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Il n'y a plus le temps de tricoter, le temps est compté !
Humeur chagrine à Brest… Léa Mattei de la Brigade de Recherches a le vague à l’âme : en congé de maternité, la routine de sa vie de mère au foyer lui pèse et, surtout, son couple semble battre de l’aile.
Mais la mélancolique Lucie qui elle tente de soutenir Stéphane, un policier désespéré par la disparition inexpliquée de sa compagne, va solliciter son aide. Léa oublie alors ses problèmes pour reprendre en sous-marin l’enquête qui n’a pas abouti, et se retrouve dès lors confrontée à des personnages fort inquiétants. Saura-t-elle échapper aux dangers qui la guettent ?
Avec le 7e tome des enquêtes de son héroïne Léa Mattei, Martine Le Pensec nous entraîne dans un polar palpitant où les intrigues se mêlent et se démêlent jusqu'à la chute finale !
EXTRAIT
Un an plus tôt.
Froide et pâle, la lune de janvier dessinait à peine les deux silhouettes qui traçaient un chemin laborieux dans le Yeun Elez. Cette vaste tourbière occupe une gigantesque cuvette dans les Monts d’Arrée. Autrefois, le centre de celle-ci était rempli par une bourbe mouvante qu’on appelait le Youdig, “petite bouillie” en breton. C’était là, à trente minutes de Brest, que la tradition bretonne situait la porte de l’Enfer.
Pour le moment, les deux personnes progressaientlentement sur un chemin quasi invisible en direction du marais. L’hiver glacial n’incitait pas à la promenade de nuit, pas plus que le temps.
A PROPOS DE L’AUTEUR
Née à Cherbourg,
Martine Le Pensec vit et travaille à Toulon. D’origine bretonne et normande, elle puise son inspiration dans l’Ouest et le domaine médical dans lequel elle a travaillé plusieurs années. Elle signe, avec
Sang pour sang à Recouvrance, son quatorzième roman policier.
À PROPOS DE L'ÉDITEUR
"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." -
Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023
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Ce roman se déroule en 1979, dans l’ancien Centre Hospitalier de Saint-Nazaire, désormais désaffecté. Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
Le blog de l’auteur : http://martinelepensec.blogspot.fr/
Aussi sur : https://fr-fr.facebook.com/martine.lepensec
« Chacun d’entre nous porte en luiun inquiétant étranger. »
Les Frères Grimm
Un an plus tôt.
Froide et pâle, la lune de janvier dessinait à peine les deux silhouettes qui traçaient un chemin laborieux dans le Yeun Elez. Cette vaste tourbière occupe une gigantesque cuvette dans les Monts d’Arrée. Autrefois, le centre de celle-ci était rempli par une bourbe mouvante qu’on appelait le Youdig, “petite bouillie” en breton. C’était là, à trente minutes de Brest, que la tradition bretonne situait la porte de l’Enfer.
Pour le moment, les deux personnes progressaient lentement sur un chemin quasi invisible en direction du marais. L’hiver glacial n’incitait pas à la promenade de nuit, pas plus que le temps. Les nuages refermèrent brusquement la déchirure qui avait laissé passer les éclats de lune. Quelques instants plus tard, le ciel semait des flocons d’une neige lourde et collante, qui recouvraient les pas des promeneurs au fur et à mesure de leur avancée.
Si on s’était approché, le juron de l’homme serait parvenu à nos oreilles. Sa progression était rendue malaisée par la femme qu’il soutenait. Les yeux de celle-ci s’ouvraient et se fermaient par moments. Elle bredouillait des mots sans suite et riait comme une femme ivre. Lui la soutenait par la taille, l’incitant à avancer.
— C’est ça, ma belle, avance, avance. On est presque arrivés.
Soudain, il interrompit leur équipée. Soucieux, il sondait l’obscurité. Il avait sorti une lampe électrique et cherchait à se repérer. La femme s’était avachie sur le sol. Sentait-elle la neige glaciale infiltrer ses vêtements ? Lui semblait avancer désormais à pas comptés. Le pinceau de sa lampe accrocha quelque chose. Son visage se détendit. Il était arrivé. Il s’approcha précautionneusement de l’endroit. Son visage reflétait à la fois l’horreur et la détermination. Il avait dégagé les branchages qui dissimulaient l’endroit. À genoux, il se pencha au-dessus de la margelle et envoya le pinceau de lumière dans les profondeurs de la terre. Le puits ne renvoyait que le noir insondable de la nuit. La paroi s’effritait un peu et il perçut la dégringolade de petites pierres. Aucun bruit à part leurs deux respirations. Il se tourna vers elle qui semblait lutter contre une torpeur anormale.
— Allez, viens, c’est le moment, lui dit-il presque gentiment.
Il l’aida à se relever. C’était un poids mort qui titubait dans ses bras. Tous deux s’approchèrent de l’orifice. Nul ne savait plus qui avait construit ce puits oublié depuis longtemps. Sa margelle à ras de terre le rendait dangereux. Seul l’amoncellement de branchages et de ronces le rendait invisible aux promeneurs. Sans cela, de nombreux accidents s’y seraient produits. Il l’avait découvert par hasard. Tout de suite, il avait discerné tout l’intérêt qu’il pouvait représenter pour lui.
Il s’assit sur le sol froid en grimaçant et obligea sa compagne à faire de même. Elle dodelinait de la tête et ses lèvres presque bleues laissèrent passer un son :
— ...froid...
— C’est fini, ne t’inquiète pas. Tu n’auras plus froid bientôt.
Elle ouvrit les yeux et tourna la tête. L’espace d’un instant, elle parut réaliser toute l’incongruité de la situation. Son compagnon capta une lueur d’affolement.
— Chut, chut. Laisse-toi faire...
« Tu n’as pas le choix », se disait-il intérieurement, en même temps qu’il lui murmurait des paroles rassurantes. Il positionna ses jambes à l’aplomb du vide. Elle avait les fesses sur la margelle en pierre et claquait des dents. Malgré l’emprise de la drogue, la femme semblait comprendre le danger et tentait des gestes désordonnées et maladroits. Il se dit que c’était le moment. Le produit ne ferait plus effet très longtemps. Il l’obligea à se calmer et à le regarder. Sa lampe était braquée sur elle. Il murmura quelques mots à son oreille :
— Dommage... on a essayé...
Le reste de sa phrase se perdit dans la nuit. Tandis qu’il terminait, la femme reçut un choc violent dans le dos et disparut brusquement, happée par le vide.
Il s’était penché pour suivre sa chute.
Un souffle.
Une rumeur.
Un choc peut-être...
Difficile à dire.
Le silence revint sur la lande enneigée.
Yvette Morin déplia précautionneusement le papier de soie qui enveloppait ses créations. Des exclamations d’admiration s’élevèrent dans son petit salon. Celle-ci, ancien substitut du procureur, en retraite depuis plusieurs années, s’était surpassée.
— Oh, merci Yvette ! s’exclama Léa Mattei en l’embrassant. C’est superbe !
C’était vrai que les deux petits pulls en jetaient. Les tricots, destinés aux jumeaux de Léa Mattei et Marc Guillerm, étaient marqués de leurs prénoms sur la poitrine, et enjolivés d’un semis de petits lapins sur les manches. En fait, Yvette avait tricoté directement leurs diminutifs.
— Matt et Sam, dit LSD en étendant un des pulls devant elle. Beau travail !
Laure Saint-Donge1, dite LSD, journaliste reconnue, était l’amie de Léa. Celle-ci avait joué un rôle important lors de la grossesse de l’adjudant-chef en lui trouvant une maison à Roscoff pour se reposer. L’histoire attachée au lieu avait pimenté la fin de grossesse de Léa et son accouchement2.
Enfin, les jumeaux étaient arrivés à bon port, bien que prématurés. La toute petite Samantha avait créé la surprise. Marc Guillerm ne cessait de dire que c’était sa “petite sorcière bien-aimée”. Mattéo et Samantha étaient vite devenus Matt et Sam pour tous. Âgés de quelques mois, ils avaient désormais rattrapé leur retard pondéral. Ceci avait rassuré Léa qui s’était longuement demandé si elle était destinée à la maternité.
Apparemment oui. Tout se passait pour le mieux avec les bouts de chou. C’étaient de faux jumeaux et ils promettaient d’être très différents l’un de l’autre. Sam était une petite souris malicieuse, brune et fine, et Matt, la force tranquille tout en blondeur.
Léa avait demandé à sa hiérarchie un congé parental d’un an. L’arrivée des jumeaux était imprévue et leur prématurité avait un peu compliqué les débuts. Malgré tout le travail que lui procuraient ses enfants, Léa avait du mal à ne pas partir au quart de tour lorsque tombaient les affaires à la BR. Marc devait lui rappeler, à chaque fois, qu’elle ne faisait momentanément plus partie des effectifs. Difficile à accepter pour la technicienne en identification criminelle qu’elle était. Heureusement, les sourires des jumeaux lui rappelaient bien vite sa priorité.
Pour l’instant, c’était un après-midi de détente qui se passait chez sa vieille amie Yvette. Celle-ci, marraine de Matt, avait absolument voulu tricoter pour les bébés. Laure, marraine de Sam, partageait ce moment avec elles.
— C’est vraiment chouette, Yvette ! commenta Léa. Mais comment as-tu fait pour écrire le prénom des enfants en tricotant ?
— Ma foi, répondit-elle modestement, j’ai suivi les instructions.
— Ça me fait envie, dit Léa, mais je n’y connais rien.
— Rien de plus facile, ma belle ! Avec les conseils de mon blog, c’est un jeu d’enfant !
— Ton blog !
Les têtes de Léa et Laure s’étaient tournées simultanément vers Yvette, un air de stupéfaction peint sur leurs visages.
— Tu as un blog ?
— Mais non, répondit Yvette en haussant les épaules. Je n’ai pas de blog, je vais sur un blog, nuance !
— Un blog de quoi ?
— Eh bien... de tricot évidemment ! Comment croyez-vous que j’ai réussi ces deux petites merveilles ?
Léa éclata de rire. La marraine de Matt l’étonnerait toujours. Malgré son âge, Yvette demeurait réceptive au progrès.
— Alors raconte !
— Quand on n’a pas tricoté depuis... euh... la nuit des temps et qu’on veut confectionner quelque chose de joli, qu’est-ce qu’on fait ?
— Ben moi, j’aurais acheté un magazine de tricot, répondit Laure.
— Peuh, dépassé ! Un blog, c’est interactif, on peut poser des questions. C’est convivial et on a régulièrement de nouveaux modèles.
— Et alors ce blog ? questionna Léa.
— “Tricotpassionbreizh”, tout attaché. C’est Lilie, une femme charmante, qui anime le site. Et je peux vous dire qu’elle est calée ! Aucun point ne lui est inconnu.
Laure et Léa étaient ébahies.
— J’aimerais bien m’y mettre aussi, souffla Léa, histoire d’avoir quelque chose à faire qui me sorte des couches et des biberons...
— Rien de plus facile. Tiens, voici l’adresse Internet du site.
Yvette venait de la noter sur un carré de papier et la tendit à Léa.
— Je passe mon tour ! ajouta LSD.
Toutes trois éclatèrent de rire.
1 Voir Le diable s’invite à Locquirec, de Michel Courat, même collection.
2 Voir Le mouton noir de Roscoff, même auteur, même collection.
Lucie secoua sa couette avant de refaire son lit. La jeune femme habitait un immeuble blanc et ocre, à deux pas de la porte Cafarelli, à Brest. Il était situé face à la rade et aux grilles blanches de l’arsenal, route de la Corniche, derrière un mur de pierres sèches truffé de verdure. Le petit immeuble était habité essentiellement par des marins. Lucie venait de fêter ses 33 ans et travaillait quatre jours par semaine dans un pressing. Elle voyait y défiler bon nombre d’uniformes du coin. Ce travail alimentaire lui sauvait la mise, mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était créer. Elle consacrait ses heures de liberté à imaginer des vêtements et des accessoires. Récemment, elle s’était découvert une passion pour le tricot et faisait des merveilles en plumetis de laine. Pour l’instant, elle s’était bornée à créer de la layette. Les pièces étaient petites et lui permettaient de se faire la main. Lucie se créait un stock de pièces originales en vue d’ouvrir son site de vente dans quelque temps. Tout ceci lui demandait pas mal de travail.
Découvrir le site Tricotpassionbreizh lui avait ouvert des horizons insoupçonnés en matière de points. Et puis elle se sentait moins seule en échangeant sur le forum du site. C’était sympa. Les petits chaussons bleus, en laine si aérienne qu’on aurait dit de la plume, tenaient sur le bout de ses doigts. Elle se dit que ce genre de pièce devrait plaire à sa future clientèle.
Elle avait relevé ses cheveux blonds et lisses avec une grosse pince noire. Celle-ci était assortie à ses lunettes. La monture noire de ses verres rectangulaires soulignait son regard bleu outremer. Lucie était belle mais ne donnait pas l’impression de le savoir. Tout son raffinement passait dans ses créations. La plupart du temps, elle s’habillait simplement d’un jean et d’un pull. Sa vie sentimentale était restée au point mort depuis ses 18 ans. Son premier amour, Yohan, avait succombé à une hydrocution au cœur de l’été. Une baignade fatale. La faute à “pas de chance”. Il avait 19 ans et emporté avec lui la gaîté de Lucie.
Sa mort avait glacé ses sentiments. Lucie n’avait plus confiance en la vie. Comment aurait-elle pu s’imaginer avec un autre homme sans craindre qu’il ne lui soit enlevé comme Yohan ?
Malgré tout, Lucie avait eu quelques aventures qui n’avaient pas duré plus de quelques mois. Dès que la proximité devenait trop prégnante, elle s’enfuyait. Elle avait connu Yohan sur les bancs du collège et de 16 à 18 ans vécu la plus belle des histoires. Personne ne le lui avait fait oublier jusqu’à présent. La jeune femme habitait au premier étage et, de son salon, distinguait le miroitement de la mer ainsi que le ballet des véhicules entrant et sortant de la porte Cafarelli. Appuyée à son balcon, elle profitait du rai de lumière qui réchauffait l’atmosphère, en levant le visage vers le soleil. Un bruit ténu mais insistant parvint à ses oreilles. On aurait dit des pleurs. Elle essaya d’en découvrir l’origine. C’était lointain et continu à la fois. L’appartement du bas était fermé. Elle savait que le militaire était parti en mer. Elle tendit l’oreille vers l’appartement voisin. En passant la tête par le balcon voisin, elle constata que les volets étaient entrouverts. C’était un studio qui venait d’être reloué. Lucie n’avait pas encore aperçu le nouveau locataire. Le son persistait. Des pleurs ininterrompus qui lui serrèrent le cœur en la ramenant 15 ans plus tôt sur le bord d’une plage. Le moment où le corps sans vie de Yohan était ressorti de l’eau. Son désespoir.
Elle fut tentée d’appeler. Hésita. Renonça. Lucie rentra chez elle et essaya de chasser le bruit parasite. Perturbée.
Plus tard dans la soirée, elle descendit son sac-poubelle dans le local destiné à cet usage. En remontant, elle ne put s’empêcher de coller son oreille à la porte. Étouffé par la paroi, le bruit lui parvenait malgré tout, lointain et dérangeant.
Lucie se mordit les lèvres et tapa à la porte plusieurs fois. Sans réponse. Elle rentra chez elle. Mais son esprit était préoccupé par ces pleurs incongrus. Elle ne parvenait plus à se concentrer sur ses créations. Les yeux sur l’écran d’ordinateur, elle recopiait la trame d’un tricot et les subtilités du point. En vain. Elle entrouvrit ses volets et tendit l’oreille à nouveau. La rumeur de la ville s’était affaiblie et le bruit lui parvenait mieux. Elle se mordit plusieurs fois la lèvre inférieure. Ne rien faire lui semblait impossible. Elle se décida brusquement. Lucie posa un tabouret sur la rambarde du balcon et monta. En même temps qu’elle faisait cela, elle se disait qu’elle était folle. Mais bon... elle réussit à enjamber la paroi qui séparait les deux balcons, non sans quelques frayeurs. Son cœur battait fort tandis qu’elle terminait son acrobatie. Maintenant qu’elle était là, Lucie ne pouvait plus reculer. Elle s’approcha des volets entrebâillés et jeta un œil. La pièce se trouvait dans la pénombre, mais elle distingua un lit et une forme.
Surmontant son appréhension, elle frappa à la vitre. Voyant que cela ne déclenchait pas de réaction, elle poussa fermement le volet et entra. Ses yeux s’accommodèrent à la semi-obscurité. Sur un canapé-lit déplié, une forme hoquetait sous une couette. Lucie contourna le lit et souleva un coin du tissu. Stupéfaction. C’était un homme qui pleurait sans s’arrêter. Il posa un regard brouillé sur elle et hoqueta :
— Angie, Angie, c’est toi ?
Lucie resta sans voix. Elle ne s’attendait pas à cela. Une femme peut-être, mais pas cela. Son regard accrocha les deux bouteilles d’alcool vides sur le sol et les yeux bouffis de larmes de l’homme.
Dans quelle galère s’était-elle mise ?
À tous les coups, l’homme cuvait un chagrin d’amour, noyé dans l’alcool. Malgré tout, elle était là et se sentait obligée de faire quelque chose pour lui.
— Monsieur, ouvrez les yeux, réveillez-vous ! Je suis votre voisine de palier.
L’oreiller était trempé de larmes. Elle lui posa la main sur l’épaule et reprit son questionnement :
— Que se passe-t-il ? Vous ne pouvez pas continuer ainsi. Je vous entends pleurer depuis des heures. Je vous fais un café ?
Jetant un coup d’œil autour d’elle, elle ne vit rien d’utilisable. Lucie se rendit à la porte en lui recommandant de ne pas bouger. Quoique, dans son état...
La clé se trouvait sur la porte et elle poussa un soupir de soulagement. Rapidement, elle prépara un café fort dans sa cuisine. Quelques minutes plus tard, elle était de retour auprès de lui. Elle le secoua un peu plus fort et l’aida à se relever. Il était complètement stone. Hébété. Patiemment, elle lui glissa le café entre les lèvres, cuillerée après cuillerée. Jusqu’à ce qu’il soit capable de lever le regard vers elle. Quand elle distingua une lueur d’étonnement dans son regard, Lucie sut qu’elle avait gagné cette partie. Elle lui confia la tasse pour qu’il finisse lui-même d’en boire le contenu. Pendant ce temps, elle se rendit dans la salle d’eau et trouva un gant propre. À son retour, elle lui ôta la tasse des mains et lui passa le gant mouillé sur le visage. Il avait cessé de hoqueter.
— Je m’appelle Lucie Cassel, je suis votre voisine et je vous entends pleurer depuis un bon moment.
— ...Stéphane... bredouilla-t-il.
— Enchantée, dit-elle avec une feinte gaîté, pour ne pas perdre le lien ténu qui se créait. Vous ne pouvez pas rester ainsi, Stéphane. Il faut réagir !
Elle s’était assise sur le bord du canapé et sondait son regard. Il avait vraiment l’air amoché, se disait-elle en le dévisageant. Son chagrin l’émouvait. Petit à petit, Stéphane semblait remonter des profondeurs abyssales où il avait sombré. Il tenait toujours sa tasse vide. Lucie retourna rincer le gant et le lui passa encore sur le visage. Cet homme était au bout du rouleau. L’alcool n’expliquait pas tout.
Elle lui fit une deuxième tasse de café, histoire de dissiper un peu plus les vapeurs de... Elle releva une bouteille et déchiffra l’étiquette. Vodka. Deux bouteilles. Idéal pour sombrer dans l’inconscience. Elle pressentait que sa souffrance était si vive qu’il avait cherché l’anesthésie générale. Lucie comprenait. À une époque, elle y avait aspiré de toutes ses forces, de toute son âme. Elle attendit encore quelques instants avant de repartir à l’attaque.
— Stéphane ? C’est bien ça ?
Il avait hoché la tête. Des cernes profonds marquaient son visage. Lucie aperçut un paquet de cigarettes sur un meuble et l’agita devant lui. Il leva une main. La jeune femme lui en alluma une et le laissa aspirer profondément. Elle n’aimait pas cela, mais au point où il en était...
— Je parie que vous n’avez rien mangé de la journée, dit-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle. Ça ne fait pas longtemps que vous habitez ici ?
Il leva un bras découragé en guise de réponse. Le frigo était vide et la kitchenette du studio ne montrait aucune activité culinaire récente. Lucie trancha :
— Je n’ai pas encore mangé. J’amène un plateau et on se tient compagnie un moment, histoire que vous remontiez un peu de ce gouffre. OK ?
Un battement de paupières marqua son acceptation, à moins que ce ne soit son renoncement devant l’insistance de Lucie.
Marc Guillerm sourit en voyant passer Léa et la poussette des jumeaux dans la cour intérieure de la BR. Le sémillant commandant de gendarmerie était remis des émotions causées par la naissance de ses enfants. Il faut dire que l’accouchement de Léa s’était déclenché dans la phase finale d’une redoutable affaire à Roscoff. Il s’en était fallu de peu que tout cela tourne mal. Ensuite, apprendre sans ménagement qu’il y avait deux bébés pour le prix d’un, l’avait sidéré. La petite Sam avait déjoué les échographies en se dissimulant comme une petite souris. Désormais, Marc Guillerm rayonnait. Deux fois père alors qu’il avait pratiquement remisé cet espoir et assuré de l’amour de Léa, tout ceci faisait de lui le plus heureux des hommes. Seule ombre au tableau, sa TIC préférée, Léa, n’était plus à ses côtés pour l’aider dans les affaires délicates traitées par la BR. Sa compagne avait un instinct très sûr et des illuminations fulgurantes qui donnaient souvent à Marc des sueurs froides. Les décharges d’adrénaline qu’elle lui procurait avec ses décisions à l’emporte-pièce et son entêtement, lui manquaient. Bien sûr, ils échangeaient sur les affaires, le soir dans leur appartement de fonction, mais Léa n’était plus sur le terrain pour cause de maternité et de congé parental, et ceci modifiait profondément les choses. Blond aux yeux gris, athlétique et posé, Marc incarnait la force tranquille. Pour l’instant, il voyait s’avancer vers lui Solenn, la nouvelle recrue, remplaçante de Léa. Pas du tout le même genre que sa compagne, se dit-il en détaillant la jeune femme. 1 mètre 75 de blondeur et des mensurations à faire tourner la tête de tous ses hommes. Solenn Guivarc’h entra sans frapper. Marc sursauta.
— Faut qu’on y aille, Commandant ! Je peux monter avec vous ?
Marc hocha la tête.
Pendant ce temps, Léa s’était rendue au pressing récupérer l’uniforme de Marc. Lucie, l’employée, fit le tour du comptoir pour voir les bébés de près. La jeune femme, pourtant très réservée, avait craqué sur eux, dès leur retour de la maternité. Elle leur avait même confectionné deux adorables bonnets de laine, avec deux oreilles, qui leur faisaient des bouilles craquantes. Elle remarqua la laine et les aiguilles qui pointaient dans le filet à provisions de la poussette.
— Je m’y mets aussi ! dit Léa en souriant.
— Au tricot ? Super ! Vous savez faire ?
— Euh... ça remonte à loin. Un point à l’envers, un point à l’endroit...
Lucie éclata de rire.
— Vous devriez regarder le blog de Lilie, ça vous aidera.
— Vous aussi ? Justement une vieille amie me l’a recommandé.
— Il est très bien.
— On se verra sur le forum alors ? Vous me trouverez facilement dans la rubrique “néophytes et questions idiotes” !
— Ne vous inquiétez pas, on est toutes passées par là !
Léa paya et sortit du magasin. Ce projet de tricot soutenu par ce blog que tout le monde vantait lui rendait le sourire. L’adjudant-chef, habitué à une vie professionnelle trépidante, avait un peu de mal à se faire au rythme de vie de mère au foyer, même de jumeaux. « Provisoire », se dit-elle intérieurement. Oui, mais tout de même... Non pas qu’elle n’eût rien à faire. Deux bébés multipliés par quatre biberons et repas, plus les changements de couches, cela faisait du boulot. Beaucoup de boulot, et elle se sentait souvent épuisée, sans compter les nuits entrecoupées de réveils intempestifs. C’était un moment de sa vie et il fallait juste qu’elle passe le cap. Alors tricoter en papotant avec des copines lui ferait le plus grand bien.
Lucie Cassel s’était dépêchée de rentrer chez elle, après son travail. Personne ne l’attendait, mais sa rencontre de la veille occupait son esprit.
Stéphane.
Elle ne connaissait pas son nom. Mais il l’avait émue. Même si personnellement elle avait expérimenté la dureté du chagrin, jamais elle n’aurait imaginé l’observer sur un homme comme lui. Difficile de lui donner un âge avec un visage aussi marqué par le désespoir. Les yeux rougis, les paupières gonflées, les joues creuses montrant qu’il ne s’était pas nourri correctement depuis un moment. La veille, elle avait perçu qu’il était trop affaibli pour refuser ses attentions. Il avait grignoté un peu de jambon et avalé quelques cuillerées d’une crème dessert dans un état second. Chaque fois qu’elle l’avait interrogé pour comprendre ce qui lui arrivait, les larmes s’étaient remises à couler sur ses joues. Le regard liquide, muré à l’intérieur de lui-même, elle n’avait pu rien en obtenir de plus que ce prénom, Angie. Elle l’avait laissé lorsque la crise de larmes violente s’était tarie. Il s’était retourné vers le mur et endormi comme une masse. Lucie avait quitté le studio discrètement, tirant la porte derrière elle.
Au retour, mue par une impulsion elle avait acheté plus de jambon qu’habituellement et deux steaks épais. Puis elle avait rajouté des bananes aux oranges et doublé sa ration de pain. Au cas où... N’ayant pu obtenir d’explication à son état, Lucie était restée sur sa faim. C’était nouveau pour elle ce sentiment de se soucier de quelqu’un. Un inconnu. Non pas que Lucie fût indifférente ou égoïste, mais elle vivait seule depuis si longtemps... La proximité de cet homme souffrant à côté d’elle lui faisait toucher du doigt la grande solitude affective dans laquelle la mort de Yohan l’avait enfermée. Les années avaient glissé comme du sable. En une fraction de seconde, elle était passée de 18 à 33 ans. Lucie avait traversé ces 15 années sans les voir. Elle avait changé d’époque sans s’en apercevoir. Étourdie par sa réflexion, Lucie s’arrêta un instant et regarda la vie qui s’agitait autour d’elle. Elle secoua la tête et reprit son chemin en se disant que ce Stéphane faisait prendre un tour métaphysique à ses réflexions. Lucie monta plus rapidement qu’à l’accoutumée, la volée de marches et colla son oreille à la porte. Aucun bruit ne montait de l’appartement. C’était bon signe, songea-t-elle, mais aussitôt, son cœur se serra. S’il avait recommencé à s’alcooliser comme la veille et même encore pire ?
À regret, elle décolla son oreille du panneau et rentra chez elle. Soucieuse. Tandis qu’elle rangeait ses courses, ses pensées parasites ne la quittaient pas. Elle s’obligea à songer à ses créations. Les aiguilles de son dernier tricot la narguaient dans leur panier en osier, posé près du canapé. Elle tenta quelques mailles, mais ses pensées volaient vers le studio voisin. Agacée, elle passa sur le balcon et tendit l’oreille. La porte-fenêtre était toujours entrebâillée. Ça la rassura un peu. Elle avait toujours cette solution pour entrer en cas de nécessité. Lucie s’agita un moment dans son salon. Aucune occupation ne parvenait à la distraire de son angoisse. N’y tenant plus, elle alla frapper à la porte. Plusieurs fois. Sans réponse. Elle sonna longuement. Sa nervosité augmentait. Elle tourna les talons, bien décidée à entrer par le balcon comme la veille. Le tabouret reprit sa place au bord du balcon. L’oreille aux aguets, elle hésita une seconde, se disant qu’il était peut-être absent. « J’aurais l’air intelligente à rentrer chez lui en son absence », se dit-elle mais aussitôt une autre voix ajouta : « Et s’il était en train de mourir » ? La deuxième option emporta tous ses scrupules et Lucie enjamba le balcon comme la veille. Elle souleva la clenche qui maintenait les deux vantaux et entra doucement. Le studio était vide. Elle s’empourpra. Quelle idiote !
Le canapé-lit ressemblait toujours à un champ de bataille, la couette posée en boule en son centre. Des effluves alcoolisés subsistaient malgré la fenêtre entrouverte. Toujours rien à manger dans le frigo. Le studio n’était guère rempli. La kitchenette était visiblement aménagée par le propriétaire. Lui n’avait amené que ce canapé, une commode et quatre cartons empilés, pas encore défaits. Un placard à portes coulissantes servait d’armoire. Elle y découvrit quelques vêtements pendus. Lucie se disait qu’elle devait se hâter de quitter cet appartement où elle n’avait rien à faire. Pourtant, elle traînait. Dans la salle d’eau, le bac à douche jouxtait la cuvette des toilettes. Un lavabo en émail gris clair était surmonté d’une tablette. Elle ne put s’empêcher de remarquer l’eau de toilette Hugo Boss posée sur celle-ci. « Un bon choix », songea-t-elle. Puis elle revint dans la pièce principale. Les deux premiers tiroirs de la commode étaient vides. Elle se pencha vers le dernier et resta tétanisée. Dans le tiroir quasi vide ne se trouvait qu’une arme dans son étui. Un Sig Sauer.
Glacée, Lucie repoussa le tiroir. Il fallait qu’elle sorte vite ! Elle repéra un double de la clé pendu sur le côté du compteur électrique. Elle s’en saisit nerveusement et mit la clé dans la serrure. Elle jeta un dernier regard, puis elle s’enfuit en refermant la porte derrière elle.
La gorge nouée, dans son appartement, elle surveilla les bruits de la cage d’escalier. La clé, dans sa poche, lui brûlait les doigts. Lucie se demandait si Stéphane s’apercevrait de sa disparition. Devrait-elle la lui rendre et avouer son intrusion ou s’abstenir ? Mais surtout qui était cet étrange nouveau voisin ?
« La gerbille ! La gerbille ! »
L’invective revancharde des enfants traversait le temps et l’espace pour venir gifler son esprit. Il sursauta dans son sommeil et ouvrit les yeux. La honte cuisante le poursuivait encore. Dans la pièce d’à côté, la vieille poussa un cri bref, aigre comme celui d’une sarcelle. Elle grommela et il perçut son retournement laborieux. Quelques secondes plus tard, un ronflement sonore traversait les murs.
« La gerbille ! »
Il grinça des dents. C’était fini. « La gerbille » était morte depuis longtemps. Il était Chronos.
« Tic-tac, tic-tac, tic-tac. »
*
Léa avait posé Sam sur les genoux de son père. La petite avait attrapé la chaîne en or de Marc et tirait dessus de toutes ses forces.
— Aïe, petit monstre ! dit-il en dénouant ses petits doigts. Quelle force !
La fillette crispa son visage un instant, contrariée. Une seconde plus tard, elle avait trouvé une autre occupation. Matt, plus calme, suçait son pouce, calé contre la hanche de sa mère.
— Alors, quoi de neuf ? Pas de nouvelle affaire ?
— Ah, parce que tu trouves qu’on n’a pas assez de travail ? plaisanta le commandant Guillerm.
Léa s’était plantée face au « mur », l’espace dédié aux affaires en cours. Elle fronça le nez et dit en désignant une photo :
— Murielle Chambon, ça commence à dater. Marc fit une grimace résignée.
— Un an. Disparue sans laisser de trace.
— Pas un indice ?
— Aucun.
— Départ volontaire ?
— Peu probable. Pas de mouvement sur son compte. Téléphone muet.
— Vous n’avez pas réussi à le localiser ?
— Sa dernière position c’était dans le Yeun Elez.
— Ah, la tourbière... Un accident alors ?
— Il y a eu des recherches, tu penses bien, mais autant trouver une aiguille dans une botte de foin. Elle pourrait être tombée dans le Youdig, s’être enlisée et avoir disparu ainsi.
Léa frissonna. Quelle mort atroce !
— Mais pourquoi affirmes-tu qu’elle n’a pas disparu volontairement ?
En même temps qu’elle posait la question, Léa sondait le visage ouvert de Murielle Chambon. « 44 ans », lut-elle sous sa photo. « Divorcée. »
— Parce qu’elle élevait seule son fils de 12 ans et qu’elle était très proche de sa mère. Les deux femmes s’appelaient presque quotidiennement. C’est elle qui a recueilli le jeune garçon.
— Ah... un an, ça commence à faire long. Les pistes sont froides, conclut Léa.
Marc haussa les épaules.
— Ouais.
Léa s’était assise sur le bureau de Marc et balançait ses jambes tout en parlant.
— La piste amoureuse ?
— Non, pas la moindre. Elle venait d’être quittée par son mari. Sa mère disait qu’elle se reconstruisait petit à petit. Aucune trace d’un homme dans ses relations.
— Problèmes professionnels ?
— Aucun. Illustratrice. Elle bossait à domicile.
— Le pot au noir, conclut Léa fataliste.
Avant de récupérer Sam des bras de son père, elle ajouta :
— Faudrait quand même vérifier s’il n’y a pas eu d’autres disparitions semblables dans les années précédentes. Des femmes qui se volatilisent du jour au lendemain.
Marc hocha la tête en souriant.
— On cherche.
Les jumeaux s’agitèrent et Léa s’envola. Deux biberons plus tard, elle se posait dans le canapé familial, son ordinateur portable sur les genoux. Les pelotes de laine lui faisaient de l’œil sur la table du salon et Léa ne savait comment démarrer son ouvrage. Elle récupéra l’adresse Internet et la tapa dans la barre de recherche. Tricotpassionbreizh apparut. Dans le coin supérieur gauche du site, la bannière de la Bretagne annonçait la couleur et un message souhaitait la bienvenue : « Bonjour vous êtes chez Lilie, au paradis de la maille ! » Léa parcourut le site avec avidité. C’était bien construit et donnait envie de se lancer. Lilie avait créé plusieurs rubriques, pour les chevronnées et les débutantes. Il y avait évidemment la rubrique “Layette” qui attira tout de suite la jeune femme. Des petites merveilles en teintes pastel, présentées sur un semis de petits lapins rigolos. C’était engageant. Elle survola les rubriques “adultes”, découragée par leur difficulté. Le coin des points la rassura. Lilie en avait mis une multitude, mais ses schémas semblaient clairs. Elle vit aussi que, semaine après semaine, Lilie agrémentait le site avec des anecdotes de sa vie personnelle. C’était vivant et gai. Léa aimait ça. Un peu plus loin, elle tomba sur le forum, la foire aux questions. Les abonnées échangeaient entre elles et Lilie répondait aussi. « C’est tout à fait ce qu’il me faut », songea-t-elle. Avec Tricotpassionbreizh, elle ne se sentirait pas seule, livrée à elle-même avec ses aiguilles à tricoter. Son regard accrocha un post de sa vieille amie Yvette qui répondait à une débutante perdue dans ses mailles. Léa sourit. Lorsque les jumeaux se réveillèrent de la sieste, elle avait attaqué son ouvrage. Léa avait même mis un mot sur le forum. « Bonjour, je m’appelle Léa, je viens d’avoir des jumeaux et je commence mon premier tricot. Souhaitez-moi bonne chance. Je sens que je vais avoir besoin de vos conseils ! » Quand elle referma son ordinateur, Léa avait le sourire aux lèvres.
Tricotpassionbreizh allait rompre sa solitude de mère au foyer.
Les aiguilles de Lucie cliquetaient tandis qu’elle suivait un thriller à la télévision. Elle avait baissé le son instinctivement, ne voulant pas attirer l’attention de son voisin. La clé pesait lourd dans sa poche et elle se sentait mal. Allait-il s’apercevoir de sa disparition et soupçonner sa voisine trop curieuse ?
La musique de fond du thriller, même baissée, faisait lever les petits cheveux dans sa nuque. Malgré elle, Lucie ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille vers l’appartement voisin. Un pas lourd puis un bruit de clé fourrageant la serrure se firent entendre soudainement. Elle sauta sur ses pieds. Son tricot tomba sur le tapis. L’œil collé à l’œilleton, retenant son souffle, elle vit la silhouette du voisin pénétrant chez lui. En tous les cas, il était sur pied, se dit-elle. En meilleur état que la veille, même s’il semblait épuisé. Ses mouvements étaient malaisés. Lucie le vit se pencher pour attraper un sac en papier posé sur le sol. Il portait le logo d’un supermarché et trois bouteilles, du même type que les cadavres ramassés hier. Elle retint un soupir dégoûté. Voilà à quoi il allait passer sa soirée... Avant de refermer sa porte, il se retourna et fixa la porte de Lucie. Elle sentit son cœur tomber comme une pierre et bloqua sa respiration. Les yeux de l’homme lui semblaient être deux lasers qui traversaient le bois. L’espace d’un instant, Lucie s’était sentie mise à nu. Elle recula comme si la porte la brûlait.
*
Fière de ses essais de tricot, Léa était descendue les montrer à Marc, profitant du sommeil des jumeaux. De sa fenêtre, elle avait vu rentrer la voiture de service.
Descendant quatre à quatre les marches, Léa surgit dans le bureau du commandant Guillerm et se figea sur-le-champ. Il était assis à son bureau et souriait. Mais ce qui lui sauta au visage, c’était la présence toute proche de la nouvelle, Solenn, arrivée depuis peu à la brigade. Celle-ci avait posé ses fesses sur le rebord du meuble. Elle parlait à Marc en se penchant vers lui et surtout, sa main droite s’appuyait nonchalamment sur l’avant-bras du commandant. Qui ne faisait rien pour s’en dégager.
Marc aperçut Léa tandis que Solenn continuait à son discours. Il se figea tandis qu’il voyait le regard de Léa passer de l’incrédulité à la colère. Il connaissait son tempérament corse...
— Je te dérange peut-être ? demanda Léa froidement.
Il rougit et bafouilla en se levant :
— Non, bien sûr, rentre. Tu voulais quelque chose ?
Léa dévisagea froidement sa remplaçante qui s’était tue mais arborait un demi-sourire.
— Non, tu as suffisamment à faire, je crois. On se verra plus tard.
Marc tenta un geste, mais Léa remonta les escaliers en courant, bouillante de rage. Des larmes brûlantes piquaient ses yeux. Elle claqua la porte sans se soucier de réveiller les bébés. La vision de la main de sa remplaçante, posée sur le bras de son compagnon, la brûlait comme un fer rouge. Quelle idiote, se disait-elle en frappant du poing sur la table, d’avoir fait confiance à nouveau !
Léa avait souffert dans sa précédente relation avec Gilles. Se pouvait-il que Marc, sous ses dehors placides, succombe aux mêmes tentations que le commandant marseillais ? Cette idée lui crevait le cœur. Elle avait mis tant de confiance en lui ! Léa marchait de long en large. La nouvelle avait d’emblée adopté cette attitude familière et ce n’était pas la première fois qu’elle surprenait une proximité dérangeante entre Marc et cette... garce de Solenn !