Les sans-cœurs - Roger Vannier - E-Book

Les sans-cœurs E-Book

Roger Vannier

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Beschreibung

Clémence, orpheline de mère, trouve refuge auprès de la famille Paquet, où elle grandit avec Romain, un garçon de son âge. Leur quotidien insouciant est bouleversé par des tragédies familiales et une guerre inlassable qui envahit Laucaster sous le régime de Vichy. Gilbert Paquet, maire humaniste et père de Romain, est destitué, tandis qu’un drame emporte le père de Clémence, la laissant désormais seule. Arrachée à la bienveillance des Paquet et envoyée dans une institution, la jeune fille subit une séparation déchirante d’avec Romain, un événement qui scellera leur lien et transformera leur amitié en une passion puissante. Après la guerre, alors que Gilbert retrouve son poste, un projet menaçant les terres de Clémence pousse la famille à la rechercher. L’amour et la mémoire triompheront ils des épreuves imposées par le temps et l’histoire ?

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Roger Vannier, ancien enseignant et élu local, est un écrivain accompli qui partage sa passion pour la littérature depuis 2009. Auteur prolifique, il s’est distingué par de nombreux ouvrages explorant des thèmes universels tels que la justice, l’antiracisme et les valeurs humaines. Son style sensible et engagé met en lumière les luttes contre les injustices et la misère, tout en célébrant l’amitié et la solidarité.

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Seitenzahl: 285

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Roger Vannier

Les sans-cœurs

Roman

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Roger Vannier

ISBN : 979-10-422-5527-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Qu’est-ce qu’elle était belle, cette goélette ! Sa coque était large et plate. Elle était taillée à l’aide d’un couteau dans une planche de peuplier. Trois morceaux de tissus blancs et triangulaires s’accrochaient aux mâts. Un fil à coudre tendait et fixait le foc à l’extrémité du beaupré. Le garçon et la fillette avaient posé leur petit bateau sur les flots, avaient couru s’asseoir en aval et s’émerveillaient en le regardant voguer vers eux. Un air léger, venant de l’ouest, suivait la rivière qui s’élargissait à cet endroit. La proue allait donc dans le sens du courant et le voilier, éblouissant sous le soleil d’été, semblait faire le beau devant ses admirateurs. Certains jours, des vents contraires l’obligeaient à avancer de biais, mais, cette fois-ci, il allait droit devant lui et le spectacle était sublime.

Sous leurs yeux, le cours d’eau était calme et sombre. Un gros rocher, qui surplombait l’autre rive, s’y reflétait et rendait les fonds aquatiques secrets et inquiétants. À cause de lui, cet endroit s’appelait la Tête du Diable. Son front de géant s’avançait au-dessus du courant et ces deux petites touffes de broussailles qui s’accrochaient vers le haut semblaient imiter ses yeux et lui donnaient l’air d’avoir un regard ombrageux. Plus loin, des ronces et des vergnes masquaient les ruines d’un château fort. Les enfants auraient bien aimé connaître quel avait été son rôle. Avait-il abrité un seigneur et sa cour ? Des chevaliers ou des bandits ? Mais le temps était passé sur ses murs, sur ses pierres, et il avait effacé toute son histoire.

Clémence Rostand avait neuf ans et Romain Paquet en avait dix. Ils fixaient le voilier qui filait devant eux. Ils étaient silencieux et attentifs. Leur jouet ne devait pas aller trop loin. Là-bas, à une centaine de mètres en aval, le bruissement continu d’une cascade leur parvenait comme un avertissement. Deux de leurs confections avaient été englouties par cette effroyable cataracte. Pour l’une, Romain avait tiré trop fort sur le fil qui la retenait et celui-ci s’était cassé. Pour l’autre, il l’avait laissée aller trop loin et il y avait eu aussi rupture. Mais, maintenant, Clémence donnait le signal et le garçon ramenait à temps la goélette. Avec la laine à tricoter fixée sur la proue, la jeune fille en faisait une pelote au fur et à mesure que l’opération s’effectuait. Sorti de l’eau, le bateau reposait à leurs pieds, et ils restaient quelques minutes en contemplation devant la beauté du lieu.

Ils étaient assis dans l’herbe et entendaient le bruit régulier de la chute d’eau. Celui-ci dominait tous les autres sauf, en ce moment, le son d’une cloche annonçant sans doute un enterrement. Il s’agissait de celle de l’église de leur village, Laucaster, un gros bourg de 1200 âmes se trouvant en amont de la rivière qu’on appelait la Virole. Mais à leur corps défendant, le vacarme que faisait l’eau en tombant dix mètres plus bas retenait leur attention.

Clémence, depuis le décès de sa maman Odile, vivait chez les parents de Romain. Pierre, son père, avait accepté cette solution qui le soulageait. Il n’avait pas suffisamment de temps pour s’occuper de sa fille. Il était meunier et son travail l’accaparait énormément. De plus, il était devenu alcoolique depuis son veuvage, ce qui le mettait davantage en difficulté pour assumer son rôle de père. La mère de Clémence et celle de Romain, Antoinette, avaient été comme deux sœurs. Elles avaient été des camarades de communion et cette distinction, décidée dans un cadre religieux, avait créé entre elles un lien indéfectible. Elles s’étaient fait le serment de s’entraider et, au besoin, de venir au secours de leur progéniture. Cela expliquait que le garçon et la fillette, passionnés de petits voiliers, se considéraient frère et sœur, et qu’ils étaient inséparables.

Une toile de jute enveloppait la goélette et, avec une grosse ficelle servant de courroie, Romain, chemin faisant, la portait sur son dos. Il fallait en prendre soin. Marcel Bourin, qui tenait la menuiserie-charronnerie située à plus d’un kilomètre de Laucaster, les avait aidés dans sa construction. Grâce à lui, la coque et les gréements étaient peints en blanc. Il leur avait donné de la colle et prêté un vilebrequin pour que les mâts puissent s’enfoncer et se maintenir sur le pont. Il leur avait conseillé de laisser l’extrémité du beaupré plusieurs jours dans l’eau pour l’attendrir et le clouer sur la proue sans le fendre. Participant activement à l’élaboration du projet, Clémence avait ourlé les voiles et participé à la pose des cordages. En observant l’autre bateau exposé dans la vitrine du magasin de jouets de Laucaster, le garçon avait su comment adapter une quille sur le leur. Il avait fixé dessous un morceau de bois dur et avait, péniblement, réussi à visser sur la partie inférieure, une grosse lame de fer, étroite, plate et lourde. Leur jouet était magnifique. Celui de la boutique de la grande rue était grand, mais il était cher et il ne leur plaisait pas. Les commerces, autour de la place du marché, étaient bien achalandés, mais les prix affichés s’adressaient à une « poignée » de riches, disait le père de Romain, Gilbert Paquet, le sabotier et le maire de la commune. En effet, il y avait à Laucaster quelques fortunés, mais surtout, beaucoup de pauvres.

Clémence et Romain allaient souvent à la Tête du Diable. Ils avaient un long trajet pour y parvenir, mais ils préféraient cela plutôt que de traverser tout Laucaster pour atteindre la Virole qui n’offrait pas d’endroit assez propice à la navigation de leur bateau.

Ce jour-là, sur le sentier du retour, ils se donnèrent la main comme ils le faisaient plus souvent. Ils avaient toujours été ensemble. Ils avaient appris à marcher dans le même parc et avaient ensuite partagé leurs jeux. Ils avançaient en ce moment dans un chemin encaissé qui passait sous le pont qu’empruntaient les tacots. Au-delà, ils devaient prendre un embranchement qui, plus loin, débouchait sur la grande route. En ce début de vacances d’été 1939, il faisait chaud et lourd. Les longues herbes, qui hérissaient les talus, jaunissaient et donnaient leurs graines. Les oiseaux chantaient à plein gosier ou virevoltaient de branche en branche.

Arrivés devant la construction de la SNCF, ils entendirent venir vers eux des gens qui parlaient avec enthousiasme. Ils se placèrent derrière un pilier pour observer sans être vus. Les voix se turent subitement. Juste avant le carrefour, il y avait, sur la chaussée, des chaises cassées, des assiettes ébréchées ou fendues, et des verres certainement fêlés. On devinait des fourchettes, peut-être aussi des cuillers et des couteaux. Il y avait aussi des bouteilles posées debout sur la terre sèche et jaune. Cette disposition, qui barrait la voie et qui s’apparentait à des couverts attendant des convives, avait quelque chose de surnaturel. Clémence et Romain virent deux jeunes hommes. Ils semblaient avoir décidé d’aller pêcher et ils s’étaient arrêtés net. Ils avaient posé leur canne. Ils étaient figés et silencieux. Les enfants les connaissaient. Au bout de quelques secondes, l’un d’eux, qui s’appelait Raoul Voisinet, estima :

— C’est encore un de ses coups.

— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda son camarade Édouard Leroux qui n’osait plus faire un geste.

— On n’a pas d’autre solution. On doit retourner nos poches et s’en aller d’ici le plus vite possible.

— Et les anguilles ? On a appâté hier, c’est tout de même stupide de ne pas y aller.

— Tu veux qu’il t’arrive des ennuis ? Glisser dans la rivière et t’y noyer ? Fais ce que je te dis et tu ne discutes pas.

Raoul et Édouard retournèrent les poches de leur veste et celles de leur pantalon. Même leur musette eut droit à l’opération. Ils gardèrent à la main leur bocal de gros vers, leur petite boîte de matériel, reprirent leur canne à pêche et repartirent.

Clémence et Romain, devant cette scène hors du commun, restèrent tout pantois. Deux questions se posèrent à eux. Qui avait mis ces vieilleries à même le sol et en travers du sentier ? Pourquoi les deux pêcheurs avaient-ils agi ainsi et s’en étaient allés d’où ils étaient venus ?

On trouvait, à quelques mètres du carrefour, dans un renfoncement de la haie et dans un creux du fossé faisant penser à une ancienne fontaine, un amas de ferrailles rouillées. Il s’agissait tout simplement d’une décharge sauvage qu’utilisaient les gens du hameau voisin. S’entassaient dans ce trou des objets de toutes sortes : de vieux vélos, des landaus, des poussettes d’un autre âge, et même une roue de charrette sans ferrement avec des rayons brisés. Clémence et Romain restèrent quelques secondes à contempler ce dépôt d’ordures et s’en allèrent. Une fois sur la grande route, ils décidèrent de faire un crochet jusqu’à l’atelier de Marcel Bourin.

Celui-ci les attirait beaucoup. Il les recevait toujours avec le sourire et savait se montrer attentif à leurs problèmes. Les trois ouvriers, dont un apprenti, avaient généralement une petite blague pour les amuser. Quand tout le personnel était au travail, ils restaient dans un coin et observaient. Ils écarquillaient les yeux devant les scies et les raboteuses qui tournaient. Tous les paysans de la commune s’adressaient ici pour leurs réparations ou pour leurs commandes. On y fabriquait surtout des carrioles et des tombereaux, des portes et des fenêtres sur mesure. De temps à autre, on y retapait quelques vieux meubles ou des ustensiles en bois d’utilité courante. Rien de comparable avec la grande fabrique de Laucaster qui s’adressait à une clientèle huppée. Elle réalisait des buffets richement sculptés, des bureaux pour gros patrons, des chambres à coucher et des salles à manger pour familles à haut revenu. La menuiserie Grandet réalisait de belles choses qui n’étaient pas faites pour toutes les bourses. Gilbert disait que cette entreprise travaillait pour les riches.

Le bruit des machines s’arrêta à l’heure du casse-croûte. Ce fut juste à ce moment-là que Raoul et Édouard entrèrent. Les menuisiers s’étonnèrent à l’arrivée des deux jeunes gens. Marcel leur demanda :

— Alors cette pêche ? Vous êtes déjà de retour ?

— On n’y est pas allé, dit Raoul Voisinet.

— Vous étiez pourtant sûr de ramener des anguilles ? Qui vous en a empêché ?

— La sorcière, pardi ! Elle a su s’y prendre bien comme il faut, c’est moi qui te le dis.

Raoul et Édouard, se coupant parfois la parole, racontèrent ce qu’ils avaient vu sur le chemin et ce qu’ils avaient fait. Ils n’oublièrent aucun détail. Excités par les explications qu’ils donnaient, ils étaient loin de remarquer les sourires discrets qu’on devinait chez les ouvriers.

— Qu’est-ce que vient faire une sorcière, là-dedans ? interrogea Marcel sur un ton amusé.

— Je l’ai vue ce matin. Elle est venue ici avec sa petite remorque, précisa Raoul.

— Tu veux parler d’Eugénie ? Elle a récupéré sa chaise, son petit garde-manger et une clayette qu’on lui a réparés. Mais elle est repartie par la route. Que serait-elle allée faire sur le chemin ?

— Je te dis que c’est elle, cette vieille sorcière ! Elle a fait un détour exprès pour faire ce sale coup.

— Pourquoi crois-tu que c’est une sorcière ? l’interrogea l’apprenti.

— C’en est une, tout le monde le dit.

— Tu ferais mieux de rentrer tes poches de culotte au lieu de dire des absurdités, lui conseilla Marcel.

Raoul était certain qu’il ne racontait pas de bêtises. Ils avaient vu, à même la chaussée, une table diabolique. Qui avait pu organiser une telle installation sinon Satan en personne dans le but d’inviter toutes les forces du mal pour distribuer des envoûtements en veux-tu, en voilà. Romain et Clémence quittèrent les lieux plus ou moins déconcertés.

Sur la route, ils avaient un peu plus d’un kilomètre à parcourir et, sans se presser, ils arriveraient à Laucaster bien avant l’heure du souper. La maison des Paquet était à droite, à l’entrée du bourg. Antoinette tenait une petite épicerie et une quincaillerie, et il fallait traverser la cave pour atteindre l’atelier de Gilbert.

Tout en marchant, ils réfléchissaient à ce qu’ils avaient vu et entendu. Dans la menuiserie de Marcel s’étaient tenus des propos contradictoires et Clémence ne parvenait pas à faire la part des choses. Quant à Romain, il avait déjà son opinion sur la sorcellerie et rien ne pouvait le faire changer d’avis. Selon son père, ce n’était que balivernes, un moyen rapide et simpliste de répondre à des phénomènes réclamant réflexion et analyse. Il n’y avait donc que les idiots pour croire au surnaturel. Clémence, qui avait suivi les mêmes leçons, ne les avait sans doute pas bien retenues.

— Ils ont parlé d’Eugénie. C’est la vieille dame qui vient faire le ménage chez papa, enfin, ta tante ?

— Oui, c’est elle. C’est la tante de mon père. C’est ma grand-tante, tout compte fait.

— Pourquoi disent-ils que c’est une sorcière ?

— Les gens la traitent ainsi parce qu’elle n’aurait pas fait ce qu’il fallait quand son mari est mort. C’est faux, d’après papa. Les gens disent n’importe quoi et ce n’est pas une sorcière. D’abord, ça n’existe pas, une sorcière.

— Ah, bon !

— Tu ferais mieux d’écouter mon père. Tu savais bien qu’elle faisait partie de la famille.

Eugénie avait été mariée avec l’un des deux frères de son grand-père tué pendant la Grande Guerre. Du coup, son père n’avait plus qu’un oncle qui s’appelait Amédée. À l’évocation du nom de ce dernier, Clémence se lamenta :

— Le pauvre ! Il y a longtemps qu’on ne lui a pas rendu visite. J’aimerais bien qu’on aille le voir prochainement, suggéra-t-elle.

Au-dessus du village, de gros nuages s’étaient amoncelés et, venant de loin, ils entendaient déjà des coups de tonnerre. Ils arrivèrent à la maison sous les premières gouttes de pluie. Antoinette préparait le dîner. La grand-mère Célestine, la mère de Gilbert, handicapée, et donc veuve depuis plus de vingt ans, gardait le silence dans son fauteuil roulant. À table, tenant leur verre de vin, Gilbert et le curé Barnabé discutaient politique. Les deux hommes, l’un sabotier-maire avec un bouc frisottant et des idées à la Jaurès, l’autre avec sa soutane et sa croix de bois pendant sur sa poitrine, avaient l’air de très bien s’entendre. Ils parlaient de Munich, de Daladier, de Chamberlain, d’Hitler, d’expansions, d’alliances, de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, et aussi, de la possibilité d’une deuxième guerre mondiale. En plaçant son voilier sur une étagère, Romain enregistrait ces mots qu’il avait maintes fois entendus. Il avait l’impression que les adultes étaient inquiets et il aurait aimé connaître le fin fond de l’affaire. Clémence aidait Antoinette et, en attendant que le souper fût prêt, le sabotier et son ami, l’abbé Lassonnière, bavardaient sérieusement tout en buvant leur rouge à petites gorgées. Les deux hommes se connaissaient de longue date. Seuls quelques bourgeois de Laucaster trouvaient cette relation tout à fait anormale. Pour les pauvres, exposer leurs malheurs au représentant de Dieu entraînait automatiquement le soutien et le réconfort de la mairie dans les jours qui suivaient.

La maîtresse de maison avait mis six assiettes sur la table quand la clochette de l’épicerie tinta. Elle alla servir et Clémence continua à mettre le couvert. Comme il arrivait assez fréquemment, Barnabé était invité à dîner. Antoinette revint et alluma dans la salle à manger : l’orage avait assombri la pièce.

— Cent grammes de gros sel et deux bougies à crédit, dit-elle. On est déjà le 5 juillet et de Bonneval n’a toujours pas versé le deuxième acompte de juin. C’était la Juliette Pinot. Elle sera obligée de s’adresser au centre social si le bourgeois ne se décide pas à payer, a-t-elle dit.

— Déduction : pour beaucoup de familles, il n’y a plus d’argent à la maison depuis plusieurs jours, fit Gilbert avec tristesse.

— Si tu n’avais pas instauré ce système de soutien, ce serait terrible pour certains, surtout pour les enfants, ajouta l’abbé Lassonnière.

— Pour eux, une aide sociale provenant d’un service public est un droit acquis alors qu’elle devient un don du ciel dès lors qu’elle sort de ton église. J’avoue que ça m’ennuie un peu, dit le sabotier en prenant un air amusé.

— Tu ne vas pas en faire toute une histoire ?

— Mangez donc, leur ordonna Antoinette en posant la soupière au milieu de la table.

L’épicière préparait à la fois le repas du soir et le déjeuner du lendemain. Le matin, elle devait s’occuper de sa belle-mère et, avant midi, la clientèle ne lui permettait pas de surveiller son feu, son four et ses casseroles. Elle attendait la fin de l’après-midi pour cuisiner plus tranquillement. Pour ce dîner, elle avait préparé un civet de lapin auquel elle avait ajouté de la poitrine de porc et des pommes de terre. Sur son dessous-de-plat, la cocotte ouverte embaumait autour d’elle. Suivraient ensuite, dans leur saladier, des fraises que les enfants avaient ramenées du jardin.

— Barnabé, finis ta soupe au lieu de causer. Ce qu’il y a dans la marmite, c’est bon quand c’est chaud, fit Antoinette.

— Oui, je me dépêche. Alors les enfants, qu’avez-vous à nous dire ?

Romain raconta ce qu’il avait vu et entendu cet après-midi. Clémence intervenait pour combler ses oublis. Les adultes les écoutaient, à la fois stupéfaits et amusés.

— Ça ne vous serait pas venu à l’idée que des gamins plus grands que vous aient pu se distraire en étalant ces ustensiles sur le chemin ? leur demanda Gilbert.

— C’était quand même curieux ! Vous vous en rendez compte, ils ont retourné toutes leurs poches, intervint Clémence.

— Allons donc, mon enfant ! C’était une farce de garnements et vous aviez, en face de vous, deux grands idiots, affirma Barnabé.

— Chez Marcel, tout le monde s’est moqué d’eux. C’est vrai que Raoul et Édouard ne sont pas très futés. C’est vraiment deux bedinguets, dit Romain.

— Enfin, tu as finalement compris qu’ils n’avaient pas inventé l’eau chaude. Mais ce n’est pas de leur faute, les pauvres ! C’est bien regrettable, conclut Gilbert.

Le dîner terminé, chacun quitta la table. Dehors, l’orage s’était éloigné et la nuit peinait à s’installer. Barnabé, en partant, promit de faire état, dans son homélie de dimanche, des difficultés de ceux qui attendaient leur paie. Gilbert lui suggéra d’être plus direct à l’adresse des employeurs. Selon lui, certains croyaient que 1936 n’avait jamais eu lieu. Mais Barnabé certifia que si le bon Dieu pardonnait aux mauvais sujets, il venait toujours en aide à leurs victimes. Le sabotier, qui secoua la tête en souriant comme pour affirmer ses propres certitudes, se dirigea vers sa chambre et toute la famille suivit son exemple.

Romain se mit au lit avec des idées qui repoussaient le sommeil. Les analyses que faisaient son père et Barnabé sur la situation du pays et les décisions qu’auraient prises, selon eux, certains personnages importants l’intriguaient énormément. De leurs discussions sans discordance, il retenait surtout qu’ils craignaient pour l’avenir. Même Antoinette prenait part au débat et se lamentait. Elle aussi parlait de catastrophe, de deuxième guerre mondiale si rien n’était fait pour calmer le jeu. Le garçon laissa ces soucis aux adultes et imagina la goélette sur l’eau de la Virole. Que c’était formidable l’obscurité d’une chambre pour rêver et se figurer des choses comme en plein jour. Le jouet, avec ses trois voiles blanches, s’estompa, et l’enfant s’endormit enfin.

Dans sa chambre, Clémence réfléchissait à l’idée de sorcellerie qu’avait soulevée la table diabolique du chemin. « Et si Eugénie était vraiment une sorcière, une méchante femme ? » se demandait-elle. Elle était arrivée toute petite chez les Paquet. En admettant qu’Eugénie ait fréquenté le moulin avant la mort de sa mère, on pouvait supposer qu’elle ait pu y jouer un mauvais rôle. Mais elle devait croire le curé Barnabé et ceux qui l’entouraient. Ils affirmaient que la vieille tante Paquet n’était pas une mauvaise personne. Elle avait seulement le regard sombre et ne parlait guère aux autres. Elle songea un instant à la goélette à qui il serait bien de donner un nom, et elle s’abandonna dans les bras de Morphée.

De toutes les rues du bourg, de tous les quartiers périphériques, hommes, femmes et enfants convergeaient vers l’église dont la blancheur et la hauteur de son clocher en faisaient un édifice remarquable. Laucaster était un village très catholique. De tous les hameaux des alentours, des familles entières affluaient vers elle en soulevant la poussière des chemins. Le curé était estimé. Les fidèles, qui montaient les marches par groupe, en ce dimanche matin de juillet 1939, s’engouffraient ensuite dans la pénombre et l’air frais de la maison du Seigneur. Quand ils furent tous installés, l’abbé Lassonnière, au pied de l’autel, avait devant lui de très nombreux chrétiens prêts à suivre la célébration de la messe. Au fond de lui-même, il en éprouvait une grande satisfaction. Il voyait, sur les premières chaises, les gens huppés, les notables, les grands employeurs, tous ces gens distingués ayant en commun le pouvoir de l’argent. Suivaient derrière, des commerçants et des artisans ayant pignon sur rue, des femmes aisées soignant leur apparence. Enfin, allant jusqu’à Léon Guinguet, le bedeau, qui allait mettre fin à la sonnerie des cloches, se logeaient tous les autres : les familles d’ouvriers et de saisonniers.

Accroché à la corde la moins grosse, Léon quittait le sol dallé et revenait vers lui pour le toucher du bout des pieds. Il devait clore sa mission par le son le plus clair. La petite cloche tintait, mais elle demandait de plus en plus d’effort. Le bedeau ne s’acharnait pas. Après qu’elle avait rendu trois ou quatre fois son timbre cristallin, la cérémonie pouvait commencer. Pour Barnabé, tous les gens assis devant lui jouissaient de la miséricorde divine et, en tant qu’homme de Dieu, il les considérait tous comme égaux. Gilbert, par contre, voyait plutôt des disparités criantes, de très riches, mais surtout beaucoup trop de misère et de grandes souffrances. Si, pour les deux amis, la conception de l’humain était identique et s’ils se rejoignaient sur bon nombre de dossiers, la manière de prêcher leur philosophie était franchement différente.

L’office se déroula avec la plus grande sérénité. Au moment du sermon, Barnabé se plaça tout près des fidèles. Il ne montait plus en chaire. Certains le lui reprochaient, mais il craignait de se rompre les os : les marches et la rampe étaient vermoulues et le bois craquait dangereusement. De plus, là-haut, il se sentait ridicule et préférait rester debout devant ses ouailles. Il avait également constaté qu’il analysait mieux la réaction de ceux qui devaient se sentir concernés par certains passages de son homélie. Il parla de solidarité, de fraternité. Il expliqua que la charité n’excluait pas qu’on donnât aux nécessiteux les moyens de se sortir eux-mêmes de la misère. Un travail honnêtement rémunéré était une famille qui mangeait à sa faim, ajouta-t-il. Un salaire versé dans les temps évitait d’acheter à crédit chez les petits commerçants. Enfin, l’abbé Lassonnière, veillant toutefois à ne pas stigmatiser les uns au profit des autres, fustigea la paresse, le vice, le mensonge, le vol. Puis, pour conclure, il invita l’ensemble des paroissiens à respecter la parole du Seigneur.

Philippe de Bonneval était un jeune chef d’entreprise, énergique et hautain. Un réactionnaire bon teint, selon Gilbert. Il était propriétaire de la tannerie située au sud du village, sur la rive droite de la Virole. Il sortit de l’église et s’arrêta à l’ombre d’un tilleul. Il ordonna à son épouse et à son fils de rejoindre leur château. Il alluma un cigare et attendit. Il savait que l’abbé Lassonnière, après la messe, venait sur la place pour écouter certains fidèles et répondre à leurs questions. Dès qu’il le vit descendre les marches, son missel à la main, il se dirigea aussitôt vers lui et l’apostropha :

— C’est vous qui honorez mes fournisseurs et qui réglez mes factures à temps, quand mes clients oublient de me payer ?

— M. de Bonneval, qu’y a-t-il ? Je ne comprends pas.

— Vous comprenez très bien. C’est Paquet qui vous écrit vos sermons ?

— Que racontez-vous là, M. de Bonneval ?

— Non, je me trompe. Le sabotier serait moins diplomate. Mais ce n’est pas lui qui fait travailler 320 personnes et qui les nourrit.

— Encore faut-il, M. de Bonneval, ne pas les laisser sans moyens de subsistance.

— Je fais ce que je peux ! Quelques jours sans paie ne vont pas les faire mourir.

— Pensez aussi aux enfants, M. de Bonneval.

— Je pense à beaucoup de choses si vous saviez, mon père. Mais j’en oublie.

— Je vous comprends, mon fils. Que le Tout-Puissant vous aide à faire face à vos obligations.

— Ce ne serait pas de trop.

— Faites confiance à notre Seigneur, tout là-haut.

— C’est ce que je fais toujours. Bien le bonsoir, M. l’abbé.

Barnabé savait qu’il avait affaire à un hypocrite, à un chrétien peu charitable. Cependant, pour lui, c’était avant tout un enfant de Dieu. Mais, concernant ce bourgeois, Gilbert pourrait encore lui dire : « Mon pauvre ami, tu as encore pris des gants pour répondre à ce jeune exploiteur. »

Clémence et Romain étaient assis sur le banc de l’allée qui menait au jardin. Ils taillaient avec leur couteau dans le bois tendre d’un cageot. Ils étaient sous le soleil du matin et il leur suffisait de tourner la tête à droite pour voir leur école. Ils pouvaient aussi, en se penchant un peu, deviner la mairie où le sabotier présidait ses réunions et allait, chaque après-midi, apposer sa signature au bas de documents officiels. Il n’y avait que la route à traverser pour se rendre dans ces établissements qui, avec la maison des Paquet, indiquaient l’entrée du bourg. De là partaient plusieurs artères, dont la rue principale qui longeait la place du marché avant d’aller rejoindre le grand pont sur la Virole. Si la commune, dans l’ensemble, comptait environ 1600 habitants, Laucaster était un gros village qui avait plutôt l’air d’une petite ville. On y trouvait tous les commerces. Ceux du centre avaient de belles vitrines et présentaient des objets d’une grande valeur. On ne manquait pas d’artisans : des mécaniciens, des plombiers, des maréchaux-ferrants, des rétameurs, des maçons, et autres spécialistes. Installée à l’ouest, la menuiserie Grandet employait une cinquantaine de personnes. À l’extrémité sud de l’agglomération, de l’autre côté de la rivière, on y trouvait donc la tannerie de Philippe de Bonneval et, cinq cents mètres plus loin, en aval, le moulin de Pierre Rostand.

D’abord, l’entreprise. De la Virole partait un petit canal qui la traversait. Un barrage, près de la rivière, le coupait et l’asséchait en cas de forte arrivée d’eau. Un autre, au pied des bâtiments, se fermait chaque soir après le travail afin de ne pas engorger inutilement les trois bassins de rétention creusés derrière les ateliers. Dans cette usine, les ouvriers s’épuisaient dix heures par jour.

Le moulin Rostand se trouvait donc entre le pont et la tannerie. Lui aussi prenait l’eau de la Virole pour faire tourner sa roue à aubes. Il était très ancien. Des pierres moussues ou décelées, ici et là, témoignaient de sa vétusté. La partie où Pierre concassait le grain était vraiment dans un piteux état. L’habitation, qui lui était contiguë et où Eugénie venait faire un brin de ménage et la cuisine pour deux ou trois jours, semblait un peu moins abîmée par le temps. Ses deux fenêtres avaient des volets sur lesquels s’accrochait encore une peinture marron et, posés sur ses rebords, des jardinières de géraniums rachitiques avaient le faible pouvoir de lui donner meilleure allure.

Clémence ne rendait jamais visite à son père sans Romain. Quand ils y allaient, ils en revenaient silencieux et gardaient, tout au long du retour, l’image d’un meunier sombre et à moitié ivre la plupart du temps. Pierre et sa minoterie étant peu accueillants, les enfants espaçaient de plus en plus leurs visites.

Au-delà de Laucaster, plusieurs hameaux concentraient une population de paysans, d’ouvriers agricoles, de saisonniers. Dans ces lieux surpeuplés se cachait généralement la misère. Des fermes isolées employaient quelques personnes à l’année et en prenaient certains autres à l’occasion des grands travaux. Dans la commune, tous ces écarts nécessitaient un maillage fait de petites routes et de chemins. Sorti du bourg, on se trouvait vraiment en pleine nature.

Le deuxième dimanche de juillet, Pierre Rostand avait concassé très tôt le matin. Il était dix heures et il se reposait assis sur un sac de blé posé à plat. Il vidait une bouteille de vin avec deux jeunes gens de la région.

— Ta sorcière ne vient pas le jour du Seigneur ? demanda l’un d’eux.

— Non ! Et elle ne va même pas à la messe. Mais arrête de la traiter de sorcière. Je te fais remarquer qu’elle n’a pas encore envoûté mon moulin.

— Attention, Pierre ! Cela a le temps d’arriver.

— Ne me parle pas de malheur. J’en ai assez eu comme ça. Tu ne devinerais pas ce qu’elle m’a raconté, l’autre jour ? Elle m’a dit qu’Amédée a ramené un trésor des pays lointains où il a fait la guerre, autrefois.

— Amédée ? Celui qui n’a qu’un bras et qui habite la Chaumière, cette maison isolée qu’on voit en passant sur la route des Girolles ? demanda l’autre.

— Oui ! D’après elle, il l’aurait caché dans un de ses meubles. Il y a sûrement longtemps qu’elle tient cette information. Son défunt mari était sans doute au courant, car c’était le frère d’Amédée. Ce dernier est l’oncle de Gilbert Paquet au cas où vous ne le sauriez pas.

— Le maire ? Alors, il est en famille avec Eugénie, la sorcière ?

— Eh oui, c’est sa tante par alliance. Tiens, la bouteille a rendu l’âme. On va en attaquer une autre. Vous avez bien le temps. C’est dimanche, aujourd’hui. De plus, c’est du blanc, c’est comme si c’était du vin de messe. On n’a plus qu’à imaginer qu’on est dans l’église du père Lassonnière.

Le meunier, quand il avait bu, rapportait des anecdotes que lui seul était censé connaître. Il leur donnait du sensationnel en leur ajoutant une dose de médisance, voire de calomnie. Son auditoire était ravi. Les deux personnes qui le composaient, ce matin-là, n’avaient pas encore vingt ans. L’un habitait Laucaster, l’autre, le hameau des Archers situé à un kilomètre plus loin. Quand ils étaient « gamins », à l’école, pour la remise des notes, on les trouvait toujours en queue de peloton. Méchants, haineux, sournois, les enseignants les envoyaient souvent au coin, aussi bien durant les cours que pendant les récréations. Aujourd’hui, en dehors de leur travail, ils braconnaient, chapardaient, agressaient verbalement les plus jeunes qu’eux, se moquaient des personnes âgées et des demoiselles.

— Vous en prenez un autre pour finir la bouteille ? leur demanda Pierre.

Les deux jeunes gens tendirent leur verre.

— Ça ne sera pas de trop ? Vous tiendrez le coup ?

— Pour qui tu nous prends ? Amène ! Ce n’est pas un canon de plus qui va nous faire peur, dit le plus hardi.

— Oui, il nous en faut bien plus que ça, se vanta l’autre.

— Dans ce cas, fit Pierre.

Alexandre, le père de Gilbert, avait été rappelé sous les drapeaux en 1914 et était tombé à Verdun en août 1916. Simon Paquet, le mari défunt d’Eugénie, avait été réformé. Ses constants soucis de santé lui avaient évité l’enfer. Amédée, le troisième frère, était devenu un militaire de carrière. Il avait fait toute la Grande Guerre et avait pris quelques galons. En 1919, il avait été nommé adjudant-chef et s’était retrouvé en mer Noire, avec ses hommes, aux côtés des marins d’un cuirassé.

En 1925, il y eut la guerre du Rif. Amédée dut, avec beaucoup d’autres, se confronter aux troupes d’Abd el-Krim. Il fut d’abord blessé par une moukkala. Puis, à la fin de la même année, un coup de sabre le conduisit à l’hôpital de Fez où on l’amputa carrément du bras droit. Manchot, Amédée quitta l’armée avec le grade de lieutenant.

Depuis cette date, il vivait reclus à la Chaumière, une maison paysanne isolée, en retrait de la petite route des Girolles qui rejoignait celle qui menait à Fausset. La pièce commune n’avait qu’une porte ouvrant sur une cour qu’un marronnier, en cette saison, ombrageait en grande partie. Près du portillon qui donnait sur un jardinet se situait le puits dans lequel il puisait l’eau fraîche de sa main gauche : le seau était petit. Il comptait aussi sur les 2 heures de services que lui rendait une aide-ménagère. Gilbert, de temps en temps, lui envoyait un jeune homme pour lui bêcher un coin de son potager et pour y semer ou y planter quelques légumes. Derrière le logis, on trouvait une prairie et une bourrique, laquelle cohabitait avec le bois de chauffage entassé sous un hangar en dur. Plus loin, des sapins, des chênes et des châtaigniers, faisaient comme un petit bois où, l’été, l’infirme pouvait y trouver un peu de fraîcheur.