Aux tours de La Rochelle - Simone Ansquer - E-Book

Aux tours de La Rochelle E-Book

Simone Ansquer

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Beschreibung

Quand les secrets du passé sont révélés...

Par un petit matin brumeux sur les docks de La Rochelle, un homme - un des "mousquetaires" - est assassiné. Pourquoi ? Qui est l'être machiavélique et masqué, campé dans sa tour, qui veut détenir le secret ? Comment Flore va-t-elle découvrir et devoir conserver l'incroyable mystère si bien gardé de son grand-père ?
Six jours de course folle entre La Rochelle et le Mexique vont nous révéler un pouvoir convoité par l'humanité entière depuis la nuit des temps.

Une enquête captivante qui nous fait voyager dans l'espace et dans le temps !

EXTRAIT

Flore suivit le lieutenant dans un dédale de couloirs d’une blancheur immaculée. Une odeur de mort planait.
À la morgue, deux hommes l’attendaient. Pedron resta en retrait.
Celui qui était vêtu d’une blouse de coton blanc se tenait devant une rangée de tiroirs mortuaires. L’homme en veste de tweed s’exprima d’une voix posée :
— Vous êtes bien Flore de Rohier, petite-fille de Jean de Rohier ?
— C’est exact.
— Toutes mes condoléances, Mademoiselle. Je suis le commissaire Renard. Pourriez-vous avancer pour reconnaître le corps ? Cela risque de vous choquer. Il a été défiguré, alors si vous aviez un doute…
Flore fit deux pas en avant, le médecin tira sur la poignée d’un coup sec. Soulevant le haut du drap, le commissaire demanda :
— C’est bien votre grand-père ?
— Oui, gémit Flore, la main devant sa bouche.
Le côté droit du visage de Jean de Rohier était atrocement mutilé. Elle voulait pleurer, mais pas une larme ne coula. C’était si effroyable qu’elle n’arrivait même pas à faire sortir sa douleur. Tous ses membres tremblaient de façon incoercible.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. - Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née à La Rochelle en 1960 où elle a grandi, Simone Ansquer vit aujourd’hui sur la presqu’île de Quiberon. Passionnée par les sports nautiques, les voyages, l’histoire et la peinture, Aux tours de La Rochelle est son deuxième roman policier.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près, ni de loin, avec la réalité, et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

REMERCIEMENTS

Merci à ma mère, Marie-Noëlle et Hervé.

PROLOGUE

1er mars, La Rochelle

Jean de Rohier, célèbre artiste peintre, cacheta la lettre pour sa petite-fille et la mit dans la poche de sa canadienne. Son regard embrassa pour la dernière fois l’atelier qui était toute sa vie. Se cachant derrière les chevalets, au milieu des toiles, le rire d’une enfant lui parvenait du fond de sa mémoire. Flore, la petite-fille brune aux yeux cyan, avait grandi, lui avait vieilli et un jeu allait aujourd’hui bouleverser leurs vies. Il ferma la porte à clé. Il était cinq heures trente du matin. La partie démarrait, l’effet domino était en marche.

*

1er mars, 6 heures 30 - Au large du port autonome de La Rochelle

Jean de Rohier s’agrippa à l’échelle de coupée. Le minuscule bateau-pilote faisait le bouchon sous lui. La coque rouillée du cargo russe dansait devant ses yeux. Rouge primaire, carmin et terre d’ombre brûlée égayaient la coque d’acier que le vieil homme voyait. Si la tôle était piquée par la rouille, lui sentait que, d’année en année, la rouille gagnait du terrain sur son propre corps. À soixante-dix-neuf ans, il était toujours une force de la nature mais savait que cette équipée sportive comportait des risques. L’urgence de la situation ne lui avait pas laissé d’autre choix. Il n’avait que quelques heures pour agir et ne pouvait pas attendre que le Vladivostok soit à quai pour récupérer le paquet.

De Rohier attrapa fermement la main du matelot qui l’aida à monter à bord. L’homme lui expliqua dans un russe ponctué de quelques mots d’anglais que le commandant l’attendait dans le poste de pilotage.

Cinq minutes plus tard, de Rohier trempait ses lèvres dans un verre de vodka glacée.

— “Parisss” ! lui lança le commandant.

La France se résumait pour lui en ce maître mot.

De Rohier échangea des banalités sur la capitale. Il devait attendre que la visite d’inspection sanitaire du navire se termine, il bouillait sur place. Le céréalier avait quatre cales et cela risquait de durer une bonne heure.

— Saleté de rats ! hurla le Russe.

Le Moscovite donna une tape virile sur l’épaule de son visiteur et remplit pour la seconde fois leurs verres. De Rohier était robuste, néanmoins, il supportait mal les alcools forts. Le commandant but cul sec, lui préféra garder son verre à la main sans y toucher.

— Vous avez quelque chose pour moi ? demanda enfin de Rohier.

— J’ai pour vous, mais vous avez aussi pour moi !

Jean de Rohier sortit de sa poche un domino et une enveloppe pleine de billets.

Son interlocuteur regarda le rectangle de bois sous toutes les coutures. Le nom de Platon était inscrit sur une des faces. Puis, tout en palpant les liasses, il but sa deuxième vodka.

— C’est OK. Je suis un homme d’honneur, le Français m’a demandé de remettre en main propre un colis à son ami. Vous avez la preuve, alors vous êtes cet homme !

Le commandant redonna l’enveloppe à de Rohier, honneur ne rimait pas avec argent.

Avec un large sourire, le Russe disparut dans sa cabine. Il revint avec un colis de la taille d’une boîte à chaussures, qu’il secoua avant de le tendre à de Rohier.

— Vodka ?

— Et caviar !

De Rohier prit le paquet et le maintint fermement sous son bras. Il remercia son étrange coursier en trinquant une dernière fois à son beau pays. La gorge lui brûlait. Il ne pensait qu’à une chose, mettre pied à terre pour ouvrir son précieux trésor.

Cachés au milieu de boîtes de caviar, se trouvaient un livre ancien et une étrange carte du monde.

De Rohier quitta la timonerie et descendit sur le pont, le froid tirailla son visage chauffé par l’alcool.

— Platon, as-tu dis vrai ? chuchota le vieil homme.

Un homme le surveillait, caché derrière une grue rouillée. Sortant son silencieux, il avança sans bruit. La brume matinale ouatait l’acier environnant, emprisonnait les sons.

De Rohier sentit le canon pointé dans son dos, un flux d’adrénaline lui parcourut l’échine. Une voix s’exprimant en français s’éleva :

— Ne bougez pas !

De Rohier donna un grand coup de coude dans le ventre de son agresseur. Courant droit devant lui, il se mit à hurler et à gesticuler en tous sens.

— Des rats !

Quatre matelots criaient en russe. Profitant de la panique, de Rohier poursuivit sa course, sans se retourner. La balle le toucha au bras. Une douleur intense le fit basculer. Pour ne pas tomber, de Rohier prit appui sur le bastingage. Cherchant son souffle et une issue possible, la peur au ventre, il franchit une première porte, entra dans la cuisine, suivit les couloirs. Il trouva enfin une cabine vide, son bras saignait. Vite, il devait agir vite.

IEXOTISME

1er mars - 17 heures - La Palice - Avant-Port de La Rochelle

Les docks avaient l’odeur des forêts de l’Afrique de l’Ouest. Les senteurs exotiques titillaient les narines de Martin Colins qui marchait au milieu de cette jungle bien particulière. Son gros sac en toile sur l’épaule, il enfonça ses mains dans les poches de sa veste en peau. Il était heureux, se sentait l’âme d’un aventurier et se mit à fredonner du Sting.

Derrière les montagnes de grumes de bois rouge, une foule s’était massée sur le bord du quai. Le gyrophare d’une voiture de police jouait une danse bleue au milieu de la troupe.

Un peu à l’écart, un docker sautillait sur place pour se réchauffer. Une gitane maïs éteinte pendait au coin de ses lèvres. Martin se rapprocha de lui.

— Un problème ?

— Si on veut, un cadavre. Pas beau à voir. Ils viennent de le remonter.

— Ça arrive souvent ce type d’accident ?

L’homme écrasa son mégot sur le sol avant de répondre :

— Ici, jamais et ce n’est pas net. J’ai travaillé sur le port de Douala, là-bas, on en avait bien un par mois, retrouvé flottant entre un cargo et le quai. Règlement de compte. Ici, non. Ce n’est pas l’Afrique ! Il a été repêché par un bateau de pêche, mais ce n’est certainement pas un marin, pas plus un gars qui travaille sur les docks. Plutôt sapé, avec une chevalière en or au doigt.

— Cigarette ? demanda Martin en tendant son paquet de blondes.

— Non merci, j’essaie d’arrêter.

— Moi aussi.

— Je retourne là-bas, vous voulez le voir ?

— Non, je n’y tiens pas.

Martin alluma sa cigarette et tourna les talons. Les docks prirent l’odeur de la mort, la cigarette mouilla ses lèvres d’un goût putride. Il eut un haut-le-cœur et l’éteint en l’aplatissant sur le sol. Ce noyé était jeté en pâture aux passants, cet homme à la chevalière terminait sa route comme un animal de foire. Cette attraction portuaire avait eu une vie et on se pressait pour voir sa dépouille. Comme les autres, le docker s’était approché pour voir, pour savoir. Martin ne voulait pas être comme les autres, animés par une curiosité malsaine, le voyeurisme du malheur. Il s’éloigna du bassin à flot en direction du quai des céréaliers. L’attroupement commença peu à peu à se disperser, la police faisait le ménage pour y voir plus clair.

Le Vladivostok était au port depuis ce matin. Sous prétexte de déposer son paquetage, Martin venait fureter pour découvrir le navire qui allait l’accueillir comme passager pour les prochaines semaines. Dans deux jours, le bateau reprendrait la mer et il serait à son bord. Sa vie se poursuivrait loin de ce corps sans vie qui hantait ses pensées. « C’est trop con de finir ainsi ! », songea Martin. Le grand départ sur un quai pour un voyage sans retour. Il haïssait les « Pas beau à voir », depuis que Mel, son frère cadet s’était suicidé, comme cela, en se jetant sous une rame du métro new-yorkais. Vingt ans déjà, c’était hier. Des curieux attroupés à la station susurrait : « pas beau à voir », mais tous voulaient tout de même voir le « Pas beau ». Cet homme à la chevalière s’était suicidé tout comme Mel, Martin n’eut que cette idée en tête.

Il s’engagea sur la passerelle d’accès au céréalier, silencieux et triste.

Le navire paraissait déserté. Il trouva seul ce qu’il présuma être son futur home. Dans les neuf mètres carrés de sa cabine, ce n’était pas le luxe, mais cela lui convenait parfaitement. Il remarqua à peine les traces de graisse sur le sol. Déposant son sac sur la couchette, il faillit écraser le colis qui s’y trouvait. Des empreintes noires avaient été laissées sur le bord du papier d’emballage. Une adresse avait été écrite par une main tremblante : « Flore de Rohier, Saint-Nicolas, La Rochelle. »

Martin ne parlait pas le russe et le matelot qui était de quart à la passerelle, très mal l’anglais. Les yeux exorbités, vociférant, l’homme lui fit comprendre qu’il ne voulait pas entendre parler de ce paquet et surtout pas le garder avec lui. La Rochelle, il ne connaissait pas. Martin, à bout d’arguments, expliqua en langage des signes, qu’il allait dans ce cas se charger lui-même de ramener le colis à terre, pour le remettre à sa destinataire.

IILE COMMANDEUR

Tour Saint-Nicolas

Dressées face à l’océan, trois hautes tours protègent depuis des siècles le port de La Rochelle.

Située au deuxième niveau de la tour Saint-Nicolas, la salle centrale, dite “du Gouverneur”, était pratiquement vide. Seul, assis dans un fauteuil Louis XVI, un homme vêtu d’un long manteau de cuir sombre, regardait par l’embrasure d’une fenêtre. Il tournait le dos à la pièce. Sa chevelure d’ébène tombait sur ses épaules et frôlait le dossier tapissé de rouge. Des bruits de pas se rapprochaient, provenant de l’escalier en pierre.

Sur la dernière marche, Quentin s’arrêta et dit :

— Commandeur, j’ai failli à ma tâche. Jean de Rohier est mort et je n’ai pas pu récupérer le paquet.

— L’as-tu occis ? questionna l’homme qui se tenait de dos.

Sa voix était posée, monocorde. Quentin ne vit pas son visage, d’ailleurs, il ne l’avait jamais vu. Apercevant sa main droite posée sur l’accoudoir, il tressaillit. Une brûlure colorait la chair.

— Il ne m’a pas laissé le loisir de le faire, il s’est donné la mort en se jetant à l’eau.

— L’as-tu vu périr de tes yeux ?

— J’étais à quelques mètres de lui, je le tenais en joue lorsqu’il a sauté par-dessus bord.

— Avait-il le paquet en sa possession ?

— Il l’avait entre les mains lorsque je le pourchassais sur le navire, mais pas au moment de sa chute. Il a dû le cacher sur le Vladivostok. J’ai perdu le vieil homme de vue à peine cinq minutes. J’aurais retrouvé facilement ce colis mais, avec l’équipage qui s’agitait en tous sens, j’ai dû me cacher. J’envisage une fouille systématique dès ce soir, lorsque le cargo sera pratiquement désert.

— Tu oses te présenter à moi alors que tu devrais être en train de fouiller ce navire ! Serais-tu un manant que Dieu aurait omis de pourvoir d’un esprit ? Sache, que la carte contenue dans ce colis a plus de prix que la vie de milliers de vilains de ton espèce. D’ailleurs, la vilenie se fond dans ce monde méprisable. Tous vont mourir, un à un. Dans moins d’une heure, Cesare Dell’Arte poussera son dernier soupir lui aussi, son sang encore chaud se répandra dans les gorges de Samaria. Lorsque le froid aura pris possession de son corps, je sentirai la chaleur de l’Unique me réchauffer le cœur. Sors d’ici maintenant et ne passe le seuil de ma tour qu’avec ma précieuse carte entre tes mains de gueux.

Quentin resta muet. Les insultes se répandaient sur son complet tout neuf, telles de la bave visqueuse.

Son donneur d’ordres était d’une race qui se croyait supérieure. L’argent menait le monde et comme ce corbeau en avait plein les poches, Quentin ravalait sa hargne, prêt à obéir. Depuis deux mois qu’il était entré au service de l’homme qu’il devait appeler Commandeur, il bouillait telle une chaudière. Le fils de cet odieux personnage l’avait recruté à sa sortie de prison pour des missions spéciales qui payaient bien. Mercenaire, il avait l’habitude des directives claires. L’esprit torturé de son commanditaire le désarçonnait. Les mises en scène théâtrales dans cette tour le mettaient mal à l’aise, il jouait néanmoins le jeu sans sourciller, face à un illuminé qui se prenait pour le maître du monde et ordonnait de tuer sans aucune explication. Cet étrange personnage employait des termes d’un autre temps. Cet inconnu était un mystère sans visage, sans identité, un oiseau de proie perché sur une fortune, dans une tour du passé.

Quentin allait pourtant poursuivre, rengainer sa fierté et récupérer ce maudit paquet. Encore une fois, il suivrait les ordres de cet homme aux paroles obscures. Ce dénommé Cesare, il ne le connaissait pas et les gorges de Samaria non plus. Rien, il ne comprenait rien à ce qu’il venait d’entendre. La seule information qu’il avait décryptée était de ne pas remettre les pieds ici sans la carte qui était dans le paquet qu’il avait laissé filer. Quentin descendit à reculons, sur la pointe des pieds. Il regardait la tapisserie qui ornait le mur et reconnut le blason, celui qu’il avait vu sur la chevalière du commandeur. Il s’arrêta net.

La tenture murale qui masquait une cheminée, représentait un dragon pourpre sortant sa gueule d’une mer déchaînée. Des navires sombraient dans l’océan, mât de misaine brisé, voiles déchirées. En fond, deux chevaux blancs chevauchaient la crête des vagues. L’un portait un moine, étrange chevalier en tenue de bure, et l’autre, alourdi par le poids d’un roi et d’une jeune femme, s’enfonçait dans l’écume.

L’homme aux longs cheveux noirs parla :

— La superbe de ces êtres te fascine au point que tu sursois quelques instants à ta mission. Regarde bien cette beauté intérieure qui illumine l’écheveau de couleurs. Agenouille-toi sur les marches et salue saint Guénolé et Gradlon le Grand, roi de Cornouaille. Vois la peur qui se lit dans les yeux de la jeune Dahut. Elle sait qu’elle va mourir. Ne peut-on imaginer plus terrible destin pour cette jeune dame, que celui de se voir abandonner dans les flots par son père pour délester sa monture ? Princesse dévoyée, débauchée par la luxure, elle périra noyée comme une gueuse. Prends-garde à toi, si tu n’accomplis pas ton devoir, je pourrais moi aussi délester ma monture de ton poids de vilain.

Oh Ys, merveilleuse cité qui avait été construite pour la belle Dahut ! Fin tragique pour cette ville engloutie sous les eaux, je pleure Ys et mes merveilleuses princesses que le temps m’a arrachées.

Quentin eut un frisson dans le dos. Il n’aimait pas ces légendes, il caressa ses côtes pour se rassurer. Dans la gaine de son revolver, il avait glissé une minuscule croix en bois. Superstitieux, il touchait toujours du bois pour conjurer le malheur. L’oiseau de nuit qui lui parlait, lui glaçait le sang, il était mû par les forces du Mal. Quentin était différent, il agissait pour gagner sa vie. Ne sachant ni lire ni écrire, son métier d’homme de main lui convenait à ravir. Les seules choses que son père lui ait apprises étaient le larcin et l’art des armes à feu. Il avait jusque-là réussi à cacher le fait qu’il était illettré. Il déchiffrait et s’en tirait en comprenant çà et là quelques mots dans un texte. Le blason, il l’avait bien reconnu. Le commandeur était de la même classe que Jean de Rohier, lui aussi avait ce blason au doigt.

IIILES GORGES DE SAMARIA

Cesare Dell’Arte marchait à grands pas dans les rues de Plakias, en Crète. Avec ses petites lunettes rondes en écaille sur le nez et ses cheveux blancs en bataille, il cultivait un style de professeur en retraite. Il salua d’un geste rapide deux vieilles connaissances, assises sur un banc, face à la jetée. Le temps n’était pas à la causerie, il se mit courir à petites foulées, action qui stupéfia les deux spectateurs. L’urgence lui faisait oublier son début d’arthrose. Jean de Rohier serait là dans à peine sept heures. Le dernier e-mail qu’il avait reçu ce matin de son ami d’enfance, lui glaçait le sang. Le message semblait codé comme si Jean les sentait espionnés. La seule annonce en clair était son arrivée par le vol de vingt-deux heures.

Sortant son domino de sa poche, il le serra très fort dans sa paume. Les mots de Jean formaient une spirale qui faisait vaciller son esprit : « Cesare, mon ami, nos vies sont en danger. Notre jeu s’emballe et Auguste a quitté la table de jeu prématurément. Les dominos sont devenus fous. Nous aurions dû les laisser enfermés dans le vase de Pandore, notre curiosité entraînera notre perte. Tu dois craindre pour ta vie comme je crains en ce moment pour la mienne. »

Le fameux mousquetaire avait terminé son message par une curieuse histoire de dieux pré-olympiens « Le chaos, immense vide de l’univers, donna naissance à Gaïa, la terre, puis à Éros, l’amour. Sans aucune intervention masculine, Gaïa engendra Ouranos, le ciel, et Pontos, la mer. Ce ciel était si grand qu’il put recouvrir entièrement la terre. De cette union naquirent nombre d’enfants, notamment les Titans et les Cyclopes. Un grand bonjour à tous tes Titans crétois. »

Cesare avait répondu qu’il serait à l’aéroport d’Héraklion à 22 heures comme convenu avec l’Unique, en ajoutant : « Sache que le vase de Pandore contenait tous les maux pour certains et pour d’autres, tous les biens. Je vais me tenir sur mes gardes en t’attendant. La perte du meilleur joueur d’entre nous me fait horriblement souffrir… Les Titans apaisent ma douleur. Toute ma tribu te salue. »

Cesare avait soixante-dix-huit ans, une stature de colosse et douze arrière-petits-enfants. Jean, ce géant de Français, lui, n’avait plus que sa petite-fille, Flore, pour toute famille.

Avant de partir pour l’aéroport, Cesare avait une dernière mission à accomplir, retrouver une plante rare dénommée “l’Unique”, dans le parc national des gorges de Samaria.

Il embarqua sur son canot de pêche pour se rendre de Plakias au port de sa destination. Emmitouflé dans sa parka, le vent lui cinglait le visage. La température en ce premier mars était de dix degrés, la mer houleuse et pas une seule embarcation ne croisait dans les alentours. Deux heures plus tard, Cesare amarrait son bateau à un ponton, face à l’entrée des gorges.

La montée commença doucement par un chemin caillouteux, serpentant entre les oliviers. Les murets de pierre sèche disparurent pour laisser place aux falaises verticales annonçant l’étroite vallée.

Les pierres étaient glissantes. Aidé de son bâton de marche, Cesare avançait prudemment. Après sept kilomètres, les falaises, écrasantes de part et d’autre du cours d’eau, se resserraient sur ce marcheur solitaire. Le temps avait été exceptionnellement sec durant l’hiver et les gorges étaient encore praticables, l’eau n’avait pas envahi le passage.

Le parc était fermé au public en ce début de printemps, sans aucun poste de secours. Cette escapade aurait pu paraître périlleuse pour un vieil homme mais il était encore alerte. Cesare était un habitué du site et la solitude du lieu ne lui faisait pas peur. Sa crainte était de se faire une entorse, ce qui aurait contrarié son programme. Il devait néanmoins agir vite pour recueillir l’Unique. Il savait exactement où la trouver. Elle fleurissait l’été et sa fleur orangée permettait de la situer aisément à la belle saison. Grasse, aux feuilles longues et striées d’un filet brun, elle était malgré tout reconnaissable en cette fin d’hiver. Cesare la découvrit enfin et sortit un pic de son sac à dos.

Un bruit d’éboulement le fit tressaillir et se retourner brusquement. Sur la défensive, brandissant son pic, il aperçut un bouquetin se cacher derrière un massif de rocaille. Rassuré, il s’agenouilla face à l’Unique. L’homme qui suivait Cesare à bonne distance, se colla à la paroi. Cesare ne le vit pas et se mit à creuser. La plante sans sa racine ne lui aurait été d’aucune utilité, elle devrait revivre ailleurs. Si Jean avait raison, elle fleurirait sur une autre île, l’été prochain.

Quelques instants plus tard, un violent coup de pied frappé dans son dos, propulsa Cesare sur un amas de roches pointues au milieu du ruisseau. Le visage en sang, le titan ne put se relever. Un second coup lui fit perdre conscience. Son agresseur lui maintint la tête dans l’eau. Cesare mourut, les racines de la plante serrées entres ses doigts.

IVROUGE

2 mars - La Rochelle

La lame de son coupe-chou égratigna son menton, Martin fit une grimace de douleur.

Il s’aspergea le visage d’eau et releva les yeux pour voir l’étendue des dégâts dans le miroir. La coupure était minime mais le col de sa chemise blanche était maculé de sang. Cependant, cette tache lui semblait avoir la couleur de ses tempes grisonnantes : Martin souffrait d’un mal bien étrange, l’anérythropsie, qui l’empêchait de percevoir le rouge.

Un café à la main, installé confortablement dans son fauteuil club, défoncé et pour cela fétiche, Martin se mit alternativement à fixer le mystérieux paquet posé sur le sol et sa montre. L’aiguille marquait neuf heures. Le téléphone sonna.

— C’est Paul, alors c’est pour quand le grand départ ?

Martin eut un tressaillement. Le terme de “grand départ” le fit frissonner.

— Le cargo appareille demain. Cela a été chaud. Le navire sur lequel je devais embarquer est en panne de moteur et j’ai dû me rabattre sur le Vladivostok.

— Il y a des moments, je ne te comprends pas. Tu es le plus casse-cou des types que je connaisse et tu as une trouille bleue de prendre l’avion. Tu nous fous dans la merde avec ta phobie. Au fait, le matériel ?

— Sur un autre bateau, un porte-conteneurs. Notre équipement n’a pas besoin d’un guide. Il trouvera son chemin tout seul. Et vous, vous me rejoignez quand ?

— Dans exactement trois semaines. La mission archéologique du printemps commence en avril et non en mars, comme tu sembles l’oublier. J’attendrai patiemment en France la fonte des glaces. Vraiment, il faut bien que ce soit toi pour que l’on accepte une telle perte de temps !

— Le laboratoire a besoin de moi. En plus, je suis ravi de ne pas terminer ce trimestre à l’université. J’ai besoin de faire un break.

— Je te signale que c’est quand même moi qui reprends tes cours. Tes belles petites étudiantes de troisième cycle vont faire une drôle de tête quand elles vont me voir lundi matin. Je ne suis pas un play-boy à la Harrison Ford, moi !

Martin en avait plus que marre que les professeurs de la faculté de Nantes chuchotent dans son dos qu’il était Indiana Jones. Cela faisait vingt ans qu’il n’avait pas posé le pied sur le sol américain et son petit costume de Yankee lui collait toujours à la peau. Il était né en France, son père était new-yorkais, sa mère parisienne. New York, il y avait passé les dix-huit premières années de sa vie. À dix-neuf ans, Mel son cadet de deux ans, avait tiré sa révérence. Mal de vivre, mal dans sa peau, connerie sans retour, le suicide de cet adolescent de bonne famille avait à peine obtenu un entrefilet dans la presse. La plaie était ouverte et Martin savait qu’elle ne se refermerait jamais. New York avait été la planète de Mel. La disparition de son frère l’avait fait fuir cette ville à tout jamais. Il avait une boule qui lui montait dans la gorge, si Paul continuait dans ce sens, il allait raccrocher. Il ne parla plus.

— OK, tu es le plus frenchie des Américains que je connaisse ; en plus, tu ne portes pas de veste en tweed…

Martin avait enfilé une chemise en lin blanc sur son jean et sa veste en daim était posée sur le canapé. Paul, qui collectionnait les pulls de toutes les couleurs, le trouvait d’un classicisme à faire peur.

— Allô, tu es toujours là ? questionna Paul.

— Oui, je t’écoute.

— Bon, je passe te voir ce soir pour régler les derniers détails. Surtout, tu me prépares toutes les données pour la dernière conférence de ton cycle “seniors”. Cela m’angoisse complètement. Je suis incapable de parler deux heures sans aucune note. Ta grand-messe, dans l’amphi de six cents places, cela ne me plaît pas. Ils vont me huer, tes papis !

— Ce sont en grande majorité des mamies, ce sera un jeu d’enfant pour un grand séducteur comme toi, Crois-moi, ces étudiantes-là sont bien plus sympathiques que les petites jeunes de la fac de Nantes. En plus, tu as deux semaines pour tout caler. Laisse venir, joue-la cool, l’amphithéâtre du musée océanographique de Monaco, tu vas t’y sentir comme un poisson dans l’eau.

Paul grogna. L’amitié le propulsait à l’avant de la scène. Plutôt timide, il n’aimait pas, a contrario de Martin, se jeter dans l’arène. Les cours en petit comité lui convenaient bien mieux.

Martin poursuivit :

— Ne passe pas avant vingt heures. J’ai des tas de paperasses à régler avant de partir. Au fait, tu récupéreras aussi ton pull rouge, il me donne la nausée.

Martin raccrocha.

Les notes de sa mission de l’été dernier étaient étalées sur la moquette : « Recherches archéologiques sur alignements de stèles et tertres funéraires néolithiques en Russie. » Durant ces six dernières années, les voyages à la belle saison s’étaient enchaînés. Le laboratoire de Préhistoire de l’université avait obtenu des subventions pour assurer des recherches régionales et désormais européennes. Ses fouilles archéologiques lui avaient fait parcourir des milliers de kilomètres en train ou au volant de son 4X4. Il avait le dos en compote, rien que d’y songer. Enfin, il allait pouvoir se payer le luxe d’une croisière, le privilège d’avoir du temps rien que pour lui, enfermé dans sa cabine avec une pile de bouquins. Martin savourait à l’avance son escapade en cargo.

Saisissant le paquet, il le secoua et le soupesa. C’était lourd, au moins trois kilos de sucreries moscovites. Claquant la porte de son appartement, il se maudit d’avoir ramassé ce colis. S’il l’avait laissé à ce mate-lot russe, il n’aurait pas eu à foncer dans le quartier Saint-Nicolas, situé de l’autre côté de La Rochelle.

Dévalant quatre à quatre les marches de l’escalier, Martin faillit tomber dans les bras de sa concierge qui se trouvait là, le balai à la main. D’un ton joyeux, il lui lança :

— Bonjour madame Perret. Alors, toujours fée du logis ?

— Monsieur Colins. Vous m’avez fait peur… Ah, mais vous vous êtes blessé !

Martin sourit tout en poursuivant son chemin.

— Juste une coupure, rien de méchant.

Il retira d’un coup sec le pansement collé sur son menton.

Madame Perret, elle, ne sourit pas. Le paquet que portait le propriétaire du cinquième était maculé de sang.

Trente minutes plus tard, deux policiers en civil sonnaient à la porte de l’appartement de Martin Colins.

VLA MORGUE

2 mars - La Rochelle

La Laguna descendait l’avenue du Mail. La voiture de police banalisée traversait les parcs en trombe. Flore avait le nez collé à la vitre, assise côté passager, muette. Les arbres défilaient au milieu de sa ville. Un cygne noir s’ébroua sur l’eau, deux pies s’envolèrent d’un battement d’ailes. La vie suivait son cours et son grand-père venait de mourir, prenant son envol vers un ailleurs qui la terrorisait.

Pedron, lieutenant de police judiciaire, freina brusquement au feu rouge. Se tournant vers la jeune femme, il lui demanda :

— Vous êtes bien la petite-fille de Jean de Rohier ?

— Oui, vous le savez très bien. C’est pour cela que votre collègue m’a demandé de vous suivre.

— Pour reconnaître un corps, c’est mieux que ce soit un membre de la famille. Enfin, c’est aussi plus dur…

— Où l’accident s’est-il produit ?

— C’est-à-dire que je préférerais que ce soit le commissaire Renard qui vous en parle. Il nous attend à la morgue de l’hôpital. Et puis, il y a le médecin légiste qui, enfin… c’est difficile à expliquer.

— Pourquoi un commissaire et un médecin légiste ? Il lui est arrivé quoi exactement à mon grand-père ?

— Je peux juste vous dire qu’il a été retrouvé en mer et ramené au port de commerce, à La Palice.

— Il s’est noyé, mais quand ?

— Son corps a été repêché hier après-midi.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu aussitôt ?

— Nous avons eu un peu de mal à l’identifier.

Le lieutenant fixa la jeune femme. Ses cheveux bruns relevés étaient savamment attachés par un jeu d’épingles invisibles et laissaient apercevoir une nuque fine. Son imperméable beige ceinturé lui apportait une classe qui impressionnait Pedron. Elle était élégante, racée ; la petite trentaine.

Pedron redémarra, appuyant nerveusement sur la pédale d’accélérateur. Flore respira très fort, elle avait une envie irrépressible de vomir.

La Laguna ralentit devant l’entrée de l’hôpital et se gara devant un panneau : « Urgences, morgue, chapelle. »

Flore suivit le lieutenant dans un dédale de couloirs d’une blancheur immaculée. Une odeur de mort planait.

À la morgue, deux hommes l’attendaient. Pedron resta en retrait.

Celui qui était vêtu d’une blouse de coton blanc se tenait devant une rangée de tiroirs mortuaires. L’homme en veste de tweed s’exprima d’une voix posée :

— Vous êtes bien Flore de Rohier, petite-fille de Jean de Rohier ?

— C’est exact.

— Toutes mes condoléances, Mademoiselle. Je suis le commissaire Renard. Pourriez-vous avancer pour reconnaître le corps ? Cela risque de vous choquer. Il a été défiguré, alors si vous aviez un doute…

Flore fit deux pas en avant, le médecin tira sur la poignée d’un coup sec. Soulevant le haut du drap, le commissaire demanda :

— C’est bien votre grand-père ?

— Oui, gémit Flore, la main devant sa bouche.

Le côté droit du visage de Jean de Rohier était atrocement mutilé. Elle voulait pleurer, mais pas une larme ne coula. C’était si effroyable qu’elle n’arrivait même pas à faire sortir sa douleur. Tous ses membres tremblaient de façon incoercible.

Le commissaire Renard lui prit la main et l’attira doucement vers l’extérieur. Longeant un long corridor silencieux, ils arrivèrent enfin dans une petite salle de repos avec quelques chaises alignées devant une machine à café. Flore s’écroula sur un siège. Le commissaire s’assit à ses côtés.

— Mademoiselle, je vais devoir vous poser certaines questions.

— Pourquoi ? demanda Flore.

— Ce n’est pas un accident. Votre grand-père avait une balle logée dans le bras gauche et a probablement été assassiné. Il se peut que le projectile ne soit pas la cause directe de sa mort et qu’il ait périt noyé. Une chute du bastingage d’un cargo russe.

— C’est un excellent nageur ! hurla Flore spontanément.

— Il a chuté, on l’a poussé ou il s’est lui-même jeté à l’eau. Quoi qu’il en soit, il a fini dans les mailles d’un filet de pêche. Son corps a été abîmé, son bras gauche broyé, son visage, enfin, vous avez vu… Nous n’avons pas tout de suite compris qu’il avait été atteint d’une balle. Voilà, pour trouver son assassin, j’ai besoin de comprendre qui était votre grand-père et ce qu’il a fait ces dernières vingt-quatre heures. Vous sentez vous prête à répondre ?

Flore était muette, désarçonnée. Après le choc de l’annonce de la mort de l’homme qu’elle aimait le plus au monde, celle de son assassinat tombait comme un couperet.

Elle resta figée plusieurs minutes, telle une statue de plomb, incapable de parler.

Soudain, elle se leva mécaniquement, chercha dans la poche de son jean une pièce et l’introduisit dans la machine, appuyant sur n’importe quel bouton. Elle revint à sa place sans avoir pris le gobelet.

Le commissaire récupéra le café chaud et le tendit à Flore.

— Voilà, buvez doucement. Quand avez-vous vu votre grand-père pour la dernière fois ?

La chaleur du café qu’elle tenait entre ses mains la ramena à la vie.

Elle en but une gorgée et parla enfin :

— Il y a trois jours.

— Connaissez-vous Cesare Dell’Arte ?

— Non pas personnellement, mais c’est un ami de mon grand-père, il vit en Crète.

— Qui sont les cinq mousquetaires ?

— Un jeu de soixante ans d’âge. Les cinq mousquetaires, c’est comme cela qu’ils se sont surnommés. Mon grand-père et Cesare en font partie. Pourquoi ces questions, vous pensez qu’ils ont quelque chose à voir avec sa mort ?

— Votre grand-père a passé un dernier e-mail à cinq heures, hier matin, de son bureau. Approximativement deux heures avant son décès, il a adressé un message à Cesare Dell’Arte.

Le gobelet trembla entre les mains de Flore.

— Vous avez fouillé son bureau !

— C’est notre travail.

Le commissaire attendit que le tremblement prenne fin et reprit d’une voix calme :

— Quelles sont les activités de votre grand-père ?

— Il est peintre, sculpteur, il a tant de talents… Il y a tout juste trois jours, nous étions ensemble sur Paris pour un vernissage dans une des galeries de peinture où il expose en ce moment…

— Ses toiles sont cotées ?

— Disons qu’il est reconnu et apprécié.

— J’ai appris qu’il exposait aussi à Londres, Tokyo et New York en ce moment ?

— Oui. Si vous le saviez, pourquoi me poser toutes ces questions ?

— Simple confirmation. Il n’a pas d’autre famille que vous ?

— Je suis sa seule famille enfin j’étais… Il y aussi Mélanie, ma grand-tante.

— Donc, vous êtes sa seule héritière.

Flore laissa tomber son gobelet sur le carrelage. Après la douleur, les insinuations douteuses de ce commissaire la laissèrent aphone.

— Excusez-moi, je m’égare. En dehors de son travail d’artiste, il avait d’autres occupations ?

— Il menait des travaux de recherche.

— C’est-à-dire ?

Flore ne répondit pas, fixant une petite tache de café sur le bas de son jean. Elle ne se sentait plus prête à coopérer.

— C’est-à-dire ? répéta Renard. Nous devons travailler ensemble pour attraper son assassin.

Le mot “assassin” fut comme un déclic. Flore opta pour la coopération et regarda son interlocuteur droit dans les yeux.

— Il était passionné par les mythes et les légendes. Les hommes, de tout temps, ont eu besoin de se créer des mythes, ce pour se justifier, expliquer, interpréter la nature, ses phénomènes les plus divers : fureur d’un tremblement de terre, déluge et aussi féerie de la nature… L’esprit et l’âme sont demandeurs de légendes, par tout dans le monde et depuis la nuit des temps. Jean cherchait des interprétations aux mythes, pensant qu’ils étaient toujours fondés sur une réalité. Le point de départ était un fait, le reste une coquille dorée et fantasmagorique.

Le commissaire fut surpris que la jeune femme appelle son grand-père par son prénom. Il poursuivit :

— Les cinq mousquetaires s’associaient à ses recherches ?

— Oui, certains d’entre eux.

— Ce pourrait être une direction à creuser… Jean de Rohier vous avait parlé de la Russie, d’un paquet qu’il attendait en provenance de là-bas ?

— Absolument pas… Maintenant, cela suffit, si vous savez quelque chose, il faut me le dire tout de suite…

Renard ne sourcilla pas et continua à la questionner :

— Votre grand-père avait il des ennemis ?

— Non !

— Connaissez-vous un certain Martin Colins ?

— Non !

Flore se leva. Renard haussa le ton :

— OK, nous avons une piste. Cet homme est notre principal suspect. Nous pensons que c’est lui qui a agressé votre grand-père alors que le navire était en rade au large, hier matin. Après son forfait, il a dû se cacher sur le navire et n’est réapparu qu’en fin d’après-midi, alors que le cargo russe était à quai. Un matelot l’a vu, lui a parlé, il tenait un colis plein de sang entre les mains… Ce même paquet, le commandant de bord russe l’avait remis à votre grand-père quelques heures plus tôt.

— Ce Colins aurait assassiné Jean ? Qui est-ce ?

— Un professeur de l’université de Nantes qui a la double nationalité, américaine et française. Un chercheur, tout comme votre grand-père. Son domaine de prédilection serait la Préhistoire. Toutefois, sa culpabilité n’est pas encore établie, alors nous devons rester prudents.

— Je veux que vous me fassiez reconduire chez moi.

Flore serra la ceinture de son trench clair. Ce petit geste féminin souligna sa taille et marqua sa volonté d’en finir avec l’entretien. Il venait de lui annoncer le nom de l’assassin et que ce dernier courait toujours. Elle serra les poings, la soif de vengeance grondait en elle.

VILE TIMEE ET LE CRITIAS

2 mars - Quartier Saint-Nicolas - La Rochelle

Leurs regards se croisèrent. Flore remontait la rue d’un pas décidé, Martin la descendait, tout aussi pressé. Il lui sourit, elle fit de même. Ils n’échangèrent pas un mot. « Cette inconnue a des yeux d’un bleu étincelant, à faire fondre la neige en hiver ! », songea Martin. Ce fut un arrêt sur image d’une fraction de seconde qui troubla Flore, le sourire de cet homme accentuait une fossette au menton, pleine de séduction. Aucun des deux ne se retourna, ils passèrent leur chemin, courant après leur destin.

Flore entra dans son immeuble et monta les marches quatre à quatre. Elle trébucha sur un colis posé sur le bas de sa porte. Une note griffonnée sur une enveloppe l’accompagnait.

« Madame de Rohier,

J’ai trouvé ce paquet oublié dans une cabine du Vladivostok, un cargo russe en escale au port de La Palice. Comme votre adresse y était inscrite, je me suis permis de venir vous le déposer. J’espère avoir bien agi en ne le laissant pas sur le navire. Commeil appareille demain, votre colis risquait de repartir vers la Russie.

Bien cordialement,

Martin Colins. »

Décontenancée, elle chiffonna l’enveloppe et regarda tout autour d’elle. L’assassin était-il encore là ? Flore laissa tomber la boule chiffonnée, lorsqu’elle vit son adresse sur le colis. Reconnaissant l’écriture de Jean, elle se figea sur les empreintes de sang séché. Fébrile, elle déchira le papier d’emballage et découvrit un carton contenant deux boîtes de caviar, un livre et un étui de cuir noir. Pas un mot d’explication. Flore ramassa le tout, rentra chez elle et s’enferma à double tour.

Flore était designer de mobilier contemporain et avait un vaste appartement aux murs blancs et au parquet de chêne ciré. Dans le salon, un canapé d’angle invitait au repos. Elle se réfugia au milieu d’énormes coussins en fausse fourrure et posa ses trésors à ses côtés.

L’étui renfermait une carte marine dessinée sur un parchemin. Il était jaune, poussiéreux et prêt à se désagréger au contact de ses doigts. Elle le déroula délicatement en le maintenant par les bords avec ses paumes. Flore se retrouva face à une planisphère bien étrange, comme elle n’en n’avait jamais vue. Toutes les indications étaient en latin, mais néanmoins compréhensibles. La représentation du monde avait pour centre une île. À droite, la Méditerranée se profilait comme un océan, tant sa taille était imposante et Athènes avait la place royale. Aux confins de cette « Mare Mediterraneo », comme il était calligraphié, les colonnes d’Héraclès faisaient face au Mont Atlas. Flore reconnut Gibraltar, l’Égypte avec le Nil. L’Asie, l’Inde et l’Europe n’avaient pas de contours clairs, imprécision du cartographe d’une époque trop ancienne. Un océan inconnu ceinturait un bloc continental, amalgame des trois continents actuels qu’étaient l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Face aux colonnes d’Héraclès, l’île brillait sous un éclat doré. Flore discernait les enluminures de couleurs chatoyantes, ceinturant les côtes en ocre et rouge.

À l’instant où ses yeux décryptèrent le nom de l’île, ses mains se mirent à trembler, lâchant prise ; le parchemin s’enroula sur lui-même. S’y reprenant à deux fois, elle réussit à le repositionner à plat.

Elle n’avait pas rêvé, c’était bien l’Atlantide qui trônait dans un océan qu’elle pressentit être l’Atlantique. Des navires stylisés y voguaient. Sur la gauche, le continent américain formait une masse compacte. Sous ces terres et océans, il était écrit à la plume d’oie et en latin : « Carte selon le Timée et le Critias. »

Flore retira ses doigts des bords de la mappemonde et la laissa à nouveau rouler sur elle-même. C’était si incroyable qu’elle ne savait que faire de ce rouleau magique ! Elle le caressa machinalement du bout de l’index, comme elle l’aurait fait avec un animal pour le domestiquer. Son fauve en papier retourna dans son étui et se calma dans son sac à main en python.

Si son grand-père lui offrait l’Atlantide, elle se demanda de quelle taille serait la surprise que le livre pouvait renfermer. Il était enveloppé dans un tissu de coton blanc sur lequel était inscrit au feutre noir « Le Livre des Prophéties de Jean de Jérusalem ». Rien que l’évocation du terme “Prophéties” la glaça.

Le sortant précautionneusement de son emballage, elle le feuilleta dans tous les sens, secouant tout en douceur les pages, espérant trouver un mot, une explication. Rien. L’édition était rare et ancienne, c’était un manuscrit.

La peausserie marron de la couverture avait une patine de plusieurs siècles. Des triangles en or en protégeaient les quatre coins. Un soleil de cuivre était incrusté au centre du cuir. Sur la première page, des chiffres romains précisaient une date. S’y reprenant à deux fois, Flore déchiffra « 1101 ». Cet écrit datait-il réellement du Moyen Âge ? Elle parcourut quelques lignes. Incapable de déchiffrer le texte latin, elle mit cet énigmatique trésor dans son sac.

Les yeux dans le vague, elle se mit à réfléchir. Son grand-père avait indiqué son adresse sur cet effroyable colis taché de sang. L’avait-il fait dans un dernier souffle de vie ? Était-ce là la cause de son assassinat ? Si ce Martin Colins avait été le meurtrier, pourquoi lui avait-il déposé le paquet avec un mot si anodin ?

Il fallut à peine dix minutes à Flore pour trouver les coordonnées de Martin Colins. Seulement deux coups de fil à l’université de Nantes suffirent. Flore s’apprêtait à contacter le commissaire Renard lorsqu’un coup violent frappé à la porte la fit sursauter. Quelqu’un essayait de forcer la serrure. Repensant au sort de son grand-père, elle étouffa un cri. Tétanisée, ses doigts se crispèrent sur le combiné téléphonique. Un miaulement la sortit de son immobilisme suicidaire. Son chat criait famine et reniflait le caviar. Flore ramassa les boîtes et embarqua l’animal sous le bras. Elle devait fuir au plus vite et en silence.

Son Chanel sur l’épaule, elle escalada son balcon pour atterrir sur celui du voisin puis sur les marches extérieures du petit escalier de service. Tigrou dans ses bras, elle courut dans la rue.

La factrice lui fit un grand signe.

— Mademoiselle de Rohier, vous prenez le chemin des écoliers ?

Flore s’arrêta devant sa Skoda, cherchant désespérément les clés de celle-ci au fond de son sac. Elle tremblait de tous ses membres et ne répondit pas.

L’employée des postes se rapprocha, son vélo à la main.

— Vous avez du courrier, tenez. J’allais justement le mettre dans votre boîte aux lettres.

Flore prit la lettre avec un timide merci et ouvrit enfin sa portière. Sa fuite au plus loin de son quartier lui apparut comme la seule issue possible.

VIILA LETTRE

2 mars - La Rochelle

Il y avait à peine une semaine, Jean de Rohier s’était amusé de la dernière acquisition de sa petite-fille, une Skoda “rouge communisme”. En montant dans la voiture, il lui avait lancé :

— Je sais comment doubler la valeur de ta Skoda. Eh bien, il suffit que tu fasses le plein du réservoir d’essence !

— Collector, lui avait répondu Flore. Un modèle qui date d’avant la chute du Mur de Berlin ne peut avoir qu’une valeur sentimentale, inestimable !

Le rire de son grand-père l’accompagnait dans l’habitacle. Le fantôme de Jean de Rohier jouait le passager invisible. Jamais plus, il ne serait à ses côtés.