Le grand Charivari - Michel Germain - E-Book

Le grand Charivari E-Book

Michel Germain

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Beschreibung

Ce livre n’est pas un livre d’histoire, ce livre est un roman de vie.

Un roman de vie qui se déroule à la fin du XVIè siècle dans la Provence secouée, ballottée par les guerres intestines et religieuses. Les ultra catholiques de la Ligue, tous derrière le comte de Carcès et le duc de Savoie s’opposent aux protestants Razats, d’abord seuls, puis tous derrière le roi Henri IV, Monseigneur de La Vallette ou le duc de Lesdiguières.
Dans ce grand charivari, les Provençaux, comme Pierre de Chiris, conseiller au Parlement de Provence, essayent de vivre. Pierre nous raconte sa vie ainsi que celle de sa parentèle.
L’auteur nous présente ici le second tome des mémoires apocryphes (après le Siège de Mouns) de cet homme remarquable et remarqué.

Une fresque de vie pleine de verve et d’enthousiasme pour une image de la Provence bien mal connue.

EXTRAIT

- Messire de Chiris, vous êtes bien loin de toutes ces considérations. Vous êtes homme de lettres et le bruit des armes ne vous sied guère. Mais, si je vous ai demandé de venir ce soir à ma rencontre, c'est certes parce j'aime votre présence et votre habileté à manier la poésie, mais aujourd'hui, vous savez… la poésie... Il leva les yeux au ciel, haussa les épaules et entra enfin dans le vif du sujet :
- Chiris, pensez-vous rencontrer prochainement monseigneur de La Valette ?
- Je pense qu'avant la fin de ce mois je le rencontrerai, mais je ne sais encore où et quand, très exactement.
- Parfait, puis-je vous confier une mission pour moi ?
- Une mission pour vous, Monseigneur ?
- Oui, pour moi. Enfin... pour les Aixois, et vous en êtes...
- Certes, Monseigneur, certes...
- Rencontrez La Valette au plus vite, et demandez-lui de me laisser ravitailler cette ville, avant que la misère qui coure les calades n'enfle davantage. Je suis très inquiet.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Germain est professeur émérite agrégé d’Histoire, auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages, tant sur la Savoie que la Provence où il réside de nombreux mois. Histoire de la Seconde guerre mondiale, mais aussi romans policiers, romans historiques ou roman de vie, Michel Germain est un auteur très prolixe touche à tout. Président de la Société des Auteurs Savoyards, il est membre associé de l’Académie de Savoie, Officier des palmes académiques et Chevalier de l’ordre National du Mérite.

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Michel Germain

Le grand Charivari

Roman de vie

En Provence entre 1580 et 1627

Phénix d'Azur

Messeigneurs et gentes dames 

J’avais, voilà deux années passées, fait imprimer chez Charles David, imprimeur du roy, du clergé et de la ville d’Aix, à la demande du Premier Président du Parlement de Provence, Joseph Bernet, un grimoire de la vie de mon père. 

Ma parentèle en fut toute en accointance pour icelle aventure, bien que le corps de feu mon père soit encore chaud, et ces pages chafourées par sa main habile sont devenues plus qu’un grimoire bien inutile, comme il se complaisait à le dire. Sans vouloir m’emberlucoquer, je puis avouer qu’elles sont, selon moult conseillers du Parlement, véhémentement aliciantes. J’ai vu moult jeunes, de suite entrés dans notre assemblée, les lire afin de connaître ce que furent ces guerres intestines, livrées au nom de la religion. Mon père narre avec une belle engeance des mots sa vie à Mouns, puis au château de Beauregard et enfin à Aix. Grâce à lui nous savons à peu près tout ce qui se passa à Mouns. Icelle incroyable destruction de l’an 1580 et le siège mit par Son Altesse le duc de Savoye dix ans plus tard… J’ai retrouvé au fond de la dite malle rappelée ci-dessous une page, dont l’écriture me sembla peu sèche. J’ai demandé à Maistre David de la maintenir, car elle résume un peu ce que fut ce père.

Aussi, lorsqu’au début d’icelle année, je retrouvai un monceau de papiers chafourés de la main paternelle au fond d’un coffre de bois, perdu sous la soupente de la Verrerie, je me suis relancé à la lecture. Iceux papiers pouvaient apparaître confus aux non initiés ; moi, je me suis délecté et j’espère qu’il en sera de même lorsque ces nouvelles pages prendront rang dans les archives de notre docte assemblée. Mon père ne connaissait mal, ou ne voulu point, connaître ce nouvel accent, dit circonflexe. Parfois on sentait en lui icelle nostalgie de ces journées. Aussi ai-je décidé de lui rester fidèle et de ne supprimer aucun mot aujourd’hui disparu. D’autre part, mon père a mélangé ces papiers et recommencé certains passages qu’il avait déjà narré dans le premier grimoire ; je suis sur qu’il l’a fait de son gré afin d’ajouter à la compréhension. Aussi ne soyez pas étonnés de retrouver des lignes du premier grimoire.

Mon père, dont le souvenir ne cesse de m’obséder, mais je ne suis point le seul, me pousse à mon tour à l’écritoire des ombres. 

Il voulait être ménétrier, il fut l'un de nos plus grands conseillers au Parlement de Provence. Haut de six pieds, fort et leste comme un taureau de Camargue, c'était un homme docte et l'un des premiers dans son art. Il m'apprit tout ce que je sais et si aujourd'hui je suis Deuxième Président de notre Parlement, c'est à lui que je le dois.

Il consacra les dix années qui suivirent la rédaction de son grimoire, comme il aimait à bien dire, à la poésie et il rimailla et musiqua tant et tant qu'il fut, pour lui, le ménétrier qu'il avait voulu être. Il passa de longues journées à dévorer les rimailleurs et les philosophes grecs et romains, sans penser à dormir. Il disait qu'il n'aurait point le temps de tous les découvrir et il en était fort marri. Il répandait autour de lui tout l’amour dont il était maître. Il disait parfois, très confidemment, car il jactait peu, que nous, sa parentèle, étions sa raison de vie. Il portait notre mère bien haut dans le ciel, même si parfois il moquait ses passagères bigoteries. Il était, le plus souvent calme, mais il savait s’emporter avec fougue devant une injustice, voire une incompétence.

Il s'est éteint en notre hôtel d'Aix le septième jour du mois d'avril de l'an de grâce 1636, à soixante seize ans. La cathédrale Saint-Sauveur ne suffit pas à recevoir tous ceux qui voulaient lui dire un dernier adieu. Tous les conseillers jeunes ou vieux étaient là, le chapeau noir sur la tête. Sa vie fut hors du commun, tant par sa longueur que par les gens qu'il rencontra et les vaillantises qu'il mena à Mouns, à Esparroun ou à Vinoun.

La plupart des grands de ce monde avec qui il s'aboucha ont aujourd’hui trépassés, mais mon père avait décidé de se taire depuis la mort de dame Pierrette d'Oraison et il ne se déjugea point. Elle a trépassé le 17è de Novembre 1626 au Luco, comme il le chafoure lui-même.

Gaspard le fils aîné de Jean de Villeneuve, petit-fils du parrain de mon père, est devenu marquis de Trans, non sans heurts.

Charles, seigneur de Beauregard, fils de Pierrette d’Oraison, est mort, bien vite après sa mère, en 1633, trois ans avant notre père. Sa femme Gabrielle Demandolx vit toujours et leur aîné, Barthélemy, est devenu à vingt cinq ans le second seigneur de Beauregard. Quant à Mouns, le fils puîné d'Henri le Cruel et de Constance, Alexandre de Villeneuve, a retrouvé son fief et des relations avenantes avec les Moussencs.

Monseigneur François de Martinengue et tous les grands seigneurs piémontais venus chercher querelle à Mouns et dans toute notre Provence, voilà quarante six ans, sont tous passés ad patres, sans prévenir. 

Père fut affecté par la lecture de la lettre envoyée par son ami, messire Jean François de Creste - également mort depuis, je crois -, qui lui annonçait la mort de Son Altesse le duc de Savoye :

"... Il n'a cessé de faire la guerre bien qu'il eût en horreur de répandre le sang, de tant saccager les villes et les familles ruinées le comblèrent de douleur. Il s'était rendu à Savillan pour le mettre en défense contre les Français et c'est là qu'il tomba malade et mourut après trois jours, le vendredi 26è jour du mois de juillet de l'an de grâce 1630, dans le logis du comte de Cravette, en une chambre où étaient peintes les armoiries des provinces de ses états avec plusieurs devises qui s'accommodaient parfaitement à son génie et à ses actions.

Quelques jours avant sa mort, un grand may planté devant le château de Turin fut abattu par la foudre et les gardes de la porte du château tués..."

Père ajouta que la foudre avait aussi frappé le château de Nice et dit encore que ledit prince était petit de corps, mais grand d'esprit, adroit à tous les exercices de guerre et de paix, mais qu'il n'avait rien compris aux gens de chez nous.

A la mort de mon père, ma mère, Béatrice de Laumérade, fut très forte. Elle a passé un demi-siècle tout contre lui et elle eut beaucoup de mal à accepter la volonté divine. Nous, ses enfants et petits enfants nous l’entourons, tant nous l’aimons et tant nous voulons continuer cestuy homme incomparable que fut son mari. 

Conformément aux vœux de feu mon père, nous l'avons descendu dans la crypte de l'église de son cher Mouns. De lui, nous garderons, mes frères, mes sœurs et moi, l'image d'un homme bon et généreux, attaché à combattre l'injustice et à défendre les petites gens, mais aussi icelle d'un père merveilleux, qui nous manquera grandement à tout jamais. 

C'est pour cela que j'ai décidé en accord avec eux et ma mère, de faire imprimer en Aix son second grimoire, qui nous a tous tant émus et que je vous donne à lire ce jour.

Mon fils, qui court la garrigue à la recherche de son grand-père, connaît tout ou presque de sa vie, car il en fut un auditeur privilégié. Il m’a demandé d’ajouter ces quelques lignes, parlant de son grand-père, que ni mes sœurs, ni moi n’avons pu lui refuser.

« Je viens de loin. Et peut-être de plus loin encore que vous ne le pensez…

Là où je suis né, les enfants de notre terre sont voués à la garde des moutons ou des chèvres sur les défens salébreux.

Là où je suis né, les faïsses grimpent jusqu’au plus haut de la montagne et chaque jour que Dieu fait les hommes se battent pour faire germer l’orge ou le seigle.

Partout la garrigue le dispute aux bonnes terres. Partout les herbes du Diable cherchent à détruire les récoltes.

Là d’où je viens, l’hiver est rude et l’été de plomb. L’hiver, le gel enserre d’un sarcophage de glace les fontaines du village et l’été brûle le seigle.

Là d’où je viens, la mort rôde chaque jour emportant les plus faibles, les damnées et les impies, mais aussi les bigotes, les fervents et les braves gens.

Mais là d’où je viens, on a le cœur sur la main et la porte toujours ouverte au pêcheur ou au pèlerin. Devant notre maison, il y avait cinq cyprès tous plus majestueux les uns que les autres. Chez nous, l’amour illumine chaque minuscule fenêtre de nos maisons de peine.

Et si messire Mistral fouette nos toits, les pierres gardent nos tuiles…

Et si le méchant sire nous prend tout, la foy et l’amour nous mèneront au Paradis.

De là où je viens, je ne pouvais pas devenir ce que je suis devenu … et pourtant. »

David Antoine de Chiris, 

estudiant au monastère Saint-Honorat. 

Voilà ce qu’il me fallait vous avouer afin de vous laisser en la compagnie de notre père. Je suis sûr que vous l’apprécierez et que vous chevaucherez avec plaisir derrière lui et sa vieille cavale.

Jehan de Chiris, fils de Pierre de Chiris, 

Deuxième Président du Parlement de Provence. 

Fait en Aix le 22è d’août de l'an de grâce 1640. 

Retour à l’écritoire des ombres

A la Saint-Jean de l’an de grâce 1627, je fermai mon écritoire après avoir chafourer plusieurs centaines de feuilles remémorées. Je voulais en rester là, faire sécher mes plumes d’oie et reposer ma main et mes yeux. J’avais narré tout ce que j’avais vécu des montagnes d’Escragnoles, où je suis né, aux bancs du Parlement d’Aix. Pierre de Chiris que j’étais avait bien vécu et bien dit. Il est un temps où le repos du corps et de l’esprit devient d’une grande nécessité. Oui mais voilà…

Béatrice de Laumérade, mon épouse, mes enfants avec en tout premier lieu mon fils Jehan, conseiller comme son père au parlement, me taraudant du lever au coucher du soléu, alors qu’ils venaient d’achever la lecture de mes « exploits » disaient-ils, relatés dans un grimoire de plusieurs centaines de pages, bien inutiles à mon sens, me poussèrent à rependre la plume. Je me suis fait longtemps prier, car je poursuivais les cultures tant aux Campestres que chez mes beaux-parents et j’avais moult labeurs.

Ce qui me poussa à encrer à nouveau mes plumes, ce fut icelle rencontre que j’eu dans l’hiver avec le président Vincens-Anne de Forbin Meynier. C’était un homme fort cultivé, qui aimait à s’embouquiner un peu. Je lui avais communiqué tous mes feuillets, ne voulant écrire sans son approbation. Ce jour là, il me dit, très confidemment, qu’il n’était point temps pour moi de me relaisser et encore moins de m’accargnader. Il savait que cela n’était point de mon goût. Je me suis donc remis à mon écritoire.

Donc, ce 7è jour de janvier 1628, lendemain de l’Epiphanie, je me décidais à retourner à l’écritoire des ombres et à reprendre mon grimoire quotidien. A vrai dire, il s’agit bien pour moi d’un grimoire, mais il ne s’y glisse point de magie et vous n’y trouverez, chers enfants, aucune recette de la vie. Et que cela soit bien clair en votre esprit, ce grimoire est destiné en tout premier à ma descendance et à ma parentèle. Je ne veux point le voir dormir sur un rayonnage empoussiéré des archives de notre Parlement. Mais je sais que c’est là qu’il finira sa vie…

Dès mon entrée au monastère de Lerins, j’avais pris, sur les conseils de Dimitrius, un moine grand ami, la sainte habitude de chafourer quotidiennement quelques lignes de mémoire. Cela me permet en ce jour de me repencher sur l’écritoire des ombres. Tant et tant ont disparu de ce monde, qu’il y a bien là un monde d’ombres et de fantômes. La foy peut, dit-on, soulever des montagnes et j’ai repris ma plume d’oie et mon encrier d’argent, offert en son temps, par messire Jean de Villeneuve. Je chafourais chaque jour que Dieu me donnait à vivre quelques lignes afin de relater pour ma parentèle ce que je fus moi, Pierre de Chiris.

Je suis donc entré au Parlement d’Aix en 1584, grâce à mon parrain Jean de Villeneuve de Tourreto. Icelle année de mes 24 ans, et nous fûmes vite amis, entrait Jean Baptiste de Tresemanes, lui-même ami de Marc Antoine d’Escalis de Bras, déjà conseiller. Nous avons formé très vite un trio très soudé, que certains malintentionnés à notre égard disaient infernal ! Le président d’alors se nommait Bernard Prévot. Je n’ai jamais véritablement été affriandé à son endroit. Aussi, lorsqu’au début de l’an de grâce 1590, Arthus Jean de Prunière devint président, nous fûmes plusieurs jeunes à espérer en lui. Et nous ne fûmes point confits ; pour ma part, sans que j’en comprenne ni l’origine, ni le sens, je me suis rapidement enganté avec lui. Messire Arthus Jean de Prunière n’aimait guère qu’on le nommât de son vrai et long patronyme, à savoir messire Prunier de Saint-André de Lemps, sieur de Saint-André de Beauchêne. Il préférait grandement se faire ouïr Jean de Saint-André. Il me prit sous son aile, ce qui m’allait grandement. J’ai beaucoup aimé cet homme. Il avait toujours un jugement juste et équilibré, savait convaincre sans mot élevé et il savait être ferme dans la décision. J’avais toute confiance en lui et c’était bien réciproque. J’ai beaucoup appris à ses côtés. Si je vous raconte cela, c’est qu’il est décédé en l’été de touffeur 1616 et que j’en fus très contristé. Qu’il repose en paix dans ses montagnes. Il fut remplacé à la tête du Parlement, qu’il avait quitté en 1599, par Guillaume de Vair. Tout cela sort de mon cœur et il faut me pardonner. Chafourer sur sa vie passée n’est bon qu’à pleurer.

 

Mais revenons à 1590…

A la suite du siège de Mouns, Pierrette d’Oraison, que je rencontrais chez moi à Aix, décida de regagner le château de Beauregard. En ce temps là, le duc de Savoye espérait mettre dans son lit la comtesse de Sault, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais tous deux roucoulaient grandement, à en croire les coumaires de la ville. Quant à moi, je me relaissais auprès de Béatrice et de mes deux enfants. Je dus assister le 23 novembre 1590 à la harangue de son Altesse le Savoyard devant le Parlement médusé. Malgré tout, le Procureur général du Roy, Honorat de Laurens lut un arrêté que nous étions sensés avoir voté ! Cet arrêté donnait tous pouvoirs à l’Etranger pour commander toutes les forces de police et militaire, afin maintenir en Provence l’autorité de l’Etat royal et de la couronne de France. Personne ne leva le petit doigt pour demander qui portait la dite couronne ! Mais pas de couronne comtale pour le Savoyard, qui en fut fort marri, tout autant que dame Chrétienne d’Aguerre, comtesse de Sault, sa fidèle égérie. Après cette journée mouvementée, je suis rentré en mon hôtel de la rue de la Verrerie. Les travaux s’achevaient doucement. Et je rencontrais dès que je le pouvais les ouvriers et les contre-maistres, mais surtout François Lombard architecte, qui m’assurait chaque jour de la fin prochaine des travaux. Cet illustre architecte virevoltait d’hôtels particuliers en bâtiments de convenance et on aurait pu penser qu’il bâtissait tout à Aix.

L’hiver avançait doucement. Les glaces prenaient les fontaines des Mourlans, d’Escragnolles et de Mouns, tout autant qu’elles commençaient à raidir les berges de la Durenço et du Verdoun. Il faisait d’autant plus froid que le vent descendu des montagnes enneigées balayait la plaine d’Aix. Le Mistral, certains jours, s’en donnait à cœur joie, poussant ici des congères de neige, déracinant là quelques vieux chênes et glaçants les passants.

Malgré tout, je commençais à trouver grande lassitude de tous ces vains couraillements et ce soir de froidure, la plume à la main afin de reprendre ma vie, il me revint une conversation que j’avais eut au printemps de cette année 1591 avec le comte de Martinengue. Il logeait en ville depuis que les troupes de son Altesse Charles Emmanuel, duc de Savoye, campaient hors les murs. Il m’avait convié à lui rendre visite. Je savais que cet homme de haut lignage acceptait le dialogue. Malheureusement, lui comme moi, ne tenions les ficelles à dénouer cet imbroglio.

Alors que nous parlions de la situation, pour le moins scabreuse créée par son Prince savoyard, il me dit sans médire :

- Messire de Chiris, vous êtes bien loin de toutes ces considérations. Vous êtes homme de lettres et le bruit des armes ne vous sied guère. Mais, si je vous ai demandé de venir ce soir à ma rencontre, c'est certes parce j'aime votre présence et votre habileté à manier la poésie, mais aujourd'hui, vous savez… la poésie... Il leva les yeux au ciel, haussa les épaules et entra enfin dans le vif du sujet :

- Chiris, pensez-vous rencontrer prochainement monseigneur de La Valette ?

- Je pense qu'avant la fin de ce mois je le rencontrerai, mais je ne sais encore où et quand, très exactement.

- Parfait, puis-je vous confier une mission pour moi ?

- Une mission pour vous, Monseigneur ?

- Oui, pour moi. Enfin... pour les Aixois, et vous en êtes...

- Certes, Monseigneur, certes...

- Rencontrez La Valette au plus vite, et demandez-lui de me laisser ravitailler cette ville, avant que la misère qui coure les calades n'enfle davantage. Je suis très inquiet. 

Monseigneur de Martinengue savait pertinemment que la situation n'était guère brillante derrière nos murs et il n'était point utile de pourpenser longuement pour s'en rendre compte, tant la misère roulait dans les calades. Je lui promis que je ferai diligence.

François de Martinengue était comte de Malpagua et surtout Lieutenant général savoyard, commandant la cavalerie de Savoye. Le duc Charles Emmanuel, venu fouler aux pieds notre terre, lui avait confié la tenue de la ville, n’osant pas lui-même y rester sans coup férir, depuis sa piteuse apparition de novembre.

Dans les calades, la misère tuait les petites gens. Le pain ne maquait pas, mais on pouvait dire que tout le reste était tant rare que des femmes se crêpaient le chignon pour pouvoir trouver de quoi nourrir leur marmaille. L’hiver fut rude en effet, mais les gens d’ici restèrent calmes, attendant des jours meilleurs. Les bigotes multipliaient les prières en la cathédrale Saint-Sauveur, tandis que les Chevaliers de Malte, multipliaient eux, en leur église à l’austère façade de la rue Cardinale, les bons soins aux nécessiteux et aux mourants. J’avais rencontré peu de temps avant que ne s’ouvre l’avent, monseigneur de La Valette au Pertuis. Il fut ravi de me voir, non point pour ma petite personne, mais pour les nouvelles que je lui apportais de notre bonne ville d’Aix, au nom du Parlement. Je sais que ma requête est restée sans réponse, car Monseigneur voulait que le peuple d’Aix, excédés par les restrictions, se soulève contre l’ennemi savoyard.

J’ai fait l’aller et le retour dans la journée, à bride abattue et c’est fourbu que je rentrai auprès de Béatrice et des enfants. Je lui promis de rester davantage auprès d’elle, de Françoise et de Jehan, que je ne voyais guère pousser. Béatrice, ma tendre et douce Béatrice, me susurrait chaque jour un peu plus fort au creux de mon oreille distraite son envie d’un troisième enfant. Je n’étais pas foncièrement contre mais, il me semblait que notre maison se devait d’être totalement achevée pour envisager ce nouveau venu. Nous ne souffrions pas, et toute notre maisonnée avec nous, des manques. Nos caves et celliers étaient pleins et nous avions de quoi attendre le printemps et, qui sais ?, le départ des Savoyards.

Mais je m’aperçois qu’il faut que je vous explique la situation appointée après tant de bruits d’épées et de mousquets. Il semblerait en effet que la situation ne se calme point. Voilà donc ce qui se passe et ce qui se dit au pays aixois, en cette fin de l’an de grâce 1590. 

Depuis que son Altesse Charles Emmanuel est entrée fin novembre à Aix pour y parader vainement, depuis qu’il a comprit, du moins nous l’espérions vivement alors, qu’il ne serait pas prêt de sitôt de porter la couronne comtale, le duc battait la campagne alentours avec ses soldats afin de la soumettre. Il avait mis Saloun et son château à composition, fait rendre gorge à Miramas, Rogues et Lumon. A sa grande déconvenance, seul Tretz résistait. En effet, les quelques coups de canons tirés contre les murs n’avaient point convaincu les habitants à se rendre.

Au contraire, à ma grande satisfaction, les populations n'étaient point satisfaites de la présence de ses hommes d'armes. Iceux en effet causaient moult dégâts et nous apportaient autant d'incommodités qu’elles apportaient de profits au duc. Aussi le prince, point fol d’icelle chose, décida de faire passer à gué la Durenço à son armée et d'aller battre campagne du côté de Mérindol et Lourmarin. Ces cités, comme icelles de la Tour d'Aiguez et Apt, n'attendirent point d’ouïr le canon pour ouvrir leurs portes. Quelques jours avant Noël, son Altesse menaçait grandement Pertùs, et nous le fîmes savoir séance tenante à Monseigneur de La Vallette. Pire encore, messire Chambaut tenait fortement le château de Grambois, bien que battu par huit canons, jusqu'au jour où la brèche fut faite et que les Savoyards purent s'y engouffrer. Dans la nuit suivante, messire Chambaut s’enfuit, poursuivi par Alexandro Vitelli qui, avec ses chevau-légers, lui donna en queue plusieurs lieues et lui occis moult de ses gens. Vint la trêve de Noël que tous heureusement respectèrent.

A vous dire de Monseigneur, il s’agit bien entendu de Monseigneur de La Valette, lieutenant général de Sa Majesté le roy Henry, en Provence. Monseigneur avait installé son camp dans le nord, à Riez sur les bords du Colostre. Iceluy que nous appelions ici, Henry notre roy, était, de bonne raison, Henri de Navarre, qui fut plus tard roi de France. Mais en attendant, il avait été excommunié par sa sainteté le pape Sixte IV. Peut-être faut-il que je remonte encore plus avant cette histoire fumeuse pour aider à la compréhension ? 

Depuis que le roi René avait légué notre comté au roi de France, les gens d’ici, enfin les élites du comté, les intellectuels ou les marchands aixois, suivaient d’assez près l’histoire de notre royaume. Enfin, tant qu’ils le pouvaient, car les communications et les accointances n’étaient point aisées et les nouvelles mettaient souvent de longues journées, voire d’interminables semaines, pour leur parvenir. Quand je fus au Parlement, rien n’avançait plus vite, mais messire de Saint-André avait mis sur pied une toile d’araignée d’espions et d’amis, qui nous furent grandement utiles ! 

La France, à la fin du siècle qui vient de s’achever, est secouée par les guerres de religions, la « Fille aînée » de l'Eglise ne pouvant admettre en son sein la religion « prétendue réformée ». Et on est alors entré dans une guerre sans fin, au nom des Saintes Écritures ! Les cinq premières années, à partir de 1557, voient catholiques et protestants s'affronter avec violence, détruisant certains édifices religieux et massacrant quelques protestants. Un jour, je m’en suis ouvert au capelan de Mouns, le sieur Antoine Fornarié. Je lui posais derechef cette question qui me taraudait à chaque nouvelle de massacre :

- On nous dit que Dieu est grand et miséricordieux…

- Mettrais-tu en doute la parole du Christ, mon enfant ? 

- Que nenni, mon père ; 

- Alors que trouves-tu à redire ?

- Non point mon père. Mais puisqu’il est grand et miséricordieux, pourquoi Dieu laisse-t-il les hommes s’entre-tuer avec tant d’allant au nom de la Sainte croix ? Les parpaillots ne suivent-ils pas le même Dieu que nous ? 

Ce jour-là, je m’en souviens parfaitement, le capelan regarda vers le ciel, haussa les épaules et s’agenouilla pour s’abîmer en prières au pied de l’autel de Saint-Joseph. Il préféra rompre l’engagement. Et moi, je n’ai jamais eu de réponse. Et moi, je continue, alors que je sens la mort venir me chercher, à me poser l’éternelle question, « Quelle religion vaut-elle que l’on meurt pour elle ? » Je vais bientôt partir et je ne le saurais toujours pas, car cette question ne doit pas être posée, surtout quand on est Conseiller au Parlement, comme moi.

Je me souviens d’une discussion avec Dimitrius, mon ami le moine, qui avait entendu le père supérieur du monastère de Lérins dire à ce sujet que des parpaillots avaient été massacrés dans l’arrière pays. Je crois me remémorer qu’il s’agit de cette affaire du village de Merindol. Il avait été brûlé le 18 avril 1545 et plus de trois milliers de parpaillots avaient été massacrés. J’appris plus tard, de la bouche de messire Jean de Saint-André que ce massacre avait été probablement ordonné par notre Parlement d’Aix. J’en fus fort attristé et dépité.

Par la suite, la politique s’en mêla et peut-être aussi les intérêts des grandes familles du royaume, sans parler des egos de certains princes et des inimitiés latentes de par le monde ! Bref, le nœud gordien grossissait chaque jour que Dieu donnait à vivre ! Sera-t-il tranché un jour ? 

En vérité, c'est à partir de l'Edit d'Amboise de 1563, que les choses devenant politiques se compliquèrent. Il faut dire qu'aux préoccupations religieuses s'ajoutaient des conflits de coteries nobiliaires et l'enjeu des institutions entre le roi de France et les forces régionales. Dans notre comté de Provence, on vit alors apparaître deux factions : Les Carcistes, qui portent la barbiche, et les Razats, qui sont rasés. Les premiers sont de riches bourgeois catholiques, appuyés par le haut clergé et regroupés derrière Jean de Pontevès, comte de Carcez. La plupart des seigneurs de la Provence orientale sont Carcistes, comme le baron Christophe de Villeneuve-Vauclause à Bargemon, ou Claude de Villeneuve à Trans, ou bien encore Jean-Baptiste de Pontevès de Callas, sans oublier Henri de Villeneuve, seigneur de Mouns et du Gaut ou le baron de Puget-Saint-Marc. Ils veulent tous une Église apostolique et romaine puissante, tout en prenant en compte, bien entendu, leurs propres intérêts. Les seconds, derrière le baron des Arcs, protestants de petite noblesse, verraient bien d'un bon œil un bouleversement de la société à leur avantage - ainsi Antoine de Grasse, coseigneur de Montauroux, Henri de Grasse seigneur de Tanneroun, les Villeneuve de Tourreto, installés à Faienço, Vence, Calliano et Sant-Cézaire. Si les princes sont capables de changer de religion comme de chemise, au mieux de leurs intérêts, le peuple de Provence est resté catholique. Il va à l’office tous les dimanches, suit les préceptes reçus du catéchisme et loue Dieu lors de toutes les fêtes qui rythment son temps de la Noël à l’Assomption et sa vie de la bercelonnette à la tombe. Et puis dans les campagnes, les préoccupations sont toutes autres. L’échine courbée sur la glèbe, souvent stérile, pour faire venir le seigle ou le dos étiré dans les oliviers nourriciers, les paysans de chez nous ne se soucient que bien peu de ces guerres de religion, sauf à voir parfois leurs récoltes détruites par les chevauchées de la soldatesque. 

J’étais trop jeune alors pour suivre ces prémices de violences. Je voulais être ménétrier et tout cela ne me complaisait guère, mais mon parrain, Jean de Villeneuve baron de Tourreto me prit sous son aile et je me suis retrouvé, à vingt ans, aux Iles de Lérins, non point pour devenir moine, mais j’étais là afin de faire de moi un lettré ! Je ne sais si je suis devenu cet homme que voulait mon parrain, mais à bien ouïr son épouse que j’adore, Pierrette d’Oraison, elle en est persuadée. Mais revenons à cette fichue guerre, qui ne voulut jamais dire son nom. En tout cas, le peu que je connais de ces temps d’avant, me fut longuement narré par Dimitrius, ce moine de Lérins avec qui j’avais saines et longues conversations, devant deux gobelets de chasse-cousin blanc volé au prieuré. Nous nous asseyions de longues heures sur les rochers, où venaient s’écraser les vagues d’argent et là, nous refaisions le monde ! 

En l’an 1574, Christophe de Villeneuve-Bargemon attaqua le château de Gréolières, dans la montagne enneigée, place forte alors aux mains des Razats et commandé par Henri de Grasse. Se trouvaient avec lui Honoré de Tanneroun et Antoine de Mont-Aurous. Ces deux princes furent faits prisonniers. Jugés à Aix et condamnés à mort, ils ne furent cependant point exécutés, politique ou écus sonnants et trébuchant obligent. En 1579, les habitants de Draguignan attaquèrent le seigneur de Trans, qui les harcelait et les rançonnait, d’après leurs dires. Il s'ensuivit une tuerie épouvantable : toute la famille fut massacrée à l’exception de la fille du comte de Carcez, la marquise de Villeneuve. Sauvée par le baron des Arcs, elle va mener la vie dure à ses ennemis. 

Le sang continua de couler à Flayosc. Des ligueurs s’étaient réunis clandestinement dans le mas du sieur de Revest, afin d’aider le marquis de Trans qu’ils savaient être menacé. Parmi ces gens était, habillée comme un spadassin, Marguerite du Revest, ainsi que plusieurs gentilshommes, dont le fils du marquis de Trans, alors chevalier de Malte. Henri de Villeneuve, razat de ses convictions du moment, plaça une bombe de sa fabrication. Il s’enfuit juste à temps avant que le maléfice n’explose, tuant 16 conjurés.

La situation n’était guère meilleure à Callas et dans la montagne de Bargème. Les gens étaient excédés par le despotisme et les inutiles vilenies de leurs seigneurs qu’ils assassinèrent gaiement sous la bannière de Dieu ! Ainsi trépassèrent Jean-Baptiste de Pontevès, un vieillard de plus de quatre vingt ans et son fils Pierre de Brovès. Quelques semaines plus tard, en juillet 1579, ce fut au tour de trois autres fils de Jean-Baptiste de Pontevès de rendre leurs âmes à Dieu, au pied des murailles centenaires du castéu de Bargème. Foulques, le dernier fils, préféra s’enfuir et chercher fortune en d’autres lieux plus sûrs à son existence.

J’étais à Mouns en 1580, lorsque les Moussencs chassèrent Henri de Villeneuve, dit Henri le Cruel. Et comme un malheur ne vient jamais seul sur cette terre, cette même année la peste ravagea toute la Provence des rives du Rhône à la montagne du Malay. Après le grand charivari de l’été, je suis donc entré dans le sillage de Jean de Villeneuve. J’essayais sans cesse de lui faire honneur. Je mesurais chaque journée à vivre le grand bien et la belle chance qui m’enveloppaient. C’est lui qui, avec force écus probablement, me fit entrer comme Conseiller au Parlement.

Mais pour notre grand malheur, notre seigneur le baron de Tourreto rendit son âme à Dieu le 26 avril 1586. Ce jour là, j’ai perdu une partie de moi-même, je suis presque devenu orphelin, à 26 ans. J’étais entré au Parlement depuis deux courtes années. Heureusement j’avais, pour la vie, ma douce Béatrice que mon parrain avait eu la très bonne idée de me faire épouser l’an d’avant. 

Comme il est de traditions plus qu’ancestrale, David le premier fils vivant devint, à 22 ans, baron de Tourreto. Nous avons tant chevauché ensemble que avions tous deux une grande complicité et je continuais de mener ma vie, entre Tourreto, le château de Beauregard et le Parlement d’Aix, où je siégeais avec constance. Mais en 1587, David de Villeneuve a été fait prisonnier par des mauvaises gens et incarcéré à Serres. Il fut libéré contre une énorme rançon de 1536 livres. Je n’ai jamais su alors, qui avait trouvé les deniers et les écus pour cet élargissement. Mais je me souviens parfaitement de la fête que nous avons animée au château pour ces retrouvailles, malgré la récente malemort de son père Jean, mon bien aimé parrain. Depuis ces temps anciens, j’ai percé le mystère de tant d’argent. David passa une obligation en faveur de Charles de Sillol, seigneur de Ronsas, qu’il remboursa promptement. 

Je retrouve quelques papiers chiffonnés narrant les combats d’Allemagne. En 1586, le ligueur Hubert de Vins assiège le dit château, sis entre Riez et Gréou, sur la rivière Colostre. Ce Carciste savait-il que la baronne était seule en son château avec une modeste garnison. Elle tint tête deux longues semaines, donnant ainsi le temps à son époux Nicolas Mas-Castellane de rappliquer avec l’armée de François de Bonne de Lesdiguières, commandant général du roy, bien entourée de moult seigneurs haïssant de Vins, à savoir les seigneurs d’Oraison, lointain parent de Pierrette, de Jerante-Senas, de Forbin-Janson. Les échos d’iceluy atêtement nous parvinrent à Aix alors que tout était clos. Mais nous fûmes bien aise d’en apprendre l’issue. Le combat s'engagea, le 5 septembre 1586. Il faisait encore très chaud et la vallée avait quelque peu souffert d’un été de sécheresse. Le baron d'Allemagne engagea l’action à la tête de sa troupe. Les Ligueurs réussirent à s’ouvrir un passage vers Riez, où ils s’abritèrent en fin de journée, poursuivis par les Razats. Malheureusement un des derniers coups d’arquebuse frappa le baron d’Allemagne à la tête et le tua sur le pont de son château. Sa veuve, Jeanne de Grasse, présida à ses funérailles et fit exécuter sur sa tombe onze prisonniers catholiques. Le lendemain, douze autres prisonniers furent exécutés sur la tombe toute fraîche. La rumeur colporta la barbarie de la dame. Jeanne de Grasse était une gente dame de haut lignage, bien dans sa personne et sa tête. Et si elle montra tant de cruauté, je pense qu’elle voulu punir durement ceux qui venaient de lui ravir son amour. C’est par amour que cette noble dame se fit si féroce. Mais, cela ne fut point bonne politique. Ce fut néanmoins une importante victoire contre la Ligue. Ses affidés perdirent plus d’un millier hommes, soit qu’ils fussent occis, blessés ou enfermés dans les caves du château. Dame Jeanne voulut garder les drapeaux pris à l’ennemi, requête à laquelle le Dauphinois accéda bien volontiers. 

En may de l’an 1589, nous sommes entrés dans notre nouvel hostel. Quant nous sommes arrivés à Aix, nous logions dans un hostel, que je louais fort cher à une lointaine parente du côté de ma femme. La place des Cardeurs était avenante et bruissait chaque jour des hommes au labeur. Je n'avais alors que peu de pas à faire pour me rendre au Parlement ou chez mon ami le Président, mais nous avions résolu, Béatrice et moi, de faire construire notre maison. J'avais donné quelques indications à messire Robert, qui avait charge d'âmes en mon absence, de trouver quelques arpents bien au soléu. Un conseiller de mes amis, à qui je m'étais ouvert de mon intention de bâtir, m'avait indiqué un jeune architecte plein de talent, qui, étant encore peu connu, n'était point trop onéreux. Je fis venir cet homme de l’art chez moi, au printemps. Jeune il l'était, puisque c'était mon conscrit. Maistre François Lombard, car tel était son nom, était, je pus le constater grandement, bien maistre en son art. Il avait déjà fort bien étudié en Italie, d'où il revenait à l'instant. Il était fasciné par l'art antique, tant l'architecture que la sculpture. Il fit appel, et j'en fus fort aise, à messier Simon Puget, maistre maçon de bonne renommée en la ville de Marseille. Je les laissai agir quasi à leur guise, attendu que nos goûts étaient très proches et que l'argent ne manquait point. Ce n'était pas tant mes revenus de conseiller que les largesses de mes beaux-parents qui me permettent de parler ainsi. Dame Anne, ma belle-maman, voulait la plus belle demeure pour sa noble fille et ses deux petits-enfants, qui grandissaient doucement entre Béatrice et moi. Bref, maistre Lombard nous construisit un vrai palais, dans lequel nous avons donc emménagé, au printemps de l’an de grâce 1589, alors que des étages étaient encore ouverts, bien que protégés par une solide toiture. Passée la grande porte de chêne, ouverte aux carrosses, nous entrons dans une cour intérieure où le soléu entre, lui, sans frapper du matin au soir et sur laquelle se distribue la maisonnée que nous avons fort nombreuse, au moment où je chafoure ces lignes ; le contraire eût été messéant, mais ce ne fut pas toujours ainsi. Nous avons nos appartements au second étage. Nos enfants, lorsqu'ils étaient plus pitchouns, ont adoré jouer dans les couloirs et les enfilades de portes, ce qui avait le don de faire rire Béatrice. J'ai fait aménager le premier étage pour mes affaires. J'y ai deux cabinets de travail un pour les affaires personnelles et courantes et un autre pour recevoir les visiteurs. Je ne vais point tarder à transformer les deux cabinets de mes clercs en salon de lecture. Cela me permettra d'agrandir encore un peu plus la bibliothèque. Ma mère n’est, à icelle époque, oncques loin de mes pensées. Il n'y a jamais trop de place pour les livres dans ma maison. Les combles de notre hostel seront aménagés un jour, quand maistre Lombard en aura fini avec ses travaux.

Nous étions installés dans la rue de la Verrerie, à deux pas de l'hôtel particulier de messire Rascas, seigneur du Canet, dont je m'honore aujourd'hui de l'amitié.

Mais revenons à nos affaires. 

Et puis survint l’incroyable qui allait définitivement mettre le feu aux poudres au pays des cigales. En août de l’an de disgrâce 1589, le moine Jacques Clément, farouche partisan de la Ligue catholique, assassine le roi de France Henri III. Alors, on découvre le fanatisme de certains religieux, prêts à tout pour porter au pinacle leur religion. Tous ces catholiques, ligueurs, issus pour la plupart du massacre de la Saint-Barthélemy quinze ans plutôt, montraient leur vrai visage. Pierrette d’Oraison, calviniste convaincue, exultait. Elle vivait alors au château de Beauregard, avec sa parentèle, qui n’avait mot à dire. Elle y venait chaque été, lorsque les cigales nous régalaient de leurs stridulations. A sa demande, je la suivais audit château avec ma parentèle. C’était très agréable. On se croyait loin des tumultes et des turpitudes du monde. On a appris en même temps la mort du roi Henri et sa dernière volonté de voir monter sur le trône de France Henri de Navarre. Cestuy-là était issu d’une rude famille de Navarre. Partisan de la religion réformée, il était né en 1553 et il accédait au trône à 36 ans. Cela, c’était sans compter avec les Ligueurs qui avaient juré sa perte. Et dans les campagnes provençales les Carcistes menaient grand baroud. Le comte de Carcez rassemblait sbires et hommes de troupe autour de lui et de ses affidés le sieur Hubert de Vins ou Henri de Villeneuve, seigneur de Mouns et du Gaut. 

C’est alors qu’Henry de Navarre a envoyé chez nous Monseigneur Jean Louis Nogaret de la Valette, duc d’Epernon, afin de lutter contre ces ligueurs. Ce n’était pas n’importe qui. Il avait été un ami très personnel et, un peu trop intime disent les mauvaises langues, de feu le roy Henry. Derrière sa fraise toujours parfaitement empesée et repassée, j’ai découvert un homme aux multiples facettes certes, mais très attachant. Le roy Henry l’avait bien jugé. Ce seigneur de Nogaret était profondément catholique, mais pour lui, le royaume de France et la légitimité du Navarre comptaient plus que tout. C’est Jean de Saint-André qui me narra le mieux ce que nous savions de ce prince. Dès les débuts de la Ligue, il servit de lien entre feu le roy Henry III et le roy de Navarre, alors gouverneur de Guyenne. C’est ainsi que le Navarre l’envoya en Provence avec une armée et mission de réduire les Carcistes. Il mit le siège devant Grasse, où le sieur de Vins et Honoré de Tanneroun trouvèrent la mort. Tout cela s’est vu l’an qué passa.

Ce fut grande tristesse dans toute la ville d’Aix. Cette malemort du sieur de Vins fut diversement rapportée : la plus commune opinion disait alors qu’étant auprès des canons que l’on braquait contre les murs de Grasse, un coup de mousquet tiré de la ville l’atteignit et le renversa mort sur la place, sans pouvoir dire mot ni remuer. Mais le bruit courut qu’il fut tué d’un coup de mousquet parti d’un de ses hommes. Il était bel et bien mort et les bigotes de Jésus s’abîmèrent longuement en prière dans toutes les églises de la ville. Et quand on ramena le corps, ce fit pis. Le sieur Pierre Matal, chanoine théologal de l’église Saint-Sauveur et grand vicaire de l’archevêque, lança la harangue funèbre et ne manqua pas, selon la gamme ordinaire de chanter pouilles à iceluy qui avait donné occasion à sa mort, ne lui voulant ainsi que grand malheur. Avec Jean Baptiste de Tresemanes, nous avons rit sous cape, avant de nous rentrer.

C’est alors que survint la foudre, pensèrent certains parlementaires. En effet, le duc de Savoye, Charles-Emmanuel premier, prince brillant et ambitieux de 28 ans, convoitant la couronne de France, d’une façon très légitime, puisque petit-fils du roy François Premier, accepta de venir en aide aux Carcistes. En octobre 1590, il arriva à Nice avec une impressionnante armée, notamment « la plus grosse artillerie jamais trimbalée ». Poussé par le pape, Sixte IV, qui s’intéressait grandement à la conservation de la foy catholique en Provence, puis l’éphémère Urbain VII et par Philippe II, roy d’Espagne et par ailleurs son beau-père, le duc de Savoye était persuadé qu’il pouvait prétendre à la couronne de France. Philippe II, fils de Charles Quint, faisait alors régner sur l’Espagne une rigueur religieuse tout à la fois exemplaire et très contraignante. Icelui, depuis les débuts de la Ligue, envoyait moult deniers au duc de Guise notamment. Sa fille, Catalina Micaela de Habsbourg, devenue duchesse de Savoye par son mariage en 1585 a un caractère résolu, une capacité d'analyse et de gestion prodigieuse, selon son entourage et un très grand équilibre psychologique. Tous ces catholiques fervents ont convaincu le duc de Savoye de prendre, sur la route de Paris, la couronne de Provence. Son armée s’est alors mise en marche et il est entré à Grasse, dont le gouverneur, n’était autre qu'Henri de Villeneuve de Mouns.

Ce dernier, dans sa grande fourberie, a convaincu le duc, qui voulait rallier Aix, de passer par la montagne. Une partie de l'armée savoyarde empruntant la route royale vers Draguignan, fut un moment retenue au passage de la Siagnola par les troupes royalistes de David de Villeneuve de Tourreto. L'autre partie se lança à travers la montagne, prit Gréolières et Mouns, deux places où campaient des modestes garnisons gasconnes à la solde de Navarre. Mouns tomba, après une défense courageuse des villageois et surtout des femmes.

Dans la plaine, Tourreto cédant, Fayence ouvrit ses portes aux Savoyards. Des gens de Faienço, tant sublaires, que caillettes ou prompts à se décogner, obtinrent du Savoyard le prêt d’un canon afin de se revancher des gens d’en face. Ils cassèrent le château des Villeneuve de Tourreto et dansèrent toute la nuit. Pour bien connaître la châtelaine, Pierrette d’Oraison, je sais qu’icelle dernière leur fit payer la vilenie au centuple, mais elle se refusa à rebâtir ladite demeure.

Le duc de Savoye, ayant regroupé ses forces, marcha sans plus de tracas vers Draguignan et Aix, où il ne réussit point cependant, comme je viens de vous l’écrire, à se faire reconnaître comte de Provence. Malgré tout quelques nobles et bourgeois lui firent parvenir une lettre, que non seulement je ne trouvais point à mon goût mais qui, à mon sens, déshonorait la Provence. Ils se sont là grandement forligner de trop vouloir s’affriander. Ils disaient entre autre : « …Nous vous supplions de croire que nous sommes de même volonté reconnaissants Votre Sainte intention… Cependant les bons offices que Votre Altesse a fait à ce pays ont obligé les Catholiques tant en général qu’en particulier que nous osons bien nous promettre de tant, que de vous assurer que par la dite assemblée l’on se conformera à la dite résolution à la dite occasion étant avertis du vrai, comme les forces hérétiques du Dauphiné et Languedoc sont sur le point d’entrer dans le pays et de se joindre au sieur de La Valette ainsi que le sieur de Chambaud, avec deux milles arquebusiers et cinq cents chevaux, de supplier très humblement Vostre Altesse, lui demeurant à jamais vos très-humbles et très-obéissants serviteurs. » A la lecture de cette lettre, le président de Saint-André s’est trouvé mal. Et la découverte des signataires n’arrangea rien. Il y avait là, alignés prêts à la soumission : Matal le vicaire d’Aix et procureur du Pays, Guiran, assesseur du procureur, Seguiran consul d’Aix et procureur du Pays, de La Chan consul d’Aix et procureur du Pays et La Fare procureur du pays adjoint. Nous en fûmes tous très contristés, mais prompts à réagir.

Un hiver de froidure et un printemps très rude

En ce début de l’an de grâce 1591, nous en sommes là ! Tous ici ignorent de quoi demain sera fait. Tout semble être au bon vouloir du prince de Turin. Toujours est-il que depuis quelques semaines, la soldatesque savoyarde campe dans nos rues. Et c’est misère de la voir ravager échoppes et greniers, écuries et maisonnées. Je sais que le président de Saint-André s’en est ouvert à Monseigneur de Martinengue, en vain, semble-t-il. Cependant, il faut bien le dire le gros de la troupe savoyarde tient à composition le bourg du Pertùs.

Le 12è jour de janvier, le duc de Savoye partit de la Tour d’Aiguez pour revenir à Aix afin d’y passer le Carême prenant. Dix jours plus tard, à deux pas de la Sainte-Roseline, les Etats de Provence, favorables à la Ligue se réunirent dans notre ville, en la salle archiépiscopale, sur ordre du duc de Savoye. Je n’étais point de ces gens là, pas plus que le président de Saint-André et une douzaine de mes amis proches. Mais nos petits fouinards, comme aimait les appeler Marc Antoine, savaient tenir la bassinoire, emplir le jarreto et obtenir toutes les contasseries, si bien que rien ne nous échappait de cette engeance. Le frère d'Henri le Cruel, messire Jean de Villeneuve que j'avais perdu de vue depuis quelques temps, y était. Il était ligueur sur ordre de son frère à n'en point douter, car les armes n'étaient point de son fait, ni même le discours, dont il était toujours très avare. 

J'ai su que Son Altesse le duc de Savoye avait ouvert ces Etats par un large discours. Il affirma être venu dans notre Provence pour la défendre en la foy et la religion catholique. A vrai dire, il ne cherchait que de l'argent et autres moyens pour continuer son dessein et faire la guerre. Le duc ne pouvait ignorer que monseigneur de Lesdiguières s'apprêtait à passer en Provence. Je vous reparlerai de ce noble seigneur. Le duc troussa bagage prestement pour s’en retourner à la Tour d’Aiguez. Il donna des ordres pour faire passer la Durenço à son incroyable artillerie et s’en aller planter ses tentes à Peirolles. Nous savions que ladite assemblée était présidée par Honoré Sommat, sieur du Castellar. Je l’avais vu plusieurs fois courir dans nos couloirs à la recherche de quelques faveurs ou cherchant à se racoutrer pour sa gloriole. A ses côtes, œuvrait Nicolas Flotte, conseiller tout comme moi, aidés tous deux d’Honoré de Laurens, avocat général du roy, toujours prompt au babil et au rien dire. Il aimait beaucoup contre-pointer ce qui souvent n’était que contasserie. De ce jour, le président Jean de Saint-André examina la liste des affidés aux Savoyards. On l’entendait soupirer de tristesse à la lecture de certains noms. Il y avait force ecclésiastiques dans l’assemblée et notamment l’évêque de Riez, Elsias Rastellis.

Un de nos fouinards, bien enganté dans l’entourage ducal, vint m’informer, un soir entre chien et leu, d’une bien étrange affaire. Le sieur Pierre Jean Bompar, qui faisait office de juge royal en la ville de Grasse, s’en vint coqueter le Savoyard en lui présentant et lui dédiant la figure de la carte géographique de notre province. On nous rapporta que la position et la distances des villes et des villages, des montagnes et des rivières et même des forêts y étaient géométriquement représentés, beaucoup mieux qu’en nulle autre carte, qu’il fut paru jusqu’alors. Je connaissais pour ma part une belle représentation du sieur Jules Raimond de Soliers, natif de Pertùs, pour avoir eu le bonheur de la découvrir à Riez sur une table qui servait à Monseigneur pour préparer la guerre. Mais, on nous affirma que la carte du sieur Bompar était de bien meilleure qualité.

Les nouvelles rapportées semblaient nous montrer alors que les atêtements devaient avoir lieu dans le nord du pays et notre ville d’Aix se pourrait être épargnée.