Jules d’enfer - Marc Vanghelder - E-Book

Jules d’enfer E-Book

Marc Vanghelder

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Beschreibung

Jeune benjamin d’une famille rurale bretonne, Jules troque sa carrière prometteuse d’avocat pour le sacerdoce en Normandie. De 1960 à 1970, il est confronté aux inégalités sociales et aux grands événements mondiaux, cherchant à éclairer ses paroissiens. Trentenaire charismatique et sportif, il bouscule les conventions religieuses et gagne en influence, tout en naviguant entre joies et drames personnels sans remettre en question sa foi. Mais jusqu’où peut-il aller sans compromettre ses convictions profondes ?




À PROPOS DE L'AUTEUR




Après une carrière bien remplie, Marc Vanghelder prend sa retraite et se consacre à l’écriture. Il est l’auteur de "Spin Doctor dans l’ombre" et de "Malin pour quatre", parus respectivement en 2022 aux éditions Vérone et Le Lys Bleu.

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Marc Vanghelder

Jules d’enfer

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marc Vanghelder

ISBN : 979-10-422-0348-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant existé ne saurait être que fortuite.

Chapitre 1

1954 – 1960

Saute et le filet apparaîtra.

John Burroughs

St-Aubin-sur-Bourg est un petit village breton de 350 âmes, à quelques encablures de la côte.

Naître dans ce genre d’endroit c’est vivre au rythme des saisons, sans forcément entrevoir, puis entreprendre des études, que d’aucuns qualifient de supérieures.

Il faut à mon sens, au moins, trois conditions.

Ne pas être l’aîné, car à la façon de la noblesse d’autrefois, il vous revient de perpétuer la suite.

Fils, petit-fils, arrière-petit-fils de paysans, vous n’échappez pas à la loi non écrite, celle de poursuivre la tradition, en enfilant les bottes de la campagne.

C’est parfois un héritage, bien lourd à porter.

La seconde, en avoir la capacité intellectuelle, comme l’on dit, et si vos parents ne sont pas aisés financièrement, contrairement aux miens, il vous reste l’examen pour obtenir les bourses. Des études au mérite et non aux revenus, j’en ai côtoyé beaucoup durant tout mon parcours.

Mais pour moi la dernière, pas la plus aisée, c’est la volonté.

Se rendre au collège, puis au lycée, voire davantage, cela vous conduit inévitablement à quitter le cocon familial, si chaud, si rassurant.

Ma première étape, de 6 à 11 ans, dans mon cursus scolaire est simple et identique dans bien des communes de France.

Je me retrouve dans une grande bâtisse, avec quatre classes et autant d’instituteurs et institutrices, qui vont m’accompagner, du cours préparatoire, au cours moyen deuxième année sans omettre le passage du certificat d’études.

Un même lieu, pour un groupe scolaire parfaitement partagé en deux parties identiques. L’une pour les filles, l’autre pour les garçons, pas question de mixité, ni en classe, ni même durant les récréations, ne pas troubler, de quelque façon qu’il soit les premières années cruciales au développement de l’enfant. Avoir de belles têtes bien faites en attendant plus tard de bien les remplir.

À l’âge de 11 ans, je quitte St-Aubin-sur-bourg, pour la grande ville Rennes. Je deviens un interne dans le groupe scolaire Saint-Ouen. Une grande découverte, un peu déconcertante, et les premiers jours sont durs à supporter.

Des lits parfaitement alignés dans des dortoirs, où la vie collective est la règle, avec des douches, des toilettes et des salles d’études, à nous partager.

Passé les premières semaines, je m’accroche au rythme quotidien des différents cours et à mes nouveaux copains.

Ma petite enfance, si insouciante au cœur de la famille De PORT-CHANIN, la plus aisée du coin, celle qui possède entre autres une grande maison caractéristique avec ses deux grandes et larges cheminées aux extrémités, que l’on appelle usuellement, une Malouinière.

Cette bâtisse est née du désir de mon arrière-grand-père, Marcel, né en 1858, de se différencier des autres familles.

De retour d’un déplacement à Saint-Malo, séduit par le style des bâtisses à étages, il en érigea une, au nom de la grandeur familiale.

À proximité de la malouinière, il bâtit deux autres maisons. Une longère pour mon grand-oncle Charles, avec toutes les pièces de plain-pied, et une maison plus petite, intégrant un colombier, pour mon second grand-oncle Gustave.

Chaque membre de la famille, héritant du bien allant avec son ordre d’arrivée, dans le monde.

Le domaine a comme il se doit sa petite chapelle à l’entrée de la cour, lieu où je sais pouvoir retrouver très régulièrement toutes les femmes de la famille.

Mon village me manque, c’est indéniable.

Ses champs, principalement ceux appartenant aux PORT-CHANIN.

Quelque cent cinquante hectares, de colza, d’artichauts, de maïs, de blé, de luzerne, mais aussi de vastes pâturages, où les vaches et agneaux broutent en paix, profitant du bon air iodé de la côte située seulement à quelques petits kilomètres.

Ce domaine est la fierté de mon grand-père Marcel (même prénom que mon arrière-grand-papa), encore une tradition, il est dirigé et exploité par mon père Robert, avec l’œil toujours attentif et précieux de papy.

Notre petit bourg et son église plantée au milieu, son café-épicerie, sa stèle érigée sur la petite place, en souvenir de tous ces jeunes hommes morts, pour la Patrie.

Gamin sur le chemin de mon école, je m’y attardais régulièrement, lisant et relisant, les noms alignés les uns à la suite des autres.

Notre nom de famille y est malheureusement très présent, avec mes deux grands-oncles Charles morts en 1916, et Gustave en 1918.

Un autre nom y figure, celui de l’époux de Rosaline, la nièce de mon père qui fût abattu par les SS en 1941, pour fait de résistance.

Tant de jeunes vies fauchées, de familles décimées et meurtries à jamais. La folie des hommes politiques, qui ont l’outrecuidance d’entraîner leurs peuples, dans de sombres combats inutiles sans leur demander leur avis.

Il est vrai qu’eux restent bien en arrière des lignes de front.

Ma vie à l’institution Saint-Ouen à Rennes est studieuse, jusqu’à l’entrée en seconde, où je me suis beaucoup plus amusé, en compagnie de mes condisciples de chambrée.

Nous ne rentrions que pour les vacances et non chaque week-end, mais avançant en âge, nous disposions d’autorisations de sortie les jeudis après-midi, les samedis et dimanches pour profiter de la grande ville.

Quand on vient d’un petit village, la ville impressionne toujours. Une architecture typée, des commerces aux devantures variées et colorées, des voitures qui circulent, klaxonnent et se stationnent le long des boutiques.

Divers cafés deviennent nos refuges, avec mes copains, durant mes trois dernières années du secondaire, au même titre que les salles obscures où je découvris, des documentaires, des actualités, et de grands films.

Que de beaux souvenirs, avec mes copains en 1947, durant ma seconde, « LA BATAILLE DU RAIL » et « DANGER DE MORT » de mon réalisateur du moment, Gilles Grangier.

Gérard Philippe dans « LE DIABLE AU CORPS » ou encore « LES MAUDITS » de René clément, sans omettre un documentaire sur Van Gogh par un jeune cinéaste Alain Resnais, ont suivi, avant « FEMME SANS PASSÉ » ou « PAR LA FENÊTRE » et encore « ROULE TA BILLE CONTRE LA DAME DE PIQUE » avec Jean Piat et « LE. SECRET DE MONTE CRISTO » avec Pierre Brasseur.

Ces trois premières années à l’internat ont aussi marqué un bouleversement dans notre quotidien.

Nous sommes devenus, les « grands », et notre hébergement a évolué. Notre dortoir s’est transformé en carrés. À chaque rentrée, le même rituel s’installait et les équipes se reformaient.

Étudier certes, mais aussi se distraire, avec une bienveillante complicité de nos pions, qui parfois se joignent à nous. Une partie de tarot, tout en mangeant des pâtés, partageant un ou deux verres de cidre bouché ou en dégustant des crêpes. Que de bonnes choses, venant du terroir et que nous engloutissions avec envie et sans aucune retenue.

Quelques-uns d’entre nous s’essaient à la cigarette dans les salles de douches, une cachette comme une autre.

Dans notre carré, la lecture est la première distraction, avant le rendez-vous quotidien avec le poste de TSF, que possède notre pion. Les informations du moment nous laissent le plus souvent indifférents, seule la musique, que les censeurs de l’époque nous permettent d’écouter, retient notre attention.

C’est le début de ma période jazz, avec des morceaux comme « C’EST SI BON » ou « NATURE BOY » de Nat King Cole, mais également Louis Armstrong ou Stéphane Grapelli.

1949, l’année de mon baccalauréat, l’ambiance change à nouveau.

On plaisante, partage des moments de bonnes bouffes, mais pas question de se relâcher. Bachelier correspond à la clé d’entrée vers la faculté.

Ma seule distraction reste le cinéma :

« LES AMANTS DE VÉRONE » d’André Cayatte, « LE POINT DU JOUR » avec Jean Desailly, ou « MONSEIGNEUR », sont mes dernières découvertes.

Je suis dans la continuité pour la musique, mais avec des petits nouveaux : Bing Crosby, Frank Sinatra et Frankie Laine.

Le bac en poche, je quitte le cycle d’enseignement classique. Fier de mon diplôme, je salue mes copains de chambrée, après trois années de complicité. On jure de s’écrire et de rester en contact.

À 17 ans et quelques semaines, je file à Paris, « La Capitale », la vraie, pas celle de ma Bretagne.

La grande ville, la cité de la perdition, contre laquelle mes parents, pour ne pas dire toute ma famille m’a mis en garde, à l’exception de mon grand-père, Marcel, qui me glisse à l’oreille quand je prends le train : « Amuse-toi mon petit et profite de tous ces instants nouveaux. N’écoute pas tes parents, ils sont déjà vieux dans leurs têtes. »

Un encouragement et quelques beaux billets de banque tout neufs qu’il glisse dans la poche de mon manteau. Un achat de ma mère, qui ne me plaît pas. Je ressemble à un pêcheur breton, pas terrible pour mon premier jour à Paris.

J’ai choisi le droit.

Mon frère aîné, Albert, né en 1928, travaille dans l’exploitation familiale, aux côtés de notre père. Ce choix, qui n’en est pas un, semble lui convenir.

Notre grand-père, toujours très présent, est un hyper actif, à la recherche de ce qui peut faire progresser le domaine familial. Il lit toutes les revues agricoles, écoute la radio, se rend souvent à Rennes, pour assister à des salons agricoles.

Notre petit secret à tous les deux c’est qu’il profite de ces escapades, pour se rendre au cinéma, où il découvre les films, que je lui recommande.

Ma sœur Célestine, de trois ans mon aînée, vit déjà à Paris, inscrite à la faculté de médecine.

Elle y a rencontré, lors de sa première année, son premier petit ami, Jean-Philippe DEHAYE qui suivait le même cours.

Une histoire secrète pour toute la famille, à l’exception de notre grand-père, notre vrai confident à ma sœur et à moi.

Quand je mets le pied dans la Ville lumière, je ne me précipite pas pour voir ma grande sœur.

Je n’ai qu’une envie en tête : partir à la découverte de tout ce dont j’ai entendu parler.

La tour Eiffel, le Grand Palais, l’Opéra, le Louvre, mais aussi des endroits plus populaires, pour ne pas dire plus chauds, comme Pigalle et Montmartre.

Mes parents m’ont loué un petit deux-pièces, près des Halles. J’ai tout de suite adoré l’ambiance, les cafés, les restaurants, les coups de gueule des uns et des autres, mais jamais méchants, juste la gouaille du titi parisien.

Ce quartier de Paris, c’est toute la France et ses métiers qui se retrouvent et marchandent sans fin.

Je suis à des années-lumière de St-Aubin-du-Bourg, et ravi de l’être, avec une petite pointe d’angoisse pour cette nouvelle vie de liberté, mais aussi de responsabilité qui s’ouvre devant moi.

Mes parents m’aident financièrement, pour le loyer, les frais de scolarité et bien entendu le quotidien, mais je comprends très vite qu’il me faut trouver un petit boulot si je veux profiter davantage de tout ce que cette ville m’offre.

Cette première journée de découverte passée, je m’endors rapidement dans ce petit appartement qui m’offre suffisamment d’espace pour travailler et dormir.

C’est ce que je crus.

À l’aube, une multitude de bruits, les Klaxons de camions, des bruits de charrette, des cris de camelots, au pied de mon immeuble, me sortent du lit.

Je découvre dès le premier jour, « la ville dans la ville », celle qui se lève très tôt, qui bosse de 10 à 12 heures par jour, sept jours sur sept.

Au petit matin, totalement hagard, je me rends à l’ORÉE DES HALLES.

J’ai besoin d’un croissant et d’un grand café noir, là je suis entouré de porteurs, de bouchers, d’agriculteurs, pêcheurs, et des clients divers.

Ils se lèvent quand les autres se couchent.

Tout ce petit monde des Halles prend un petit déjeuner si costaud, qu’il ressemble à un déjeuner du dimanche, avec des pâtés de campagne, des andouillettes, des pieds de cochon, des huîtres ou une bonne soupe à l’oignon, sans omettre la bouteille de rouge ou de blanc que la tablée partage.

Cet endroit devient vite mon pied à terre.

J’y fais de belles rencontres, une principalement, avec Antonio le Picard, qui m’embauche plusieurs heures par semaine.

De l’argent supplémentaire, synonyme, de places de cinéma, de concerts ou soirées jazz à St-Germain-des-Près, en compagnie de ma sœur Célestine et son copain.

Ce quartier a déjà la réputation d’être le haut lieu de la pensée philosophique parisienne, mais aussi celui qui ouvre ses caves ou petites salles de spectacles aux nouveaux talents musicaux.

Le jazz y vit partout et je me régale de ces rythmes.

Avec ma sœur, nous avons pris l’habitude de nous voir chaque fin de semaine. Elle tente presque à chaque sortie commune de me présenter ses copines de médecine, sans succès.

Mes quatre années de faculté de droit s’écoulent sans histoire.

Étudiant, attentif, travailleur, qui s’offre ses petites sorties avec son travail aux halles et quelques petits billets que je reçois tous les mois, de mon grand-père Marcel, avec ces encouragements :

« Prends du plaisir mon petit. »

Je ne m’en prive pas.

De solides repas, avec mes compagnons des halles, dans une ambiance de fête, « Au pied de cochon », en écoutant Georges Guétary, Juliette Gréco, ou « HYMNE A L’AMOUR », et « MON MANÈGE À MOI », de la grande Édith Piaf, mais aussi Yves Montand et ses « FEUILLES MORTES » ou Maurice Chevalier avec « MA POMME ».

Georges Brassens et sa « MAUVAISE RÉPUTATION » me donne l’envie de me mettre à la musique et à la guitare en particulier.

Une ambiance musicale un peu lointaine de mon jazz, que j’écoute dans ma chambre, avant le tohu-bohu de la rue, dès 3 heures chaque matin.

Quatre années durant lesquelles je découvre à côté de mon artiste préféré, Miles Davis, de nouveaux noms, Ray Charles et Charlie Parker.

Ma licence de droit en poche, je rentre à St-Aubin-sur-Bourg pour reprendre des forces et réfléchir à mon avenir.

Je ne manque pas de conseils de la part de mon père, frère, et autres membres de la famille, mais je m’interroge sur le fait de rentrer dans un cabinet pour exercer le droit.

J’ai choisi de me spécialiser dans le droit pénal, sans doute pour mieux voler au secours de la veuve et de l’orphelin, défendre celles et ceux qui n’ont pas les moyens financiers de lutter contre les puissants, enfin « le film classique » que l’on peut se faire à mon âge.

Mes premiers contacts avec des cabinets d’avocats sur Rennes ne m’enchantent guère. Des dossiers sans beaucoup d’intérêt, avec une routine, dans laquelle les anciens du barreau s’inscrivent très sereinement, comptant leurs honoraires, en profitant de la vie.

Quand on a seulement 22 ans, on est plein de convictions et d’assurance, peut-être trop.

Je fis quelques allers et retours sur Paris pour à nouveau rencontrer certains grands maîtres du barreau.

Ma note de sortie et ma mention bien m’ouvrent des portes et de belles opportunités que nombre de mes condisciples auraient acceptées immédiatement.

Je demande à chaque fois un peu de temps pour réfléchir. Ce qui ne manque pas de surprendre, voire de déplaire à ces cabinets, sûrs de leur fait et de leur image.

Je finis par m’en ouvrir à mon grand-père. Il semble le seul dans ma famille à comprendre que l’on puisse se questionner, avant de plonger dans un futur, que l’on ne ressent pas.

Nous sommes en septembre 1953, et je suis davantage tenté par la poursuite d’études complémentaires à Paris, dans le but d’enseigner le droit, plutôt que de le pratiquer.

Un autre sujet me préoccupe, il concerne mon service militaire, dont la durée est passée depuis l’année 1950, d’une année à 18 mois.

Poursuivant des études supérieures, j’obtins un sursis, mais j’arrive à son terme et passer du temps sous les drapeaux ne m’enchante pas.

Mon grand-père. Marcel m’incite à poursuivre au moins une année à Paris, afin de prolonger d’autant mon sursis, en allant jusqu’au bout de ce qu’il m’est possible de gratter.

Cette nouvelle ne plut guère à mon père et fût incomprise par la plupart des De PORT-CHANIN. Ma sœur sans partager mes hésitations, alla dans mon sens.

Je reprends le chemin de la faculté de droit, à Paris.

J’ai à ce moment de ma jeune vie, beaucoup d’échanges avec des professeurs. Certains m’accompagnent dans ma réflexion, qui est, je l’avoue, bien confuse.

Ai-je peur de rentrer dans cette vie active, suis-je suffisamment sûr de moi pour prendre la responsabilité de défendre une personne, une famille, ou une entreprise ?

Mes interrogations sont multiples, dois-je m’orienter vers d’autres missions dans mon domaine juridique.

La magistrature me tente un moment.

Dire le droit, après avoir écouté les différentes parties en présence, en toute objectivité et impartialité, dans l’intérêt général et pour le bien de tous.

Rendre la justice, avec le risque de se tromper, de commettre une erreur judiciaire, qui peut être lourde de conséquences, m’interpelle.

L’erreur est humaine, dit l’adage et personne n’est infaillible, me soutiennent les magistrats, que je rencontre. Dans mon for intérieur je m’interdis une telle responsabilité.

Je ne me sens pas le droit de prendre un tel risque. Instruire une affaire avec des éléments suffisamment flous et décider sur la base de mon intime conviction, c’est jouer à la roulette russe avec la vie de personnes, qui attendent une autre attitude, de leur justice.

Une autre destination celle du notariat m’est suggérée, mais là c’est l’ennui et le côté répétitif de la fonction, que j’entrevoie. Je cherche à être utile.

Lors des fêtes de Noël à la fin de l’an passé, ma sœur Célestine officialise ses fiançailles avec son Jean-Philippe.

Mon père, durant ces festivités familiales, fait preuve de sarcasme à mon égard, se félicitant que deux de ses enfants sur trois, savent ce qu’ils veulent faire de leur vie.

J’ai pris l’habitude de ces piques verbales, et n’y prête plus attention. Un petit clin d’œil complice de mon papy Marcel m’invite à rester silencieux, la meilleure des réponses.

Le mois de janvier 1954, dans la capitale, est froid, très froid. La neige, la glace se sont installées dans les rues de Paris, et bien que confortablement blotti dans un appartement plus cossu, que mon deux-pièces d’autrefois, je ressens les difficultés d’un grand nombre de Parisiens.

Je n’ai pas abandonné mes vieilles habitudes. Avec beaucoup de plaisir, je retrouve mes complices aux Halles.

Des têtes nouvelles, mais l’ambiance reste la même, joyeuse et travailleuse. Le froid paraît à ces heures matinales plus cinglant et les pauses-café ou grogs sont plus nombreuses.

La misère, je la vois dans les rues de ces quartiers fragiles. Dès le lever du soleil, De nombreuses femmes viennent chercher, dans les détritus laissés tout autour des différents étalages, des produits encore consommables.

Les hommes ne sont pas en reste, ils récupèrent le bois des palettes ou des caisses laissées par les transporteurs, afin d’alimenter leurs poêles à bois.

Le 1er février 1954 marque un tournant radical dans ma vie.

Un appel sur la radio Luxembourg, d’un abbé, prénommé Pierre, de son vrai nom Henri Grouès, me secoue.

Cet homme seul hurle sa peine, sa juste révolte et invite chacun à un geste d’amour et d’entraide envers les plus démunis et les sans-abri.

Une phrase me marque :

« Devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure ».

Son appel à la suite notamment de la mort d’une femme, sur le boulevard Sébastopol, que je parcours régulièrement, me glace d’effroi.

Les chiffres que ce jeune abbé donne à la radio sont effrayants, 2000 personnes seraient sans toit, ni pain et certains insuffisamment vêtus pour supporter les conditions extrêmes de cet hiver.

Il a entrepris quasi seul d’ouvrir un centre d’hébergement au pied du panthéon, à côté de ma faculté.

Cet abbé a besoin pour toutes ces personnes sans-abri, de couvertures, de pain, de poêles, d’abris en tous genres.

Dans la « Ville des Halles », nous devons être capables de nous bouger et de trouver de quoi aider ces personnes démunies.

En moins de deux heures, j’amasse suffisamment de nourriture, de vêtements chauds et de bois, pour me rendre avec l’aide de pousseurs, vers le panthéon.

La misère que je découvre m’ouvre les yeux et l’esprit.

Je prends, à ce moment, conscience que mes questions existentielles sur mon futur sont bien futiles.

Des hommes, des femmes, des enfants, dix ans après la fin de la Seconde Guerre, vivent dans des conditions inacceptables et dans la quasi-indifférence de tous.

Le courage d’un homme m’interpelle et me pousse à regarder la réalité.

Face à ce cri du cœur, les moins aisés sont les plus nombreux à donner.

Les hommes politiques au parlement réagissent en décrétant la construction dans l’urgence de 12 000 logements. Une goutte d’eau face aux deux cent mille nécessaires pour satisfaire le besoin des Français.

La semaine qui suit cette bien triste journée est pour moi source de réflexions.

Les rencontres des sans-abri au Panthéon, à côté de la faculté, m’ont bouleversé. L’émotion m’a envahi parfois jusqu’aux larmes.

Des moments comme ceux-là sont à l’évidence rares.

Chaque regard, chaque mot de ces personnes qui vivent dans des conditions innommables m’ont ébranlé. Je demande de l’aide auprès de mes amis qui ne comprennent pas toujours mon excitation, mon emportement.

Je suis à mon tour en colère. Comme j’aimerais posséder une baguette magique et transformer ces vies. Toutes ces personnes ne veulent pas de notre charité, mais du travail et d’un logement décent.

Notre nation semble incapable de satisfaire leurs attentes.

J’ai fait du droit pour servir, c’était une erreur.

La seule et unique réponse à mon état d’esprit, à mon irrépressible besoin d’aider mon prochain, se cache dans une autre direction.

Ma nouvelle orientation professionnelle ne plaira pas à ma famille, mais mon intention est de foncer quoi qu’il m’en coûte.

Début mars, de retour à St-Aubin-sur-Bourg, j’informe mes parents.

Je rentre au séminaire.

Mon père, après quelques secondes d’hésitation, s’emporte.

Il me traite de fou.

Ma mère s’inquiète sur la pauvreté qui me guette, ma sœur, appelée à la rescousse, m’invite à peser sérieusement le poids de ma décision.

Devenir prêtre, c’est encore des années d’études, mais surtout s’engager dans une vie personnelle solitaire. Demeurer toute son existence au service des autres.

J’entends les objections de mes proches.

Mon grand-père, habituellement en soutien, me rappelle que l’utilité, ou l’aide à son prochain, peut prendre bien des formes. La plus usuelle consiste à disposer de solides revenus et de faire de nombreux dons. Nul besoin de revêtir la soutane et d’aller jusqu’à « sacrifier » sa vie.

Ma sœur Célestine me propose de rejoindre des associations caritatives, en apportant assistance et réconfort à nombre de mes concitoyens.

Toutes ces remarques, je les reçois, mais ma décision est arrêtée.

Je prends rendez-vous avec le responsable du séminaire Saint-Yves à Rennes.

Une longue conversation s’engage entre nous, avant une suggestion. Ce « père » m’invite à demeurer parmi eux, quelques jours, pour cerner mes vraies attentes, observer des séminaristes et m’assurer que le sacerdoce est bien ma voie.

J’accepte.

Les jours qui suivent sont faits d’entretiens avec des prêtres d’âge et de situations sociales différentes.

J’avance dans mon analyse, dans ma quête et mon choix est bien de poursuivre dans la voie de la prêtrise.

Six années de formation philosophique et biblique fondamentale m’attendent.

La semaine, reclus dans l’enceinte du séminaire, et chaque week-end à la maison de St-Aubin-sur-Bourg forment le cadre de mes deux premières années, du premier cycle.

À l’occasion de chacun de mes retours dans le domaine familial, mon père m’incite à renoncer à cette « idiotie ».

Comme toute réponse, je tente de lui faire partager ce que je ressens.

« Papa arrête de vouloir me changer et accepte-moi tel que je suis, avec mes défauts, mais aussi mes qualités. » Tous mes arguments sont sans effet.

À aucun moment je ne recule, face à ces critiques acerbes répétées, ni ne renonce à lui faire entendre raison.

Ces deux années, quasi isolé, sont difficiles à supporter. Le contact avec autrui me manque.

La stricte réalité c’est que le temps me paraît suspendu, alors que moi j’éprouve depuis toujours le besoin de bouger.

Les trois années suivantes correspondent davantage à mon tempérament et à mon impatience.

Chaque fin de semaine, j’assiste un curé d’une paroisse dans ses missions, ce qui m’aide à percevoir les attentes de paroissiens.

Je suis ordonné prêtre, la sixième et dernière année, par l’Évêque de Rennes.

Ma famille participe à cette cérémonie de la plus grande importance pour moi. Il manque malheureusement à l’appel, mon père, ma mère et mon frère aîné qui ne savent pas lui désobéir.

La raison de cette triple absence réside dans le travail au domaine, qui ne saurait attendre !

Ce non-partage d’un événement aussi majeur pour moi me plonge dans une grande tristesse.

Chaque phrase, chaque mot prononcé par monseigneur Pierre Yves MATHIEU résonne dans ma tête. L’imposition de ses mains me submerge, je suis au comble de la joie, avant qu’une forme d’angoisse m’envahisse.

Serais-je à la hauteur de ma mission pastorale ?

Une multitude d’idées et d’images tourbillonnent dans ma tête. Je respire à fond, je reprends le contrôle de mon corps, puis une certitude s’installe dans mon esprit.

Je suis fin prêt pour ma mission, je suis, j’étais destiné à servir Dieu et les hommes.

Pendant mes six années au séminaire, la France ne s’est pas arrêtée.

Notre pays a connu, ou devrais-je dire, subit bien des mouvements et bouleversements.

Notre présence militaire en Indochine, n’est plus la bienvenue depuis des années et la défaite cinglante de nos soldats à DIÊN BIÊN PHU, en mai 1954, y met un terme avec plus de 2 200 Français et plus de 8 000 morts côté Viêt Minh.

La même année, les gouvernements français, qui se succèdent à la vitesse de la lumière sous la IVe République, pour de basses raisons politiciennes s’engagent dans une nouvelle guerre, en Algérie.

Le service militaire passe de 18 mois à 30 mois, encore une décision arbitraire des politiciens.

Chaque jour on dénombre des attaques, au cœur d’une sale guerre, avec des pertes en vie humaine inacceptable, chez les Algériens, comme chez les Français.

En ma qualité de séminariste, je suis dispensé de ce service national, et reste partagé.

Non pas sur le bien-fondé de cette énième guerre, qui est pure folie, décidée par des politiciens, qui devraient répondre de leurs actes, devant le peuple.

Ce qui me chagrine, c’est ma non-participation aux côtés de tous les autres hommes de ma génération.

Est-ce une forme de lâcheté que d’échapper ainsi aux combats ?

De nouveaux noms vont venir rallonger les listes de nos disparus sur les stèles et monuments de nos villages.

À St-Aubin-sur-Bourg, je crains pour la vie de jeunes garçons engagés au Maghreb.

Je prie pour eux, mais mes prières ne sont pas toutes exaucées, si j’en juge par le retour que me fait mon papy Marcel.

Décembre 1960, je quitte très officiellement ma Bretagne.

Je rejoins la Normandie, région voisine, pour prendre mes fonctions de curé dans une paroisse de moins de dix mille habitants.

Mon excitation est à son comble.

Mes bagages sont essentiellement formés de livres, de disques, de ma guitare, et de divers objets et photos appartenant à cette famille que j’aime tant.

Ma bonne vieille 2CV Citroën est chargée.

Cette voiture c’est la première acquisition que j’ai faite, avec le soutien financier précieux pour ne pas dire indispensable, de grand-père Marcel.

Il l’a déniché, chez un garagiste du coin. Pas de première fraîcheur, avec sa couleur bleue délavée, mais elle marche du tonnerre et est synonyme, pour moi, d’indépendance.

Devant cette « caisse » un peu pitoyable, mon père, ne manque pas de me citer les noms de plusieurs jeunes garçons du coin, qui sont au volant de la nouvelle 403, ou d’une belle petite Dauphine.

« Si seulement tu avais persévéré, tu serais aujourd’hui un brillant avocat, avec des revenus confortables et un train de vie conséquent. Toi qui aimes les belles automobiles, tu en posséderais une que tous les autres t’enivraient. Mais voilà, “Monsieur Jules” préfère être un pauvre curé de campagne, quel gâchis ! » Mon père a un mérite, celui d’être constant.

Les « Au Revoir » sont pénibles à supporter.

Je m’en acquitte avec plus d’aisance et de facilité que prévu.

Un dernier petit coup de Klaxon, pour montrer ma joie d’aller vers ma nouvelle vie et filer sur les petites routes de France.

Le froid est bien présent dans l’habitacle et le chauffage de ma 2CV est aux abonnés absents. Je stoppe ma voiture sur un bas-côté et enfile un gros pull, avant d’attraper la mort, comme dirait ma mère.

J’ai choisi pour cette halte un endroit de rêve, la baie du Mt Saint-Michel. Existe-t-il un lieu plus magique que cet endroit dans le monde, je n’en sais rien, mais celui-là est si sublime, qu’il m’émeut, quelle que soit la lumière du jour ou de la nuit ?

Les deux régions Bretagne et Normandie sont voisines, mais il me revient de parcourir pas moins de 250 kilomètres avant de rejoindre LISIEUX ce soir.

Ce trajet routier, en 2Cv, constitue une grande première. Tous les déplacements que j’ai multipliés en direction de Paris, les années passées, le furent par le train.

Direction Avranches, puis Vire avant de rattraper Falaise et enfin la capitale du Pays d’Auge dans le Calvados.

J’ai retenu une chambre, dans une petite auberge.

Mon rendez-vous avec l’Évêque d’Évreux prévu demain à 15H00 me laisse un peu de temps pour découvrir cette ville, rendue célèbre par une fille de 15 ans, entrée au Carmel de Lisieux : Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus.

Je découvre cette Basilique à l’entrée de la ville, toute blanche, si imposante et majestueuse.

Elle est malheureusement fermée. Ma visite est reportée à demain matin.

Un rapide parcours dans la rue principale me choque. Des souvenirs en tous genres à vendre autour de cette basilique, des statuettes de toutes tailles, des bougies et autres objets pour célébrer cette carmélite, auteur « d’HISTOIRE D’UNE ÂME ».

Ce commerce me paraît déplacé.

Une nuit très tranquille et un repos bien mérité. La route fut longue et encombrée, mais mon bolide s’est affranchi de tous les obstacles.

Un petit café et croissant dans un bistrot non loin de mon auberge, une marche rapide jusqu’à la basilique, pour une petite heure de découverte et de prières.

Il est temps de partir, à la rencontre de Monseigneur Jean MORIN.

Je ne sais pas trop à quoi m’attendre, mais je suis serein.

À 14 h 45, je me trouve devant l’évêché, boulevard Chambeaudoin. Un dernier coup d’œil à mes chaussures, qui sont impeccablement cirées. Je brosse avec ma main ma soutane, puis tente de donner un peu de sens à mes cheveux. Pas eu le temps d’aller chez le coiffeur, mais mon petit côté rebelle s’exprime aussi par ma coiffure.

Introduit dans une salle d’attente, je patiente quelques minutes avant qu’un jeune diacre ne me dirige vers le bureau de Monseigneur.

Une vaste pièce, des meubles austères, peu de lumière extérieure et de nombreux ouvrages, tous ou presque reliés de cuir parfaitement alignés, dans une large bibliothèque le long d’un mur.

« Je suis ravi de vous recevoir “Monsieur l’Abbé” ou préférez-vous encore pour quelques heures, Jules De PORT-CHANIN ? »

« Comme il vous plaira, Monseigneur », répondis-je.

« Alors Monsieur l’Abbé, je souhaitais ce premier entretien, car j’aime faire connaissance directement avec mes prêtres et curés de mon diocèse.

Je pense que vous le comprenez.

J’ai bien entendu en ma possession toutes les informations, qui m’ont été adressées par le séminaire de Rennes, et le retour des curés et prêtres surpris par votre personnalité, qui étonne et interpelle. »

J’écoute chaque mot et pour chacun je m’interroge, tentant de deviner ce qui se cache derrière ce préambule très équilibré entre bons et mauvais points.

« J’aimerais, Monsieur l’Abbé, que vous me parliez de vous, de votre parcours jusqu’à votre choix pour la prêtrise. Vous êtes un prêtre au parcours bien singulier.

Fils de famille aisée, des études secondaires brillantes, un examen final en droit à Paris, reçu avec mention Bien, et vous quittez tout cela. Ce confort, oserais-je dire, cette facilité, car pour vous, tout paraît atteignable sans trop d’effort, pour rejoindre la maison de Dieu. Je m’en félicite évidemment, mais j’aime comprendre les raisons de l’esprit et du cœur qui conduisent les hommes vers leur chemin de vie. »

Un petit silence s’installe et j’en conclus que c’est à mon tour de rentrer dans ce tête-à-tête.

Je ne pensais pas devoir me justifier devant l’évêque de mon diocèse, comme je le fais régulièrement avec mon père.

Je vais tenter de lui donner la moins mauvaise image de moi, pour notre première rencontre et mes débuts sous son autorité ecclésiastique.

« Monseigneur, je suis issu d’une famille de paysans, l’une des plus grandes et prospères exploitations en terre bretonne.

J’ai grandi dans une famille unie, aimante, chaleureuse et travailleuse.

Il n’y a pas de résultat sans effort, m’a répété sans cesse mon grand-père, Marcel, le socle de notre famille.

J’ai eu deux grands-oncles, morts pour la France en 1916 et 1918, chacun a été marié et a eu deux filles.

Peut-être suis-je hors sujet, Monseigneur ? »

« Non, point, Monsieur l’Abbé. Poursuivez, je vous prie. »

« Mon père Robert, qui est l’aîné, a deux sœurs : Thelma et Jasmine. Il a épousé ma mère Joséphine, et ils eurent trois enfants.

Mon frère aîné est marié avec deux garçons : Roger et André. Il poursuit l’œuvre familial, auprès de mon père à la tête de l’exploitation. L’un et l’autre la modernisent, la développent et je suis naturellement très fier de ce qu’ils accomplissent. Leurs efforts couronnés de succès engendrent de nouveaux emplois d’ouvriers agricoles, et l’installation de nouvelles familles dans notre village.

Mais une ferme c’est surtout des richesses naturelles pour toute une population, nourrir ses concitoyens, c’est le plus beau métier du monde. »

« Pourquoi ne pas vous être inscrit dans cette ligne Monsieur l’Abbé ? » m’interrompt l’Évêque.

« Je n’étais pas fait pour cette carrière, sans doute la partie élevage me dérangeait plus particulièrement. Je n’accepte pas depuis mon plus jeune âge de voir partir des petits veaux et agneaux pour l’abattoir.

La séparation entre la mère et son enfant est déchirante pour moi, et si je respecte celles et ceux qui consomment ces produits, je ne peux les imiter. Je me contente de poissons et de légumes.

Ma sœur Célestine est une jeune femme brillante, jolie, élégante. Elle a ouvert un cabinet médical avec son mari Jean-Philippe à Fougères. Un couple charmant, que j’adore et qui est toujours de bons conseils.

Elle est enceinte et je vais être une nouvelle fois un tonton comblé.

Quant à moi, Monseigneur, ma scolarité primaire a été sans intérêt, à l’exception de l’apprentissage de la langue française, et de la plongée dans l’histoire en général, qui me donnent envie de poursuivre.

Collège et lycée à Rennes où pendant mon internat je lis, dévore, devrais-je dire, chaque semaine au moins un livre, et pas seulement de grands auteurs.

Un vieux professeur d’histoire, en seconde, m’a transmis définitivement sa passion.

Non pas les dates et autres élucubrations, que certains enseignants tentent de faire apprendre par cœur, mais comprendre la science politique et les influences géopolitiques derrière les guerres ou mouvements populaires.

Notre histoire s’avère riche en enseignement, comme nous le rappelle Antoine de Saint-Exupéry : “LA VÉRITÉ DE DEMAIN SE NOURRIT DE L’ERREUR D’HIER”.

Je dois avouer, Monseigneur, qu’une autre discipline m’attirait, les sciences naturelles. L’analyse de notre corps, sa complexité, sa fantastique capacité à se reconstruire.

J’ai songé à suivre les traces de ma sœur, mais je pêchais en mathématiques. »

« Faisons une petite pause, Monsieur l’Abbé. Souhaitez-vous un café, un thé, une boisson fraîche ? »

« Un café, certes oui Monseigneur, avec grand plaisir. »

Il se lève, entrouvrit la porte de son bureau et réclame une eau gazeuse et un café double, avant de me prier de poursuivre.

« Je choisis le droit, c’était mon idée première. Venir en aide aux autres. Mais la découverte à la fin de mes études du mode de fonctionnement de cabinets, qui souhaitaient me recruter, me mit en face d’une certaine réalité.

Être avocat c’est d’abord s’assurer une image et des honoraires et pour y parvenir il faut une clientèle qui serve vos intérêts et vous rétribue. Les meilleurs avec les fortunés et les moins bons avec tous les autres.

Je n’avais pas fait ces années à la faculté de droit de Paris, la plus célèbre et brillante de France pour m’enrichir et tourner le dos aux valeurs, qui sont les miennes : la justice, la liberté, la fraternité.

Je sais bien que tout cela peut paraître présomptueux, prétentieux, décalé dans notre époque, mais je ne me sentais pas à mon aise. Puis est intervenu un événement en février 1954 avec l’appel de l’abbé Pierre.

J’étais à Paris, je me suis rendu aux halles où j’avais travaillé pour gagner ma vie durant mes études.

Je mis à contribution mes ex-patrons et je transportais avec d’autres, de la nourriture, des couvertures et autres objets de première nécessité pour aider nos concitoyens sans abris.

Je n’ai pas eu de révélation, mais je compris que je devais choisir une vie auprès des personnes qui en ont le plus besoin. J’ai poursuivi dans cette démarche active d’aide et d’entraide et presque naturellement, pris ma décision de rejoindre le séminaire. »

« Je crois savoir que vos parents n’y étaient pas favorables, mais je voudrais revenir, Monsieur l’Abbé, sur ce brusque changement de vie.

Vous n’étiez pas très pratiquant ? me dit-on. Pas très enclin à vous confesser régulièrement si j’en crois les propos du curé de votre paroisse bretonne et pas le dernier à aimer la vie et ses plaisirs alors dites-moi, qu’est-ce qui a motivé vraiment votre décision ? »

« Monseigneur, on peut être un étudiant brillant, aimant la vie et ne pas supporter de voir des femmes, des enfants, des hommes mourir de froid et de faim dans la rue.

Nous sommes à en croire nos gouvernants dans une phase économique exceptionnelle, et pourtant incapables de redistribuer une partie de cette richesse, afin que le plus grand nombre puisse en profiter.

Ce quartier de Paris, décrit à la radio par l’Abbé Pierre, je le connais très bien.

J’y ai vécu durant quatre belles années, et j’avais beau voir chaque matin, aux halles, des femmes chercher des fruits et légumes, laissés sur le trottoir par les marchands, je n’avais pas mesuré le niveau de pauvreté d’un trop grand nombre de nos concitoyens.

J’aurais pu me contenter de tourner la tête, ou de poursuivre mes études, tout en me disant que je consacrerais du temps et de l’argent demain pour leur venir en aide.

Je connais ces associations diverses, qui regroupent la petite bourgeoisie, qui fait des dons et a le sentiment de faire œuvre utile. Pourquoi pas, en effet ! mais là encore je n’y trouvais pas ma raison de vivre.

J’aurais pu faire de la politique, m’engager, et une fois élu, tenter par des lois, avec d’autres, de faire changer la donne.

Mais Monseigneur, cette classe politique, qu’a-t-elle fait depuis le début de notre siècle ! Elle a engagé notre patrie dans deux guerres mondiales, puis en Indochine, et en Algérie. Fort heureusement, la sage décision, prise par le Général de Gaulle sur l’autodétermination en septembre de l’année passée, nous permet d’espérer la paix.

Palabrer, promettre sans jamais respecter ses engagements, cette vie de politicien ne pouvait être mienne.

J’ai choisi, en toute connaissance de cause, la prêtrise. Être à l’écoute des fidèles, les rassurer, les consoler, les aider dans leur quotidien, leur permettre de surmonter leurs peines de la vie.

Guider nos jeunes adolescents vers des valeurs pures et nobles et moins mercantiles, tout en me réjouissant de vivre dans la prière, dans la réflexion et dans l’analyse. »

« Je n’entends pas beaucoup parler de Dieu dans tous ces propos, monsieur l’Abbé ! »

« Nul n’a besoin d’en parler trop, Monseigneur, il est en moi je le sais et depuis je suis en paix avec moi-même et je l’en remercie dans mes prières chaque jour. »

Je pense que sans le convaincre, j’ai réussi à clore cette série de questions, mais l’entretien ou l’examen de passage est loin d’être terminé.

« Monsieur l’Abbé, je voudrais vous parler un peu de votre paroisse, du curé que vous allez remplacer et vous donner quelques petits conseils, dont vous n’avez nul besoin, pour bien vous incorporer dans cette petite ville.

Le curé JEAN CARTES est en place à CHATEAUMER depuis près de trente ans.

L’homme est un peu fatigué physiquement, mais poursuit ses missions. Je le connais depuis une dizaine d’années et l’apprécie. Il vous paraîtra certes un peu classique, conservateur dans son comportement, mais les retours que j’ai de paroissiens de qualité et de l’actuel diacre sont excellents. Je précise tous ces éléments, Monsieur l’Abbé, non pas pour vous mettre une quelconque pression, mais vous imaginez que l’arrivée annoncée et attendue de votre personne, suscite déjà des commentaires. »

« Je suis heureux de débuter dans une paroisse à taille humaine Monseigneur. Je me réjouis de bénéficier de l’expérience et de l’acquis du curé CARTES, à ce sujet j’aurais un vœu à formuler auprès de votre excellence. Celui d’assister le curé Jean, l’observer, sans l’être trop moi-même jusqu’à la fin de ce mois de décembre. Je souhaite aussi me présenter à toutes les personnalités locales, recueillir leurs avis, leurs attentes, échanger avec l’établissement d’enseignement catholique Saint-Hubert et la Révérende Mère Amélie COUSIN de Sainte-Marie, sauf avis contraire de monseigneur. »

« Je valide votre démarche pleine de bon sens et de retenue. Le curé JEAN CARTES sera heureux de vous présenter ses plus fidèles paroissiens et en particulier trois familles d’industriels, qui dirigent les entreprises locales essentielles, à la vie de beaucoup.

Je les ai personnellement rencontrés plusieurs fois en dix années, elles sont fort bien disposées à l’égard de l’église et soutiennent financièrement de nombreuses œuvres.

Nous aurons l’occasion de reparler de tout cela, une fois votre installation réalisée. Nous ferons un petit point au téléphone.

Mais assez parlé de votre mission, quel homme se cache derrière JULES de PORT-CHANIN ?

On me dit que vous aimez le cinéma, la musique, que vous jouez de la guitare et que vous êtes très sportif. J’avoue que votre allure de jeune premier va trancher singulièrement avec le curé JEAN. »

« Je crois, Monseigneur, comme HOMÈRE, que la santé “C’est un esprit sain dans un corps sain”, gage de bon équilibre personnel. Je pratique beaucoup le vélo et j’essaie de faire de la course à pied assez souvent.

Mes petits hobbies sont effectivement le cinéma et la musique.

Se retrouver dans une salle c’est un moment de partage, autour de beaux textes magistralement interprétés. Une émotion, un rire, du bonheur, ou des larmes, ressentir des émotions.

La musique c’est plus personnel. J’aime le jazz, mais aussi des œuvres dites classiques de Mozart ou de Bach. Ma curiosité musicale, mais aussi sociale me conduit à découvrir à la radio, la musique populaire actuelle, Française ou étrangère.

J’essaie, Monseigneur, d’être en phase avec mon temps, pour mieux le comprendre, tenter de canaliser certaines attitudes, pour être entendu quand on veut raisonner.

Écouter les choix artistiques de notre jeunesse et rechercher ces attentes, son indépendance, sa révolte, sa quête de plus grande liberté.

J’ai encore une passion, Monseigneur, la lecture.

Je lis sans cesse. Avoir un livre à la main, un roman, un recueil de poésies ou philosophique, ou la Bible, constitue un besoin vital chez moi. »

« Rien d’autre à me confesser, Monsieur l’Abbé ? »

Cette dernière question, sur un ton quelque peu ironique, me trouble.

De quelle information secrète sur moi, dispose mon évêque ?

Perdu dans ma réflexion, il interrompt mon silence.

« Je me suis laissé dire que vous aimiez conduire votre 2CV, assez vite, et que l’automobile en générale et les voitures de sport représentaient un vrai plaisir pour vous. Je souhaite vous mettre en garde sur les dangers de ces véhicules, des risques d’accident, pour les autres et pour vous. Que votre conduite excessive ne puisse être synonyme de péché véniel. »

Associer la conduite rapide de ma 2CV, dans les petites routes de campagne, à une désobéissance à la loi divine, c’est un truc auquel je ne m’attendais pas !!

Monseigneur MORIN se lève, m’indiquant par ce mouvement que notre entrevue est finie.

Je m’incline respectueusement, baissant l’anneau épiscopal, le remercie du temps qu’il a bien voulu me consacrer, malgré la charge qui est la sienne avant de prendre congé.

Mes parents peuvent être fiers de moi, j’ai été courtois, attentif et pas trop obséquieux !

Je ne tiens plus en place, ma 2CV retrouvée, une écharpe chaude autour de mon cou, je lance le démarreur.

Quelques dizaines de kilomètres à parcourir, une grosse heure de patience avant la découverte de ma future ville.

Je la connais au travers des quelques informations glanées à la bibliothèque de Rennes. Moins de 10 000 âmes, située non loin de la mer, cela me rappelle déjà mon village natal. Une aciérie, une filature et une papeterie procurent à elles seules du travail pour toute la ville et bien au-delà.

J’espère y trouver du dynamisme, de la jeunesse, des bonnes volontés pour entreprendre des actions concrètes.

Le froid est intense, la pluie tombe sur mon petit pare-brise et mes frêles essuie-glaces ont bien du mal à me laisser entrevoir distinctement la route qui défile devant moi.

À presque deux kilomètres de mon but, je découvre en contre bas de la route, un petit cours d’eau, une campagne tout autour, puis je distingue la ville. En y pénétrant, je perçois qu’elle est structurée autour de trois ou quatre rues principales, avec en son cœur « mon église Sainte-Catherine ».

Je suis dans la rue Victor Hugo, mais impossible de me stationner. C’est la fin du marché, j’ai l’impression de me retrouver aux Halles, en beaucoup plus petit et moins bruyant, mais l’ambiance de ces étales me renvoie à un passé heureux.

Un petit détour, le long du cours d’eau, je gare mon véhicule derrière cette église, qui va devenir mon lieu de vie.

Dix-huit heures sonne au carillon de la maison de Dieu. Je suis dans les temps.

Les guirlandes lumineuses multicolores sont tendues de part et d’autre des façades, un immense Sapin de Noël avec guirlandes éclairées et boules de couleurs, trône sur la place centrale.

La ville respire déjà les fêtes de fin d’année.

Je m’y sens bien.

De l’animation, mais pas trop, un esprit bon enfant et paysan semblable au mien.

Demi-tour sur mes talons, et j’entre dans « mon lieu saint ».

Un édifice du 12e siècle au curieux mélange, qui mêle roman et renaissance. Les vitraux ne sont pas en très bon état et de manière générale l’église me paraît un peu délaissée.

La poussière est très présente, la lumière assez inexistante, à l’exception de celle du Cœur, bien que faible en ce soir d’hiver, elle m’enchante.

Je m’agenouille, et remercie Dieu du cadeau qu’il me fait.

Être son disciple dans ce petit coin de Normandie.

J’ai beau être dans un instant de prière, je distingue assez clairement autour de moi quelques mouvements.

Des femmes me regardent.

Un Abbé en soutane dans une église cela n’a rien d’étonnant, mais quand on en attend un nouveau curé, celui qui rentre est scruté.

Je me dois d’écourter ce moment privilégié avec Dieu, pour revenir sur terre.

Je me relève, me signe, m’agenouille dans la nef, puis me dirige vers l’Abside et le Chevet.

Tout en avançant, par les collatéraux, je distingue que ces femmes, marchent au même rythme et dans une direction identique à la mienne.

Je sors par une petite porte dérobée de Sainte-Catherine et accède directement au presbytère.

Face à la maison de Monsieur le « Curé », je sonne, attendant que l’on m’invite à entrer.

J’étais en principe attendu seul, mais pour le moment je forme avec ces « dames » un petit groupe de 6 personnes, pas une manifestation, mais un début d’association.

Je souris.

Le curé Jean, amusé de ce qu’il voit, s’adresse à ces paroissiennes.

« Mesdames, chères amies, c’est bien lui, mais laissez-lui le temps de me rencontrer, que nous fassions connaissance. Il sera bientôt tout à vous et certainement pour des années.

N’oubliez pas mesdames : “AU BOUT DE LA PATIENCE, IL Y A LE CIEL”. »

Je me retourne, sourit à ces chères vieilles dames, que je sens un peu désappointées de ne pouvoir se joindre à nous.

En pénétrant dans le couloir, je distingue deux femmes d’un certain âge au fond de la pièce de réception.

« Monsieur l’abbé JULES je veux vous présenter madame HAMEL, qui s’occupe de l’entretien, du ménage, du linge et madame EUDES qui après les courses se met aux fourneaux et nous régale.

Mais il est 18 heures passé et je dois célébrer la messe du soir, je vous en prie, cher “Frère”, reposez-vous, je n’en ai pas pour longtemps. Le jeudi soir, l’assistance est peu nombreuse et tout le monde a hâte de rentrer au chaud chez soi. »

Je suis partagé entre l’envie de le suivre discrètement pour assister à sa messe dans mon diocèse, ou rester dans cette pièce remplie de meubles de style normand, à la bonne odeur de cire.

La fatigue l’emporte sur tout le reste. Je m’écroule dans un fauteuil, au coin de la petite cheminée, avec un bon bol de soupe chaude, offert avec un large sourire par Madame EUDES.

J’avais échappé aux questions des « dames de Sainte-Catherine », je ne pourrais pas me défiler à celles du presbytère.

« Vous avez fait bonne route, Monsieur l’Abbé ? Notre bon curé JEAN était un peu inquiet, car cela vous fait beaucoup de kilomètres pour venir de Bretagne et les routes sont dangereuses et verglacées. »

Je les remercie de leur sollicitude avant d’énumérer mes deux jours de voyage avec mon étape chez les Lexoviens, puis mon second arrêt chez les Ébroïciens.

À peine une trentaine de minutes s’est écoulée et réapparaît le curé JEAN, bien pressé de se mettre à table.

« Madame EUDES, j’ai une faim de loup et je suis certain que l’abbé JULES est harassé de fatigue et impatient de s’installer. » C’est un peu tôt pour moi, mais je vais suivre le mouvement.

Un petit signe de tête et nous passons à la cuisine près du poêle. Une douce ambiance quasi familiale parfume cette pièce. « Qui y a-t-il de bon ce soir ? »

« Une soupe, du fromage et je vous ai fait votre dessert favori, Mr le Curé, un flan ! Cela vous ira aussi à vous, M. l’Abbé ? »

Je réponds promptement par l’affirmatif et remercie celle qui devient ma gouvernante.

« Alors monsieur l’abbé, cette route, ce parcours, cette rencontre avec monseigneur MORIN ? »

Ouah !! Que de questions ! Je fis simple et concis.

« Deux petits jours de route, une nuit à Lisieux et une visite à la basilique, puis Évreux et un long entretien, où peut-être devrais-je dire, examen de passage, par monseigneur MORIN ; a priori non recalé et me voilà. »

« Ce n’est pas moi qui vais vous questionner Monsieur l’Abbé, mais j’ai toutefois deux ou trois points à trancher avec vous si vous le permettez. »

Je l’invite à m’interroger.

« Auprès de Monseigneur MORIN, j’ai formé le vœu de rester encore un peu en place. Sans vous gêner, vous assister dans certaines cérémonies, comme la messe de minuit.

C’est votre charge, il vous revient d’officier, mais je vous avoue que tourner une page de trente ans me demande un gros effort.

La seconde est un peu plus personnelle et vous n’y répondez que si vous le souhaitez.

Comment entendez-vous exercer votre sacerdoce ? Votre jeunesse, votre dynamisme, votre large ouverture d’esprit, sans inquiéter notre autorité supérieure, semble la déstabiliser.

Enfin une question pratique, me permettez-vous de séjourner encore quelques jours dans ce presbytère avant de rejoindre le centre de catéchisme, tout en béton, rue des Peupliers à 500 mètres d’ici face au cinéma ?

Je comprendrai que vous souhaitiez occuper pleinement la Cure, dès maintenant. »

Je déguste ma soupe, mon fromage et le bon pain de campagne qui va avec, le tout arrosé par un bon verre de vin. Je sens chez cet homme tout son attachement à ces lieux.

Au-delà de sa fonction perdue, il angoisse devant l’inconnu d’une autre vie s’ouvrant à lui.

Partir à la retraite, c’est disposer de plus de temps pour soi avec une inquiétude, comment s’occuper et quand on est remplacé à une fonction auprès du grand public, s’ajoute la comparaison que ne manqueront pas de faire certains fidèles.

« J’inquiète donc par ma modernité Monsieur le Curé !

C’est sans doute exact et vous allez voir jusqu’où va mon audace.

Je vous propose de nous appeler par nos prénoms : JEAN et JULES.

Monseigneur MORIN m’a fait part de votre souhait de rester encore quelque temps et ma réponse fut la suivante.

Je souhaite demeurer votre Abbé jusqu’à la fin de cette année 1960.

En janvier, nous déciderons ensemble de la date du passage de témoin.

Mais au-delà, de ce qui a pu être convenu avec Monseigneur MORIN, JEAN, vous êtes ici chez vous, tout le temps que vous le déciderez.

Dans les jours qui viennent, je veux partir à la découverte de cette commune, de ses habitants.

De manière plus pratique, je vous laisse la cure.

Tant que vous séjournerez à CHATEAUMER, ce lieu sera le vôtre. Il vous correspond davantage qu’à moi. Cette nouvelle maison du catéchisme, telle que vous me la décrivez, semble davantage concorder avec ma personnalité.

Son relatif éloignement me convient. Je pourrais ainsi déambuler dans nos rues, découvrir boutiques et estaminets, saluer et converser avec nos habitants, recueillir avis et suggestions de nos paroissiens, en d’autres termes me mêler à eux pour mieux les découvrir puis les servir. »

Je le sens soulagé, apaisé, il reste auprès de son église, dans son presbytère, avec ses deux dames, qui prennent soin de lui et qu’il prie de nous rejoindre, pour les informer des dernières dispositions.

« Il va de soi que vous prendrez vos repas ici avec moi, monsieur l’abbé, et que Madame HAMEL s’occupera, de votre bien être à la maison du catéchisme. »

Un petit arrangement qui convient à nos deux braves femmes et qui ressemble à un sens de faute pour mon premier acte dans ma paroisse.

« JEAN, cette maison du catéchisme, elle est récente ? C’est un local qui est destiné à quelques services ou missions ? »

« Monsieur l’Abbé… »

« Non JULES ! S’il vous plaît. »

« Oui, excusez-moi… manque d’habitude… mais je vais m’y faire.

Vous allez découvrir un vaste bâtiment avec un accueil, un large bureau pour préparer vos missions, sermons homélies et à l’étage votre appartement donnant sur la campagne, encore présente aux portes de la ville. Derrière cette étendue verte, il y a une grande filature, qui emploie plus de 800 personnes. C’est un lieu industriel, très animé, un peu bruyant, me dit-on, mais je ne m’y suis jamais rendu.

Attenant à votre appartement, diverses salles de réunion, et à l’étage une belle salle de réception avec une grande scène complètent le bâtiment. »

« Monsieur le Curé, interrompit Madame HAMEL, il y a une cour intérieure devant la maison du catéchisme, et derrière un coin de pelouse et un garage pour une voiture. »

Plus on me décrit mon futur lieu de prière et de repos, plus je me félicite d’avoir laissé ce presbytère, bien austère et vieillot au bon curé JEAN, avec lequel je prends rendez-vous a pour la première messe demain.

« Huit heures, on peut prendre ensemble notre petit déjeuner à la cure à 7 h et préparer la cérémonie qui suivra ! »

Madame HAMEL m’accompagne jusqu’à la rue des Peupliers.

Un passage par la rue Général LECLERC, jalonnée par de bien belles façades, pour de jolis petits hôtels particuliers, un virage à droite, et je découvre un bâtiment flambant neuf. Une cour fermée devant le bâtiment, afin que les enfants puissent jouer en toute sécurité. Comme indiqué, une grande salle de cinéma dénommée « le Royal » fait face. Je vais prendre du plaisir à m’y rendre.

Suivant les indications très formelles de Madame HAMEL, je rentre ma 2CV dans la cour intérieure face au garage.

Poussant la porte de mon habitation, tout me convient immédiatement. La taille des pièces, la hauteur des fenêtres qui va m’assurer une lumière incroyable durant les beaux jours, la modernité des matériaux utilisés dans la cuisine, la salle de bains et autres pièces de vie pratique.

« Cela vous convient-il, Monsieur l’Abbé ? C’est un peu moderne et un peu froid côté mobilier, mais je reviendrais demain, vous m’direz c’qui vous manque et m’en occuperais vite. Soyez pas inquiet, pas parce que vous êtes loin du presbytère qu’on va vous oublier ! J’y ai mis des serviettes, votre lit est fait, et en cuisine Madame EUDES l’a rempli avec pain, beurre, crème fraîche, et quelques produits de la ferme de chez les “TERRIERS” vous les verrez un jour, sont charmants ces gens et ils ont que de bons produits. »

J’ai hâte de me retrouver seul, chez moi.

Poser mes affaires, aligner mes livres, brancher mon tourne-disque : Teppaz, afin d’écouter un ou deux morceaux avant que de clore cette bien longue journée.

Mais avant, par curiosité, vilain péché, je ne résiste pas au besoin de découvrir tout le bâtiment.

Un crochet par mon bureau, où une large table métallique avec de grands tiroirs trône face à la fenêtre, des étagères qui n’attendent que de recevoir tous mes livres et sur le mur, face à l’entrée, une simple croix en bois.

Je vide mes valises, accroche mes rares vêtements, me rends dans ma salle de bains en carreaux blancs et noirs, façon métro parisien, puis m’agenouillant au pied de mon lit, je prie Dieu, en lui demandant comme chaque soir de veiller sur ma famille, mes proches et mes nouveaux paroissiens.

Tombant de fatigue, je me glisse sous la couette qui sent bon la lavande, comme les draps, parfaitement repassés par Madame HAMEL.

J’écoute ce soir, non pas un morceau de jazz, mais un « tube » de Johnny Halliday : « Souvenirs, souvenirs ».

Aucune nostalgie, simplement fermer les yeux avec deux minutes et dix secondes de musique rythmée, entraînante, totalement insouciante.

Fort heureusement ni le curé CARTES, ni Monseigneur MORIN, ne sont en capacité d’entendre mon choix musical de ce soir.

Ils ne comprendraient pas et redouteraient le pire pour le diocèse. J’éprouve juste le besoin de liberté, que m’offre la musique, au même titre que le cinéma.

M’évader, prendre du recul.

Six heures, mon réveil de poche « Lip- Croix du Sud » sonne bien fort, me poussant, hors de mon lit douillet.

J’ouvre les yeux sur mon nouvel univers.

Je sors une aube parfaitement repassée, ainsi qu’une soutane, et une paire de souliers cirés, je tiens à faire la meilleure impression, pour mon premier jour.

Dans mon bureau je prie, avant de me rendre promptement, en direction de l’église Sainte-Catherine. La pluie m’accompagne.

Ponctuel à 6 h 55, deux petits coups secs, sur la lourde porte du presbytère avant que madame HAMEL n’ouvre, avec un doux sourire.

Je suis attendu.

J’ai faim.

Une merveilleuse odeur de café et pain chaud me fait chavirer.

Ce sont ces petits moments de la vie, que l’on oublie trop souvent alors qu’ils ne sont que du bonheur.

« Avez-vous bien dormi, Monsieur l’Abbé ? » s’enquit le curé Jean.

« Comme un adolescent qui s’est beaucoup dépensé physiquement, le tout dans un silence total à l’exception de la pluie battante qui frappait sur mes volets. Mais je me sens très bien dans cette maison paroissiale, et suis sincèrement heureux que vous acceptiez que j’y séjourne en lieu et place de la Cure. »

Je suis profondément sincère, mais s’il se dit que je suis son obligé, je l’accepte bien volontiers.

Durant cet échange bien matinal, Madame EUDES m’a versé un grand bol de café bien chaud et une larme de lait.

Une large tartine de pain de campagne, qui sort du boulanger de l’autre côté de la rue Victor Hugo, avec beurre de Normandie et confitures faites maison.

Vingt minutes de péché de gourmandise.

« Vous serez avec nous Mr L’Abbé ce midi ? »m’interroge Madame Eudes.

Je ne sais quoi répondre, j’ai tellement à faire. L’envie de partir à la rencontre de cette ville, rue après rue, façade après façade, de m’arrêter devant chaque boutique, d’observer. Je dois également rejoindre la maison du catéchisme afin de prendre rendez-vous avec les personnalités de la ville.

J’hésite, ce qui m’est fatal.

« Il n’y a aucune obligation, Mr l’Abbé, mais j’aime bien savoir pour ne pas être prise au dépourvu ! »

C’est dit et le ton employé montre bien que le patron de la cure, c’est Elle !

Je me confonds en excuses, sous le regard amusé de JEAN et de Madame Hamel, je plie et lui confirme ma présence.

Le petit déjeuner totalement englouti, j’accompagne le curé Jean, dans la sacristie, qui sent bon la cire et la lavande.

Les photos de notre Évêque et de notre Pape JEAN XXIII sont placées bien en évidence sur le meuble bas, juste en dessous du tabernacle.

Les aubes, écharpes de couleur et soutanes sont soit placées à plat dans de grands tiroirs, soit accrochés sur un large porte-manteau, lui aussi en bois.

Le curé Jean et moi-même nous inclinons devant le Crucifix, puis couverts comme il se doit, nous entrons dans le cœur de notre église Sainte-Catherine.

7 h 50, avec quelques minutes d’avance, quelques femmes sont déjà assises dans les premiers rangs de la nef.