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Avoir vingt ans en l’an 2000, une belle promesse ! Mai 2000, Rennes. Florence Dubois, médecin urgentiste, se prend d’amitié pour un jeune étudiant agressé lors d’une soirée de fin d’année universitaire. Mars 2023, Loctudy. Florence Dubois, retraitée, retrouve les protagonistes du drame qui s’est joué vingt ans plus tôt. Dans un contexte de crise de la pêche et de bateaux d’exception, bourreaux et victimes s’évitent au quotidien. Oscar Tanguy a intégré l’armement familial et envisage de prendre la direction de l’entreprise. Les Pabouk artisanaux de Yannick Renaud lui valent une belle renommée nationale. La perspicacité de l’enquêtrice occasionnelle, joueuse de golf et inventrice de cadavres, réussira-t-elle à lever le voile sur les liens entre les acteurs des crimes autour des ports de pêche et de plaisance loctudistes ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Élisabeth Mignon est née à Quimper, ville où elle réside depuis toujours. Passionnée d’histoire locale et de romans policiers, encouragée par ses amies “pousse-au-crime”, elle se lance dans l’écriture de polars. "Voiles sur Loctudy" est son neuvième roman. Elle a rejoint le collectif d’auteurs “L’Assassin habite dans le 29” dès sa création.
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Seitenzahl: 258
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À Patrick Bergeat, directeur de la Pabouk Compagnie. Le chantier est situé à Gouesnac’h, berceau historique des Pabouk, dont la fabrication est intégralement réalisée sur place.
À mes complices, Sylvie pour sa lecture attentive et Françoise.
Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Rennes, rue de la soif, nuit du jeudi 18 au vendredi 19 mai 2000
La jeune fille hurle sous le porche derrière la porte cochère qui s’est refermée sur elle. Yannick aurait dû réagir plus rapidement. Il avait remarqué le manège des quatre hommes. Il n’avait pas réagi tout de suite, Oscar était resté au bar devant son verre tandis que les trois autres sortaient. Yannick s’était levé, soucieux, un peu trop tard, il n’avait pas vu la brune disparaître au coin de la place, les étudiants étaient encore nombreux à cette heure avancée de la nuit.
Oscar tournait autour de la fille depuis son arrivée au bar. Il avait payé les consommations à sa bande et aux copains qu’il avait retrouvés sur la terrasse. L’ambiance était joyeuse, la fin de l’année universitaire avait sonné. Depuis son arrivée, il ne cessait de parler haut et fort. La fille était belle, à peine maquillée. La robe légère soulignait ses formes. Elle ne s’intéressait pas à lui. La nuit avançait, le ton montait, les voix s’épaississaient. Elle pensait s’éclipser entre deux éclats de rire. Elle venait de faire la bise à ses amies.
Yannick avait capté le signe échangé entre Oscar et ses sbires. Une alarme avait résonné dans son esprit. Il ne le quittait pas des yeux.
La fille.
Le trio.
Oscar.
Yannick quitte ses copains et avance dans la rue. Les bars sont bondés. Plus loin, il reconnaît la silhouette chaloupée d’un des membres du trio qui s’enfonce dans une entrée. Il court, cherche, dépasse le corridor. Un hurlement, il revient précipitamment sur ses pas. Il force le passage sous une porte cochère, une carrure massive le bloque. La brunette se débat. Un des hommes la bâillonne, un autre rit. Yannick tente de bousculer le troisième. Il prend un coup sur la tête et tombe. D’autres coups pleuvent. Il est à terre. Il entend des pleurs, des « non ! ». À demi inconscient, il devine, impuissant, l’agression de l’inconnue avant de sombrer dans un trou noir.
Loctudy, le port, lundi 20 mars 2023, milieu d’après-midi
Florence Dubois observe les Perdrix, l’ancien phare entre les ports de Loctudy et de l’Île-Tudy. Elle relève les détails de l’édifice. Elle revoit l’aquarelle et les dessins qu’elle a retirés d’un de ses cartons. Un déménagement permet de faire le vide dans ses affaires. L’inutile se jette, conservé depuis de trop nombreuses années au fond d’un garage ou d’une cave. Parfois il se regarde et finalement se garde, on ne sait jamais, il pourra peut-être servir ou après tout ce n’est pas si mal. Parfois les souvenirs anciens, doux et sucrés, agréables, remontent à la surface de la mémoire et se heurtent aux plus âpres, rugueux et amers.
Florence Dubois s’appuie sur son club de golf. Un couple de promeneurs regarde, amusé, l’excentrique au bandeau panthère et aux lunettes papillon, attentive à l’entre-deux ports. La dizaine d’aquarelles sortie d’un paquet en début de week-end l’a menée depuis ce matin sur les sentiers côtiers de Loctudy, entre les chemins et les rochers peints par son jeune patient l’année du nouveau siècle.
— Je ne sais pas si nous nous reverrons un jour, avait-il dit en quittant l’hôpital. Merci pour nos conversations, vos encouragements et votre bonne humeur.
Yannick. Il s’appelait Yannick Renaud.
La brume matinale dense et têtue a fait place au soleil et à la douceur depuis la fin de matinée.
Florence Dubois s’est arrêtée devant la vitrine d’une galerie rue du Port. Les artistes locaux aiment peindre les lieux qui leur sont chers ou qui plaisent aux touristes. Une aquarelle a retenu son attention, les Perdrix, la tourelle capturée entre deux voiles. Une approche originale du phare, signée d’un certain Yannick Renaud. Le local n’est pas ouvert, elle se promet de revenir le visiter et peut-être saura-t-elle si l’aquarelliste est “son” Yannick.
Florence est revenue sur le port, elle ferme les yeux. Elle devine les détails des Perdrix, elle entend les vagues, sent les algues et le varech. Les mouettes piaillent. Le soleil réchauffe les quais. La marée n’a pas fini de monter.
Le paysage et la découverte de la galerie la plongent dans les aquarelles. Elle déambule dans les rues du centre et marche sur le sentier côtier depuis le milieu de matinée. Le long de la grève elle a découvert la maison rose, cette grande bâtisse en bord de mer, assise dans un parc. Elle l’a reconnue malgré l’abandon dont elle souffre aujourd’hui. Son patient avait un sacré coup de pinceau. Il évoquait aussi le “château jaune”, le petit frère du rose, plus discret, plus en retrait du bord de mer, plus délabré aussi.
Aucun bateau ne trouble la surface de l’eau. Elle en est presque déçue, elle espérait apercevoir une coque de noix près de la côte.
— Un Pabouk ! avait lâché Yannick avant de se retrancher dans le silence des jours où il n’allait pas bien, où il ruminait en boucle son agression.
Il avait crayonné sur son carnet avant d’arracher la feuille qu’il avait chiffonnée et jetée.
Le lendemain, la docteur Dubois était revenue le voir. Yannick avait recommencé son dessin. Il le lui avait tendu et expliqué le concept du Pabouk inspiré du gréement cat-boat très populaire sur la côte est des États-Unis.
C’était en l’année 2000, au mois de mai. Yannick avait vingt ans, et le nouveau siècle commençait à peine.
Juin 2000
Les Renaud restent au chevet de leur fils. Il a été opéré du genou. Il souffre. Il ne veut pas que ses parents le voient avec son mal et ses maux. Ils logent dans un petit hôtel dans le centre de Rennes, pas trop loin de l’hôpital. Yannick s’inquiète pour eux. Combien cela va-t-il leur coûter ? Jean l’a rassuré. Germain Tanguy prend les frais, notamment route et logement, à sa charge. Leur patron maintient les deux salaires, il les soutient financièrement et moralement.
— Un chef d’entreprise à l’ancienne ! assure Jean. Nous retrouverons nos postes lorsque nous rentrerons.
— Des collègues nous donnent des jours de congé, poursuit la maman, cette pratique est en vigueur aux États-Unis, ne t’en fais pas.
Yannick demande à ses parents de refuser l’aide de leur employeur. Jean et Claudia ne sont pas obligés de rester à Rennes, de lui rendre visite tous les jours. Il préférerait les savoir à leur travail plutôt que de profiter des largesses de l’armateur Tanguy.
— Du paternalisme d’un autre siècle, marmonne-t-il.
Les souvenirs reviennent, il se rappelle de la présence d’Oscar sous le porche. Malgré son état d’ébriété, celui-ci avait réussi à fuir. Ses copains de beuverie, tout aussi ivres, avaient semé la confusion chez les enquêteurs en évoquant sa présence, mais leur témoignage n’était pas fiable. Celui de Yannick, choqué, non plus.
Le jeune serre les dents. Son genou lui fait mal, mais il est sauvé. Le chirurgien lui a dit que sans l’intervention de l’urgentiste, il l’aurait perdu.
Quimper, domicile de Stéphanie Ollier et Christophe Guillou, lundi 20 mars 2023, fin d’après-midi
Florence Dubois regarde sa montre. Elle a promis à sa nièce de passer prendre le bébé chez la nounou. Ravie de jouer la tatie gâteau, la retraitée ne sera pas en retard.
Stéphanie Ollier a repris son activité à l’issue de son congé de maternité. Tout en regrettant les moments privilégiés passés à dorloter le nouveau-né, la jeune maman ne souhaitait pas rester à la maison à temps complet. Connaissant les horaires variables de sa nièce et de son compagnon, l’ancienne urgentiste, promue au rang de Granny, s’est proposée de garder le nourrisson en dehors des heures assurées par la nourrice.
— Sobre comme un chameau, pendant le service ! s’empressa de préciser l’intéressée avant que le papa n’émette une objection.
Si Christophe Guillou apprécie l’humour et l’extravagance de la tante de sa compagne, son attirance pour les boissons fortes et sa conduite sportive l’empêchaient de valider cette offre généreuse.
Depuis la naissance d’Ava en octobre dernier, Florence Dubois se surveille.
Elle a déménagé, délaissant la maison biscornue de Moëlan-sur-Mer*, pour une nouvelle maison aussi excentrique au Moulin-des-Landes à la sortie de Quimper, sur la route des plages et des golfs de Mesmeur à La Forêt-Fouesnant* et de l’Odet à Clohars-Fouesnant. Un changement de lieu rapide provoqué par l’annonce de la grossesse de Stéphanie et la vente de la maison de Kermeurzac’h réalisée en quelques jours seulement.
Des collègues de Christophe, mariés depuis peu, venaient de se séparer, laissant sur le dos de la jeune épouse en instance de divorce une maison en cours de construction que son seul salaire ne parviendrait pas à rembourser. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. « Le mien plus précisément », songeait la septuagénaire en évaluant le volume des pièces. Visitant un cube inachevé, qui bénéficiait de larges ouvertures sur les champs voisins – une aubaine pour la joueuse de cross-golf – Florence avait craqué pour la maison des grands-parents, face au chantier, mélange improbable de bâtisse d’après-guerre et de rajouts incongrus tous synonymes d’une époque passée et qui ne plaisait guère aux rares visiteurs en raison de gros travaux à prévoir.
« Une maison qui possède un passé, une âme », c’est ce qui plaisait à tatie Florence. L’achat de cette vieille demeure permettait à la jeune policière de conserver son bien.
Entre des murs cassés et des plâtres à peine secs, une cuisine pas encore arrivée, une salle de bains loin d’être terminée et un jardin à l’état sauvage, Florence Dubois ouvre ses cartons, cherche ses affaires, prend sa douche chez le couple Ollier-Guillou, fait les boutiques avec bébé avant le biberon de la soirée quand elle n’arpente pas les terrains de golf.
— Pourrie gâtée, mon Ava ! lance Christophe Guillou lorsque Florence Dubois apparaît les bras chargés de paquets.
Dès que la petite rentre, un bandeau dans les cheveux, il ne peut s’empêcher de penser qu’elle ressemble un peu trop à la mamie de cœur.
Erwann Le Métayer a promis à son collègue Christophe qu’il l’aidera à terminer l’aménagement du domicile de la septuagénaire afin que chacun retrouve rapidement son intimité et surtout sa salle de bains.
Florence Dubois ne cherche pas la place de ses objets dans la nouvelle maison biscornue. Les meubles et les babioles se rangent en toute simplicité dans les coins et les recoins improbables, certains s’oubliant dans les cartons du garage, comme précédemment. La retraitée retrouve naturellement ses marques, l’ambiance du nouveau logis ne rivalise pas avec le charme désuet de son ancienne maison. La pièce rénovée en priorité est la chambre de bébé. Peu importe à la retraitée si elle doit dormir dans sa chambre aux murs recouverts de toile de Jouy ou supporter la tapisserie des années 1960 aux motifs géométriques totalement ringards de la salle à manger. Chaque chose en son temps.
Ce soir, en garant sa Honda Civic cabossée devant le domicile de ses neveux, Florence Dubois oublie les aquarelles de Yannick et l’histoire du jeune homme. Elle s’apprête à baigner l’enfant avant de lui donner le biberon. La légiste vient à peine de quitter l’IML et la circulation à la sortie de Brest est encore dense. Quant à l’heureux papa, il est retenu au commissariat.
*
Quimper, Moulin des Landes, domicile de Florence Dubois, lundi 20 mars 2023, 21 heures
La retraitée se cale dans son fauteuil club, son mug préféré entre les mains. Une petite gâterie en fin de journée. La première depuis la veille.
« Un vrai bonheur, ce chaton. Elle ressemble à sa maman. Une Montcontour, pas une Ollier. Et dire que ma charmante sœur et mon cher beau-frère ne l’ont vue qu’une fois. On ne va pas les refaire ces deux-là. Qu’ils profitent de leur golf et de leurs amis loin d’ici ! À moi les sourires et les promenades entre filles. »
La Granny soupire d’aise et s’étire comme un chat. Granny, c’est le petit nom qu’elle a suggéré aux futurs parents dès que le ventre de sa nièce s’est arrondi :
— Entre grand-mère et mamie, à l’anglaise, qu’en pensez-vous ?
Florence Dubois pose le mug vide sur la table basse et se dirige vers les aquarelles appuyées, la veille, au pied du mur du salon et les détaille une à une, songeuse. Les bateaux, les vagues, les voiles, l’inévitable Perdrix, les couleurs. Elle aurait pu voir un tableau répété ou copié à l’infini, chaque dessin est en réalité différent des autres.
Après un passage par le coin cuisine où elle prend la bouteille de whisky, elle se réinstalle dans le fauteuil, et détaille les Perdrix – toile jumelle de celle vue dans la vitrine rue du Port dans l’après-midi –, calée contre une pile de livres qui attendent de trouver leur place sur les étagères pas encore montées.
« La psy en pleine concentration, à ne pas déranger », plaisantait un de ses amants, lorsqu’elle était étudiante, avant qu’il ne se rende compte qu’il était devenu le sujet d’étude de la jeune médecin, avant qu’elle ne le jette. Elle avait hésité au tout début de ses études entre la psychiatrie et les urgences. Elle n’était pas femme à tergiverser, la prise de décision sûre et rapide, précise et incisive l’avait emporté.
* Lire Faux-semblants à Moëlan-sur-Mer, et Ultime refuge à La Forêt-Fouesnant, même collection.
Rennes, rue de la soif, nuit du jeudi 18 au vendredi 19 mai 2000
La fin de l’année universitaire s’étire. Les derniers étudiants ont délaissé leur chambre ce soir, demain ils retrouveront leur petite vie tranquille et familiale, leur chez eux.
Un patron de bar a appelé le SAMU, une jeune fille a été agressée, laissée pour morte.
Florence Dubois et son équipe arrivent sur les lieux. L’urgentiste connaît bien le quartier Saint-Michel, un bar tous les sept mètres, le record de France. Elle a fréquenté la rue de la soif, comme tous les étudiants, avec ses copains, carabins sages et attentifs le jour à la fac de médecine et soiffards invétérés lors des soirées festives, cela fait des années. Désormais, elle a changé de camp, les secours interviennent trop souvent en cette période de l’année.
La médecin ne s’est pas attardée auprès des policiers arrivés peu de temps avant les secours. Deux jeunes étaient en état de choc. Elle verrait les enquêteurs plus tard à l’hôpital.
*
Des bruits feutrés parviennent à Yannick par intermittence. Il ne veut pas ouvrir les yeux, la lumière est trop forte. Il a mal. Il devine une forme qui se confond avec le mur blanc, elle lui demande de se réveiller. Il ne veut pas.
La porte cochère se ferme. Oscar boit et rit dans le bar. La rue. La fille. Les hommes. Les hurlements. Yannick rampe vers l’inconnue. Les coups. Les images défilent dans le désordre, les souvenirs s’emmêlent. Yannick s’agite et crie, il se débat. Le médecin est à son chevet. Elle lui parle. Sa voix est douce. Il se calme.
Il reprend ses esprits. L’étudiante gît à ses côtés, sa robe est déchirée, pleine de sang.
Il a peur, les hommes se penchent sur lui, des mains l’agrippent et baissent son pantalon.
Des gyrophares tournent dans la rue.
Yannick s’est réveillé. Il ne réussit qu’à entrouvrir un œil. L’autre refuse de lui obéir. La médecin lui parle. Il reconnaît sa voix. Depuis combien de temps est-elle là ?
— Et la fille ? parvient-il à articuler.
— Dans une chambre, un peu plus loin.
Il se calme, se laisse bercer par la voix de son interlocutrice.
Elle lui explique ce qui est arrivé. Il ne veut pas savoir. Elle reviendra le voir plus tard.
— Bonjour, Yannick, aujourd’hui vous allez ouvrir les yeux. Il est temps de vous réveiller.
Il a déjà entendu ces mots. Ce n’est pas la médecin, c’est l’infirmière. Elle change la perfusion, replace l’oreiller sous sa nuque, remonte le drap sur ses épaules. Présente, attentive.
Grande marée, pêche à pied, les Perdrix. Il capte des mots. Il ne parvient pas encore à s’exprimer, la fille, comment… ?
— Nozvezh !* murmure l’infirmière en quittant la chambre.
Elle est contente, il a légèrement tourné la tête dans sa direction.
La médecin est revenue, elle le lui avait promis. Ce n’est pas celui du service, un taiseux, qui sent le tabac. C’est la femme, la “femme modulée”. Il la nomme ainsi, dans son demi-sommeil le rythme agréable de sa voix le rassure :
— Florence Dubois, urgentiste.
Aujourd’hui, il la regarde. Elle lui dit avec des mots simples son agression, ses blessures. Il a compris. Elle répète :
— Ce n’est pas de votre faute. Rien n’est de votre faute. Vous avez sauvé la jeune fille. Elle se remet lentement, comme vous.
Yannick pleure :
— Comment… s’appelle-t-elle ?
— Karine.
Un prénom sur le corps cassé. Enfin.
Yannick est fatigué, sa mâchoire lui fait mal. La médecin le redresse sur l’oreiller et l’aide à boire. L’urgentiste parle de ses parents, il ne veut pas les voir. Il sait pourtant qu’ils sont venus à son chevet. Elle insiste sur le rôle qu’ils auront dans sa guérison.
Florence Dubois s’en va. Il reste seul avec ses pensées et ses images en tête, encore trop présentes. Ce n’est pas de sa faute, c’est ce qu’il doit retenir. Karine. Il est rassuré, elle va mieux.
*
Yannick aussi va mieux. Il est assis dans son lit. La purée a remplacé le potage qu’il avalait les premiers jours de son admission dans le service. Karine a quitté l’hôpital. Elle est venue lui dire au revoir. L’intervention de Yannick lui a sauvé la vie. Et lui comment va-t-il ? Il n’a pas répondu. Une larme a glissé sur sa joue. Elle s’est excusée, tout cela est de sa faute. Elle n’aurait pas dû sortir seule dans la rue, elle aurait dû attendre ses copines.
Elle a parlé aux policiers. Ils savent qu’il ne l’a pas agressée, qu’il ne fait pas partie de la bande de… violeurs. Elle a lâché le mot. Elle aurait préféré mourir que d’être là, elle va revivre la scène à longueur de journée et de nuit. Ses parents viennent la chercher en début d’après-midi, elle ne verra plus Yannick. Elle ne veut plus évoquer cette soirée et les mauvais jours passés à l’hôpital.
Karine souhaite à Yannick de reprendre sa vie d’avant… elle bloque sur le « d’avant »… elle va tenter de le faire aussi.
Bientôt 14 h 30, les parents de Yannick vont entrer dans la chambre. Ils sont arrivés le lendemain de l’agression. Il accepte désormais de les rencontrer. Les premiers jours après son réveil, il ne voulait pas qu’ils le trouvent allongé, cabossé, bandé, perfusé. Il ne racontera pas son histoire, jamais. Il ne leur fera pas honte.
L’infirmière rassure Yannick, elle le prépare à accepter leur aide. Elle trouve les mots justes. Nolwenn. Il a déchiffré son prénom sur sa blouse lorsqu’il a pu entrouvrir les yeux. Il préfère l’appeler Nozvezh. Il ne le lui a pas dit.
Claudia et Jean Renaud approchent les chaises de la tête du lit. La maman lui soulève la tête pour qu’il puisse boire à la paille le jus d’orange qu’elle vient de presser. Les premiers jours, ils les entendaient pleurer en silence lorsqu’il faisait semblant de dormir pour ne pas affronter leurs regards. Désormais, Yannick s’inquiète pour eux. Leur travail ? Germain Tanguy les a libérés le temps nécessaire à son rétablissement. Leur patron maintient leurs salaires, paie les frais d’hôtel, et le supplément pour la chambre seule à l’hôpital.
— Un patron en or, nous avons de la chance, a avancé timidement Claudia.
— Du paternalisme d’un autre temps, on sait ce que tu penses, a ajouté Jean. Mais c’est sa façon de faire.
Ils n’ont pas évoqué Oscar. Yannick sait pourtant que ses parents ont rencontré les policiers et les médecins, le taiseux et aussi l’urgentiste.
— Katell et Yuna ? demande Yannick.
— Katell s’est réinstallée dans sa chambre, elle gère Yuna qui râle, car elle est assez grande pour s’occuper d’elle-même et refuse de suivre le planning de révisions que lui prépare sa sœur pour le bac de français, répond la maman.
— Yuna a balancé. Le copain… son boulot… Elle viendra te voir le week-end prochain.
Yannick sourit, les chamailleries sans fin de ses sœurs lui manquent, cependant il n’ose pas dire qu’il n’a pas envie de voir son aînée.
— Les grands-parents de Nolwenn sont originaires de Plonéour, lance Claudia. Elle ne te l’a pas dit ?
Yannick ne s’en souvient pas. Tout se mélange lorsqu’on lui parle, les rendez-vous passés, ceux à venir, les interventions des soignants. Depuis peu, il réussit à mettre un nom sur les visages.
Yannick repose la tête sur l’oreiller. Il se fatigue encore très vite et somnoler l’aide à oublier. Claudia pose la main sur celle de son fils.
Les ombres ont changé de place sur les murs de la chambre. Il n’a pas entendu l’infirmière entrer. Elle vérifie les perfusions, les sondes. Elle demande à la maman si elle veut aider son fils à manger.
— Ce n’est pas un restaurant gastronomique ici, mais votre présence donnera un peu d’appétit à notre pensionnaire. Ce soir vous êtes obligé de manger tout votre potage, Yannick, et le laitage ensuite. Faites-vous cajoler, je compte sur vous, Madame.
Nolwenn aide le malade à se redresser. Elle le cale sur la tête de lit.
— Elle est gentille ! s’exclame Jean après le départ de la jeune soignante… Ce n’est pas ici que tu auras des langoustines ou du Saint-Pierre tous les jours.
— Des coquilles Saint-Jacques non plus, souffle doucement le garçon. Et le riz au lait ne vaut pas celui de maman.
Un semblant de sourire s’affiche sur ses lèvres desséchées. Des bruits dans le couloir annoncent l’arrivée du repas.
*
Florence Dubois ressent pour son patient du respect, presque de la tendresse au-delà des non-dits établis entre eux. Ce n’est pas de l’amour, mais un sentiment de compréhension, de partage, de douceur. Un sentiment inconnu éprouvé envers un patient. Si elle laisse ses problèmes personnels derrière la porte de son domicile pour les retrouver les soirs où elle ne sort pas faire la fête, elle se protège en ne laissant pas ses émotions la submerger au contact des patients. Elle se veut ferme. Ce jeune type perturbe son ressenti. Elle doit le sortir de l’épreuve douloureuse qu’il traverse, sa vie vient d’exploser, elle l’aidera à se reconstruire.
La docteur Dubois a demandé à Yannick ce qu’il envisage à l’issue de ses études. Il ne répond pas, reste coincé dans sa méchante histoire. Il refuse de se projeter dans un avenir proche ou plus lointain. Les yeux fixés sur le mur face au lit, il griffonne du bout des doigts sur les draps bleus de son lit d’hôpital sans regarder son interlocutrice.
— Un bateau, murmure la médecin. Pourquoi pas ? La voile ? La course au large vous tente ? La pêche en haute mer ou tout simplement la pêche côtière ?
Le silence succède aux interrogations. Yannick ne comprend pas l’insistance de cette urgentiste à venir le voir tous les jours. Son boulot est terminé. Quel âge peut-elle avoir ? Quarante-cinq, cinquante ans ?
Il a fini par attendre les apparitions de cette femme à peine plus âgée que ses parents. Si la tenue blanche ne retient pas le regard du patient, il espère le calot de ce personnage. Pas pour la mèche couleur carotte qui s’en échappe, mais pour la variété des couleurs et des motifs qu’il arbore. Le plus incongru de ces couvre-chefs est celui aux motifs panthère. Un choix que l’intéressée assume, qui lui sied et qui tranche avec le sérieux et le détachement du médecin de service taiseux, sombre et triste, qui sent le mauvais tabac.
Le lendemain, Florence Dubois pénètre dans la chambre coiffée d’un calot imprimé de petits navires, d’un carnet à dessin et d’une boîte de crayons de couleur.
Yannick ouvre grand un œil, l’autre reste encore gonflé et meurtri.
— Vous avez des mains d’artiste. Si vous ne voulez pas parler du pire, dessinez le beau. Je reviens après le week-end.
L’urgentiste plante là le blessé.
Il jette tout à terre. La rage ou la honte est-ce que cela se dessine ?
Nolwenn vient plus tard. Elle ramasse et pose la boîte et le carnet sur la table de chevet :
— Voilà de quoi occuper vos mains et votre esprit. Ce n’est pas de l’aquarelle, mais les crayons vous éviteront de renverser de l’eau sur vos draps. La Perdrix sur les murs de mon neuf mètres carrés me ferait plaisir et me rappellerait mes vacances chez mes grands-parents !
— “Les Perdrix”, corrige gentiment Yannick. “Les Perdrix” à Loctudy, “La Perdrix” à l’Île-Tudy. Je suis de Loc’.
Yannick remarque le rouge qui monte aux joues de Nolwenn. Il n’a pas dit au médecin ni à la jeune infirmière qu’il peint. Ses parents et ses sœurs apprécient ses aquarelles, mais depuis qu’il suit ses études à Rennes il ne touche plus à ses pinceaux. Claudia et Jean ont sans doute trahi son passe-temps.
— Il y a aussi tant à dessiner sur le bord de mer. La plage de Lodonnec, j’allais me baigner là-bas, mes grands-parents trouvaient l’eau plus chaude que du côté de la Torche, poursuit Nolwenn. J’ai hâte d’y retourner cet été.
Cette nuit-là, Yannick s’endort des rêves de bateaux et des odeurs de son port natal plein la tête. Pour la première fois depuis qu’il est hospitalisé, il ne mouille pas son lit.
*
Juillet – août 2000
Yannick Renaud a quitté l’hôpital. Il ne souhaite plus revenir à Rennes. Des semaines de rééducation l’attendent à Tréboul. Il n’est pas mécontent de se rapprocher de chez lui. Ses parents pourront reprendre leur travail. Il les verra le week-end, ainsi que ses sœurs. Les nouveaux soignants ne connaissent pas son histoire. Cela le rassure.
Il est seul dans sa chambre. Il a une vue sur la mer. Encore une largesse de l’armateur. Après les soins, en fin d’après-midi, il sort et va jusqu’à la plage. Désormais, il s’aide de béquilles ou il s’appuie sur le bras de son père ou de sa mère le samedi et le dimanche.
Yannick dessine, beaucoup, Claudia lui apporte à chaque visite un carnet à dessin. Les bateaux, les coques de noix. Parfois il les croque dans leur intégralité, souvent il s’accroche à un détail, le travaille, le dissèque. Il possède la mémoire des petits éléments.
Il dissimule un autre carnet dans le placard, sous ses vêtements. Personne ne le voit. Il le réserve à d’autres fantasmes. À Nolwenn. Les portraits de la jeune infirmière sous différents profils. Il s’attarde sur le contour de ses oreilles, les ailes de son nez, la mèche rebelle qui refuse de rester prisonnière du chouchou qui retient ses cheveux, ses mains longues et fines. Nozvezh, son jardin secret.
*
Les parents Renaud ont prévenu Yannick, ils ne passeront pas ce samedi, ils ne viendront que dimanche. Un visiteur s’annonce. Une surprise, a déclaré Claudia. Le convalescent pense à son ami Pilou qui prend régulièrement de ses nouvelles et lui poste des cartes des îles paradisiaques où il fait escale. Il sait que le navigateur a pris la mer et posera pied à terre prochainement. Serait-il déjà arrivé ? Yannick est ravi. Il pourra échanger avec son pote. Ses conversations sont ensoleillées, sentent le sable et la mer, charrient les tempêtes et les dauphins, les rencontres dans les ports ou sur les océans, les filles exotiques, l’alcool des îles, les rêves d’embarquement. Il connaît un tas d’histoires et sait les raconter.
Un coup frappé à la porte. Yannick reconnaît cette manière de faire. Ce n’est pas Pilou qui apparaît avec ses cheveux délavés par le sel et le soleil. Nolwenn est devant lui. Souriante. Elle porte une robe d’été qui découvre ses épaules. La jeune femme est en vacances, elle est arrivée la veille. Elle s’excuse presque de le déranger. S’il ne souhaite pas la voir elle peut repartir. Yannick secoue la tête, il ne veut pas qu’elle s’en aille.
*
Yannick va mieux. Il se sent prêt à rentrer à Loctudy, chez lui. Il appréhende le jour où il croisera son bourreau. Il s’en est ouvert à Nolwenn. Elle a trouvé les mots qu’il fallait. Elle lui a dit comment elle agirait si elle se trouvait dans cette situation. Il l’a écoutée.
Le jeune homme retrouve sa chambre dans la maison près du port de Larvor. Dès qu’il sera bien remis, il cherchera un logement pour s’y installer. Il ne veut pas reprendre ses études. Il sait aussi qu’il ne pourra plus suivre Pilou et ses rêves d’océan. Son alitement, l’opération, la convalescence ont été propices à l’élaboration d’un projet.
Il ne sera pas l’employé de Germain Tanguy, malgré la proposition de l’armateur. Ses parents n’ont jamais envisagé cette voie, ni pour lui ni pour leurs filles. Il sera son propre patron. Jean l’a écouté attentivement, médusé. Il ne s’attendait pas à un tel programme. Claudia s’est affolée. Elle a déclaré l’idée démente. Les parents veulent toujours que leurs enfants les dépassent, aient une vie meilleure, mais être son propre patron cela fait peur à la maman.
* Nozvezh : bonne nuit, en breton.
Loctudy, rue du Docteur-Lenormand, Loc’Pabouk, mercredi 22 mars 2023, début de matinée
Yannick Renaud sort de la maison qu’il occupe depuis une vingtaine d’années avec son épouse. Il se dirige en s’appuyant sur sa canne vers son atelier-hangar, au fond du jardin, au bord de la rivière, un emplacement idéal pour cet amoureux de la mer et ce créateur de Pabouk.
Sur la pelouse, une coque de noix attend sur son support la mise à l’eau prochaine, la météo s’annonce agréable en fin de semaine.
Yannick pousse la porte du nouveau hangar. Son ancien local devenu trop étroit, il a acquis la parcelle attenante à la sienne. La propriétaire trop âgée souhaitait se débarrasser de ce lopin qu’elle lui louait pour trois fois rien.
Yannick s’arrête devant un Pabouk Open, le plus grand modèle qu’il ait créé. Il le caresse des yeux et imagine déjà une amélioration à apporter. Il gagne son bureau.
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Loctudy, rue du Port, mercredi 22 mars 2023, soirée