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Cinquante ans est un âge symbolique pour une femme. C’est alors que Lucie se confronte à sa vie un matin. Le bilan est désespérant dans tous les domaines. Dans un sursaut de conscience, elle décide de modifier la courbe inéluctable de son destin même si pour cela elle doit prendre un peu de distance. Toutefois, peut-elle tirer un trait sur les errances du passé et se reconstruire un avenir ? Ses enfants, touchés par sa disparition, se lancent à sa recherche et découvrent peu à peu la vraie personnalité de leur mère et son histoire. Cette histoire pourrait bien influencer leurs propres vies.
A PROPOS DE L'AUTEURE
Josiane Bellaud voue une passion à l’écriture. Sillonnant le monde, elle passe des carnets de voyage aux nouvelles puis aux romans. Aujourd’hui, elle s’autorise à partager et à franchir le pas de l’édition.
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Josiane Bellaud
La fuite
Roman
© Lys Bleu Éditions – Josiane Bellaud
ISBN : 979-10-377-5541-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’aube lançait ses premières lueurs, une lumière orangée traversait les persiennes, annonçant une belle journée de printemps.
Lucie s’étira et remonta le drap sur son visage, comme pour s’enfoncer encore un peu dans les brumes du sommeil sur le nuage cotonneux d’un rêve qui s’est déjà éloigné et dont il ne reste plus qu’une vague sensation.
Pourtant, la sonnerie stridente du réveil à laquelle elle ne s’est jamais habituée mais qu’elle programme chaque soir avec application, lui siffle qu’elle doit bondir hors du lit, sauter dans la douche, avaler à la hâte un café bien corsé avant de commencer une journée de travail semblable à celle d’hier, à celle d’avant-hier et encore d’avant avant-hier.
Si encore, un signe, juste un petit signe du destin pouvait laisser augurer que demain serait différent… Mais rien dans cette succession de jours aussi ternes les uns que les autres ne laisse à penser que sa vie va prendre une autre dimension.
Qu’a-t-elle fait au cours de ces années pour que cela change ?
Rien, elle s’est laissé porter par les événements depuis si longtemps. Plus rien ne la fait réagir, elle est devenue le fantôme de ce qu’elle était autrefois.
Cette idée qui s’impose à elle soudain lui fait peur.
Qu’est-ce qui fait qu’un jour on prend conscience de la vacuité de sa vie ? Y a-t-il un déclencheur ?
Est-on simplement spectateur de cet état de fait ? Y a-t-il un âge pour les renoncements se demande-t-elle ?
L’heure tourne et Lucie tente de réagir. Pourquoi remuer ces pensées qui l’attristent, sans pour autant trouver la voie pour sortir du labyrinthe de cette mélancolie qu’elle a cultivée pendant si longtemps.
À quoi sert ce genre de philosophie matinale, le résultat c’est qu’elle va être en retard et se trouver face au visage rougeaud et au regard furieux de son patron.
Rien que d’évoquer ce personnage graveleux et vulgaire, le dégoût lui monte à la gorge. Elle revoit son bureau où tout est gris, sale et triste, elle s’enfonce un peu plus sous le drap.
Dormir pendant des jours et des nuits pour oublier tout ce que sa vie a d’affligeant et de monotone, se fondre dans un non-être rassurant, tel est son désir, là, maintenant.
La clarté du jour se fait de plus en plus insistante, et elle se fait violence pour repousser le drap et mettre enfin un pied sur la moquette usée de sa chambre.
Elle éprouve un drôle de sentiment, comme s’il y avait malgré tout quelque chose de différent aujourd’hui. Elle ne saurait dire quoi, juste une vague sensation, un parfum dans l’air, c’est peut-être un effet du printemps. À cette idée, elle se surprend à sourire.
Pourtant, autour d’elle, le décor demeure toujours aussi triste et vieillot, l’aménagement de sa chambre n’a pas été modifié depuis au moins quinze ans. Le papier est usé et démodé et les rideaux complètement délavés. Les meubles en chêne massif, témoins de toutes ces années difficiles, ne sont plus vraiment au goût du jour.
Le tailleur qu’elle a préparé la veille l’attend, suspendu sur un cintre à la porte de son armoire. Cependant rien que l’idée de devoir s’en vêtir et d’endosser la personnalité sérieuse et désuète qu’il lui confère, la révulse.
Répondant à une pulsion soudaine, elle décide d’enfiler un jean. Ça fait si longtemps qu’elle n’en a pas porté. Il doit bien en rester un dans ses placards.
Elle ouvre un à un les tiroirs de sa commode sans aucun résultat. Il devrait être là… ou peut-être au fond de la penderie…
Depuis combien de temps n’a-t-elle pas mis de jean ? Un an, cinq ans, dix ans peut-être…
Elle vide les tiroirs, l’armoire ; bientôt, tous ses vêtements jonchent le sol.
Elle se souvient de son premier jean. C’était il y a bien longtemps, des années, des lustres ! Elle avait dû batailler dur pour que sa mère le lui achète.
Elle se souvenait encore, quand la vendeuse avait sorti de la pile la taille qui lui convenait, comment sa mère avait palpé le tissu et, surprise, avait reconnu « c’est laid, mais ça à l’air solide ».
Elle s’était sentie honteuse devant la jeune femme souriante et complice, et elle avait remercié tout bas Lewis Strauss d’avoir allié la qualité au concept.
Perdue dans ses souvenirs, elle continue à vider le placard.
Où était donc ce pantalon ? Il fallait qu’elle le retrouve…
Ce simple détail avait pris une telle importance qu’elle imagina un instant que sa vie pourrait en être changée.
Elle se dit qu’il ne servait à rien de s’énerver ainsi et, respirant profondément, elle essaya d’appliquer son esprit méthodique à ce désir furieux et complètement irraisonné « je dois le retrouver ».
Quand l’avait-elle mis pour la dernière fois ? Était-ce le week-end pendant lequel Marine, son amie d’enfance, l’avait invitée pour lui montrer sa nouvelle maison à la campagne ? Ou bien quand elle avait aidé sa fille à déménager ?
Ses souvenirs ne sont plus très précis. Alors quand l’a-t-elle vu pour la dernière fois ?
Elle cherche dans sa mémoire un souvenir de lessive, de fer à repasser peut-être… Mais rien ne vient.
Alors pourquoi a-t-elle l’impression désespérante qu’il lui faut trouver ce jean ?
Découragée, elle soupire et s’affale par terre au milieu de tous les vêtements répandus sur la moquette.
Toute cette activité matinale l’a épuisée, que lui arrive-t-il donc ? Pourquoi cette angoisse au fond de sa gorge, ce nœud au creux de l’estomac ?
Elle se lève et essaie de réagir.
Elle va mettre le tailleur gris souris qu’elle a préparé et elle va se rendre au travail, s’asseoir devant son bureau et comme d’habitude passer sa journée devant son ordinateur à faire des feuilles de dépenses et de recettes, des bons de commande et autres documents comptables…
C’est la fin du mois, elle doit solder tous les comptes et payer toutes les factures. C’est un travail ennuyeux mais important, car les employés attendent toujours leur salaire avec impatience.
Pourtant ce travail ne la satisfait pas, elle hait cet endroit et tous ces gens qui ressemblent à des ombres, arrivent silencieusement au travail le matin et passent leur journée sans parler à leur voisin, accomplissant machinalement les tâches quotidiennes qui leur sont confiées.
Elle décide de renoncer au tailleur, elle le déteste soudain, comme elle déteste aussi tous les autres vêtements, les hauts qu’on peut combiner avec plusieurs bas et les bas qui se marient avec plusieurs hauts.
Cela pourrait s’appeler « comment mettre les mêmes vêtements chaque jour en donnant l’impression d’en changer ».
Elle a envie d’autre chose. Au diable les économies, elle souhaite un peu plus de fantaisie.
Pourquoi chaque jour devrait-elle s’habiller de façon classique afin de passer inaperçue, se demande-t-elle, alors que personne ne la voit.
Elle a l’impression d’être transparente, de faire partie du mobilier.
Que se passerait-il ce matin si elle arrivait vêtue d’un jean et d’un chemisier haut en couleur ?
Quelqu’un le remarquerait-il ?
Perdue dans ses pensées, elle a laissé filer le temps, ce temps si précieux qui pourtant, parfois lui paraît s’étirer à l’infini.
Ce temps qu’elle occupe chaque jour avec les mêmes gestes, les mêmes paroles et qu’elle partage entre le travail, la maison, la télé…
Ce temps qui tourne en rond, telles les aiguilles usées de la vieille horloge en bois du salon.
Elle a maintenant plus d’une heure de retard, elle doit réagir.
Alors pourquoi est-elle toujours là, apathique, assise sur le bord du lit, les yeux dans le vague, incapable de fixer son attention, perdue dans un monde de nostalgie.
Elle voudrait juste ressentir quelque chose qui lui prouve qu’elle est toujours vivante. Mais l’est-elle vraiment ?
Que sont devenus ses rêves d’enfant et d’adolescente ? Qu’a-t-elle fait de sa vie ?
Elle a ouvert une porte et libéré une multitude de questions qui l’assaillent. Elle voudrait les repousser. Mais c’est impossible.
L’idée obsédante qu’elle n’a pas vécu, qu’elle n’a fait qu’occuper le temps lui donne soudain la nausée.
Les heures passent mais elle reste là sans bouger, sans même oser penser, car elle craint de ne plus pouvoir s’arrêter, d’être obligée d’aller jusqu’au bout d’elle-même et elle ne souhaite pas affronter ce qui pourrait resurgir du passé.
Est-ce que toutes les femmes de 50 ans ressentent ce même sentiment, est-ce que cette génération de femmes que les années soixante ont « libérées », ont toutes vécu entre émancipation et solitude ?
Lucie se lève et décide de s’accorder une journée de congé, juste une journée pour elle.
Elle culpabilise un peu en imaginant la somme de travail qui va s’accumuler sur son bureau, mais elle a la sensation qu’il lui faut cette journée.
Elle appelle donc sa société afin de les prévenir qu’elle ne viendra pas aujourd’hui.
Elle prétend avoir attrapé une grippe, son interlocuteur ne paraissant pas trouver cela insolite, elle se sent elle-même réconfortée par un mensonge qui, finalement, semble crédible.
Quelqu’un s’apercevra-t-il de son absence ? Ce n’est pas sûr.
Elle réfléchit à ce qu’elle a envie de faire de sa journée.
Elle va marcher dans les rues de Paris, le nez au vent et improviser selon ses impulsions du moment.
Et soudain, elle décide, plutôt que de ranger ses effets à leur place habituelle et pour en finir avec ce désordre de vêtements amoncelés les uns sur les autres, qu’elle va trier ce qu’elle ne veut plus porter désormais.
Elle sort un rouleau plastifié de sacs-poubelle noirs et les remplit l’un après l’autre en se disant qu’elle va se débarrasser de tout ce qui a plus de cinq ans et qu’elle s’est mise à détester.
Lucie aime avoir des critères, c’est ainsi que depuis des années, elle gère sa vie. Mais au quatrième sac, elle commence à se demander s’il va lui rester une seule tenue.
Cette journée va lui coûter très cher, mais peu importe, car sa vie entière ce matin ne lui paraît pas valoir grand-chose.
Pour être sûre de ne pas revenir en arrière, elle descend les sacs dans la rue avant le passage des services de voirie qui ne devraient guère tarder, ainsi ce sera un geste définitif, un symbole.
La matinée est déjà bien avancée, mais il lui semble qu’elle doit prendre le temps de faire les choses.
Elle se fait un café bien corsé sans sucre comme elle l’aime et le sirote lentement.
Elle regarde autour d’elle et se rend compte que ce salon est déprimant. Il n’est adapté ni à ses besoins ni à ses envies.
Certes, elle a élevé dans ces murs ses deux enfants et y a vécu de bons moments, mais le temps a passé et aujourd’hui l’appartement de banlieue est devenu trop silencieux et trop froid.
Il lui faudra trouver quelque chose de plus petit et de plus près de Paris. Les chambres des enfants ne servent plus depuis des années, elles sont donc inutiles. Son regard est devenu sans pitié, rien n’y résiste.
Elle aimerait se débarrasser des meubles comme elle l’a fait avec les vêtements, mais il n’y a pas de sac assez grand.
Elle n’a pas envie de changer le décor, mais de changer de décor.
Elle se souvient de l’époque où, avec son époux, ils avaient acheté cet appartement comme un compromis entre ville et campagne, Paris tout près par le RER et quelques arbres dans un square en bas pour rappeler ce qu’est la chlorophylle.
Avec les années, la pollution a eu raison des arbres qui sont devenus rachitiques et le square est envahi régulièrement par des bandes de jeunes gens bruyants et sales.
Pour ce qui est d’être près de Paris, quand le soir elle rentre du travail, de banlieue à banlieue, elle n’a ni l’envie ni le courage de profiter de la grande ville, elle aspire au calme plutôt qu’à la foule et au bruit.
La sonnerie du téléphone la fait sursauter. Inquiète, elle se précipite.
— Maman, que se passe-t-il ? Au travail, ils m’ont dit que tu étais malade ! J’espère que ça n’est pas trop grave et que tu n’as pas oublié que ce soir, tu dois garder Lucas.
C’est son fils, Marc, et ses remises en question matinales sont bien éloignées des projets de baby-sitting pour la soirée.
Mais malgré tout l’amour qu’elle porte à ce bébé rond et joufflu qu’est son petit-fils, aujourd’hui c’est sa journée et elle est prête à être la plus indigne des grands-mères.
— Je suis désolée, mais j’ai vraiment la grippe, tu ne voudrais pas que le bébé soit malade n’est-ce pas ?
Marc ne peut évidemment rien répondre à cela, mais elle sent dans sa voix une critique non exprimée.
En raccrochant, elle ne peut s’empêcher de penser avec un sourire narquois qu’il n’a ni compati ni ne s’est inquiété.
Même pour ses enfants, elle n’existe pas en tant qu’individu, elle est la mère et la grand-mère, et ils se manifestent surtout quand ils ont besoin d’aide.
Mais n’a-t-elle pas créé elle-même une barrière entre elle et eux ?
Depuis combien d’années n’a-t-elle pas pris le temps de leur parler, de savoir s’ils étaient heureux ?
Sa fille par exemple, sa petite Cathie, pourquoi a-t-elle jeté par-dessus bord tous ses diplômes scientifiques pour se lancer dans une carrière musicale ?
D’où tenait-elle cette attirance et ce talent pour la musique ? Pourquoi n’a-t-elle, elle sa mère, jamais rien détecté ?
Pourtant, à chacun de ses anniversaires et à chaque Noël, elle demandait toujours en cadeaux des disques et des leçons de piano.
Elle n’avait pris en compte que son désir à elle que sa fille fasse des études sérieuses et avait simplement reproduit l’attitude de son propre père.
Et Marc ? Si sûr de ses valeurs, un travail sérieux, une maison, une femme et déjà un enfant, se demande-t-il parfois s’il a fait les bons choix ?
Il lui semble qu’il travaille beaucoup et qu’il s’inquiète trop de l’avenir, pourtant l’informatique reste toujours un secteur très porteur.
Elle a définitivement perdu la notion du temps.
Son estomac lui rappelle qu’il est déjà tard et elle appelle le numéro scotché sur le frigo afin de commander une pizza.
Elle chiffonne la page d’agenda sur laquelle elle a commencé à écrire la liste de ce qu’elle voulait faire, car soudain elle se sent stupide.
Une fois passée la barrière fatidique des 50 ans il est un peu tard pour toutes ces bêtises.
Une femme de son âge peut-elle commencer à vivre ?
Son fils trouverait sûrement cette idée indécente…
Un sourire se dessine sur ses lèvres à cette évocation.
Si elle résume la situation, elle a décidé de ne pas aller au travail, de jeter tous ses vêtements, de changer d’appartement, d’être plus proche de ses enfants et de ne pas se limiter au rôle de grand-mère.
Mais elle n’a pas d’autre travail, pas de vêtements de rechange et son fils lui en veut de sa soirée ratée, c’est un bien mauvais début.
Peut-elle vraiment réussir à modifier d’un coup, des années d’habitudes et vivre autrement ?
Peut-on interrompre le cours d’une vie si bien réglée où toute surprise et tout sentiment gênant ont été extirpés ?
Trop de souffrances, de frustrations, de déceptions l’ont conduite à se protéger, son travail est peu intéressant, mais elle gagne sa vie, elle a renoncé à l’amour et aux hommes et a ainsi gagné une grande sérénité, elle a élevé ses enfants seule et a le sentiment du devoir accompli, mais est-ce uniquement cela la vie ?
Elle se lève le matin, se rend au travail, rentre le soir fatiguée et passe les week-ends à faire le ménage, la lessive et le repassage.
Parfois, elle invite ses enfants, mais ils sont très occupés et elle ne veut pas s’imposer, alors la vie passe tout simplement, une vie de femme ordinaire comme celle de milliers d’autres.
Cependant, aujourd’hui, elle sait intuitivement que quelque chose s’est brisé, même si ce n’est encore qu’un sentiment fugace. Elle décide de réagir, de tourner une page et de voir ce qui se profilera.
Tout en mangeant sa pizza, elle se demande comment on fait pour changer de vie, y a-t-il une recette, un mémo à suivre, une liste comme elle sait si bien les faire…
Dehors c’est le printemps, l’éveil de la nature, la vie tout simplement qui reprend son cycle annuel.
Elle se sent attirée par le soleil, par le ciel bleu, par l’air qui paraît transparent.
Elle décide alors de sortir et d’aller à Paris et peut-être de s’acheter un jean, ce serait un début, un symbole.
Elle enfile une jupe rescapée du grand chambardement et choisit un chemisier blanc et un blouson en cuir noir qu’elle n’a pas porté depuis des années, mais qu’elle aimait beaucoup autrefois.
Se préparant à sortir, elle s’arrête un instant devant sa glace et scrutant son visage, elle se dit qu’il y a longtemps qu’elle ne s’est pas regardée ainsi.
Ses cheveux commencent à blanchir, mais ils sont blonds donc cela ne se voit pas trop. Par contre, le chignon qui les retient fait vieillot. Ses yeux eux n’ont pas changé, ils sont toujours aussi bleus, mais de petites ridules commencent à modifier son regard.
Sa taille est toujours fine, elle a gardé sa silhouette d’antan, mais a cessé de la mettre en valeur.
La femme dans le miroir n’est pas vraiment laide, juste démodée, elle semble appartenir à une autre époque. C’est désormais cela son image.
D’ailleurs, elle sait à peine comment s’habillent les gens aujourd’hui.
Chaque jour, dans le bus plein à craquer qui l’emmène de chez elle à la station la plus proche de son bureau, elle a l’impression que les gens lui ressemblent. C’est tout.
Elle se dirige vers le RER et, surprise elle-même, achète une carte orange mensuelle plutôt qu’un billet aller-retour.
Une impression de liberté l’envahit, elle vient de faire quelque chose d’inhabituel, quelque chose qu’elle a décidé, et cela donne du sens à sa journée.
Elle regrette de ne pas avoir une amie à qui parler, à qui se confier. Il lui semble que ce serait plus facile.
Mais elle a fait le vide autour d’elle ; elle a découragé collègues et voisines par son manque de chaleur et sa trop grande réserve. Pourtant elle n’a pas toujours été ainsi.
Elle se souvient avec nostalgie de ses amies d’autrefois, le trio d’inséparables : Anne, Marine et elle, Lucie.
Cet autrefois où tout paraissait possible, les rêves, les projets les plus insensés. Elles se connaissaient depuis l’enfance, chacune partageait ses secrets avec les deux autres.
Elle était la plus sérieuse des trois, sa famille lui répétant chaque jour qu’étudier était une grande chance qu’elle devait saisir, car son père qui était ouvrier mécanicien avait bien du mal à boucler les fins de mois.
Elle savait les privations que s’imposaient ses parents pour qu’elle puisse faire des études.
Elle avait donc vis-à-vis d’eux un devoir de réussite.
Marine venait d’une famille plus bourgeoise, enfant gâtée et à qui tout réussissait dans la vie, elle était si jolie avec ses longs cheveux blonds et ses yeux noisette que personne ne pouvait lui refuser quoi que ça soit, c’était une romantique, elle ne rêvait que du prince charmant.
Anne était la rebelle, brune, coiffée à la garçonne et mesurant près d’un mètre quatre-vingts. Sa mère, veuve très jeune, avait trouvé paix et réconfort dans l’Église Évangéliste et voulait inculquer à sa fille des principes moraux que les barricades de mai 1968 avaient passés à la trappe depuis quelques années déjà.
Anne voulait une vie riche d’aventures, elle rêvait de sillonner le monde, de rencontrer les hommes les plus beaux, les plus riches. Et de les séduire bien sûr.
Elles avaient toutes les trois tracer leur chemin, des chemins très différents.
Marine était partie la première, elle s’était mariée très tôt avec un jeune interne, étudiant brillant qui aujourd’hui était devenu le patron d’une clinique privée. Elle semblait vivre heureuse avec mari et enfants et n’avait apparemment jamais regretté cette décision.
Les longues études, prétendait-elle, ne servaient à rien, et les choses de la vie ne s’apprenaient pas à l’université.
Rêvant du mari idéal, elle l’avait trouvé, son rêve s’était réalisé. Sa vie était passée de la protection de ses parents à celle de son mari comme si cela allait de soi.
Elle avait élevé ses trois enfants et était très occupée par ses obligations mondaines.
Chaque année, Lucie rêvait devant de jolies cartes postales envoyées de paradis tropicaux.
Lucie, elle, avait épousé quelques mois plus tard à la grande surprise de tous, un professeur d’histoire de quinze ans son aîné.
Ils avaient eu deux enfants, Marc et Cathie, et leur vie n’avait pas toujours été facile, il avait fallu affronter les difficultés du quotidien, les fins de mois difficiles, car ayant interrompu ses études, elle n’avait aucune qualification et un salaire de professeur ne permettait pas de vivre très largement à quatre.
Après quinze ans de vie commune, son époux était parti avec une de ses étudiantes, celle-ci suivie par beaucoup d’autres, toujours très jeunes. En fait, il n’aimait que les filles de 20 ans.
Lucie avait dû trouver rapidement du travail. Avec deux adolescents qui devaient terminer leurs études, Sur son parcours elle avait rencontré plus d’épines que de roses…
Quant à Anne, elle ne s’était jamais mariée, elle parcourait le monde, fidèle à ses rêves de jeunesse. Elle s’était embarquée un jour pour faire un reportage en Afrique et là avait commencé une belle carrière.
Il n’y avait pas de limite à ses activités militantes, elle était toujours en mouvement, défendant ici la veuve et l’orphelin, manifestant là contre les guerres et les injustices.
Elle publiait des articles dans des magazines avec un certain succès.
Mais Anne n’avait plus de temps pour ses amies.
La dernière fois que Lucie était venue la voir à Paris dans son appartement du 13e arrondissement, elle préparait la publication de son premier livre.
À l’annonce de son divorce, elle lui avait dit que c’était une opportunité de tirer un trait sur le passé et de commencer une nouvelle vie puisqu’une autre chance se présentait à elle.
Mais à cette époque-là, Lucie se demandait ce que pourrait bien être une nouvelle vie avec deux enfants à nourrir, pas d’économies devant elle et le poids de tout un passé de renoncements.
Elle s’était sentie décalée par rapport à cette femme brillante et si sûre d’elle qui avait été son amie autrefois, mais vivait aujourd’hui dans un autre monde, aux antipodes du sien. Elles ne s’étaient jamais revues.
Pourtant, Anne avait été si proche d’elle, elles avaient partagé des moments si drôles et d’autres tellement dramatiques !
Aujourd’hui, elle regrettait de n’avoir pas gardé le contact pendant ces dernières années.
Elle avait envie de la revoir, pressentant que cette fois-ci, elles pourraient se comprendre. Elle avait besoin de parler à quelqu’un.
Elle hésita un peu et se dit qu’il n’était pas certain qu’elle trouve Anne à son domicile, elle avait probablement déménagé depuis longtemps et elle voyageait beaucoup, mais malgré cela elle prit le métro ligne 6 jusqu’à la station Corvisart et se dirigea vers la Butte-aux-Cailles via la rue Eugène-Adget.
Elle se retrouva au cœur du petit jardin Brassaï et constata que le printemps était bien arrivé. Les arbres élevaient leurs bourgeons vers le ciel, fiers de cette nouvelle renaissance.
Ce petit coin paisible en plein Paris lui donna envie de s’asseoir sur un banc. Mais elle avança encore cherchant la rue des Cinq-Diamants.
Elle se souvenait très bien de l’immeuble à cause de l’association des amis de la Commune de Paris qui se trouvait là, mais aujourd’hui elle trouverait probablement porte close.
Elle se souvenait avoir monté à pied les étages, mais découvrit un ascenseur ce qui lui mit un doute sur la pertinence de l’entrée qu’elle avait choisie. Pourtant, elle en franchit la porte espérant ne pas se tromper d’étage, un peu inquiète tout de même sur la fiabilité de sa mémoire.
Arrivée au troisième étage, le temps de sortir de l’ascenseur, une porte s’ouvrit à toute volée et une jeune femme quasi hystérique se jeta sur elle une valise dans chaque main et un sac sur le dos en criant :
— Enfin, vous voilà ! Bon, c’est pas trop tôt ! Mon oncle ne vous a même pas accompagnée. Je vais rater mon avion, moi, à cause de vous !
Voilà la clé, débrouillez-vous je n’ai plus le temps de vous expliquer.
Avant même que Lucie ait pu dire un seul mot, la porte de l’ascenseur s’était refermée sur une tignasse rousse et des bagages volumineux qui laissaient augurer d’une longue absence.
Lucie, stupéfaite, regarda partir l’ascenseur, et se retournant vers la porte entrouverte, la clé à la main, curieuse et effarée par son propre comportement, entra à pas mesurés, dans un appartement totalement inconnu et referma la porte derrière elle.
Dans un minuscule studio parisien, porte de la Villette, une jeune femme d’une vingtaine d’années, les cheveux bruns décoiffés comme si elle venait de se réveiller, écoutait d’un air blasé un interlocuteur au téléphone en sirotant une tasse de café. La personne semblait bien agitée si tôt le matin :
— Cathie, c’est anormal, tu dois me croire !
Je ne comprends rien ! Elle était là, malade et incapable de se rendre à son travail, et maintenant elle n’est plus nulle part, elle a disparu !
Cathie était surprise par la véhémence des paroles de son frère. Que lui arrivait-il pour qu’il s’énerve autant.
— Marc, maman est majeure et elle peut se déplacer où elle veut sans nous prévenir. Je ne comprends pas pourquoi tu t’affoles ainsi. Tu affirmes qu’elle était malade, alors, elle est peut-être partie consulter son médecin, il n’y a rien d’étonnant à cela. Ou elle est partie se reposer quelque part ?
Mais ses paroles apaisantes manifestement n’avaient aucun effet sur la panique qui semblait s’être emparée de son frère.
— Elle a téléphoné à son bureau pour dire qu’elle ne viendrait pas mardi à cause d’une grippe. Je rappelle régulièrement et depuis ce jour-là, ils n’ont plus de nouvelles. Tu penses qu’elle peut quitter son travail comme cela sans rien dire ? Elle devait garder Lucas mardi soir, car nous avions prévu une soirée en amoureux et elle nous a laissés tomber. Maintenant, elle ne répond plus au téléphone, j’ai insisté tout le week-end et elle n’est pas chez elle. Cela ne te suffit pas ?
Elle interrompit brusquement ce flot de paroles.
— Écoute, maman n’est pas une gamine, elle a 50 ans et tu sais comme moi que la fantaisie n’est pas son domaine de prédilection. Elle a une vie bien réglée, elle ne fait rien sans raison, elle va rentrer et il y aura une explication logique.
— Et si elle ne revient pas ?
Elle constata que son frère était vraiment inquiet et sentit qu’elle devait le rassurer en proposant quelque chose de concret.
— Pourquoi t’affoles-tu comme ça ? Elle va revenir. Nous sommes lundi, laissons-lui la fin de la semaine pour réapparaître. Si à ce moment-là il n’y a toujours aucune nouvelle, nous irons à son appartement. On pourrait se donner rendez-vous jeudi soir car c’est mon jour de relâche cette semaine. D’accord ? En attendant, calme-toi !
En raccrochant, Cathie resta pensive, son frère avait quelquefois des réactions inattendues. Il se faisait sans arrêt du souci même quand il n’y avait pas lieu.
Déjà enfant, il avait le sens de l’exagération, il inventait toutes sortes d’histoires pour se faire peur et lui faire peur à elle aussi du même coup.
Elle hocha la tête et essaya en vain de penser à autre chose.
Pourquoi sa mère aurait-elle disparu ?
Cette journée commençait vraiment mal, elle s’était couchée très tôt ce matin après un concert dans une salle branchée de la capitale, elle avait eu beaucoup de mal à s’endormir et à peine quelques heures plus tard son frère la réveillait sans ménagement. Elle aurait dû débrancher le téléphone.
Maintenant, il ne fallait pas espérer se rendormir.
Elle se demanda quand elle avait vu sa mère pour la dernière fois et constata que cela faisait vraiment longtemps. Elle passerait donc la voir jeudi puisqu’elle avait rendez-vous chez elle avec Marc.
Elle ne pensait pas un instant que l’inquiétude de son frère était justifiée.
Quelques jours plus tard, l’agent en uniforme en faction devant le commissariat de police regardait le ciel en se disant qu’il allait vraiment pleuvoir. Cela ferait du bien aux semis qu’il avait faits dans son petit jardin la semaine passée. Distrait, il ne vit pas tout de suite les deux jeunes gens qui s’avançaient vers lui avec hésitation.
La jeune femme, grande avec de longs cheveux bruns, était vêtue d’une ample chemise blanche qu’elle portait largement ouverte sur un jean délavé.
Son allure décontractée contrastait avec le sérieux de son compagnon.
Lui, les cheveux blonds coupés très court, portait un pantalon beige classique et un sweater bleu marine. Il semblait un peu nerveux.
C’est lui qui s’adressa à l’homme en uniforme :
— Nous voudrions parler au commissaire de police, s’il vous plaît, c’est pour déclarer une disparition.
L’agent observa le jeune couple qui se trouvait devant lui et leur demanda s’il s’agissait de leur enfant
— Non c’est de notre mère qu’il s’agit.
Il les examina alors d’un air intrigué.
— Bon, attendez là, on va s’occuper de vous, je préviens le commissaire.
— Merci, monsieur.
Après une vingtaine de minutes d’attente dans un couloir sombre aux murs d’un gris indéfinissable, Cathie et Marc furent introduits dans le bureau du commissaire.