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Une journaliste connue pour ses prises de position se fait suivre et épier à La Forêt-Fouesnant...
En vacances pour quelques jours, Stéphanie Ollier se réfugie à La Forêt-Fouesnant où elle fait la connaissance d’Aëlle. Les reportages et prises de position de la journaliste sur la situation des migrants ne lui attirent pas que de la sympathie. Isaias, qui a connu les routes de l’exil, parviendra-t-il à protéger la jeune femme de l’homme qui la suit et l’épie jusque chez elle ? Stéphanie, quant à elle, perturbée par les sollicitations d’un ex-ami, va tenter de comprendre pourquoi Isaias l’évite. Les vacances des deux jeunes femmes s’annoncent compliquées.
Aëlle et Stéphanie arriveront-elles à comprendre à temps ce qui leur arrive ? Un polar breton au suspense intenable !
EXTRAIT
Aëlle appelle, sa voix monte dans les aigus. Stéphanie se précipite. La jeune femme lui désigne la baie vitrée qui donne sur la terrasse, une main y est imprimée.
— Isaias ! murmure Aëlle.
Stéphanie sait qu’elle ne se trompe pas, il est amputé de l’auriculaire droit. En faisant très attention, elle approche de la vitre, se baisse, observe l’empreinte et scrute au-delà du verger. Le cambrioleur y est peut-être encore à les observer dissimulé derrière un arbre à moins que ce ne soit Isaias, blessé, guettant son amie.
— Appelle-le ! intime Stéphanie sans se retourner, en ouvrant la porte-fenêtre. Téléphone-lui !
Aëlle, fébrile, récupère son smartphone, fait glisser les noms du répertoire, se trompe, réessaye. Les deux femmes retiennent leur respiration, quelque part plus loin, une sonnerie retentit faiblement que seule Stéphanie entend.
— Il est là ! affirme celle-ci. Recommence.
Aëlle la rejoint, toutes deux écoutent. La première veut sortir.
— Une torche, dans ma voiture ! lance le médecin.
Le temps de la récupérer, puis elles s’élancent en direction du signal sonore qu’elles réactivent. Elles passent le talus en bas du jardin, les ronces et les épines d’églantier s’accrochent aux cheveux et aux vêtements. Elles se rapprochent de la mélodie. Sur le chemin, elles découvrent un homme étendu dans son sang, une entaille largement ouverte à l’abdomen. Un couteau se trouve près de lui.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Elisabeth Mignon est née à Quimper en 1958, ville où elle réside depuis toujours. Elle a exercé pendant de nombreuses années en tant que gestionnaire administrative dans un établissement scolaire. Passionnée d’histoire locale et de romans policiers, encouragée par ses amies “pousse-au-crime”, elle se lance dans l’écriture de polars avec cette première enquête.
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Christophe, Aymeric et Nolwen pour leurs conseils et leurs apports professionnels.
À mes complices : Françoise, Sylvie et Stéphane Jaffrézic pour leur lecture attentive,
Martine, Nadine, Pascale et Renée pour leurs encouragements.
STEPHANIE OLLIER : Médecin légiste. La petite quarantaine. Elle écoute de la musique classique en fond sonore lors des autopsies. Elle traverse une mauvaise passe sentimentale. Sa relation avec Christophe est sur le mode “pause”.
NADIA RENIER : Brigadier-chef. 35 ans. Sa bonne humeur permanente, son sens de la plaisanterie et de l’à-propos s’allient avec ses qualités d’enquêtrice et sa maîtrise de l’informatique. Elle vit avec Yann Morillon, affecté à la BAC ; ils ont des jumeaux.
LUDOVIC BONTEMPI, appelé “Tee-Shirt” : 40 ans. Militant anti-migrants, lié à l’ultra-droite.
PATRIG CARADEC : 45 ans. Militant anti-migrants, lié à l’ultra-droite. Il vit avec Brigitte.
BAPTISTE DUMOULIN : Gendarme. Proche de la cinquantaine. Affecté à la brigade de Fouesnant. Ses enquêtes l’ont amené à côtoyer le docteur Ollier à de multiples reprises.
ISAIAS : Jeune majeur, originaire d’Érythrée. Il a vécu dans les camps de réfugiés en Afrique et en Europe avant de s’installer à Fouesnant.
GOULWEN LARZUL, APPELE “CAPUCHE” : 30 ans. Personnage obscur, qui évolue dans des milieux peu recommandables.
LISETTE LE BRIS, SURNOMMEE “LA PIKEZ” : Retraitée. 84 ans. Sœur de Lolotte à qui elle voue une haine farouche depuis toujours.
SKLERIJENN LE MANAC’H : 50 ans. Compagne de Bontempi.
“LE SERRURIER” : Hacker. Une relation de Nadia Renier. Grâce à son matériel informatique ultra-performant, il entre dans les maisons sans effraction.
AELLE LÉVÉNEZ : Journaliste. 35 ans. Connue pour ses reportages et ses prises de position sur la situation des migrants. Lorsqu’elle ne parcourt pas les camps de réfugiés, elle pose son sac de reporter à La Forêt-Fouesnant.
CATHERINE ET JACQUES LÉVÉNEZ : Parents d’Aëlle. Ils la soutiennent dans ses luttes et ses combats.
DIDIER RABIER : Gendarme. Affecté à la brigade de Fouesnant. Il découvre le docteur Ollier sous un nouveau jour.
CHOUCHEN SÉHÉDIC : Retraité. 85 ans. Rebouteux actif. Personne ne se souvient de son prénom. Il est l’époux de Lolotte et le père d’Antoine, un collègue de Stéphanie.
LISELOTTE SÉHÉDIC, APPELEE “LOLOTTE” : Retraitée. 85 ans. Mariée à Chouchen depuis plus de soixante-cinq ans. Ennemie jurée de sa sœur Lisette.
CHRISTINA SIMON : Notaire. 40 ans. Fiancée à Tristan. Amie de Vanessa et Caroline.
VANESSA UGUEN : Agent immobilier. 40 ans. Divorcée. Amie délurée de Christina et Caroline.
CAROLINE SANTEC : Agent immobilier. 40 ans. Amie calme et sage de Christina et Vanessa.
TRISTAN PERCEVAL : Informaticien. 44 ans. Ex-petit ami de Stéphanie Ollier. Futur époux de Christina. Il a un frère jumeau, Ronan.
Samedi 19 octobre, fin d’après-midi, Port-la-Forêt
— Tu t’arrêtes dans le bourg près de l’église et tu demandes Chouchen. Tout le monde le connaît, on t’indiquera sa maison, et il te mènera au bateau. Ne t’inquiète pas, il ne te posera aucune question !
Elle aurait dû écouter Antoine et ne pas venir directement sur le port, la capitainerie est fermée, quelques lumières éclairent des cabines sur les bateaux. Elle interroge trois jeunes gens les bras chargés de paquets et de victuailles ; ils viennent faire la fête en ce début de vacances de la Toussaint et lui proposent de se joindre à eux.
Et si elle acceptait ? Non, elle n’est pas déprimée au point de suivre les premiers venus qui s’éloignent déjà en plaisantant ; ils grimpent sur le pont d’un Kelt et ne pensent déjà plus à elle. Elle regarde sa montre, les commerces vont fermer dans le bourg et si elle désire trouver âme qui vive, elle doit se presser.
— Je monte avec vous, c’est plus facile que de vous expliquer. Et puis j’habite en face de chez lui. Avec un homme je ne ferais pas ça vous savez !
La femme interpellée sur le parking de la Baie s’installe d’autorité sur le siège et la mène chez le retraité :
— Vous venez voir Chouchen pour quoi, entorse, luxation, foulure ? s’intéresse la passagère. Il remet toute la machine en route en trois tours de mains et vous repartez en courant comme un lapin.
Antoine l’a prévenue, si Chouchen est un taiseux, elle doit éviter sa voisine, une incorrigible bavarde et cancanière incontrôlable. Elle a trouvé la mauvaise personne.
Elle stoppe la voiture, la commère reste assise, elle la remercie, ouvre la portière et sort. La voisine se décide à quitter l’habitacle, elle traverse la route, pousse le portail et attend derrière. La conductrice frappe à la porte de la petite maison en pierre, puis se retourne et adresse un petit signe de la main à son guide qui le lui rend sans bouger.
Déjà le battant s’ouvre et la lumière l’attire à l’intérieur. Chouchen et Lolotte l’accueillent avec bienveillance. Elle décline l’invitation de la petite bonne femme qui lui propose de prendre un verre avec eux. Le couple n’insiste pas. Oui, elle a bien roulé malgré la circulation dense depuis Brest jusqu’à Quimper ; non, elle ne souhaite pas s’attarder et les déranger, pas ce soir, mais elle reviendra une autre fois avec plaisir. L’homme saisit la clé qui attend posée sur le guéridon dans l’entrée.
— La Pikez nous observe derrière ses rideaux ! Vous l’avez dévariée, elle ne va plus rien comprendre ce soir. Je monte rarement avec une belle inconnue, surtout quand Lolotte est là.
Les yeux de l’octogénaire brillent, la femme a l’impression qu’ils la réchauffent, comme sa main, tout à l’heure lorsqu’il la lui a serrée. Ils roulent quelques minutes sur la petite route de campagne :
— Nous sommes au fond de la baie, c’est là qu’Antoine passe ses vacances, vous pouvez ranger votre voiture dans l’abri de jardin.
Chouchen ouvre le battant, la voiture disparaît des regards. Il lui souhaite une bonne soirée, puis la laisse seule, son sac de voyage à la main au pied de la passerelle. Il disparaît entre les cerisiers et rentre retrouver Lolotte en traversant le verger.
Enfin seule, devant le bateau, la clef à la main. Elle se décide à monter sur le pont. Antoine l’avait prévenue : « Vue imprenable sur le port de plaisance. » Elle ne sait pas si elle a envie de rire ou de pleurer.
Dimanche 20 octobre, le matin, Port La Forêt
Quelques pétards tirés sur le port à minuit, suivis de cris et de rires, la jeune femme les a entendus, les bruits portent loin sur la mer. Elle s’étire sur la couchette, touche la cloison, écarte le rideau et dégage le hublot. Le jour hésite à se lever, elle regarde sa montre, 7 heures 30 ; elle a somnolé plus que dormi, se réveillant à plusieurs reprises. Elle a cru entendre un coq, tout près, malgré le léger balancement du bateau.
— L’effet houle ! a prévenu Antoine avant son départ. Tu verras, c’est curieux dans un premier temps, puis on s’y habitue rapidement et on ne le sent plus.
Elle se remémore sa soirée. Elle craint de s’être montrée impolie envers Chouchen et Lolotte en refusant de boire un verre avec eux. Ils ont l’air tellement adorables, mais elle avait envie de se retrouver seule, de ne pas parler. Antoine lui a dit être resté évasif, il ne s’est pas étendu sur les raisons de sa venue. Elle a grignoté, ses hôtes lui avaient préparé un plateau de fruits de mer, des huîtres de la baie, des crevettes pêchées dans le port de plaisance. « C’est interdit, c’est pour cela qu’elles sont meilleures ! » avait plaisanté Chouchen en cheminant à ses côtés. « Que des bonnes choses ! Vous avez de quoi tenir jusqu’à ce que les commerces ouvrent demain. »
Effectivement, ce n’est pas aujourd’hui qu’elle mourra de faim, ni demain, les courses peuvent attendre.
Elle a envie de rester sous la couette, de paresser au fond de la couchette. Ne pas se lever, ne pas bouger. Elle veut oublier ces dernières semaines, rembobiner le mauvais film pour gommer la fin d’une belle histoire. Toutes les histoires d’amour sont belles, au début. Avec le temps elles s’effilochent, s’affadissent, chacun reprend ses habitudes égoïstes, se réfugie dans son travail ou derrière un écran, les liens se distendent doucement, sûrement, si on n’y prend garde et c’est ce qui arrivait à son couple.
Fin de la romance.
Fin ? À elle d’en décider, à eux.
Rien n’est encore définitif, pas vraiment. C’est pour cela qu’elle fait une pause, pour y réfléchir. Lui, a peut-être déjà tranché, malgré le fait qu’il ait accepté de jouer le jeu si facilement. Et s’il avait déjà tourné la page, s’il était passé à autre chose, à une autre femme ? Il lui a dit que non. Quand bien même ce serait vrai, il semble si distant depuis l’été dernier, mais ne risque-t-elle pas de s’en mordre les doigts s’ils se quittaient ainsi ?
Pause. Elle est là pour cela, sur ce bateau, face à la mer qu’elle verra tout à l’heure.
Elle s’enveloppe dans la couette, allume son ordinateur et soupire en découvrant les nombreux messages qui s’affichent sur l’écran, elle n’a pas envie de les lire.
Elle se lève, enfile son blouson et ses chaussures. Elle monte sur le pont. Elle frisonne dans l’air froid. La lune est encore bien ronde. Plus loin, les bateaux dorment encore.
*
Quelques jours plus tôt
— Le Spoum* ! annonce Antoine. Cela te permettra de faire le point, tu restes le temps que tu veux, je n’y retourne pas avant Noël. Quelques jours, une semaine, plus si tu le désires, tu ne dérangeras personne, l’horizon t’appartiendra. C’est petit, bien agencé, tu en auras vite fait le tour. L’avantage avec un espace réduit c’est que le ménage l’est aussi, tu ne t’occuperas que de toi. Et puis ça reste beaucoup plus plaisant qu’une cellule monacale, tu verras.
Elle avait acquiescé en hochant la tête, pas très convaincue, puis elle avait saisi l’opportunité, le moment du choix était venu, elle devait plonger, rompre avec ses souvenirs, ses certitudes, ses rêves et ses envies. Elle devait oser, braver l’inconnu, le confort des liens existants, son instinct se réveillait. Elle hésitait depuis quelques mois, trop longtemps, elle qui n’était pas habituée à balancer entre deux. L’instant propice ne se présente qu’une fois, la délivrance ou l’inconnu ?
Cet été, elle n’était pas partie en vacances avec l’homme de sa vie, l’homme avec qui elle vivait. Elle avait choisi de revenir à ses valeurs initiales, ce pour quoi elle s’était formée, la médecine pour les plus démunis. Elle avait rejoint Calais et sa jungle, ces camps qui n’existaient officiellement plus, pour venir en aide à ces jeunes migrants qui fuyaient leur pays afin d’échapper à la misère, la guerre, les rivalités ethniques et se libérer d’un passé douloureux et d’un non-avenir là-bas. Ces valeurs qui l’avaient façonnée, portée, elle voulait les mettre au service de ces hommes, parfois ces femmes et ces adolescents, avant de prendre une décision. Allait-elle rester dans son petit confort quotidien ou rejoindre un groupe humanitaire au cœur de ces régions où l’insécurité règne ? Lâcherait-elle les amarres ?
Elle était revenue ébranlée, hésitante par ce qu’elle avait vu à Calais, une fois de plus ; il n’avait cherché ni à la dissuader ni à la retenir. Elle aurait voulu qu’il s’implique, qu’il l’aide à trancher, qu’il la retienne. Il la laissait maîtresse de sa décision. Elle était libre, aucun enfant ne la retenait, elle pouvait décider de vendre sa maison et se libérer.
Mais Stéphanie tenait encore à Christophe. Et elle vacillait.
L’éloignement, les conditions de vie, de travail, ne l’empêchaient pas de penser à lui lorsqu’elle était là-bas ; elle ne réussissait pas à couper le cordon, si fin désormais, qui les reliait. Elle se préparait à basculer et se sentait désespérément seule.
Antoine, un collègue de l’hôpital, lui avait proposé son bateau comme pied-à-terre, elle avait tout d’abord refusé, n’ayant pas l’intention de naviguer seule en cette saison.
— Pas question de prendre la mer ! lança-t-il malicieusement. Tu verras, le Spoum est une petite perle qui ne craint ni les vagues, ni le vent.
Elle hésita, se laissa convaincre par son copain facétieux et toujours prompt à plaisanter. Après tout, elle aimait se promener dans cette baie de La Forêt-Fouesnant.
*
Stéphanie, descend l’échelle et pose pied à terre, avance de quelques pas et regarde le Bavaria posé dans le champ. Elle se rappelle les paroles d’Antoine.
— Un bateau magnifique entièrement rénové par mon frère. Mon père, que tout le monde appelle Chouchen, était charpentier de marine ; mon frère poursuit à sa façon la tradition familiale. Au lieu de travailler le bois, il façonne les matériaux composites, il bosse pour le Pôle Course au Large de l’autre côté de la baie. Il a récupéré l’épave d’un ami qui a essuyé une sacrée tempête. Mât arraché, pont entièrement détruit, il a refait l’extérieur et a modifié les aménagements intérieurs. Depuis une première réalisation personnelle à ses heures perdues, il rénove les bateaux pour les copains. Ça arrange ma belle-sœur, elle n’a pas le pied marin et n’apprécie pas vraiment les sorties en mer.
Volubile, Antoine enchaînait les explications et les anecdotes sur le Spoum et ses parents, espérant dérider Stéphanie : Chouchen avait hérité son surnom, comme son prénom, de son père, ainsi que son travail : patrimoine familial ou boulet familial ? Il ne le savait toujours pas à quatre-vingts ans passés ; il possédait aussi ses mains, celles qui guérissent, qui soulagent la douleur, et les maux. C’est pour cela qu’il recevait encore chez lui de nombreuses personnes venues se faire remettre en place articulations ou os malmenés.
Antoine avait pris dans ses mains celles de Stéphanie, qui lui transmettaient une chaleur douce et réconfortante. La jeune femme s’en étonna, était-il lui aussi dépositaire de ce don ?
— Et Chouchen, ça vient d’où ? avait demandé Stéphanie.
— Mon grand-père ne buvait pas que de l’eau et quand il allait dans la campagne soigner les gens ou les bêtes, il ramenait une bouteille à la maison, quand il ne la buvait pas sur le chemin du retour. La légende familiale raconte qu’il pouvait rentrer après son boulot dans un état semi-comateux mais dès qu’un éclopé se présentait, il retrouvait sa lucidité et le remettait sur pied en un rien de temps. Tu es un peu coincée, laisse-moi te masser la nuque.
Elle obtempéra, c’était bon de se laisser aller, là, dans la salle de pause, entre une autopsie et la rencontre avec la famille d’une victime.
*
Sur son socle de bois qui cache les raccordements aux différents réseaux, le Spoum domine fièrement la baie et ses bateaux sagement amarrés. Il ne prendra plus la mer et se contentera désormais de regarder les coques entrer et sortir du port de plaisance. Et pourtant hier soir en s’endormant et ce matin en se réveillant, Stéphanie ressentait le mouvement de balancier du bateau. Sensation étrange qui lui envoyait une boule au creux de l’estomac, la naupathie la gagnait.
Stéphanie fait le tour du Bavaria, caresse la coque. Il a fière allure. Elle prend du recul, évalue le bâtiment. Il doit faire bon séjourner dans cet abri original durant la belle saison.
Antoine avait loué sans modération et sans modestie, les travaux de rénovations effectués par son frère, un vrai travail de professionnel qui possédait l’amour du métier ; il avait caché à sa partenaire que le fier destrier des mers prenait une retraite méritée posé sur une pelouse bien verte.
Après un petit-déjeuner vite expédié, Stéphanie se décide à aller courir, elle connaît bien la baie pour s’y promener ou pour y faire son jogging avec Christophe.
Elle soupire : Christophe, elle n’a pas pensé à lui pendant qu’elle avalait son thé et ses tartines, ni pendant qu’elle s’habillait, et là…
Elle quitte le champ, sur le chemin qui longe la grève, elle hésite : gauche, droite ? La marée descend. Elle opte pour la gauche, passe derrière les viviers, prend la route de Kerist puis la corniche de la cale et emprunte la passerelle qui assure la liaison avec le port de plaisance. Elle pensait être la seule à courir, deux hommes l’ont déjà saluée, un autre arrive en face et lui fait un signe de la tête. Insomnie, peine de cœur, décrassage après une soirée festive, elle ne le saura pas, chacun suit son parcours sans se préoccuper des autres.
Débouchant du sentier qui longe le golf, une jeune femme arrive à vive allure, traverse la route, adresse un léger sourire à Stéphanie et passe devant elle, écouteurs sur les oreilles.
« À peine la trentaine, allure soutenue, corps modelé, elle ne le sait pas encore mais les problèmes de genou apparaîtront d’ici cinq ans si elle continue à forcer sur le côté droit », remarque l’œil averti du médecin. « Mignonne, sportive, qu’est-ce qui pousse cette jeune femme à courir seule ? Solitude recherchée, amours contrariés, rupture sentimentale ? Comment se prénomme-t-elle ? Elle doit être d’ici, Lenaïg, Annaïg, Nolwenn, Rozenn… Trente ans, va pour Nolwenn », pense Stéphanie.
Elle croise un des jeunes qui lui a proposé de se joindre à eux hier soir, il la reconnaît et lui demande si elle a fait la fête. Visiblement, il ne l’a, quant à lui, pas encore terminée. Elle lui adresse un signe de la main et poursuit son chemin. Celui-ci ne sera pas en état de courir aujourd’hui, ni sans doute demain.
Un homme arrive en courant face aux deux jeunes femmes, il ralentit, se déplace en pas chassés :
— Salut Aëlle, toujours aussi matinale ! Tu es en vacances ? Passe à la maison un de ces soirs.
« Va pour Aëlle, l’ange ou est-ce le diminutif de Gwenaëlle, l’ange blanc ? »
La blonde arrive maintenant à l’autre bout de la promenade, l’écart se creuse entre les deux femmes, Stéphanie force l’allure, sans pour autant chercher à la rattraper. Inconsciemment elle la suit. Elles laissent le port derrière elles et prennent la route qui passe le long du chantier naval et le Pôle Course au Large. Courir sur le sable n’était pas la bonne solution. Elles filent sur la route de Port-la-Forêt. Au rond-point elles prennent la direction du bourg avant de pénétrer quelques centaines de mètres plus loin dans le lotissement des Îles. Stéphanie ralentit son rythme, l’inconnue pourrait l’entendre, malgré ses écouteurs, et se sentir suivie. Les chantiers navals, le port à sec et le port de plaisance les attirent à nouveau. Quelques rares personnes promènent leurs chiens. Aëlle semble prendre le chemin du retour, elle descend sur les pontons où ses pas résonnent, Stéphanie reste sur la route ; lorsqu’elle revient sur le goudron, Aëlle prend la direction de la Corniche de la Cale. Non, Stéphanie ne lui emboîtera pas le pas. Elle hésite, sautille sur place et part en direction du kiosque près de l’embarcadère pour les Glénan. Elle ne reverra sans doute jamais plus la mystérieuse inconnue. Elle fait le tour du terre-plein, revient sur ses pas, plus bas sur un ponton elle reconnaît une femme. L’image de Christophe s’impose, elle n’a pas pensé à lui depuis qu’elle trotte derrière la jeune blonde. Pull marin sous un ciré jaune ouvert, bottes courtes assorties, le bonnet enfoncé sur la tête laisse dépasser des mèches rouges, Pétula Tonnerre* s’affaire sur le pont d’un Westerly, le Hasty Fish. Si l’OPJ avait été aux côtés de Stéphanie, le rythme de la course serait monté en puissance. Pétula Tonnerre, personnage inénarrable que son ami croise parfois lors de ses enquêtes et le fait s’interroger : doit-il l’éviter ou se fier à ses jugements ? Une chose est sûre, le tempérament de cette pétulante citoyenne ne le laisse pas indifférent, ni Erwann non plus. L’humeur actuelle de Christophe l’inciterait vraisemblablement à faire un grand détour. Stéphanie trébuche, elle se redresse et poursuit son chemin. Que sait-elle de l’état d’esprit de Christophe, il l’oublie peut-être déjà dans d’autres bras. Avant de traverser la route, elle se penche vers le bassin où Pétula s’active à renfort de grands gestes. Stéphanie s’enfonce sur le sentier qui longe le golf ; de l’autre côté de la baie, elle aperçoit à nouveau la joggeuse et accélère sa course. Retrouvera-t-elle la jeune femme sur le parking en bas du bourg ? Qu’espère-t-elle ? Engager la conversation ? Elle n’y tient pourtant pas, elle est venue pour être seule, « pas pour copiner avec la première venue, ni pour bavarder dans les chemins creux », se dit-elle en passant devant le théâtre de verdure de Peniti.
Un pied posé sur le mur, Aëlle entame une série d’étirements. Elle adresse un sourire timide à la nouvelle venue. Stéphanie le lui rend et passe son chemin. Près de la petite école au-dessus du sentier piéton, elle se retourne, elle a l’impression que l’inconnue la suit des yeux tout en continuant ses mouvements.
Arrivée près de la croix au bas du chemin de Stang Kreis, elle aperçoit sur l’autre rive la jeune femme qui a repris sa course et entamé une nouvelle boucle autour de la baie. Se croiseront-elles à nouveau ?
La rencontre se fait non loin de la passerelle. Stéphanie s’est arrêtée et récupère en alternant pas chassés et petits sauts. Nouvel échange de sourires. Aëlle file sur la passerelle et disparaît derrière les arbustes.
Stéphanie se retourne. Sur le terre-plein, un homme à la silhouette familière la regarde. Serait-ce Christophe ? Non, il ignore qu’elle est ici. Le hasard ? Elle ne l’imagine pas la guettant, elle se trompe sûrement. Elle s’apprête à le rejoindre lorsque la forme noire se glisse entre deux bâtiments. Elle hésite, attend un peu. Rien ne se passe, elle reprend sa course, troublée ; sur le bord de la route, elle regarde vers la droite. Aëlle a-t-elle disparu vers la route de Stang Allestrec ou la rue du Port ? Elle ne le saura pas. Elle se surprend à regarder en face, là où quelques instants plus tôt, elle a cru apercevoir Christophe. Personne ; son idée fixe tourne à l’obsession désastreuse, une boule se noue au creux de l’estomac. Elle dépasse le champ, disparaît derrière le talus et revient par l’intérieur, sous le couvert des arbres.
Elle découvre un grand panier sur le pont du Spoum. Elle s’empresse de rentrer dans la cabine et découvre des crêpes encore tièdes, un pot de confiture de mûres et un gros morceau de gâteau breton. Délicate attention de Lolotte et de Chouchen qui ne veulent pas envahir son espace mais signalent leur présence. Demain, elle rendra le panier.
La matinée est déjà bien avancée quand Stéphanie sort de la douche. Elle s’installe devant son ordinateur ; de nouveaux messages sont tombés depuis qu’elle a quitté Brest, elle ne les lit pas. Elle consulte différents sites sans s’y intéresser. Elle regarde ses vêtements de sport laissés par terre près de l’entrée, se lève et les ramasse. Antoine lui a dit qu’elle pourra utiliser la machine à laver dans le garage ; elle l’a effectivement aperçue la veille en y garant sa voiture.
Elle se décide à déjeuner. Elle a à peine touché au plateau de fruits de mer hier soir, elle les apprécie ce midi, la course lui ayant ouvert l’appétit. À travers le hublot, elle aperçoit une forme derrière le talus, quelqu’un scrute le Spoum ; instinctivement elle se recule sur la banquette. Christophe ? Elle se ressaisit, pourquoi se cacherait-elle ? Elle reprend sa place, attend, il ne va pas lui gâcher ces quelques jours. La jeune femme rit, elle vient de reconnaître son guide de la veille. Elle respire, ce n’est qu’elle. Bonnet rouge enfoncé sur la tête, vêtue d’un vieux manteau sans âge et sans couleur, de bottes en plastique, elle bouge, se déplace près du garage en bordure du chemin, colle son visage sur la petite fenêtre et scrute l’intérieur, elle aperçoit la voiture. Stéphanie fronce les sourcils, elle est là pour être tranquille.
L’autre se retourne, avance vers le Bavaria, hésite sur la conduite à tenir. Une main en visière sur le front, la mégère scrute dans sa direction.
— Si elle ose venir jusqu’ici, monte sur le pont, ou si elle fourre son sale museau sur un hublot, je la jette ! murmure Stéphanie.
Non, la curieuse s’en va et disparaît sur le chemin. Stéphanie aperçoit le haut du bonnet entre les buissons, la curieuse ne s’avoue pas vaincue, elle a reconnu le véhicule dans le garage, elle saura rapidement comment se nomme l’hôte du couple.
— Une éternueuse, quand elle parle, tout ce qui sort de sa bouche est contaminé ! avait lancé l’octogénaire la veille, en montant dans la Captur de son invitée.
L’image résumait la personne. « L’effet levure, en deux minutes, elle me gonfle » aurait approuvé Christophe.
Stéphanie se venge sur les langoustines qui lui tendent leurs pinces.
*
Dimanche 20 octobre, après-midi, Port La Forêt
Stéphanie décide de profiter du temps dégagé, le soleil est généreux. Elle scrute le chemin à travers le hublot. Pas de bonnet tressautant derrière un arbre, elle sort ; avant de s’engager sur le sentier, elle regarde à gauche et à droite. La voie est libre, elle prend la direction du hameau de la Haie, ensuite elle rejoindra les marais. Elle croise quelques rares promeneurs du dimanche, souvent accompagnés d’un chien. Il est encore tôt, les gens traînent à table ou profitent de leur jardin.
En descendant la rue qui mène vers le marais, elle reconnaît la silhouette d’Aëlle. La jeune femme bavarde avec un couple.
« Couple mixte », ne peut s’empêcher de penser le médecin. « Encore un. »
Elle se rapproche, Aëlle la reconnaît. Leurs regards s’accrochent, elle salue le trio, l’homme se retourne sur son passage. Il la dévisage de ses yeux ronds.
« Afrique de l’Est, c’est un Érythréen, il en possède toutes les caractéristiques physiques, il doit être de la région d’Asmara, la capitale. On ne peut pas éviter les Érythréens, ils sont presque aussi nombreux que les Syriens. L’Érythrée, le pays le plus fermé de l’Afrique, la dictature la plus sanglante, la nation qui pousse ses habitants sur les routes de l’exil où ils espèrent échapper à la misère, la corruption, la torture, et au service militaire pour les hommes et les femmes, à vie pour beaucoup d’entre eux… Quel âge à ce garçon, cet homme ? Trente, trente-cinq ans. Vingt-cinq sur ses papiers. »
Stéphanie presse le pas comme si elle voulait mettre de la distance entre elle et le petit groupe. Pourquoi ce regard la perturbe-t-il ? Ses pensées s’emmêlent, l’image de Christophe la trouble à nouveau. Elle n’est pas sûre de sa décision et tient encore à lui. Ils ont prévu de ne pas se revoir, ni de s’appeler pendant quelque temps. Il s’agit d’une pause nécessaire, une parenthèse dans leur histoire de couple ainsi que dans sa vie professionnelle. Christophe le vit mal, elle le sait. Morgane le lui a dit, une fois, une seule, sans chercher à influencer la décision qui leur appartient. Elle a prêté une oreille attentive à son amie, l’a écoutée et entendue. Morgane aussi a eu des doutes au moment où sa relation avec Erwann prenait une tournure sérieuse. Les horaires à rallonge, l’implication dans les enquêtes, les soirées gâchées, les week-ends ratés, les départs précipités, les retours fatigués. Et malgré cela, Erwann toujours présent, si lointain et si proche, si absent et si attentif, ses doutes sur ses enquêtes et ses certitudes sur leur amour. Ils s’étaient donnés quatre semaines pour faire le point, vingt-huit longs jours sans se voir, sans se parler, sans échanger. Puis les retrouvailles transformées en évidence pour l’une comme pour l’autre. La séparation leur avait appris qu’ils étaient faits pour vivre ensemble. Morgane acceptait les obligations d’Erwann et celui-ci partageait avec elle ses enquêtes et ses doutes, sa façon à elle d’y prendre part. Elle comprenait parfaitement les états d’âme de Stéphanie, et aussi son désir d’enfant que Christophe repoussait. L’enfant, seul nœud du problème ou l’un des nœuds ?
Stéphanie avait croisé un ancien compagnon, au début de l’été, dans les couloirs de l’hôpital de la Cavale Blanche, avec qui elle avait vécu durant sa dernière année d’internat. Ils s’étaient perdus de vue depuis. Elle avait partagé avec Tristan une relation torride, exclusive. Les premiers mois idylliques s’étaient transformés en une addiction malsaine. Il réclamait une exclusivité de sentiments, de présence, il éloignait ses amis et ses proches. Une liaison devenue toxique, envahissante, dévastatrice pour elle. Il mentait, faisait du chantage aux sentiments, menaçait de se suicider si elle le quittait. Elle l’avait finalement quitté sans qu’il mette ses menaces à exécution. Elle avait appris peu de temps après qu’il déménageait dans une autre ville et en avait été soulagée. Elle ne lui pardonnerait pas son comportement excessif et destructeur, jamais.
Quelques années plus tôt, leurs chemins s’étaient croisés. Il revenait, assurait qu’il avait changé. Il tenait à elle plus qu’avant et ne commettrait pas les erreurs passées qui les avaient séparés. Il voulait un avenir avec elle. Elle était la femme de sa vie, elle serait la mère de ses enfants. Il l’avait recherchée auprès d’autres femmes qu’il avait rencontrées sur sa route.
Elle l’avait fui, s’était affranchie de son empreinte, et pourtant, elle avait failli retomber dans ses bras, son piège, avait-elle rectifié, son lit avait-elle corrigé. Et s’il avait réellement changé ? Elle n’y croyait pas vraiment.
Stéphanie connaissait la psychologie de ces hommes. Après leur rupture, elle lui avait trouvé un profil de psychopathe. Il avait une haute idée de sa personne, manipulait ses proches, possédait un charme superficiel. C’était un menteur pathologique qui rejetait toutes les fautes sur les autres et n’avait aucune empathie pour quiconque.
Fin juin, son état de fatigue morale et sa vulnérabilité ne lui permettaient pas de prendre une décision concernant son couple. Elle ne voulait surtout pas, en plus, répondre aux sollicitations de Tristan. Changer d’air, ne pas lâcher prise ; la proposition d’Antoine tombait à pic, en ce début d’automne, elle venait se réfugier dans la baie. Sa connaissance des hommes l’avait mûrie depuis cette première expérience, cette pause lui ferait du bien. Retraite d’accord, vivre en bonne sœur, sûrement pas. Cependant, elle ne s’attendait pas à rencontrer ici le père de son enfant. Antoine lui avait dépeint les voisins les plus proches, la Pikez et ses parents étaient les plus jeunes et les plus alertes, la moyenne d’âge des autres tournait autour des quatre-vingt-dix ans, plus sûrement, ni des premières mains, ni des étalons. C’est ce qui avait séduit et tranquillisé Stéphanie, elle pourrait se consacrer à elle, à ses promenades, à son jogging, et enfin à la lecture. Elle ne lisait plus depuis des mois, sauf les romans de Christophe qui sollicitait son attention et ses corrections.
Christophe restait présent dans ses pensées. Elle marchait près de lui, il courait avec elle, elle pédalait avec lui, il s’endormait avec elle.
Stéphanie se retourne. Elle a dépassé la digue, démarcation entre le fond de l’anse de Penfoul et les marais, elle suit le chemin en direction du Cap-Coz. Non, personne ne la suit. Elle a entendu un bruit de pas, elle pense à Aëlle qui lui ressemble dans sa façon solitaire de courir et de se promener. Elle devine en cette jeune femme le désir de faire le point sur sa vie, comme elle. Qui est-elle ? Quelle activité professionnelle exerce-t-elle ? Demain, elle ira courir à la même heure et prendra le parcours suivi ce matin, la chance les feront peut-être se croiser et elles échangeront quelques mots.
L’impression désagréable de sentir des yeux rivés sur elle gâche la sortie de Stéphanie, les promeneurs rencontrés sur le chemin n’ôtent pas cette sensation. Elle retire les mains de ses poches pour être plus libre de ses mouvements si un homme se montrait trop entreprenant. Elle a pratiqué le judo à un haut niveau jusqu’en terminale, et l’entraînement qu’elle suit encore, sur les conseils de… Christophe, lui a été utile plus d’une fois.
*
Aëlle reprend sa marche en direction du Cap-Coz. Elle aperçoit entre les arbres couleurs d’automne, l’inconnue croisée ce matin. Seule. Elle ne l’a pas vue ces derniers jours, lors de ses courses matinales ou durant ses promenades. Une touriste ? Une nouvelle résidante ? Elle connaît les chemins et s’y aventure d’un bon pas, elle n’a pas hésité en bifurquant vers celui qui descend vers les marais.
La blonde hâte le pas, elle a pris un peu de retard en restant bavarder. Elle a remarqué la façon dont Isaias a fixé cette femme, il n’a rien dit mais elle a reconnu cette expression sur son visage : la peur. Connaît-il cette femme ? Quels mauvais souvenirs éveille-elle en lui ? Elle aussi, sans s’arrêter, l’a détaillé. Aëlle retrouve cette façon de jauger les gens sans les juger, un regard de professionnelle. A-t-elle côtoyé Isaias ? Lui évoque-t-il quelqu’un ? Elle a passé son chemin. Il n’a rien dit.
Aëlle a compris que le mal-être de l’homme vient de se réveiller. Elle pense à sa propre histoire, elle sait pourquoi elle se réfugie dans la maison de ses grands-parents qu’elle agrandit et aménage. Elle rentre de Lampedusa, via la Tunisie où elle a réalisé un reportage sur les migrants qui traversent la Méditerranée à bord d’embarcations précaires. Aëlle a passé de longs jours dans le sud-est de la Tunisie auprès des candidats au départ, toujours aussi motivés, des jeunes de moins de trente ans dont le projet unique est l’exil. Des hommes, des femmes, des gamins à peine sortis de l’enfance. Elle voulait les voir prendre la mer et les retrouver en Europe ; elle les a vus partir à la mort, elle ne les a pas retrouvés, ni à Lampedusa, ni ailleurs.
Lorsqu’elle a eu terminé ses études, du jour au lendemain, son confort d’étudiante a basculé dans le sordide des jeunes migrants qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de caoutchouc ou de vieux bateaux pourris et surchargés. Presque dix ans à écouter leurs histoires, à la fois si semblables et si personnelles, à suivre les routes de l’aventure. Elle aurait pu s’user, s’égarer ou devenir indifférente, elle ne voulait pas ressembler à tous ces gens froids et lointains, sans humanité, pressés de rentrer chez eux le soir en ayant suivi un parcours professionnel différent et sans intérêt.
Elle a parfois eu peur de s’habituer, de se perdre dans les histoires de ces jeunes, de ne plus supporter qu’ils cherchent auprès d’elle une aide, un soutien, qu’ils monnaient leur reportage pour une entrée clandestine en Europe. Elle a aussi côtoyé la vraie peur, celle qui prend aux tripes et vrille les intestins quand les passeurs s’en prirent à elle et qu’elle ne dut son salut qu’à Isaias et son copain, là-bas en plein désert libyen.
Elle a pourtant choisi sa voie, le journalisme.