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De sombres jours pour Flora…
Pourquoi Flora Verneer est-elle aussi terrifiée en découvrant sa grossesse ? Quel but poursuit son persécuteur qui la traque, elle et son petit garçon, en l’obligeant à l’inacceptable ? Les proches de Flora disparaissent mystérieusement sans qu’elle en comprenne les raisons. Cette jeune veuve, qui travaille dans le domaine sensible du renseignement, est mutée à Brest, sa ville d’origine, après un drame.
Quels sombres desseins recouvrent ce retour ? Elle sera aidée dans son calvaire par un jeune voisin, agent de sécurité, Dany, entraîné bien malgré lui dans un scénario machiavélique. Quelle est cette mystérieuse Étoile Verte qui suscite tant de convoitise ?
Un polar haletant au bord de la Penfeld, à découvrir sans attendre !
EXTRAIT
Gilles ne passait pas plus de quatre ou cinq mois par an avec elle. Ses missions la prenaient toujours au dépourvu, au milieu d’un repas, en voyage, au cœur de la nuit…
Flora s’était habituée à ne rien prévoir. C’était plus simple. D’enfant il n’en avait pas été question. Jeune, elle n’y songeait pas. Aux abords de la trentaine, elle avait compris que ce ne serait pas facile.
Gilles exerçait un métier dangereux, un métier de soldat. Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite qui leur faisait éluder le sujet. Elle pensait qu’il ne voudrait pas laisser un enfant derrière lui, au cas où… Elle savait d’instinct que « la femme et les enfants ne faisaient pas partie du sac » et elle ne voulait pas alourdir sa charge.
Intense était le mot qui lui venait à l’esprit quand elle pensait à lui. Regard intense, présence énergique. Gilles n’était pas n’importe qui et cela se sentait. C’était un homme de l’ombre qui avait vécu des choses différentes. Flora comprenait le sens de l’expression « passer derrière le miroir ».
Il lui restait petit Tom désormais. Il l’avait ramené une nuit dans ses valises. Retour de mission particulière. Sa mère avait été tuée tout près de lui, dans un de ces pays à feu et à sang. Il l’avait déposé dans les bras de Flora qui n’en avait pas su plus. Comme dernier lien avec son passé, ils lui avaient conservé son véritable prénom Tom. C’était maintenant un petit garçon dégourdi de cinq ans et demi.
CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE
Editions Bargain, le succès du polar breton. –
Ouest France
À PROPOS DE L’AUTEUR
Née en 1954 à Cherbourg,
Martine Le Pensec vit à Toulon où elle travaille comme conseiller à l’emploi. Mère de quatre filles, d’origine bretonne et normande, elle puise son inspiration dans l’Ouest et dans le secteur médical où elle a travaillé durant douze ans.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
« Les étoiles n’ont leur vrai reflet qu’à travers les larmes. »
Vladimir Nabokov
REMERCIEMENTS
Au gendarme Florence Todisco pour ses conseils et son appui technique.
Éblouissement.
Froid.
Frissons, dents qui claquent sous l’effet du choc.
Chaud, très chaud.
Onde de chaleur qui monte et balaie tout sur son passage.
Cœur qui cogne sourdement.
Des ailes de mouettes qui essaient de se frayer un chemin hors de leur cage d’os et de chair.
Vertige.
Vide.
Les yeux qui tentent de se raccrocher à quelque chose et fixent un trait bleu posé sur le meuble de salle de bains.
Cerveau qui tourne à vide.
Flora posa ses deux mains tremblantes sur le rebord du lavabo et les appuya jusqu’à sentir la douleur dans ses tendons. Elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle voyait et pourtant…
Posé en évidence, le test de grossesse affichait clairement sa réponse.
Positif.
Enceinte, elle était enceinte !
Le mot explosa en particules colorées dans son esprit stupéfait. Elle se laissa glisser au bas du mur laqué de la salle de bains.
C’était impossible. Totalement, absolument, matériellement impossible.
Du fond de l’appartement, elle entendit Tom parler dans son sommeil et fit un effort pour se secouer.
Enceinte ! Le mot jouait la sarabande dans son esprit au bord de la rupture.
Enceinte, mais de qui ?
Elle resserra les pans de son gilet autour d’elle et perçut le déclic d’un compte à rebours infernal qui se mettait en place.
Flora serra une dernière main et caressa machinalement la tête de Tom, pressé contre elle. La cérémonie s’achevait et les personnes commençaient à partir par petits groupes. Elle suivit mécaniquement Jack qui ne l’avait pas quittée d’une semelle depuis le début de l’enterrement. Le soleil toulonnais était déjà chaud pour un début juin et donnait une note incongrue au moment. Flora vivait l’instant avec un détachement qui la sidérait. Gilles venait de mourir trois jours plus tôt, au cours d’une banale plongée sousmarine au large de Sainte-Marguerite. Pourtant, c’était un plongeur chevronné. À 44 ans, il avait de nombreux sites visités à son actif et un passé de nageur de combat digne d’admiration.
En apnée ou avec des bouteilles, il ne perdait pas une occasion d’explorer la côte. Il adorait le rire de Tom lorsqu’il sortait de l’eau avec un sac rempli d’oursins.
Flora se sentait flotter dans le cimetière illuminé de soleil. Ses collègues en tenue venaient de lui rendre un dernier hommage et elle ne parvenait pas à croire à sa mort. Il lui semblait encore parti en mission comme d’habitude, depuis ces onze dernières années.
Elle songea avec douceur à leur rencontre sur le banc d’un square parisien. Dans le quinzième. Elle y mangeait le sandwich de son repas de midi tandis qu’il s’était installé auprès d’elle. Elle travaillait depuis peu de temps chez Substend SA et ne connaissait pas bien cet arrondissement de Paris.
Les tempes déjà grisonnantes à 33 ans, le regard intense, il l’avait séduite rapidement. Militaire, il partait fréquemment en mission. Flora n’avait que 22 ans et elle avait mis du temps à réaliser qu’il appartenait au renseignement militaire. Ces choses-là ne se disent pas. Elles s’affirment un jour comme une évidence.
De Flora Kermel, elle était devenue Flora Verneer, deux ans après leur rencontre. Une cérémonie civile en petit comité. Un tailleur gris perle. Une photo près du poste de télévision, c’était tout ce qui restait de ce jour. Jack était déjà là d’ailleurs, ami de longue date. C’était lui qui leur avait signalé une place vacante sur l’antenne de Substend proche de Toulon. Ils étaient partis dans le Sud.
Gilles ne passait pas plus de quatre ou cinq mois par an avec elle. Ses missions la prenaient toujours au dépourvu, au milieu d’un repas, en voyage, au cœur de la nuit…
Flora s’était habituée à ne rien prévoir. C’était plus simple. D’enfant il n’en avait pas été question. Jeune, elle n’y songeait pas. Aux abords de la trentaine, elle avait compris que ce ne serait pas facile.
Gilles exerçait un métier dangereux, un métier de soldat. Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite qui leur faisait éluder le sujet. Elle pensait qu’il ne voudrait pas laisser un enfant derrière lui, au cas où… Elle savait d’instinct que « la femme et les enfants ne faisaient pas partie du sac » et elle ne voulait pas alourdir sa charge.
Intense était le mot qui lui venait à l’esprit quand elle pensait à lui. Regard intense, présence énergique. Gilles n’était pas n’importe qui et cela se sentait. C’était un homme de l’ombre qui avait vécu des choses différentes. Flora comprenait le sens de l’expression « passer derrière le miroir ».
Il lui restait petit Tom désormais. Il l’avait ramené une nuit dans ses valises. Retour de mission particulière. Sa mère avait été tuée tout près de lui, dans un de ces pays à feu et à sang. Il l’avait déposé dans les bras de Flora qui n’en avait pas su plus. Comme dernier lien avec son passé, ils lui avaient conservé son véritable prénom Tom. C’était maintenant un petit garçon dégourdi de cinq ans et demi.
Flora ne parvenait pas à réaliser la disparition de Gilles. Lui, le militaire de l’extrême, nageur de combat, parachutiste, agent du renseignement avait succombé à une banale bulle d’azote… Un manque d’oxygène qui avait provoqué un problème cardiovasculaire fatal. Dérision de la vie, il avait combattu aux quatre coins du monde et c’est là, dans les eaux paisibles de la Méditerranée, qu’il avait perdu l’existence. Elle réalisa qu’il ne lui avait quasiment jamais parlé de ses origines. Des parents âgés disparus avant leur mariage. Une sœur dont ils étaient sans nouvelles. En fait, sa vie était terriblement cloisonnée.
Elle et Tom d’un côté, l’armée et ses missions de l’autre, et, quelque part peut-être, des proches qu’elle ne connaissait pas. Gilles était un iceberg dont elle n’avait connu que la partie émergée.
Jack la dirigea habilement dans le dédale des tombes pour rejoindre la voiture. Tom lui tenait la main et marchait à ses côtés d’un air sérieux. Qu’est-ce qu’un petit bonhomme comme lui pouvait percevoir de la mort à son âge ? Jack c’était son copain et Flora était heureuse que le petit garçon puisse compter sur cette présence masculine pendant cette épreuve.
Gilles et Jack s’étaient connus à l’armée, mais Jack avait quitté l’uniforme depuis longtemps. Cet ancien cadre de l’armée avait fondé, avec d’autres, une société de veille technologique. Celle-là même où Flora travaillait depuis une dizaine d’années.
Une semaine après l’enterrement de Gilles, Flora avait repris son travail. Écartelée entre douleur et détachement, elle préférait reprendre le rythme pour ne pas sombrer. Les ombres du soir descendant ramenaient avec elles la nostalgie des souvenirs heureux et le vertige absolu du manque. Le départ sans retour. Cette fois-ci, il n’y aurait pas de fin de mission. L’absence durerait toujours et Flora ressentait la douleur nichée au creux d’elle-même comme une névralgie à fleur de peau. Un rien suffirait à la faire étinceler.
Reprendre le travail était une forme de thérapie. Une sorte d’hommage à Gilles. Ne pas se laisser glisser dans le néant qui ne demandait qu’à l’aspirer. Il lui avait confié Tom et elle se devait d’être une mère solide pour lui. Chaque matin, elle avait repris sa voiture et suivi la route sinueuse qui la menait de Toulon à Signes. Des kilomètres de virages et des larmes qui se mettaient à couler dès qu’elle commençait à rouler. Les vannes du chagrin s’ouvraient et laissaient glisser leurs flots sur ses joues durant le trajet. Un réflexe qui la surprenait matin et soir. Sa douleur vivait à l’intérieur d’elle-même. Elle lui autorisait cette seule sortie à l’abri des regards. Sinon, elle faisait bonne figure.
Retrouver le bunker protégé de Substend SA, niché sur le plateau de Signes, l’avait raccrochée au quotidien. C’était une société où la discrétion était le maître mot, aussi ses collègues de travail ne s’étaient pas attardés sur les condoléances. Quelques mots murmurés à la sauvette, une poignée de main et elle s’était de nouveau penchée sur sa tâche. Documentaliste, chargée de recherche dans cette société proche des milieux de la défense et de l’armement, elle était rentrée là par hasard. À la fin de ses études de lettres, elle avait répondu à une petite annonce recherchant une opératrice de saisie. Elle était restée.
Jack faisait partie des fondateurs de l’entreprise qui comptait plusieurs sites, Paris, Toulon, Brest et Cherbourg. Son domaine d’activité militaro-industriel et sa spécialisation en écoute et recueil de l’information en faisaient une entreprise de pointe en armement et sécurité. Flora travaillait dans le silence au recueil de l’information, dans le bunker protégé des écoutes, ainsi qu’à la codification et à son classement, avec deux autres documentalistes. Habilitation secret défense. Un travail minutieux dans une atmosphère recueillie. L’autre salle servait aux experts technico-opérationnels et aux analystes rédacteurs. Des experts issus des différents corps d’armée.
Juin s’était envolé à tire-d’aile. Occupée par les démarches administratives liées au décès de Gilles, elle n’avait pas vu l’été s’avancer. Jack était reparti à Paris après les obsèques et lui téléphonait régulièrement. Il prenait au sérieux son rôle de “parrain” auprès de Tom et de soutien envers elle. Une sorte de fidélité à la mémoire de Gilles. Flora ne savait pas trop ce qui les avait liés autrefois. Amitié de combat ? La fin du mois lui avait arraché des larmes d’émotion lorsque Tom lui avait apporté un petit pot de fleurs préparé à l’école. Gilles ne lui en offrirait plus jamais.
Elle avait maigri ces dernières semaines et flottait dans ses vêtements. Elle se sentait seule aussi. Son mari avait représenté tout pour elle. Il était son repère et elle se sentait comme une boussole perdue. Tout lui paraissait décoloré comme dans un vieux film pâli. S’il n’y avait pas eu Tom, elle se serait couchée pour toujours. Mais il était là avec son regard profond et son sourire édenté, et elle continuait à avancer. Un jour puis un autre.
Juin, juillet, août.
La chaleur lourde de l’été dans le Sud avait pesé sur elle, ajoutant une fatigue supplémentaire à son chagrin. Elle avait fui la plage cette année-là. Le bleu cru du ciel l’incommodait. Heureusement pour le petit garçon, ses voisins l’avaient emmené tout l’été avec leurs enfants.
La fraîcheur de septembre et les premières feuilles mortes l’avaient soulagée. Son humeur s’accordait mieux avec les couleurs de l’automne qu’avec l’agitation estivale. Elle n’était pas d’ici, de toute façon.
La nouvelle l’avait cueillie peu après la rentrée des classes. En début de journée, un message sur son ordinateur l’avait priée de se rendre dans le bureau du boss. Ancien officier supérieur, Pierre Charvin dirigeait l’antenne du Sud depuis quatre ans. Il avait fixé Flora de son regard bleu glacier et lui avait proposé abruptement :
— Un poste de responsable du service documentation est vacant dans notre société de Brest. Flora, vous travaillez chez Substend depuis longtemps et cette promotion vous revient. Vous pouvez prendre votre poste dès la semaine prochaine. La personne que vous remplacez libère un appartement que nous vous réservons.
Flora était restée muette quelques instants. Depuis trois mois, son univers se délitait. Plus rien ne la rattachait là. Le soleil et la mer bleue, c’était avec Gilles, c’était pour lui qui aimait tant plonger dans cette eau qui lui avait pris la vie. Elle, elle était d’ailleurs. Au fond de son cœur vivait la nostalgie des nuances de gris, des réveils au son de la corne de brume, des grains subits qui vous trempent jusqu’aux os en quelques secondes. Le pays d’Iroise était le sien et elle allait y retourner.
Elle avait vidé son appartement en peu de temps. Ce changement de travail tombait à point nommé. Elle se rendait compte qu’elle ne supportait plus de vivre ici. Toulon et ses rivages resteraient à jamais associés à Gilles. La vie avec lui. Le sentiment merveilleux d’éternité. Celui qui vous fait croire que jamais rien de grave n’arrivera. On sera toujours jeunes et on ne se quittera jamais.
Le temps des contes de fées était révolu. Flora préférait refermer la page. Le Sud resterait intimement lié à son mariage. Elle ne se sentait ni la force ni l’envie d’écrire d’autres pages ici. Elle était bretonne de naissance et de cœur. Gilles n’était venu que peu de fois dans sa région natale. Manque de temps, choix de vivre au soleil ses moments de repos, situation familiale de Flora qui ne se prêtait pas aux retrouvailles… Pour elle, ce serait plus facile de vivre là-haut, dans un lieu qui ne soit pas marqué par l’empreinte de Gilles.
La société avait réservé l’appartement en son nom et affrété le déménageur. Jack s’était occupé de l’inscription à l’école de Tom qui venait de rentrer au cours préparatoire. Sa première année de grand. Il allait devoir l’affronter sans le soutien de son papa. Elle avait refermé une dernière fois la porte de son appartement toulonnais sur ses souvenirs. Admiré une dernière fois la rade bleu azur. Petit bonhomme sérieux, Tom l’avait accompagnée dans le cimetière baigné de soleil. Un mistral frisquet jouait entre les tombes, annonçant la fin de l’été. Il avait déposé un dessin et des mots d’au revoir, soigneusement rangés dans une pochette transparente. Avec application, il avait calé celle-ci entre les pots de fleurs, puis relevé la tête pour quêter l’approbation de sa mère.
Flora avait senti les larmes filtrer entre ses cils. Il était l’enfant improbable d’un mari hors norme. Gilles lui avait laissé la responsabilité d’élever Tom. Elle allait s’y employer au mieux. Après quelques instants de recueillement, ils étaient repartis, main dans la main. Il y avait eu les adieux aux voisins, puis le train. La gare de Toulon. Le TGV de 7 h 59. Le changement à Paris puis Brest, d’un coup, dans une fin d’après-midi nuageuse. L’impression décalée de réintégrer son existence comme si elle n’était jamais partie. Avait-elle rêvé toutes ces années ? Elle récupéra sa voiture à l’auto-train. Au sortir de la gare, elle avait repris ses marques malgré les changements infligés à la ville par les années. Elle s’était laissée guider jusqu’à Recouvrance, avait humé l’air salin et retrouvé la Tour Tanguy et la Penfeld comme on retrouve de vieux amis oubliés. Tom était fatigué, elle avait recherché une boulangerie, puis ils s’étaient assis pour manger leurs gâteaux. La quiétude et le sentiment d’être rentrée à la maison l’avaient envahie.
Elle était d’ici mais elle n’avait guère de monde avec qui partager son retour. Ses parents s’étaient séparés peu avant son bac. Elle avait toujours senti entre eux une fêlure qui assombrissait le quotidien. Sa mère était du Conquet et son père de Brest. Il était resté là et passait l’essentiel de son temps à pêcher avec son petit bateau. Puis, d’absences en oublis, il avait fallu se rendre compte : la maladie d’Alzheimer avait commencé son lent travail de sape. Depuis un an, il résidait dans une maison de retraite médicalisée. Il y avait bien des années que Flora n’avait pas eu de vraie conversation avec lui. Sa maladie le repliait sur lui-même et le rendait mutique. Quant à sa mère, elle ne l’avait pas revue plus de trois ou quatre fois depuis son bac. Pourtant, elles n’étaient pas fâchées mais c’était la distance qui les tenait éloignées. Jeanne avait suivi son fils aîné, de sept ans plus âgé que Flora. Après l’armée, il était parti en Australie où il était devenu garde-forestier près de Melbourne. Liz, sa belle-fille, travaillait aussi et Jeanne s’occupait de leurs trois fils avec bonheur. Flora avait souffert du départ de sa mère à un âge encore tendre. Mais elle avait compris que l’éloignement lui était nécessaire.
Tom gémit.
— J’ai mal aux pieds, maman, quand est-ce qu’on arrive ?
Flora soupira et laissa ses souvenirs. Elle sortit une enveloppe de son sac et lut l’adresse indiquée.
— On n’est plus très loin, Tom.
Pour ce soir, une nuit d’hôtel était retenue ; demain, le camion de déménagement serait là.
Une nouvelle vie commençait.
La filiale de Substend se trouvait au technopole Brest-Iroise, à la sortie de Brest, en direction du Conquet.
Un bâtiment anonyme mais tout aussi protégé des écoutes que les autres entités du groupe. Flora y avait retrouvé l’organisation habituelle et l’ambiance feutrée qu’elle connaissait.
Samuel Drogant dirigeait la société et supervisait le travail des analystes et techniciens. Quant à Flora, elle encadrait deux documentalistes et une opératrice de saisie. Sur le fond, son travail demeurait le même qu’à Toulon, l’encadrement en plus. Samuel avait conservé de son passé militaire une attitude raide et un parler concis. Il avait des objectifs de renseignements à rentrer et il comptait sur Flora pour rentabiliser le travail des autres employées. Pas de sentiments à attendre chez lui, visiblement. Trois techniciens travaillaient sur place mais aussi en déplacement chez les clients, que ce soit la DGA, le SIRPA ou encore des entreprises de l’industrie. Côté filles, il y avait Julie, la jeune opératrice de saisie, rentrée depuis moins d’un an dans la société. 24 ans, rousse, bouclée et visiblement délurée, elle contrastait avec Louise, une des documentalistes. Intégrée depuis cinq ans, la quarantaine largement entamée, cette dernière était boulotte, brune et souriait peu. Quant à Claire, elle avait autant d’ancienneté que Flora qui se demandait pourquoi cette blonde tranquille n’avait pas eu la promotion à sa place. Visiblement, elle ne lui en tenait pas rigueur puisqu’elles étaient rapidement devenues amies. À 36 ans, Claire était toujours célibataire et heureuse de l’être visiblement.
Chaque matin, elle déposait Tom à son école primaire, puis suivait le trajet pour se rendre à la société. Elle avait retrouvé Brest et, par un jeu du hasard, le quartier de sa jeunesse, Saint-Pierre-Quilbignon. L’appartement laissé par la précédente responsable s’y trouvait. Bien sûr, les années étaient passées sur le quartier, y créant des changements irréversibles, mais elle avait reconnu la route du Valy Hir, celle qu’elle prenait à pied avec sa mère autrefois. Cette route qui rejoignait le boulevard de Plymouth. Elle se souvenait quand elles traversaient le boulevard pour rejoindre le grand magasin Superouest. C’était une trentaine d’années auparavant, l’enseigne avait ensuite changé. Au bout du boulevard de Plymouth, Tom avait été heureux de découvrir le parc de L’Arc’hantel. Ce parc faisait partie de ses souvenirs. C’était là qu’elle allait courir sous les hautes branches des arbres, les mercredis et les dimanches. Les souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire.
Tom avait intégré son école sans trop de problèmes. Il s’était pris d’affection pour son institutrice, Camille, ce qui rassurait Flora. Le petit garçon avait subi suffisamment de perturbations depuis le printemps dernier ! Quelquefois pourtant, elle trouvait que son petit bonhomme avait un regard plus sérieux qu’avant. Comme assombri par l’absence de Gilles.
Chaque soir, Flora revoyait avec lui les mots appris dans la journée et l’aidait à écrire. Finie la méthode de lecture globale, on revenait au bon vieux b.a-ba. Ce en quoi elle se réjouissait.
Noël avait été une épreuve pour elle. C’était un cap à passer, elle le savait. Comme un examen. Si elle passait cette épreuve avec succès, tout irait bien pour son fils et elle.
C’était de la pensée magique, elle le savait, mais elle ne pouvait s’empêcher d’y succomber. Elle avait tout de même décoré son appartement. Sapin odorant et boules scintillantes. L’odeur des aiguilles de sapin lui faisait monter les larmes aux yeux quand elle se remémorait les noëls passés, pleins de rires et de joie. Mais il fallait faire face et offrir à Tom une vie normale. Tous ses copains de classe ne parlaient plus que de Noël depuis la rentrée des vacances de la Toussaint. Lui aussi devait pouvoir évoquer son sapin et le décor de la maison.
Faire “comme si” lui demandait beaucoup d’énergie mais elle savait que Gilles n’en aurait pas attendu moins d’elle.
Contrairement à ce qu’elle aurait pu penser, elle avait trouvé du soutien auprès de Claire. La jeune femme ne lui tenait pas rigueur d’avoir obtenu le poste de responsable.
— Je n’ai pas envie de promotion, lui avait-elle confié un jour. Je suis casanière et attachée à ma ville. Tu sais qu’un poste de cadre dans cette société demande d’être mobile. Et moi, je ne partirai jamais d’ici.
Claire avait senti rapidement la fêlure chez Flora. La douleur contenue de la nouvelle arrivée la touchait.
De temps à autre, elle lui envoyait un petit message de soutien ou une plaisanterie par le biais de la messagerie informatique. Puis elles avaient échangé leurs mails personnels. Cette grande blonde au caractère affirmé n’avait pas d’enfant et vivait une vie de célibataire. Bien remplie mais libre de tout engagement à long terme.
Flora était retournée voir son père, mais les progrès de la maladie rendaient difficile le dialogue. Il vivait dans son monde. Un autre monde où elle n’avait pas de place et où Tom était un inconnu. Elle s’y rendait malgré tout deux fois par mois.
Petit à petit, la jeune femme avait retrouvé une routine, un semblant de vie normale à laquelle se raccrocher.
La vie avec Gilles reculait dans la brume des souvenirs. Son rire résonnait encore dans ses oreilles ainsi que la sensation de sa main pesant sur son épaule. Mais tout se décolorait petit à petit.
C’était donc ça la vie, la mort… Un jour, on était là et puis, le lendemain c’était fini. Mais les heures continuaient à tourner au cadran de la montre.
Allaient-elles se mettre à tourner à l’envers pour Flora ?
On était en janvier de l’hiver le plus rigoureux de ces cinquante dernières années. Il faisait froid depuis la Toussaint avec des températures négatives et plusieurs fois, la neige était tombée en abondance. Le verglas avait sévi aussi et Flora ne voyait pas le bout de cette période de froidure. La météo était comme son cœur, hivernale. Seul, Tom se réjouissait des chutes de neige qui ourlaient Recouvrance d’un galon immaculé.
Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Le résultat du test l’avait frappée de stupeur. Pourquoi en était-elle arrivée à acheter un test de grossesse, elle qui n’avait plus d’homme dans sa vie ni dans son lit depuis le printemps dernier ?
Elle se trouvait bizarre depuis plusieurs semaines.
Déjà, à Noël, elle s’était sentie nauséeuse et légèrement écœurée par la vue et l’odeur des menus de fêtes. Elle n’y avait pas prêté attention, songeant à une légère gastro virale comme il en court dans l’hiver.
Mais cela avait continué et empiré. Cette sensation nauséeuse au matin, en mettant le pied par terre. Et ces odeurs de parfum qu’elle ne supportait plus. Elle se sentait un peu gonflée aussi, sa poitrine la tirait. Elle s’était rendue chez un médecin, une femme qui ne lui avait rien trouvé. Juste avant de partir, elle lui avait tout de même demandé la date de ses dernières règles.
Au moment de répondre, Flora avait senti un grand vide et ses oreilles s’étaient emplies d’un bruit assourdissant. Il lui avait fallu s’allonger. Le médecin avait souri en lui tendant l’ordonnance pour pratiquer un test de laboratoire.
— Quelquefois, ce genre de nouvelle vous prend par surprise, avait-elle ajouté. Flora avait recalculé dans sa tête. Bien sûr, elle avait sauté un mois, comment avait-elle pu ne pas s’en apercevoir ? Quant aux symptômes, elle avait l’excuse de n’avoir jamais été enceinte. Son seul enfant était adopté.
— Ne vous inquiétez pas, avait ajouté le médecin en voyant son trouble, ça se passera bien.
Flora n’avait rien dit. Surtout pas que c’était impossible. Elle avait enfoui l’ordonnance dans son sac et s’était dirigée vers une pharmacie. Il lui fallait en avoir le cœur net rapidement.
Toute la nuit, elle avait fixé le résultat du test jusqu’à en avoir les yeux brûlants.
Ce n’était pas possible ! Donc le test était faux. Elle avait cherché sur Internet. Tout. Les symptômes de grossesse, les faux positifs dans les tests, mais elle avait aussi trouvé les faux négatifs ! Tout lui renvoyait qu’elle était enceinte. Mais, mon Dieu, comment étaitce possible ? Ses mains tremblaient nerveusement et elle sentait une boule d’angoisse au creux de l’estomac. Sa nervosité augmentait d’heure en heure sans qu’elle parvienne à la contrôler. Sa raison lui criait que c’était impossible, qu’elle allait se réveiller, qu’un autre test serait négatif et quelque chose en elle lui inspirait l’image d’un bébé avec les traits de Gilles.
À bout de ressources, elle s’était résignée à se rendre au laboratoire d’analyses médicales.
Son dernier espoir de retrouver le calme et la raison.
48 heures avaient suffi pour rendre la sentence. Flora sentait grandir en elle une boule d’émotion dure comme la pierre qui lui déchirait la gorge et la poitrine.
Elle étouffait.
D’un geste brusque, elle attrapa la poubelle et descendit l’escalier en courant. Quatre étages dévalés dans le brouillard de larmes qui la submergeait… POSITIF ! Cette fois, elle ne pouvait plus se voiler la face. Elle était enceinte. Un bébé était en train de grandir en elle. Le résultat du test en labo était formel. Elle avait bien tenté de tergiverser mais l’infirmière avait balayé ses arguments d’un :
— Avec un taux pareil d’HCG, il n’y a pas de doute, la grossesse est bien installée !
Elle jeta son sac poubelle dans le local du sous-sol et remonta quelques marches. Ses jambes étaient molles et sa détresse immense. Elle se laissa aller sur une marche de l’entresol. Qu’allait-elle dire à Tom ? Pourquoi une chose pareille lui arrivait-elle ? Elle avait tant de chagrin depuis l’an dernier ! Le ciel n’avait donc pas de pitié. Se pourrait-il que ce soit un signe de Gilles ? Un miracle ? Non, les miracles de ce genre n’existent pas ! Cette grossesse était une aberration.
La minuterie s’éteignit subitement. Flora gémit et se tassa au creux des escaliers, laissant libre cours à ses larmes, loin des yeux et des oreilles de Tom. Ramassée en boule, nichée dans l’obscurité, elle égrena les secondes qui s’écoulaient. Le courage l’avait désertée. Elle se sentait incapable de prendre une décision. Un souffle frais, puis un choc sur le côté de la cuisse lui firent relever la tête. Suivit un juron. Le jeune homme, qui l’avait heurtée dans le noir et avait bien failli tomber, dirigea sa lampe de poche vers elle.
— Tout va bien, Madame ? Cette minuterie ne dure que quelques secondes et je ne vous avais pas vue dans l’obscurité.
Flora hocha la tête et vit le regard de son interlocuteur se faire plus attentif.
— Est-ce que vous êtes tombée ? Ça n’a pas l’air d’aller… Que se passe-t-il ?
Elle sentit qu’il n’allait pas repartir sans réponse. Des yeux clairs dans un visage sérieux la dévisageaient posément. Ses jambes étaient encore faibles et elle choisit d’utiliser son malaise pour justifier sa présence dans le noir.
— Rien de grave, j’ai eu un léger malaise dans le noir. Je me suis assise en attendant que cela passe. Maintenant, cela va mieux.
L’homme était perplexe.
— Vous êtes sûre, Madame ? Mais… vous pleurez…
Elle s’essuya machinalement les yeux et vit le mouchoir en papier, tendu par une main secourable.
— Tenez.
Flora laissa échapper un soupir et sourit faiblement à l’homme. À quoi bon faire semblant ?
— Merci, ne vous inquiétez pas, ce n’est rien qu’un peu de fatigue.
— Ne restons pas là. Je vais vous aider à remonter.
Elle se redressa lentement, la tête lui tournait un peu. Un nouveau flot de larmes jaillit de ses yeux, noyant les traits de l’homme, et elle se sentit entourée par deux bras fermes. Elle pleurait sans retenue, le visage au creux de l’épaule d’un inconnu, et s’en fichait complètement. Il lui semblait qu’elle était là depuis une éternité et sentit l’homme opérer un mouvement. Il l’entraînait petit à petit vers le palier. Et elle suivait mécaniquement. Son cerveau s’était mis aux abonnés absents. Elle entendit un tintement de clefs et une porte s’ouvrir puis se refermer. Il la tenait toujours étroitement. Puis elle se sentit basculer sur un canapé, à moins que ce ne soit un lit ? Peu importait. Il était toujours auprès d’elle et c’était ce qui importait. Un rempart. Il faisait rempart entre elle et la folie, elle et l’obscurité. Les larmes silencieuses s’étaient muées en sanglots durs qui lui soulevaient la poitrine sans qu’elle parvienne à se contrôler. Le temps s’étirait comme un fil. Seuls comptaient ces deux bras forts qui la berçaient comme une enfant.
Elle ouvrit les yeux d’un coup, alertée par les bruits. Par l’absence de bruit, en fait. Elle ne percevait pas le mouvement de l’horloge de sa grand-mère. Les odeurs étaient différentes aussi. Et puis un tissu inconnu caressait sa joue. Derrière ce tissu, l’élasticité d’une cuisse. Elle se redressa.
— Ça vous a fait du bien de dormir ? Ma mère disait toujours, quand on était petit, que le sommeil calme la peine.
Le jeune homme se massait les cuisses en souriant.
— Bonsoir, moi c’est Dany.
— Flora, murmura-t-elle. J’ai dormi ici ? Sur vos genoux ?
— Je ne pouvais pas décemment vous laisser dans l’entresol, surtout dans l’état où vous étiez. À force de pleurer, vous vous êtes endormie.
— Ça fait longtemps ?
— Vingt minutes, pas plus.
— Excusez-moi, Dany, j’ai eu une journée difficile…
— Je n’en doute pas, vu les litres de larmes que vous avez versés ! Rassurez-vous, mon métier m’a appris à être discret. Je suis agent de sécurité.
— Il faut que je rentre chez moi, Dany. Mon petit garçon est endormi à la maison.
— Je vous raccompagne jusqu’à la porte.
Dany monta l’étage supplémentaire avec elle. Elle ouvrit la porte et tendit l’oreille. Seule, l’obscurité silencieuse lui répondit.
— Ça va, dit-elle doucement. Tom ne s’est pas réveillé. Bonsoir Dany et… merci.
Le jeune homme retint la porte au moment où elle essaya de la refermer, l’obligeant à lever les yeux. Elle soutint son regard clair.
— J’habite juste en dessous, Flora. N’hésitez pas à venir pleurer si c’est nécessaire, dit-il avec un demi-sourire. Vous savez, c’est chouette les bébés !
Elle sentit un frisson glacé remonter le long de son épine dorsale tandis qu’elle repoussait la porte.
Flora repoussa la couette d’un geste las. Elle se sentait épuisée avant même de mettre un pied par terre. Elle se frotta le visage à plusieurs reprises pour tenter de réveiller son dynamisme. Les images de la soirée précédente remontaient à la surface de sa mémoire. Surtout le souvenir de son réveil sur les genoux du voisin du dessous. Dans quel état avait-il fallu qu’elle soit pour s’endormir sur un inconnu ?
Le trouble revint en force avec la conscience. On se trouvait le dernier dimanche des vacances de Noël. Demain, Tom reprendrait le chemin de l’école, son cartable sur le dos. Et elle, Flora, allait devoir prendre une décision aux conséquences incalculables maintenant. Elle reprit l’enveloppe du labo et relut attentivement les conclusions. Rien, hélas, n’avait changé dans la nuit. Le taux d’hormones était toujours élevé et signait une grossesse d’environ neuf semaines.
Neuf semaines qu’un bébé grandissait dans son ventre. Elle avait la sensation d’une bombe à retardement nichée en elle. Elle reposa le document, découragée, et partit à la rencontre de Tom, dont elle entendait les pas précipités parcourir le couloir. Elle ouvrit les bras et reçut le petit garçon lancé comme un boulet de canon. Son rire joyeux éclata dans la pièce.
— Maman, maman, maman ! Regarde ! dit-il, juché sur une chaise devant la fenêtre. Il a neigé !
C’était vrai. La nouvelle année avait commencé avec un froid glacial. Moins cinq ces derniers jours, avec une bise coupante comme des lames de rasoirs, qui avait fait se calfeutrer les Brestois, pourtant aguerris. Un léger redoux avait permis à la neige de poudrer la ville et des cristaux brillants comme du mica faisaient étinceler les haubans des bateaux.
Elle sourit au bonheur de son fils.
— Maman, dis, on pourra sortir toucher la neige ?
— Bien sûr, après le repas, nous irons au parc de L’Arc’hantel.
— Ouiii ! Youppie !
Elle occupa sa matinée à ranger l’appartement, l’esprit toujours occupé par le résultat du test. Lavage, repassage, en prévision de l’école. Il y avait le sapin à défaire de ses décorations trop scintillantes à son goût. Elle avait hâte que l’appartement retrouve une neutralité plus conforme à son état d’esprit. Elle comptait descendre la dépouille du sapin au local des poubelles, en partant avec Tom. Du regard, elle fit le tour du salon. Elle se félicitait d’avoir obtenu cet appartement tout de suite. Il était confortable et spacieux. Souvent, la nuit, quand le sommeil la fuyait, elle restait dans l’ombre, le front appuyé sur la vitre à regarder les lumières de Brest. Et à se rappeler ses souvenirs d’enfance.
Sitôt le jambon-purée avalé, Tom avait sauté de sa chaise, c’était de son âge, et Flora songea avec tristesse qu’il allait fêter ses six ans mi-janvier. Encore un anniversaire où Gilles manquerait… Chaque nouvelle journée de fête sans son mari était une pierre de plus au chemin. Il lui semblait qu’elle avait une marche énorme à franchir, puis le jour passait, comme les autres, n’apportant rien de plus que la continuité de l’absence. Le vide infini des jours sans Gilles lui donnait le vertige, comme un précipice sans fond. Le poème de Charles Péguy, récité aux obsèques de son mari, tournait sans relâche dans sa tête. « La mort n’est rien, je suis seulement passé dans la pièce à côté, je ne suis pas loin, juste de l’autre côté du chemin. »
Que n’aurait-elle pas donné pour être persuadée de cela à l’heure où le plus grand trouble l’habitait ? Oui, mais la “pièce à côté” était inaccessible aux vivants. À quoi cela servait-il qu’il soit tout près si les deux mondes ne pouvaient se rencontrer ?
Elle se força à répondre à l’enthousiasme de son fils et lui enfila sa doudoune et ses gants. Allons, quelques heures dans la nature ne pourraient que lui faire du bien ! Elle saisit le sapin dénudé et prit le chemin du sous-sol, précédée par le petit garçon. Tom furetait, curieux du labyrinthe des caves, tandis qu’elle tirait la porte métallique du local. Elle sentit soudain quelque chose d’humide ainsi qu’un souffle chaud sur son mollet et sursauta avec un cri étouffé.
— Titi, Titi, qu’est-ce que tu fais ? entendit-elle.
Elle baissa les yeux et vit une boule sombre qui battait furieusement de la queue.
— Titi, viens ici, se rapprocha la voix.
L’homme tourna le coin du couloir et elle reconnut tout de suite le visage ami de la veille. Une bouffée de chaleur rosit ses joues à l’idée de l’état où il l’avait vue.
— Ah, Titi, tu es là ! Faut pas partir comme ça, vilain chien !
Elle ne put s’empêcher de sourire tandis que la boule de poil s’aplatissait sur le sol, visiblement soumise. L’homme attrapa le petit yorkshire dans ses bras et leva les yeux sur elle. Elle surprit une lueur de reconnaissance à sa vue.
— Excusez Titi, il n’est pas très obéissant.
— Bonjour, dit-elle, en tendant les doigts vers le chien qui s’empressa de les lécher. Il est mignon, c’est votre chien ?
— Oui, enfin c’était celui de ma mère. Je l’ai récupéré.
Leurs regards se croisèrent et il ne put s’empêcher d’ajouter :
— Vous paraissez mieux qu’hier soir !
— Oui, répondit-elle gênée, c’était une mauvaise journée.
Tom parvint à leur hauteur et s’exclama à la vue du chien. Flora sourit.
— C’est toi Tom ? questionna l’homme.
— Oui, comment tu connais mon nom ?
— J’ai déjà rencontré ta maman dans l’escalier. Moi, c’est Dany, répondit-il à l’enfant. Dany Le Guellan, ajouta-t-il en direction de Flora.
— Je m’en souvenais… Je suis Flora Verneer, votre voisine du…
— Quatrième ! Je sais…
Il lui fit un clin d’œil et se tourna vers Tom.
— Tu as vu la neige, bonhomme ?
— Oui, même qu’on va y aller !
Il paraissait à Flora plus jeune que dans son souvenir. Mais elle avait bien mémorisé ses yeux clairs, bleu vert comme l’eau de la rade.
— Tu veux venir avec nous ? questionna Tom. Le chien, il aime la neige aussi ?
L’enfant se tourna vers sa mère d’un air implorant.
— Tom, tu ennuies Monsieur…
— Dany, je préfère ! Et puis, pourquoi pas ? Titi adore courir et la neige ne lui fait pas peur. Il suffit de bien le sécher en rentrant.
Flora soupira. Elle comprenait le besoin de son fils d’une présence masculine. Avec le chien en prime, il y avait là tous les ingrédients pour un bon après-midi.
— OK. Si Dany et Titi veulent nous accompagner. Nous pensions aller au parc de L’Arc’hantel…
— Ma voiture est au parking devant l’immeuble.
— La mienne aussi.
— Si nous allons au même endroit, inutile d’en prendre deux. La mienne est habituée aux pattes mouillées de Titi. Je vous emmène ?
Tom poussa un cri de joie et Flora se détendit. Après tout, quel mal y avait-il à lui faire plaisir ? Ainsi, il finirait ses vacances en beauté et aurait quelque chose à raconter à l’école demain.
Dany conduisait bien. Ses gestes étaient assurés et Flora se laissa aller au plaisir de se faire conduire. La neige était plus épaisse au fur et à mesure de leur avancée. Le parc avait une allure surréaliste avec ses grands arbres couverts d’une couche immaculée. Tom et Titi jaillirent tous deux du véhicule dès que celui-ci fut arrêté. La neige donnait une lumière différente à l’endroit habituellement dans la pénombre des hautes essences. Elle filtrait bizarrement entre les branches. Tom courait avec bonheur le long de l’allée centrale et attrapa de larges plaques de neige compacte. Il poussait des cris de joie et interpellait sa mère et Dany en permanence. Le jeune homme se lança à sa poursuite, armé d’une boule de neige. Les projectiles pleuvaient dru autour de Flora et le chien se réfugia à ses pieds, apeuré par le tir nourri. Elle le recueillit dans ses bras et il la remercia d’un coup de langue appuyé. Sous les poils, les os minuscules saillaient. Il ne devait pas peser plus de trois kilos. Le type du chien détonnait avec le jeune homme. Un berger allemand aurait mieux convenu à un agent de sécurité !
Une boule vint exploser sur son épaule et Titi s’ébroua, tout en aboyant furieusement après le coupable. Elle posa le chien et les poursuivit à son tour. Un rai de lumière pâle éclaira soudainement l’endroit. Il tombait abruptement d’une cassure entre les branches d’un cèdre, comme le pinceau d’une lampe. Dany stoppa sa course et vint se placer à côté d’elle.
— C’est beau, dit-il sobrement.
Elle acquiesça d’un hochement de tête. La faille entre les nuages se referma brusquement, assombrissant les lieux. On aurait dit que quelqu’un venait d’éteindre la lumière. Elle frissonna et resserra les pans de son manteau autour d’elle.
Flora posa son sac dans l’entrée et accrocha son manteau à la patère. Elle se sentait vannée. Toute la journée, elle avait éludé les questions de Claire et ce jeu du chat et de la souris l’épuisait. Elle posa son courrier sur la table du salon et s’assit quelques instants. Claire était observatrice et avait perçu le désarroi de Flora qui ne savait que lui dire. La vérité était tellement… incongrue !