Le tour d’Edmonde en 80 jours - Alain Gauvrit - E-Book

Le tour d’Edmonde en 80 jours E-Book

Alain Gauvrit

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Beschreibung

Afin de se reconstruire à la suite de deuils douloureux, dont celui de son fils, Edmonde, directrice d’une maison d’édition et épouse d’un écrivain célèbre, mène une psychothérapie médiatisée par un travail d’écriture. Pour chaque année de son existence, elle doit raconter un événement, banal ou insolite, cocasse ou dramatique, qui a marqué sa mémoire. De son premier cri en 1985 à son dernier souffle, c’est pour un feuilleton de plus de 80 épisodes qu’elle nous associe à la restauration symbolique de son parcours de vie.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Écrivain et psychiatre bordelais, le docteur Alain Gauvrit a déjà publié plusieurs romans et nouvelles, ainsi qu’un récit historique et une pièce de théâtre. L’idée de raconter la vie d’un personnage, de sa naissance à sa mort, au rythme d’un court chapitre par année vécue, lui a inspiré le défi de troquer ses habitudes littéraires pour les chapitres d’une biographie imaginaire.

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Alain Gauvrit

Le tour d’Edmonde

en 80 jours

© Lys Bleu Éditions – Alain Gauvrit

ISBN :979-10-377-9605-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Aux Éditions Nombre7

Des nouvelles d’Omer (novembre 2022)

Artisan coiffeur, Omer vient de faire valoir ses droits à la retraite, ce qui va accentuer l’isolement social de ce célibataire endurci. Déjà fragilisé par des pathologies somatiques pesantes, c’est alors sur le plan psychologique qu’il va décompenser. Des passages à l’acte extravagants, dictés par d’étranges lubies, vont l’entraîner, lui et son voisinage, dans des mises en danger insensées.

Libres courts (août 2022)

Compilation de textes courts dans lesquels l’humour et la caricature s’allient à un irrationnel échevelé.

Inclus « Les 24 sec. du Mans », vaudeville en 3 actes.

Le secret de Roquetaillade (août 2020 – juin 2022)

Un roman d’aventures qui, à travers de mystérieuses énigmes, mène le lecteur du château de Roquetaillade jusqu’en Écosse, à la recherche du trésor des Templiers…

La veuve salisienne – récit historique (juin 2019 – juin 2022)

Une affaire de parricide en 1825. L’occasion pour la guillotine, « la veuve » comme on la surnommait, de venir faire son œuvre à Salies.

Tout ça pour un compte d’eau salée…

La sténose – Une intelligence, un destin (juin 2018 – mai 2022)

Le parcours de Baptiste, enfant à haut potentiel intellectuel, jusqu’à l’âge adulte. Ou quand l’intelligence devient un handicap…

Nouvelle version, modifiée et augmentée, du roman paru en 2016. Prix du roman 2019 à Nevers.

Folles nouvelles (août 2017 – mai 2022)

Quatre nouvelles (Les Sables rouges – Détect’Yves – Initiales – Manu) basées sur des pathologies neuropsychiatriques aussi rares que spectaculaires dans leurs manifestations cliniques. Avec en bonus : « Absurderies et Cocassités » et « Entretiens et Miens ».

Prix du Jury Saint-Estèphe 2018 et « Initiales » a été primée au concours de nouvelles 2019 du Groupement des Écrivains-Médecins.

Le sanglier de Serre Caüte (janvier 2017 – avril 2022)

Une comédie de mœurs sur fond d’enquête policière en terre béarnaise qui ne manque pas de sel ! Un drôle de drame, à moins qu’il ne s’agisse d’un drame de drôle…

Médaille de la ville de Salies-de-Béarn 2017.

Les gros orteils élastiqués (novembre 2021)

Le professeur Porcheron est Chef de service dans un Institut Médico-légal. Son adjoint, le docteur Le Pennec, a été l’amant de sa femme. Le député Duchemin, épris de cette dernière, est retrouvé mort dans un sous-bois. Crime ou suicide ? Le lendemain, c’est la jeune femme qui est sauvagement assassinée. Y a-t-il un lien entre les deux affaires ? Le Commandant Humbert mène l’enquête. Mortimer, le nouvel agent de chambre mortuaire, aussi…

Le Lys Bleu Éditions

Trilogie Corse (février 2021)

Sur fond de lutte sans merci entre deux gangs mafieux, de vendetta en vendetta, la saga d’une famille endeuillée par plusieurs drames (Balthazar), une histoire d’amour (Coline) et la venue au monde d’un enfant dont le parrain sera un Parrain (Balthus).

Aux Éditions Libre Label

La sténose (avril 2016)

Baptiste, étiqueté « surdoué » dès l’âge de 6 ans, ne concevait aucune fierté de sa différence. Quelle idée de s’enorgueillir d’un handicap ? À force de se heurter à des murs, son ambition devint de passer de plus en plus inaperçu. Au risque de se perdre lui-même…

À Capucine, Juliette, Romane,

Lily & Pia,

mes princesses

& Tom

mon petit prince

Statue de Demeter Chiparus (1886-1947), Jeune femme au livre, régule.

Prolégomènes

Le 30 juin 2040

Je m’appelle Edmonde, j’ai 55 ans et je suis directrice d’une Maison d’édition à Paris. Mon mari, Jean-Loup Despierres, est un écrivain reconnu qui a reçu le prix Interallié en 2014 et décroché le Goncourt quinze ans plus tard.

Nous avons deux enfants. Angèle, 22 ans, est Commissaire d’exposition et Igor qui… Igor qui nous a quittés il y a tout juste un an au guidon de la moto que nous venions de lui offrir pour son dix-huitième anniversaire… En quelques secondes, cet incorrigible casse-cou a rendu vains les dix ans d’un combat victorieux contre la leucémie qui nous avait tous mobilisés à ses côtés. La mort n’apprécie pas qu’on la brave impunément trop souvent.

Après le décès de ma mère il y a cinq ans et celui, douze ans auparavant, d’un père que j’aurai perdu à peine retrouvé, ce nouveau deuil, encore plus enraciné dans ma chair, m’a détruite. Détruite au sens de déconstruite. Comme si l’édifice de ma vie, que j’avais élevé avec patience et application d’une nouvelle rangée de pierres chaque année s’était écroulé d’un coup sous l’effet d’un cataclysme imparable. Je suis à terre, terrassée. Cette terre qui finit toujours par nous ensevelir après nous avoir nourris.

Lorsque l’un de ses appuis vient à manquer, la structure devient bancale et instable. Chaque soutien doit alors retrouver son propre équilibre et ce dernier doit concourir à l’aplomb et à la solidité de l’ensemble. Notre structure familiale n’échappe pas à la règle et si chacun d’entre nous a sa part de souffrance et y réagit avec ses propres ressources, il nous faut en même temps veiller à ce que l’unité et l’harmonie de notre cellule ne soient pas affectées. Jean-Loup s’est réfugié dans l’écriture, où il excelle ; Angèle s’est jetée tête baissée dans une aventure sentimentale hasardeuse ; et moi, qui ne suis pas écrivaine et dont le cœur est déjà pris, mais qui ai besoin d’une aide afin d’y voir plus clair dans ce qui m’arrive, j’ai pris rendez-vous avec un psychiatre.

La démarche n’est pas facile. Dévoiler à un inconnu les sentiments contrastés qui nous animent ou qui nous figent, accepter d’avouer ses failles, de reconnaître ses manquements, mettre à nu sa culpabilité, réelle ou supposée, requièrent une bonne dose de courage agrémentée d’une confiance inébranlable. En fait, il suffit d’être intimement convaincue que se livrer permet de se délivrer !

Déceler ma souffrance ne nécessitait aucune compétence particulière tellement elle était inscrite corporellement. Identifier et admettre ce dont j’avais besoin pour l’éradiquer me prit un peu plus de temps. Mais le plus long fut de décrocher un premier rendez-vous et de patienter dans son attente sans savoir si ça allait matcher entre le thérapeute et moi. Par chance, le courant est immédiatement passé entre nous et un transfert positif s’est mis en place, laissant augurer d’une efficience de la démarche. En fin d’entretien initial, le praticien m’a mise en garde :

— Nous allons nous engager dans un travail qui va s’inscrire dans la durée. Certes, je vais pouvoir vous prescrire des médications qui devraient soulager quelque peu votre douleur morale, mais le travail de fond qui s’impose sera vraisemblablement long et coûteux en énergie. À l’issue de nos rencontres, vous ne ressortirez pas forcément de ce bureau indemne et soulagée, mais possiblement plus mal que lorsque vous y serez entrée. Chaque séance réactivera et mobilisera en effet des affects douloureux et pourra faire resurgir d’anciens tourments enfouis et oubliés. Il vous faudra de la ténacité et de la persévérance. Tenir bon.

Mon métier, c’est d’écouter aux portes et de repérer où elles grincent. Je le fais remarquer aux patients et ils voient ce qu’ils peuvent y faire. Ainsi, et comme vous pouviez vous en douter, je n’apporterai pas de solutions clés en main à vos interrogations mais je vous aiderai à trouver vos propres réponses au travers de mises en scène à effet cathartique. Et pour ce faire, je vais rebondir sur votre métaphore de l’édifice déconstruit. Je crois aux vertus thérapeutiques de l’écriture, alors je vous propose de reconstruire par écrit, année après année, moellon par moellon, ce qui s’est effondré de votre existence tout en consolidant ce qui tient encore debout. En commençant par votre petite enfance, là où s’originent tant de traumas ignorés mais encore opérants. Tentez même de remonter jusqu’à votre vie intra-utérine : imaginez ce qu’en tant que fœtus vous avez ressenti et perçu de votre mère et de son désir d’enfant, des premiers stimuli du monde extérieur…

— Mais c’est impossible ! Je vais déjà avoir assez de mal à me remémorer des événements pas si anciens que ça ! Alors la petite enfance…

— Cela n’a aucune importance ! Essayez d’être aussi fidèle que possible aux faits, mais que ça se soit réellement passé ou qu’il soit question de constructions imaginaires ou de projections fantasmatiques, l’essentiel c’est que cela vienne de vous : de votre mémoire ou de vos rêves, de votre inconscient, de vos désirs refoulés, de possibles provocations, de réelles pudeurs ou de supposés mensonges… Peu importe, il y aura votre empreinte.

Produisez des chapitres courts, deux à trois pages dactylographiées par année d’âge dans lesquelles vous évoquerez, en la datant le plus précisément possible, la journée qui vous aura le plus marquée cette année-là. Qu’elle ait été l’occasion d’un événement banal ou insolite, cocasse ou dramatique. Ne craignez pas de narrer des choses qui vous paraissent insignifiantes, stupides ou même crues si elles se présentent à vous ainsi. Si aucun fait particulier ne vous vient en tête, parlez de l’air du temps, de l’influence du milieu, de l’évolution des choses qui vous touchent ou vous concernent, faites œuvre de sociologue. Et si jamais votre écrit dépasse trois pages parce que vous aviez beaucoup à dire, ne vous censurez pas : nous y consacrerons autant de séances que nécessaire.

Chaque semaine, nous me ferez lecture de votre dernier chapitre et nous tenterons d’en dégager des pistes de travail. Cela vous convient-il ?

— Tel que vous l’exposez, je trouve le principe séduisant et motivant. En calculant de tête, vite fait, nous devrions faire la jonction avec mon âge actuel en moins d’un an et demi. Et ensuite ?

— Une fois que les pierres auront été remises à leurs places, il faudra les jointer ensemble pour que votre existence ne soit pas une série d’épisodes mis bout à bout mais qu’elle s’inscrive dans un continuum, qu’il y ait du lien. Un fil rouge. Il est question de la reconstituer, de la reconstruire telle qu’elle était, on est bien d’accord ? En aucun cas d’enlever ce qui ne vous plaît pas ni de rajouter quoi que ce soit pour l’enjoliver ou l’édulcorer. Il conviendra enfin de repérer où se situaient les fragilités et de les consolider, de détecter de possibles malfaçons et d’y remédier autant que faire se pourra.

Nous verrons bien alors où vous en serez et nous déciderons de la suite : poursuivre l’étayage ou reprendre possession de vos murs et vous y réinstaller.

— J’espère que vous me remettrez les clés accompagnées d’une garantie au moins décennale !

— Je ne serai qu’un artisan, à la fois guide et conseil. Vous, vous serez en même temps maîtresse d’œuvre et d’ouvrage.

— Je plaisantais bien sûr mais je pense avoir bien compris le travail que nous allons mener et surtout son sens : réhabiliter pour réhabiter en quelque sorte. Ça me va bien. Je suis partante !

— Parfait ! À la semaine prochaine alors, avec votre écrit qui partira d’où tout a commencé : la matrice !

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Le 20 février 1985, jour de la Sainte-Aimée

J’en avais ma claque ! Cela faisait bientôt neuf mois que je moisissais dans ce cagibi minuscule qui m’avait pourtant paru si spacieux au départ. Avec le temps, la surface habitable s’était réduite comme peau de chagrin et ma liberté de mouvement s’en était trouvée de plus en plus contrainte. Il est vrai qu’un enfant, ça grandit vite et qu’ici, on ne peut pas trop pousser les murs. C’est vraiment une gageure de dénicher un logement décent dans ces enceintes urbaines.

J’habitais chez maman, mais si on m’avait dit que ma chambre serait à ce point exiguë, j’aurais sans doute émis des réserves. Surtout qu’elle était également sombre, humide et mal ventilée et, comme à l’instar de la plupart des enfants de mon âge, je n’en sortais jamais, ça commençait à sérieusement sentir le renfermé. C’était probablement à cause de cette odeur que ma mère ne s’y aventurait jamais, ne serait-ce que pour passer un coup d’aspirateur. De toute façon, j’aurais vigoureusement protesté face à toute intrusion dont l’intention aspiratoire aurait non seulement violé mon intimité, mais menacé mon existence. Intimité toute relative au demeurant, car à plusieurs reprises et sans être le moins du monde parano, j’avais eu la nette impression qu’on collait un micro contre la paroi de mon logis, vraisemblablement pour m’espionner. Si ça se trouve, on m’avait également filmée. Sans mon autorisation, bien entendu. En contrepartie, j’avais demandé à ma mère celle de punaiser des posters aux murs pour égayer un peu la pièce. Plusieurs mois ont passé et j’attends toujours la réponse. Alors il ne fallait pas s’étonner si, de temps à autre, je pétais un câble et donnais des coups de pied dans les cloisons.

Papa – enfin celui qui prétendait l’être – avait décrété qu’il ne pouvait pas me loger chez lui. Un problème de compatibilité ou de configuration des lieux, je ne sais plus. Je l’avais échappé belle ! En revanche, il venait nous rendre visite de temps en temps. Le soir en général, mais il arrivait que ce soit en pleine journée ou même au milieu de la nuit, sans crier gare. Je n’appréciais guère ses allées et venues. Ça agitait toute la maisonnée. Alors quand je l’entendais se pointer avec ses gros sabots, disant à maman « je vais faire un p’tit coucou à bébé », je me claquemurais dans ma piaule et il avait beau frapper de toutes ses forces, ma porte demeurait close. Pourquoi m’appelait-il « bébé » au fait, alors qu’entre eux ils se surnommaient déjà ainsi. Ça n’a aucun sens une famille de bébés. On m’a déjà affublée d’un prénom que je sache ! Mais de cela, nous reparlerons plus tard… Heureusement, au bout de cinq à six tambourinages infructueux, il poussait un grand soupir plaintif et se retirait. Il n’était guère endurant, et cela m’arrangeait plutôt. Quel calme quand il les avait vidés, les lieux ! Il avait beau gémir, je ne céderais pas. Si ma mère acceptait de le laisser pénétrer dans l’entrée, ça la regardait. Mais il ne franchirait jamais la porte de mon repaire, mon père. Mon père ?

À ce propos, comme je le supputais, quelque chose ne collait pas. Un soir qu’il martelait ma porte, j’avais regardé par le trou de la serrure et je n’avais pas reconnu celui qui m’avait déposée chez maman le jour de mon emménagement chez elle. Et chaque fois que j’avais vérifié, c’était le même type qui essayait de forcer l’entrée à grands coups de butoir. Il faudra que maman m’explique. En tout cas, celui-là, je l’avais bien photographié. Je le reconnaîtrais entre mille. Une vraie tête de nœud !

Bon, maintenant ça suffit : je fugue, je me casse, je me carapate, je me fais la belle. Ce n’est plus vivable ici. Au début, tout baignait, mais quand un cagibi n’est plus qu’un débarras, eh bien bon débarras ! Ça tombait bien, ma mère en avait marre elle aussi et ça faisait déjà quelques jours qu’elle menaçait de m’expulser. Même si ça me convenait, quand on y pense, mettre sa fille à la porte, faut pas pousser quand même ! Eh bien si justement, elle était en train de pousser. De me pousser dehors, et avec une belle énergie encore. J’entendais même une voix féminine que je ne connaissais pas, une voisine sans doute, qui l’y encourageait : « Allez, madame, poussez, poussez ! » Non, mais, de quoi je me mêle ? Une femme sage n’incite pas une mère à pousser son enfant hors du domicile.

Prudente, ma mère avait commencé par entrouvrir la porte. La lumière m’avait éblouie, mais je m’étais habituée peu à peu. Elle l’avait laissée entrebâillée un bon moment. Peut-être commençait-elle à avoir des scrupules ? Ou se disait-elle qu’elle allait me regretter ? Moi, en revanche, j’avais hâte d’en finir. Je m’étais retournée en direction de la lumière et avais commencé à me ruer vers la sortie la tête la première. Je ne sais pas comment j’ai fait mon compte, mais c’est là que je me suis pris la tête dans ma corde à sauter qui s’est enroulée autour de mon cou.

À partir de là, tout s’était précipité. Y avait un mec masqué qui m’attendait à la sortie. Un véritable guet-apens ! Il m’a chopée par les pieds et filé une grande baffe sur les fesses. Ça m’a fait un mal de chien, car je n’avais pas eu le temps de m’habiller avant de mettre le nez dehors et de passer d’un milieu liquide à une atmosphère gazeuse. J’ai hurlé à pleins poumons, ce qui a eu l’air de réjouir mon agresseur, ce pervers. Heureusement la voisine, une sage-femme finalement, a volé à mon secours et m’a arrachée des mains de ce malade. Elle a coupé la corde à sauter qui commençait à m’étrangler et m’a posée sur le ventre de maman qui souriait. Ouf, elle n’avait pas l’air si fâchée que ça.

J’étais drôlement bien, allongée sur la façade extérieure du mur de mon studio, au revêtement bien plus doux que la paroi interne. Les bras en croix, la tête tournée de côté, je découvrais de nouvelles sensations et, à travers mes paupières closes, je ne perdais rien de ce qui se passait autour de moi. Et ce que je vis me glaça, m’édifiant définitivement sur la violence du monde que je venais de rejoindre : l’individu masqué, décidément aussi lâche que brutal, s’acharnait à gifler un type sans défense, allongé par terre manifestement évanoui, et dont les avant-bras présentaient des traces récentes de griffures. Et ce type inconscient sur lequel ce voyou s’acharnait, je le reconnus immédiatement : c’était Tête-de-nœud.

1 an

Le 23 février 1986

Ma cousine germaine Adèle, une petite prétentieuse de trois mois mon aînée, avait marché à onze mois et demi et mon acquisition de la verticalité était brusquement devenue un enjeu majeur au sein de la famille élargie. Allais-je, sinon battre le record établi par la pimbêche, du moins l’égaler ? En tout cas, l’amour-propre de mes parents supporterait mal que je sois surclassée, ne serait-ce que de quelques jours, dans cette compétition développementale, navrante du fait de sa pesanteur pour l’ambiance. Moi je m’en fichais comme de ma première couche, mais pour eux, qu’Adèle me devance constituerait une infamante humiliation.

À onze mois et demi pourtant, et sans bras élévateurs, ma vision du monde se situait toujours au ras de la moquette. Je rampais et me déplaçais à quatre pattes et me contentais modestement de cette médiocre performance. En privé, Tête-de-nœud ne se gênait pas pour présumer que ma mère, vexée et honteuse, descendait d’une lignée ayant enfanté quelques spécimens de handicapés atteints de retards psychomoteurs génétiques. On frisait même parfois les assertions de consanguinité. En société, ma mère faisait plutôt profil bas, mais le plus insupportable pour elle, c’étaient ces coups de fil quotidiens de la maman d’Adèle, sa propre belle-sœur, demandant d’un air condescendant qu’on devinait jubilatoire : « Alors, toujours pas ? »

M’abandonner totalement à l’attraction terrestre revêtait pour moi un double avantage. D’abord maman me prenait plus souvent dans ses bras et ça, c’était un frein à ma bipédie auquel elle n’avait pas songé. Ensuite, j’évitais le déshonneur des chutes à répétition et n’avais pas, comme Adèle, les jambes constellées d’hématomes, ce qui aurait nui à mon teint de porcelaine. En revanche, ma cousine était plus prompte pour aller s’emparer d’une poupée et la confisquer à ma convoitise, ou pour conquérir un gâteau et le soustraire à ma gourmandise. Mais ce n’étaient point des raisons suffisantes à mes yeux pour me faire violence.

Bref, l’acquisition de la marche n’était pas pour moi la préoccupation du moment. N’ayant pas encore vu d’adulte marcher à quatre pattes, je me disais que cela viendrait en son temps, naturellement. Non, ce qui me prenait la tête à cette époque, c’était de voir Tête-de-nœud venir finir mon sein de prédilection après chaque tétée. Est-ce que je me permettais d’aller finir son assiette, moi ? Ce type était vraiment un goujat, un malappris, un malotru, un mufle, un butor, un pignouf, un sagouin… C’est étonnant le nombre de qualificatifs qui existent pour désigner un homme sans éducation. Tête-de-nœud les méritait tous.

Finalement, c’est en ce 23 février, étonnamment le jour de la Saint-Lazare, à l’âge d’un an et trois jours, alors que ma mère commençait à parler de bilan génétique, neurologique, psychomoteur et j’en passe, que le déclic se produisit. Certaines évocations – hôpital, électroencéphalogramme et surtout prise de sang – peuvent parfois lever miraculeusement certains blocages récalcitrants. Une instance supérieure dont j’ignorais jusque-là l’existence se réveilla en moi et me souffla : « Lève-toi et marche ! »

J’obéis.

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2 ans

Le 2 mars 1987

Si Adèle avait gagné le sprint de la déambulation autonome, je venais de la ridiculiser dans la course à l’acquisition de la propreté de jour. C’est étrange, mais la mère de cette pisseuse ne téléphonait quasiment plus depuis que la mienne lui avait annoncé ma victoire, sèche et indiscutable.

Hélas, dans ce domaine comme dans bien d’autres, rien n’est jamais acquis. Et, ce matin au réveil, lorsque maman a soulevé son chemisier pour me montrer son abdomen rebondi, qu’elle a pris ma main pour en caresser la prometteuse rondeur et qu’elle m’a expliqué avec les mots les plus doux qu’elle ait pu trouver que bientôt un petit Victor viendrait agrandir la famille, eh bien une étrange émotion s’est emparée de moi. Je ne saurais dire quel sentiment l’emportait sur les autres entre la joie, la colère et la peur. Cependant, ce que je savais parfaitement définir, c’était la chaleur humide qui n’avait pas tardé à baigner mon entrecuisse et auréoler mon pyjama. Comment un fœtus avait-il pu, à distance et en quelques secondes, rendre incontrôlable une vessie que j’avais mis des mois à domestiquer ? C’était, à n’en pas douter, un être maléfique doté de pouvoirs surnaturels dont il allait falloir se méfier.

La compréhension de mon entourage et les attentions dont on fit preuve à mon égard m’aidèrent à reprendre assez rapidement le contrôle de mon sphincter. En revanche, mon cerveau, qui en est dépourvu, continuait pour sa part à déverser des flots intarissables d’interrogations angoissantes qu’aucune couche n’aurait pu absorber. Des questions classiques, du genre : « Est-ce qu’il va prendre ma place dans le cœur de maman ? Va-t-elle m’abandonner ? » D’autres, plus personnelles : « Est-ce que c’est Tête-de-nœud qui l’a mis dans le ventre de maman ? Ou bien mon vrai papa ? À moins que ça ne soit le fruit d’une rencontre d’un troisième type ? »

Bref, la première nuit suivant cette annonce se passa dans le lit parental, bien calée entre maman et Tête-de-nœud, quelquefois qu’il prendrait à ce dernier l’envie d’aller frapper à l’entrée du cagibi et d’y déposer un autre bébé. Un rival, ça suffisait. Et puis en tant que grande sœur, je me devais de protéger Victor. C’est maman qui l’avait dit. Donc pas question de laisser ce type, qui se dit mon père, secouer le local de mon frère. Je sais trop les traumatismes que cela occasionne. Au passage, je te demande de me pardonner, petit frère. J’ai quitté le cagibi si vite que je n’ai pas eu le temps de tout ranger. Et si je n’ai pas changé les draps, c’est que j’espérais secrètement être la première et la dernière à y séjourner… Mais il est trop tard pour regretter les choses. Le mâle est fait. Ah, j’allais oublier : quand tu sortiras, pense à me rapporter le bout de corde à sauter que j’y ai oublié.

3 ans

Le 6 septembre 1988

L’entrée à la maternelle fut plus difficile pour ma mère que pour moi. Sur le chemin, c’était davantage moi qui la tirais par la main que l’inverse et nous serions arrivées à l’école avec une belle avance si nous avions marché à reculons. Je jouais déjà avec mes condisciples que je sentais son regard sur moi depuis la porte de la classe. C’est la maîtresse qui avait dû la rassurer en la repoussant dehors pas à pas et je suis sûre qu’inconsciemment, elle aurait souhaité que je fasse une crise d’opposition tellement clastique que, pour cette fois, on lui aurait conseillé de me ramener à la maison.

C’est au cours de cette première année de maternelle que la maman d’Adèle reprit son harcèlement téléphonique :

— Adèle s’ennuie beaucoup en maternelle. Elle a tellement de facilités… Je vais demander son admission anticipée au C.P. pour la rentrée prochaine.

— Moi, j’ai fait le point avec la maîtresse d’Edmonde, lui rétorqua ma mère en persiflant. Si elle continue comme ça, elle devrait avoir le Bac avec mention à quinze ans.

— À dix-huit ans, je vois bien Adèle poursuivre des recherches en biologie moléculaire, répondit l’autre, ne lâchant pas l’affaire.

— Edmonde sera sans doute sa directrice de thèse, la brocarda ma mère pour clore le débat.

Silence au bout du fil… Vexée, ma tante ne donnera plus signe de vie avant longtemps et mon oncle, un personnage falot, lui emboîtera le pas.

4 ans

Le 20 juin 1989

Les émotions que je ressentais, je pouvais désormais les extérioriser davantage par les mots que par les gestes. Sauf avec Victor. Je pouvais aussi choisir de les garder pour moi, notamment si leur expression risquait de blesser quelqu’un ou de remettre en cause son bien-être. J’avais découvert l’empathie, sauf pour mon frère. Mais il m’arrivait aussi de cacher mon embarras si j’avais fait une bêtise pour éviter de me faire prendre. Surtout si j’avais fait en sorte de diriger les soupçons sur… Victor.

Je pouvais également mettre des mots sur mes peurs et mes angoisses. Toujours les mêmes : l’abandon, la mort… J’avais besoin qu’on me rassure sur ces sujets, car je n’avais pas encore la maturité pour les assimiler de façon économique afin de me rasséréner et de restaurer ma confiance en moi.

J’étais aussi moins égocentrique et ma sociabilité progressait doucement : j’étais capable d’attendre mon tour et de partager mes jouets avec mon puîné, bien qu’il préférât ses petites voitures à mes poupées. Quand il m’en empruntait une, c’était en général pour regarder sous sa robe et lui arracher la tête. Dans ces cas-là, selon l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, soit patiemment je la réparais, soit brutalement je le massacrais… Eh oui, il arrive que les progrès soient remis en cause par des petites régressions temporaires.

Car qu’on se rassure, bien qu’étant plus docile, il m’arrivait encore de faire des colères et de ne pas céder sur ce que je voulais faire ou avoir. D’autant plus que mon imagination débordante prenait souvent le pas sur la réalité, les liens de cause à effet que je créais étant souvent hasardeux.

J’étais aussi plus à l’aise dans mon corps : je courais (souvent après mon frère qui, à son âge, n’allait pas bien vite), je grimpais (sur le buffet pour voir si les plaques de chocolat étaient bien rangées), je sautais (de préférence dans les flaques boueuses), je faisais des découpages (parfois dans mes tee-shirts), je m’habillais seule (constamment à l’envers), mais il me fallait encore de l’aide pour boutonner mes vêtements ou lacer mes chaussures.

C’est cette année-là qu’étant dans la même classe, Adélaïde, Florentin et moi nouâmes des liens qui jamais ne se démentiront. Bref, j’étais une enfant de quatre ans qui grandissait et évoluait le plus normalement d’Edmonde.

5 ans

Le 28 septembre 1990

Trois ans de maternelle, c’est long. Moi j’aurais bien aimé une année de paternelle au milieu. Car Tête-de-nœud avait beau fournir des efforts devant ma mère, je voyais bien qu’il faisait semblant. Semblant de s’intéresser à moi, de s’occuper de moi, de jouer avec moi… Semblant de m’aimer quoi ! Mais l’amour paternel, ça ne se simule pas.

Je crois qu’il faisait semblant aussi avec maman et qu’elle le lui rendait bien. Ma mère aime les hommes, mais elle se lasse vite. J’avais pu le constater quand Tête-de-nœud était absent. Maman devait penser que j’étais trop petite pour voir et pour comprendre. Jusqu’au jour où…

— Ma chérie, il faut que je te dise… Tu ne verras plus ton papa…

— Il est mort ?

— Hélas non ! Enfin, je veux dire, il est parti avec une fille plus jeune et qui a beaucoup moins de qualités que moi. Mais ne t’inquiète pas, il va être remplacé par un nouveau papa.

— Qui est plus jeune et a beaucoup moins de qualités que l’ancien ?

— Non, il est beaucoup plus vieux et il a davantage de qualités. Il est plus riche…

— Mais moi je veux mon vrai papa !

— Comment ça ton vrai papa ?

— Ben oui, je sais bien que l’ancien n’était pas le vrai.

— Ah bon… et comment le sais-tu ?

— Je le sais, c’est tout.

— Je comptais t’en parler, mais plus tard.

— Je crois bien que c’est le moment.

— Hum… OK ! Eh bien, voilà…