant le mur ; il hésite en voyant les véhicules de police stationnés sur les bas-côtés mais poursuit sa route avant de se décider à se garer.

— J’ai cru qu’il n’allait pas s’arrêter. Aurait-il peur de la police ? dit Erwann en se rangeant le long d’un talus, un peu plus loin.

Jacques Poirier regarde par-dessus la clôture, intrigué. Il n’entend pas les deux hommes qui marchent sur l’herbe et sursaute lorsque Christophe éternue derrière lui. Il se retourne, inquiet. Les OPJ se présentent et l’invitent à les suivre dans le jardin.

— Il est arrivé quelque chose à madame Berger ? Elle a été cambriolée ?

Le nouveau venu pâlit. Ses yeux passent des policiers qui lui font face à la maison où l’on devine du mouvement. Grand, de corpulence moyenne, les cheveux clairs, peignés en arrière, laissent voir le crâne. Il a le hâle de l’homme habitué aux travaux de plein air. Des muscles bien dessinés apparaissent sous un tee-shirt moulant, les manches courtes dévoilent des tatouages maori sur les bras et la base du cou. Des traces de peinture disputent la place à celles de terre sur un vieux jean usé.

« La quarantaine et plutôt bel homme, c’est ce qu’a dit Lisa tout à l’heure ! » Erwann sourit à cette évocation.

— Ce que je viens faire ? Confirmer à Anémone que je passerai en fin de semaine, comme je le fais à chaque fois qu’elle s’absente quelques jours. Je surveille la maison, j’ouvre les fenêtres, j’arrose le jardin, je m’occupe aussi de Ségolène, Anne, Valérie et Julie. Jacques Poirier accuse la nouvelle que les policiers viennent de lui apprendre. Il s’est assis sur le muret devant la terrasse. Je devais en profiter pour la débarrasser de son vieux coffre-fort. Elle avait enfin admis qu’il n’était d’aucune utilité. Vous ne m’avez pas dit comment… c’est arrivé…

— Vous connaissiez bien madame Berger ? lance Christophe.