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A Vannes, la Brigade Criminelle déplore six disparitions en un mois...
Pour moi, capitaine Alban, de la Brigade Criminelle de Vannes, cet automne n’a pas été la gloire. J’attendais un été indien, j’ai eu la grippe. Quand je n’étais pas au lit avec mon chat dans le dos, je restais assis dans mon bureau, pendant que mes collègues furetaient en ville à la recherche de six personnes, disparues en l'espace d’un mois. Marie Lafitte, la femme de notre divisionnaire Cazaubon, elle, n’a pas eu la grippe, j’aime mieux vous dire ! Elle était attirée comme un aimant vers Port Haliguen, où elle avait passé des jours heureux dans son enfance. Ayant été invitée par une collègue archéologue à y visiter un site carolingien, fraîchement découvert dans le Bois d’Amour, elle rêvait du moine Bodéan, bâtisseur illustre sous Pépin le Bref. Quand sa collègue a disparu à son tour, elle s’est mise en chasse, elle aussi. Le Bois d'Amour était-il dangeureux ?
Retrouvez Marie Lafitte dans le 9e tome de ses enquêtes, aux côtés du capitaine Alban, et suivez pas à pas leurs investigations.
EXTRAIT
—La piqûre, c’est pour qui?
—Pour le chat. C’est très urgent. Sinon, il faut tout recommencer et…
—Quel est votre nom ?
—Marie Lafitte. L’expression de la présidente changea. Elle avait l'air stupéfait.
—C’est vous qui avez découvert le corps d'Aline Denuzière?
—Heu…Oui…Comment le savez-vous?
—Xavier Denuzière me l’a dit… Maintenant, je me rappelle vous avoir vue à l’enterrement d’Aline ! Vous étiez assise à côté du révérend Artus, n’est-ce pas?
—C’est possible, mais…
—Vous ne le connaissez pas?
—Non.
—Quel coup pour Xavier ! Perdre sa femme au moment où il était enfin sorti de ses ennuis, où ils espéraient adopter un enfant…
—Il a eu des ennuis ? demanda Marie hardiment.
—Vous savez, démarrer une clinique chirurgicale au bout du monde… Il a fallu qu’il se fasse une clientèle. Ce n’est pas facile pour quelqu’un qui n’aurait voulu opérer que des cas désespérés.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après une carrière d’ingénieur de recherche au CNRS à Paris,
Chaix d'Est-Ange se consacre aujourd’hui à l’écriture de romans et de nouvelles policières. Le Pays de Vannes est, depuis de nombreuses années, son lieu favori de détente, l’hiver. C’est aussi le cadre choisi pour ce premier roman.
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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
À Jean-Claude, archéologue rebelle.
« Ne cherchez pas à savoir ce qui mijotedans le pot de l’autre. »
Thomas Fuller (1732),cité par le lieutenant Tournebise,de la Brigade Criminelle à Vannes.
Merci à Jean-Marie.
Ce matin-là, à la Brigade Criminelle de Vannes, je n’arrivais pas à me concentrer.
J’avais fermé la porte de mon bureau, mais les bruits de voix me gênaient.
— Il faut ménager la chèvre et le chou, sinon on y laisse des plumes, disait mon collègue Tournebise au téléphone.
Il parlait fort, peut-être à quelqu’un de sourd…
Il attendit un moment, sans doute pour que cette sentence rustique fasse son effet, puis je l’entendis gueuler :
— Madame Pelletier ! Ah ! Pardon ! Madame Le Pelletier ! Vous me dites que votre voisin a chassé votre biquette de son jardin. Il ne l’a pas tuée, alors ! Elle vous fonce dessus quand on s’approche ? Il a bien fait de prendre son balai ! À sa place, j’en aurais fait autant !… Mais je suis un homme comme les autres ! Quand une bestiole à cornes me menace… Mais si, elle aura encore du lait ! Ce ne sont pas les choux qu’elle a mangés ou un petit coup de balai de rien du tout qui vont la rendre malade… Elle boude ! Elle se sent dans son tort. J’ai déjà vu des cas comme ça… Oui, vous avez raison… Gardez-la dans son enclos… Au revoir, madame Pelletier !
Vous allez me dire que j’invente, que la Brigade Criminelle a autre chose à faire que de régler des problèmes de voisinage. Je n’exagère pourtant pas. Tournebise ramasse toujours des histoires comme celle-là, on ne sait pas pourquoi. Il les traite avec le plus grand sérieux. Sa patience fait merveille. Et notre divisionnaire, le commissaire Cazaubon, ferme les yeux. Il pense qu’avec ses histoires de vieilles dames, comme il dit, mon collègue exerce ses dons de compréhension d’autrui. « C’est précieux pour la Brigade, Alban », m’a-t-il dit il y a peu de temps. « Rappelle-toi comme il s’y est pris pour faire avouer à Guérini qu’il avait tué sa grand-mère ! Tout en douceur ! »
Quoi qu’il en soit, j’en avais ras la patate des dons de Tournebise ! La tête comme une citrouille, même. Quand je pense à cette période d’automne, ça me donne le bourdon.
J’attendais un été indien, vous comprenez ? De la pluie et encore de la pluie, c’est tout ce que nous avons récolté pendant le mois de septembre… Et octobre… pas beau non plus. Après, j’ai eu la grippe. Le commissaire, non. Avec mes collègues Tournebise et Guillou, il a fait tout le boulot à ma place. Ça me rendait encore plus malade. Ensuite, il est parti, je me croyais guéri, j’avais des intuitions géniales, assis dans mon bureau, mais en réalité, je foirais tout ce que j’avais à faire. Jusqu’à ne pas voir la réalité, alors que Tournebise et Guillou tournaient comme des chiens de chasse dans les rues de Vannes, le nez sur la trace de six personnes disparues.
Marie Lafitte,1 la femme du commissaire, elle, n’a pas eu la grippe non plus, j’aime mieux vous dire ! Elle était attirée comme un aimant vers Port Haliguen où elle avait passé des jours heureux dans son enfance.
Invitée à visiter là-bas un site archéologique par une collègue de l’Institut des Sciences Mérovéennes, elle rêvait du moine Bodéan, bâtisseur illustre sous Pépin le Bref. La personnalité de ce religieux rebelle, qui détournait les règles de sa communauté pour mieux répandre son art, l’enchantait.
Bref, quand sa collègue archéologue a disparu, elle aussi, elle s’est mise en chasse, que voulez-vous… J’ai essayé de la dissuader de se mêler de cette affaire qui relevait de la gendarmerie de Quiberon. Mes avertissements n’ont servi à rien, au bout du compte…
C’est Sarah, ma toute douce moitié, la prunelle de mes yeux, ma noix de cajou, mon émeraude précieuse qui m’a conseillé d’écrire ce qui s’est passé à cette époque. Écrire, ça enlève les toiles d’araignées, selon elle. C’est donc pour elle et pour moi que je raconte l’affaire de Port Haliguen.
1 Lafitte : du nom de son premier mari, Jean-Edmond Lafitte, mort quelques années auparavant.
Ce soir-là, Marie Lafitte, en rentrant chez elle était fatiguée de sa journée à l’Institut.1
À la demande du directeur, elle avait organisé ce jour-là un séminaire sur la reconnaissance automatique des formes en peinture, à l’intention des historiens de l’art du Grand Ouest. La préparation de cette rencontre avait été une affaire diplomatique incroyable, qui devait ménager les susceptibilités. Il ne fallait pas que les informaticiens accablent les historiens de l’art de termes techniques, mais il était nécessaire aussi de préserver les informaticiens de la morgue de certains spécialistes des musées.
Les conférences avaient été intéressantes. Certains experts en tableaux avaient clairement défini l’aide qu’ils attendaient des informaticiens. Le plus souvent, ils espéraient que l’automate les aiderait à établir une grille assez fine de variations possibles de formes peintes, à une époque donnée ou chez un artiste déjà connu, en vue d’enrichir et de rendre plus objectifs les moyens de reconnaissance des faux en peinture. D’autres étaient sceptiques, bien sûr, et insistaient sur la lourdeur et la rigidité de l’outil informatique face à l’expertise humaine qu’ils disaient souple et pratiquement infaillible.
Elle avait réussi à étouffer dans l’œuf quelques amorces de querelle entre spécialistes. Bizarrement, les accrochages concernaient surtout le vocabulaire utilisé par les uns et les autres2, jamais les questions de fond. Ça l’exaspérait.
Elle décida d’oublier tout ça et d’aller se faire couler un bain avant le dîner.
Quand elle entra dans la baignoire, l’eau était à peine trop chaude, c’est-à-dire délicieuse. La tête bien calée, détendue, elle s’assoupit…
*
En rêve, elle se voyait, enfant, avec ses parents, ses frères et sa sœur, découvrant la salle de bains de la nouvelle maison.
La pièce avait un parquet ciré, une grande fenêtre qui donnait sur le jardin, un voilage léger et brodé. La baignoire en métal émaillé blanc trônait sur ses pieds griffus. Les robinets…
— Je ne croyais pas qu’on pouvait encore trouver des robinets comme ça, dit maman.
Comme découragée, elle s’assit brusquement sur la chaise cannée peinte en blanc.
Elle attendait le cinquième, Charles. Papa avait dit que ce serait le dernier, et le plus terrible de tous. On a su après qu’il avait raison.
— Regardez, mes enfants, comme c’est joli, ce meuble de toilette, dit papa. Le dessus est en marbre.
— Il n’y a pas de douche, dit Arnaud.
— On en installera une.
— Mais on éclaboussera le parquet ciré. Après, on se fera gronder.
Il avait l’esprit chagrin.
— Vous ferez attention, c’est tout, dit papa fermement. Tu n’es pas content, Arnaud, d’avoir une grande chambre pour toi tout seul au second étage ?
*
Une fois de plus, ils avaient déménagé de leur location meublée, emportant le portrait de l’arrière-grand-mère, le semainier marqueté, l’argenterie et les vélos.
C’était à peu près tout ce qu’ils possédaient, avec la vieille Citroën.
Ils venaient d’arriver dans la maison de Port Haliguen que les parents avaient achetée. Pour une bouchée de pain, avaient dit ces derniers à oncle Pierre au téléphone. Elle était grande et remplie de meubles d’un autre âge. Ça les arrangeait. Ils auraient enfin une base à eux entre deux garnisons, sans avoir à l’installer.
— Tu vas vraiment aller à l’école la semaine prochaine ? demanda Marie à papa pour la centième fois.
— Mais oui, comme toi. Tu m’aideras à préparer mon cartable, ma puce.
Il avait expliqué qu’il irait à l’École de Guerre3 à Paris avant de prendre son commandement à Rennes. Ça la tracassait, plus que le déménagement. Dans les livres, la guerre, ça dure au moins cent ans. Il n’y a pas de vacances. On ne le verrait plus. Le nom de la maison l’inquiétait aussi. Ça s’appelait la Pointe du Boucher. Le jardin immense était prolongé par un terrain vague qui s’étendait dans le Bois d’Amour. Et puis il y avait cette odeur… Les Autres4, surtout Arnaud, son frère aîné, s’étaient moqués d’elle quand elle avait dit que ça sentait bizarre. Maman, de toute façon, avait tout le temps mal au cœur. Elle dit à Marie :
— Il n’y a pas beaucoup d’enfants qui ont un aussi grand jardin.
*
Elle se vit encore en rêve, assise un soir sur une des marches de l’escalier. Elle voyait briller dans l’obscurité la boule de cuivre au bas de la rampe en acajou foncé.
En bas, la porte du petit salon était ouverte. Les parents discutaient.
— Je suis allée à la mairie, disait maman. Le projet de centre commercial n’est pas définitivement abandonné. S’il aboutit, nous serons peut-être expropriés. Les promoteurs doivent être fascinés par notre terrain vague. Et les indemnités… Vu le prix…
— Le notaire m’a pourtant juré que toute la zone du Bois d’Amour est inconstructible, à part le bout du jardin, dit papa. Si on a payé l’ensemble si peu cher, c’est à cause de…
— Chut ! Si les enfants entendaient… Le POS5 peut être modifié. Le maire a tout pouvoir.
— Oui, mais il est opposé au projet de centre commercial. À la dernière élection, il a promis l’arrêt de toute construction dans le Bois d’Amour. L’opposition a fait tout un foin, mais…
— C’est peut-être parce qu’il y a un litige, justement, que la maison a été bradée… pas seulement parce que…
Marie s’étendit sur la marche du haut, ferma les yeux…
Un litige ? Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
Elle n’en avait jamais vu. Pourtant, le moment venu, elle le reconnut immédiatement.
Elle avait creusé partout, elle avait essayé de gratter la terre dans le terrain vague au bout du jardin. Mais le sol était trop dur. Mops, le fox-terrier de papa, qui la suivait partout, avait renoncé à l’aider.
Dans le jardin, près du vieux puits que papa lui avait interdit d’approcher, elle arriva à enfoncer sa petite pelle. Au bout d’un moment, la terre, qu’elle avait rejetée sur le côté, formait un tas plus haut qu’elle. Ce n’était pas comme dans un cimetière. Au fond du trou, d’un sac brun, long et rugueux, dépassait une main grise… Celle du litige…
— Que fait ma puce dans l’escalier ? dit papa. Elle a les pieds tout froids.
Il l’avait portée dans son lit.
Le lendemain, elle s’était précipitée près du puits. Le tas avait disparu. La terre était humide autour de la margelle. Il y avait des traces de pas comme si on l’avait tassée…
*
Marie se réveilla brusquement. Elle avait froid maintenant, l’eau du bain était à peine tiède.
Tout en se séchant et se rhabillant, elle réfléchissait à son rêve. C’était idiot. Elle-même était la cinquième et la dernière des enfants, née après son frère Charles, son presque jumeau. Donc elle n’avait pas pu assister à cette scène dans la salle de bains. En outre, elle savait que l’épisode de l’École de Guerre s’était passé bien avant sa naissance. La petite fille du rêve devait être sa sœur Solange… Oui, mais est-ce possible de rêver à la place de quelqu’un d’autre ?
« Et cette histoire de litige… Encore une connerie de ton imagination, Lafitte… Dépêche-toi de préparer le dîner. »
Haussant les épaules, elle se dirigea vers la cuisine. Malgré tout, elle pensait encore à la maison de Port Haliguen. Pour les plus jeunes, elle et son frère Charles, c’était la maison de famille. Ils y avaient passé une bonne partie de leurs étés.
Après la mort des parents, Arnaud, l’aîné, avait essayé de la garder, pour qu’elle reste dans la famille. Mais c’était loin de l’endroit où il travaillait et il y avait des travaux énormes à faire. En accord avec ses frères et sœurs, il l’avait vidée avec Ludovic, le cadet, entassant ensuite dans son grenier les meubles et les objets dont aucun des enfants ne voulait se séparer. Quelques semaines après, la maison avait été vendue avec les terrains autour.
Aucun d’entre eux n’était retourné voir ce qu’elle était devenue et personne n’en parlait jamais. C’était trop… douloureux. « Arrête d’y penser, Lafitte… La vente de la propriété t’a facilité l’achat de ton premier logement. Aux Autres aussi, non ? C’était mieux que de faire de gros emprunts… Les parents auraient approuvé… D’ailleurs, maman disait toujours qu’elle était laide, cette baraque… »
Quand son mari, le commissaire Cazaubon, arriva, elle était installée dans le gros fauteuil du salon. Elle feuilletait un album de photos.
Il s’approcha, lui enleva l’album des mains, la souleva et la prit dans ses bras.
— Marie ! Vous avez l’air si mélancolique ! Qu’est-ce que c’est que ces photos ? Je ne les ai jamais vues.
— Elles ont été prises par les parents à Port Haliguen.
Il portait une barbe noire très courte. Elle posa une main sur sa joue :
— On les regardera ensemble tout à l’heure, si vous voulez, Commissaire. Venez dîner ! C’est prêt ! Un gratin de courgettes et du filet mignon. J’ai mis de l’ail. Ça vous ira ?
1 Marie Lafitte dirige un laboratoire d’informatique à l’Institut des Sciences Mérovéennes de Vannes et y assure un enseignement destiné aux chercheurs et étudiants en sciences humaines.
2 Note d’Alban : je ne vais pas entrer dans ces querelles, mais vous citer un exemple, le mot « attribut. » Bien des informaticiens ne l’utilisent guère ou bien l’entendent au sens vague de trait descriptif. Dans plusieurs domaines, dont l’iconographie religieuse, il a le sens exclusif d’emblème, de trait distinctif permettant aux historiens d’art de reconnaître un personnage ou sa fonction. Par exemple, la tiare est l’attribut du pape.
3 Ancien nom du Collège Interarmées de Défense (CID), qui prépare les officiers supérieurs à de hautes responsabilités.
4 Dans le jargon de Marie, ses frères et sa sœur.
5 POS : Plan d’occupation des Sols. Remplacé aujourd’hui par le PLU, Plan Local d’Urbanisme.
Le lendemain était un vendredi. Marie se sentait toute légère d’avoir derrière elle la journée du séminaire et son organisation et partit travailler avec entrain.
Elle trouva immédiatement une place de parking dans la rue et s’avança vers l’entrée de l’Institut avec sa petite chienne Mathilde.
Suivant un rite immuable, elle s’arrêta pour saluer un clochard, qui s’installait le matin sur le trottoir avec son chien hirsute appelé Joli Cœur. Elle avait secrètement baptisé l’homme Charlie parce qu’il avait les yeux clairs, les cheveux épais et le sourire irrésistible de Charlie Chaplin.
Ils parlèrent cinq minutes. Pendant que Charlie exposait ses vues sur la formation du nouveau gouvernement et Marie les siennes, les deux chiens jouaient. Elle déposa enfin une petite pièce dans la soucoupe sur le trottoir, appela Mathilde et repartit.
Quand elle arriva dans son bureau, une visiteuse l’attendait : Aline Denuzière, une archéologue de l’Institut qui lui avait demandé de l’aider à dater des objets carolingiens1 du Musée d’Archéologie par des méthodes informatiques2. C’était une jolie femme brune et vive, assez petite, d’environ quarante-cinq ans.
Il s’agissait d’une collection d’armes et de fibules – agrafes qui servent à attacher un vêtement – trouvées en 1930 par des archéologues amateurs. Elles provenaient du Morbihan et de la Loire-Atlantique.
Marie était contente de cette collaboration. Ça lui permettait de se glisser à nouveau dans un domaine de recherche qui lui était familier.
Elle se demandait pourtant si Aline, qui venait de passer une thèse sur le renouveau culturel et religieux à la fin du VIIIe siècle, avait raison de s’acharner sur ces objets dont le contexte était à peine connu.
Elle avait l’air tout excitée ce matin-là.
Elle tendit à Marie une pile de feuillets et dit :
— J’ai fini de remplir les fiches descriptives des armes ! Je suis prête à les entrer sur votre machine si vous me montrez comment faire ! Mais il vaudrait peut-être mieux que vous y jetiez un coup d’œil avant…
— Bravo ! Je suis sûre que vous y avez travaillé des week-ends entiers !
— Ah oui ! Mon mari est furieux ! Mais pendant la semaine, j’ai mes cours, les prospections sur le terrain. Et je passe mes soirées en bibliothèque…
Marie s’aperçut brusquement qu’Aline, qu’elle n’avait pas rencontrée depuis un mois, avait changé. Ses yeux étaient fiévreux. Son teint, habituellement lumineux, était pâle.
— Vous avez maigri ! dit-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’ai eu la grippe.
— Il faut ralentir le rythme ! Une grippe, c’est…
Aline fit un geste comme pour balayer les objections et dit :
— Vous avez lu le livre que je vous ai prêté sur les cartulaires3 carolingiens ?
— J’ai commencé. J’en suis au troisième chapitre, qui concerne une abbaye en Corrèze.
— Bon ! Figurez-vous que j’ai trouvé à la bibliothèque un texte législatif de Pépin le Bref concernant Allaire, près de Redon.
— L’église d’Allaire ! dit Marie. Est-ce qu’il n’y a pas des traces de l’époque carolingienne là-bas ? Oui… Des bénitiers et je ne sais quoi encore… J’y suis allée avec mon mari.
— Exactement ! Le texte que j’ai trouvé est obscur, mais il fait allusion au cartulaire de l’abbaye de Saint-Eutrope, entièrement disparue aujourd’hui. Saint-Eutrope est un bourg près d’Allaire. D’après le texte, les moines de Saint-Eutrope qui dépendaient d’Allaire, avaient pour mission d’aller évangéliser la « terre qui est de l’autre côté de la petite mer » – en latin « terram ultra mare parvum ».
— Le golfe du Morbihan ? Alors il s’agirait d’Étel ? Ou de la presqu’île de Quiberon ?
— Attendez, Marie ! Le texte de Pépin le Bref n’est pas très explicite. Son objet, apparemment, est de réprimander un certain abbé de Saint-Eutrope, appelé Bodéan qui ne remplissait pas avec suffisamment de zèle – minus diligenter – sa mission évangélique. C’était un artiste qui formait des sculpteurs renommés dans toute la région de Redon et jusqu’à Vannes : …Bodeanus, cujus sculptores illustrissimi sunt… Au lieu de convertir les gens, il montait des chapiteaux, cherchait la pierre et le bois pour ses sculpteurs… Et, tenez-vous bien, il est critiqué pour avoir bâti un vaste établissement « là où poussent les broussailles, en face de la mer… » Autrement dit…
— On l’accusait de prêcher dans le désert !
Aline hocha la tête en riant puis ajouta :
— Je crois que je viens de le trouver ! Dans la presqu’île de Quiberon ! Il fallait que je le dise à quelqu’un !
— Ce n’est pas possible ! C’est tout construit, par là ! Et les routes…
— C’est ce qu’on croit ! Regardez le relevé que j’ai fait avec mon étudiante de thèse, Sonia Mansart !
Elle sortit des documents de sa serviette et montra un plan et des photos.
Le plan était encore rudimentaire mais étonnant. Aline le commenta avec enthousiasme.
À travers les herbes folles, les ronces, les pins maritimes, les murets, les bosquets innombrables, on pouvait suivre le tracé d’un mur en pierre de vastes dimensions. Un autre tracé, rectangulaire, à l’intérieur du premier, indiquait peut-être une cour intérieure. Aux alentours apparaissaient une vingtaine de taches foncées, allongées ; au milieu, des trous de poteaux, un puits, les restes d’un escalier qui s’enfonçait dans la terre… « Peut-être plus ancien que le IXe siècle, tout ça », disait Aline avec assurance… « Il faut absolument que j’obtienne un relevé aérien… Avec un laser si possible… »
Marie était fascinée. Le téléphone sonna, elle répondit à regret. Pendant sa conversation, Aline rangea vivement ses documents. Elle avait l’air vaguement coupable.
Quand Marie posa l’appareil, elle lui dit :
— Pardonnez-moi ! Je vous fais perdre votre temps ! Mais en dehors de Sonia, personne ne sait rien de cette trouvaille ! Nous n’en parlerons que lorsque nous serons sûres de nous ! Vous comprenez, si le site est assez intéressant, Sonia va peut-être l’incorporer à son sujet de thèse sur l’architecture carolingienne. Mais en attendant… j’avais besoin d’une oreille impartiale !
— Comptez sur moi, je ne dirai rien à personne !
— Est-ce que ça vous plairait de voir le site ?
— Oh oui !
— Venez un samedi après-midi ! Comme j’habite tout près, on pourra boire un pot à la maison après la visite. Voici mon adresse.
Elle tendit sa carte à Marie et partit.
Le téléphone sonnait à nouveau. Marie mit la carte au fond de son sac. Sa journée commençait.
*
Après une matinée occupée à lire des rapports de recherche de ses collègues, elle alla promener Mathilde sous la pluie, puis elles remontèrent au laboratoire. Une fois séchées, elles partagèrent du fromage et des fruits.
Marie descendit ensuite à la cafétéria de l’Institut.
Il y avait beaucoup de monde. Elle trouva une petite table ronde déjà occupée par une jeune femme, blonde, aux beaux cheveux noués en queue-de-cheval et lui demanda poliment si elle pouvait s’asseoir en face d’elle avec sa tasse de café.
— Je vous en prie, asseyez-vous ! dit la jeune femme qui guettait en direction de la porte.
— Mais si vous attendez quelqu’un…
— Non, non !
Quand Marie repartit, elle croisa un homme d’une cinquantaine d’années dont les vêtements élégants tranchaient avec le négligé habituel des chercheurs de l’Institut. Une chemise rose avec une cravate et un complet gris, un manteau d’alpaga, des chaussures anglaises… « Une cravate, à l’Institut ! » se dit Marie, incrédule. « Ça va me porter chance pour toute la journée. »
Elle se dirigea vers l’ascenseur, poireauta un bon moment devant les portes. Au moment où elles s’ouvraient, deux personnes se précipitèrent et entrèrent avec elle. C’était le monsieur élégant qu’elle avait croisé, accompagné de la jeune femme de la cafétéria. Ils ne prêtèrent aucune attention à elle.
— Comment la trouves-tu ? demanda l’homme.
— Comme d’habitude. Un peu excitée peut-être, mais il y a de quoi.
— Une maniaco-dépressive… Je viens la chercher pour être sûr qu’elle ira à son rendez-vous chez Le Hélec. Elle est imprévisible.
— Elle est à la bibliothèque. Tu la trouveras bien ? Attention ! C’est là que tu descends !
L’ascenseur s’arrêta. L’homme sourit à la jeune femme et sortit après avoir salué Marie.
*
Le reste de la journée fut consacré à une réunion de chercheurs qui dura deux heures, puis Marie s’attaqua aux fiches descriptives des armes apportées par Aline.
Chaque fiche était accompagnée d’une photo et de commentaires. Quand elle eut examiné toute la pile, elle était pleine d’espoir. Bien sûr, il faudrait une ou deux séances de travail avec Aline pour homogénéiser les termes descriptifs. Mais Aline n’était pas comme les historiens de l’art du séminaire de la veille. Elle n’avait pas le culte du jargon archéologique et recommencerait le travail autant de fois qu’il le fallait…
Marie regarda son agenda. Pas trop rempli… « Une fois les fiches correctes, c’est moi qui les entrerai sur le gros ordinateur du sous-sol », se dit-elle en partant.
1 Relatif à la lignée issue de Charles Martel (vers 685-741). Il eut pour fils Pépin le Bref (714-768), père de Charlemagne (Carolus Magnus), empereur d’Occident en l’an 800, qui a donné son nom à la dynastie carolingienne.
2 Il ne s’agit pas à proprement parler de datation mais plutôt de sériation. L’ordinateur permet d’ordonner les objets suivant un axe ou dans un espace où les objets les plus ressemblants sont les plus proches et où les moins ressemblants sont les plus éloignés. La distance entre les objets est calculée sur la base d’un coefficient de ressemblance en fonction du nombre et de l’importance de leurs caractéristiques communes. À l’archéologue ensuite d’interpréter la sériation en termes de chronologie, de diffusion géographique etc.
3 Cartulaire : recueil de textes relatifs aux droits matériels d’un monastère ou d’une église.
Une semaine plus tard, un samedi, Marie se réveilla seule. Le commissaire était déjà parti pour la Brigade Criminelle avec Mathilde. La veille au soir, il n’avait pas voulu qu’elle mette le réveil et se lève pour lui préparer son petit-déjeuner comme elle en avait eu l’intention.
Qu’un homme aussi grand que lui puisse quitter le lit avec autant de légèreté la stupéfiait toujours.
« Lafitte, tu aurais dû au moins l’entendre prendre sa douche ! Tu dors vraiment comme une souche ! » se disait-elle, mécontente d’elle-même, en se dirigeant vers la cuisine.
Ils s’étaient tous les deux couchés tard. « Tu n’aurais jamais dû lui montrer le troisième album de photos ! Le mariage des parents, je te demande un peu ! Mais il voulait tout voir, tout savoir… Et toi, tu avais envie de parler d’eux ! »
Elle passa sa matinée à faire la cuisine et le ménage, puis sortit pour quelques achats.
Elle n’avait pas oublié l’invitation d’Aline Denuzière et, sachant qu’elle serait seule une partie du week-end, lui avait téléphoné deux jours avant pour prendre rendez-vous cet après-midi-là.
Elle déjeuna rapidement. Pour aller de Lamothe-Saint-Léonard, près de Locminé, où elle habitait, à la presqu’île de Quiberon, il fallait bien compter une heure.
Quand elle trouva au fond de son sac le carton donné par Aline, elle sursauta. L’adresse était : Pointe du Boucher, Impasse du Bois d’Amour, Port Haliguen.
La maison des parents…
Elle partit quand même, s’apprêtant à subir un choc. Tout devait avoir été bouleversé, envahi par les lotissements, les routes…
*
Elle n’était pas venue à Quiberon depuis la mort de ses parents en 1994.
Elle constata avec stupéfaction que les lieux n’avaient guère changé.
Au bout de l’avenue du Général de Gaulle, elle tourna dans la rue de Port Haliguen et arriva au quai.
Le petit Café du Midi était toujours à sa place. C’est là qu’un vieux marin lui avait raconté l’histoire fantastique du lièvre des mers. Étrange chimère que ce lièvre ailé, mi-seiche mi-méduse, qui, à certaines époques de l’année, ondule au crépuscule entre deux eaux.
Elle avait scruté la mer bien des fois pour l’apercevoir. Un soir, postée sur un ponton, elle avait cru le voir évoluer dans le port. Sa toute petite tête levée, ses ailes noires en mouvement, il cherchait à sucer la coque d’un bateau. Elle n’avait alors que douze ans et l’histoire l’avait longtemps fait rêver, un peu comme celle d’Ulysse et des sirènes.
Le port de plaisance s’était considérablement agrandi, mais la petite plage ronde du Porigo, au sable crémeux, couleur caramel pâle, était préservée comme dans son souvenir.
Elle suivit le boulevard de La Teignouse, passa devant Fort Neuf, jetant un coup d’œil au passage au bel hôtel Europa, tourna enfin dans la rue de l’Aérodrome. Avant l’aéro-club, elle tourna à gauche, dans l’Impasse du Bois d’Amour.
C’était bien le chemin de terre qu’elle avait connu. Il s’enfonçait entre des parcelles de terrain hirsutes, soigneusement clôturées. Un mobile home trônait dans l’une des parcelles, un cheval ébouriffé broutait tranquillement dans l’autre, des fougères sèches envahissaient le dernier. Un îlot de tranquillité comme aux temps anciens…
Au milieu de l’impasse, comme elle se le rappelait, une haie de pins en rang serré, poussant sur une levée de terre, abritait entièrement des regards la Pointe du Boucher.