La captive de la Ria d’Étel - Simone Ansquer - E-Book

La captive de la Ria d’Étel E-Book

Simone Ansquer

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Beschreibung

Les marionnettes sont parfois plus humaines qu'on ne le pense...

Ria d’Étel, 19 septembre, à l’aube. Le marionnettiste retient ses traverses en bois avec fermeté. Des gouttes de sueur ruissellent le long de sa nuque. Il donne vie à sa marionnette humaine et, dans quatre jours, il lui offrira la mort. À 20 ans, Clothilde ne veut pas mourir, pas encore, pas ainsi. Georges, son frère, arrivera-t-il à temps pour la sauver ? Seule Mia peut l’aider. Quelqu’un les unit : leurs jeunes soeurs, toutes les deux transformées en poupée par un psychopathe. Au début de leur enquête : trois suspects.
S’engage une course folle contre la montre entre Pont-Lorois et l’île de Saint-Cado, Belz et Erdeven pour libérer Clothilde et déterrer un secret enfoui dans le passé.

Parviendront-ils à retrouver la trace de ce psychopathe à temps ? Engagez-vous dans la lecture de ce polar breton palpitant pour découvrir la clé de cette enquête !

EXTRAIT

— Mia, la bonne décision, c’est de rester sur tes gardes et de ne pas agir sans avoir entendu le témoin.
— Quel témoin ?
— Clothilde, évidemment. Tu m’as bien dit avoir les photos des trois hommes. Il faut les montrer à Clothilde.
— Jamais. Comment oses-tu songer à lui faire subir un tel traumatisme ? Imagine qu’elle reconnaisse Hubert Collec comme ayant été son agresseur, qu’elle panique à un point tel que nous soyons obligées de la faire enfermer. L’asile psychiatrique ! D’ailleurs, j’aurais pu lui montrer les photos sans t’attendre mais, moi, je tiens trop à elle.
— Toi ! Elle est bien plus forte que toi. Tu n’as jamais rien compris à l’autisme. Elle vit dans une bulle. Oui, elle est hypersensible aux sons et pourtant elle adore la pop suédoise et les comédies musicales. Oui, elle ne sait pas lire mais elle apprécie que je lui lise des contes de fées. Tu sais pourquoi elle a tant de mal à se brosser les cheveux seule ?
— Elle ne voit pas dans son dos.
— Ce qui n’est pas face à elle n’existe pas. J’ai dû lui apprendre à sourire, à pleurer. Elle réagit par mimétisme. Elle était incapable de montrer ses sentiments.
— Faux, petite, elle piquait des crises, se roulait sur le sol, cognait sa tête contre la porte du réfrigérateur. Une enfance de plaies, de sang, de hurlements. Je ne veux plus qu’elle crie, jamais !
— J’ai une idée. Elle a un TOC, le bleu. Cette couleur l’apaise. J’ai des cadres bleus. Je vais mettre les trois photos dans ces cadres et adopter ce stratagème.
— Arrête, mamie. Clothilde n’a jamais vu le chirurgien. Elle n’a jamais parlé d’un autre homme.
— Lui a-t-on posé la question ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née à La Rochelle en 1960, où elle a grandi, Simone Ansquer vit aujourd'hui sur la Presqu'île de Quiberon. Passionnée par les voyages, les sports nautiques, l'histoire et la peinture, elle vous offre avec son troisième roman, un thriller à vous couper le souffle.

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

À mon arrière-grand-père, Vincent Lofficial, marin étellois,

et à tous ceux qui ont péri en mer, comme lui.

Carte

I LE MARIONNETTISTE

Le marionnettiste retenait ses traverses en bois avec fermeté tout autant qu’avec dextérité. Des gouttes de sueur ruisselaient le long de sa nuque. L’éphémère de la performance le grisait littéralement. L’illusion de la réalité ne l’intéressait pas, il créait le réel, il donnait vie – pas la vie mais uniquement vie, il préférait offrir la mort. Sa marionnette était le prolongement de ses avant-bras musclés, de ses poignets puissants, de ses doigts tout en force ; un être délicat relié à son corps d’athlète par des fils transparents, par des greffons invisibles. Lequel des deux manipulait l’autre ? Il ne se le demandait plus. Il le savait. Elle, si gracieuse, le manipulait, lui, le géant. Elle mesurait précisément un mètre soixante-dix et le marionnettiste près de deux mètres. D’un balcon, il se tenait à l’aplomb de sa marionnette.

Le bâton de rouge à lèvres pressé entre son pouce et son index, la marionnette se maquillait. Lorsque ses lèvres devinrent vermillon, son bras articulé jusqu’alors levé descendit lentement pour venir se positionner à quelques centimètres de ses seins. Sa robe en soie d’un noir profond sculptait avantageusement ses formes féminines. Ses yeux d’un bleu pervenche étaient grands ouverts, son regard inexpressif et vide. Dans le miroir mural, elle semblait contempler son reflet.

Soudain la pluie se mit à tomber et vint frapper violemment le toit du hangar. Gargouillis ou borborygmes ? Les frappes répétées des gouttes résonnaient sur les tôles, déversant un flot de paroles cinglantes. Cris et ruissellements qui agressaient le marionnettiste. Sa tête allait imploser. Il lâcha ses traverses et ses fils ; instantanément, le corps de la marionnette située en contrebas s’affaissa sur le sol. Il appliqua ses paumes sur ses oreilles puis les pressa avec force. Lorsqu’il lâcha prise, il fut submergé par un sentiment divin tout autant que divinatoire. À cet instant précis, il devint la réincarnation d’un dieu de l’Olympe emprisonné par les humains dans le corps en acier d’un ventriloque.

II MIA

Bruxelles, 19 septembre, à l’aube

Mia déplia la feuille de journal froissée et la déposa sur l’îlot central de la cuisine. Ensuite elle la lissa longuement, si longuement et si puissamment que l’encre d’imprimerie vint colorer la paume de ses mains. Seulement quand la ligne de vie de sa main droite se teinta complètement de noir, elle cessa. Alors tout en douceur, elle attrapa la lampe en pâte de verre posée sur l’îlot et l’emballa consciencieusement dans cette feuille de papier journal. Le gros titre de la presse devint illisible, les lettres se chevauchaient, formant des vagues au point qu’il ne lui était plus possible de voir la une qui annonçait « Enlèvement d’une jeune femme à Liège ». Nerveusement, elle rangea son précieux paquet dans son sac de voyage en cuir. Elle n’avait qu’une seule idée en tête, retrouver le marionnettiste. Plus jamais, il ne kidnapperait parce qu’elle le tuerait avant qu’il ne puisse récidiver.

Pour arriver à ses fins, elle se tenait prête à balayer du revers de la main ses six dernières années passées à Bruxelles. Un déchirement nécessaire. Ce soir, elle quitterait pour toujours sa demeure bruxelloise. Elle avait cru que l’achat de cette maison allait marquer un tournant décisif dans son existence. Si cela avait été le cas, elle s’apprêtait délibérément à tourner cette page heureuse pour en ouvrir une autre, bien plus sombre.

Pourtant, il y a deux ans de cela, la façade en brique donnant côté rue et le quartier européen lui avaient tout de suite plu. Un coup de cœur partagé par l’homme qu’elle avait rencontré peu de temps auparavant. Tout était allé si vite entre eux, une course folle au bonheur. Ils avaient voulu acheter cette maison ensemble, emménager rapidement, s’aimer pour toujours. Lucas avait été tout de suite enthousiaste lorsqu’elle lui avait présenté la maison. « Quelle magnifique demeure », avait-il dit sur le ton de la plaisanterie – le terme de demeure n’était pas en adéquation avec la taille de la maison – puis il lui avait promis « c’est là que notre couple fera son nid ». Sincérité de l’instant. Promesse qu’il n’avait pas pu tenir.

Lucas l’avait quittée fin août. Vivre en couple, c’est accepter de faire des concessions. Lucas les avait faites durant leurs deux premières années de vie commune mais s’était lassé de les faire ces derniers mois. Au moment où Mia aurait eu le plus besoin du soutien de Lucas, il n’était plus là pour la protéger. Absence qui la meurtrissait, tout en la rassurant.

Elle ne souhaitait garder en mémoire que les jours heureux, leur emménagement au milieu des cartons, leurs premiers mois de vie commune parmi les gravats lui semblaient être si loin. Aujourd’hui, derrière la façade classique en brique rouge se cachait une étonnante décoration, qu’ils avaient peaufinée ensemble, mêlant vintage et galerie des curiosités. De cette maison aux pièces sombres et exiguës, ils avaient su tirer parti en créant des espaces ouverts et lumineux. Au rez-de-chaussée, les portes d’origine avaient été retirées et les cloisons abattues pour faire place à une grande pièce à vivre. L’escalier en bois, elle n’y avait pas touché en dépit des protestations de Lucas. Elle avait tant aimé laisser courir ses doigts sur le bois de la rampe peinte en noire. Ce matin encore, ses doigts caressaient la matière, non pas le bois mais le marbre de Carrare de l’îlot central de la cuisine. Le grand miroir biseauté, la magnifique banquette danoise aux lignes épurées et les deux coussins violines qu’elle avait finement brodés, elle voulait les garder en mémoire. Quant à cette lampe en pâte de verre chinée dans une brocante de la rue Blaes, elle y tenait trop pour la laisser. À bien y réfléchir, c’était la seule chose qu’elle souhaitait emporter parce que c’était un cadeau de Lucas, souvenir des jours heureux.

Elle retenait l’ambiance cosy du lieu, elle absorbait la lumière de la pièce par tous ses pores. Ses yeux d’un vert profond dévoraient l’espace pour la dernière fois. La nostalgie envahissait encore Mia mais elle devait la repousser pour se concentrer sur ce qu’elle aurait à accomplir dans les jours à venir. Elle se sentait armée pour tirer un trait sur hier, peut-être insuffisamment mais armée. Sa décision avait été mûrement réfléchie, deux mois de cogitation pour en arriver là. Elle allait abandonner sa demeure bruxelloise. L’agence immobilière s’occuperait de la vente. Les nouveaux propriétaires resteraient à jamais des inconnus et c’était mieux ainsi. Désormais le temps lui était compté.

III L’ANTRE DU MARIONNETTISTE

La pluie cessa enfin. Le hangar devint silencieux

Construite au milieu de cet ancien hangar à bateaux, une maison de poupée s’imposait par ses dimensions hors norme. Comme elle avait été conçue pour une poupée à taille humaine, elle mesurait six mètres de haut. Le marionnettiste fit le tour de sa maison en bois puis s’arrêta devant la façade colorée. Merveilleuses petites briques rouges. Il poursuivit son inspection puis se décida à y pénétrer par l’arrière ; l’accès était plus aisé de ce côté-là puisqu’il n’y avait ni porte, ni fenêtre, ni mur. Une fois entré dans la pièce, il se détendit, ses muscles se décontractèrent, son corps se relâcha, il se sentit bien, apaisé. Nonchalamment, il s’allongea sur le canapé et soupira d’aise. Il aimait se tenir là sur ce sofa, dans l’unique pièce à vivre si joliment meublée située au rez-de-chaussée de sa maison de poupée. À quelques mètres, face à lui, sa marionnette était assise sur un tabouret, les mains sur les genoux ; un journal était posé devant elle sur l’îlot central de la cuisine. En bois et peint en blanc ivoire laissant apparaître un léger veinage, le plan de travail donnait l’illusion d’être en marbre. Les yeux bleus de la poupée fixaient le vide. Ce regard sans vie ne voyait pas la une, le titre annonçant « Enlèvement d’une jeune femme à Liège ». Il tourna la tête et fixa l’escalier qui menait à une sous-pente vide au plancher en bois brut. Là-haut, un garde-corps avait été vissé au plancher et délimitait un corridor. Cette configuration des lieux permettait au marionnettiste, en se positionnant au premier étage, de dominer toute la pièce à vivre située au rez-de-chaussée. Là-haut, il avait installé toute une machinerie pour activer des fils de nylon et des barres de bois.

Une pulsion lui monta du bas-ventre, il se leva d’un bond et emprunta l’escalier en bois peint en noir en laissant courir nerveusement ses doigts sur la rampe. Arrivé à l’étage, il fit des mouvements circulaires avec ses épaules, s’échauffant comme l’aurait fait un sportif. Il se planta face à la balustrade, se pencha et attrapa les traverses posées sur le plancher. Il inspira profondément et se redressa, prenant la posture du chef d’orchestre. Droit, majestueux, il semblait au faîte de sa puissance. Lorsqu’il se mit à jouer une étrange symphonie, il le fut. En contrebas, les doigts de sa marionnette entrèrent en action, les bras suivirent une courbe parfaite. Musique aux notes silencieuses, mélodie que lui seul entendait. La marionnette se mit à dansoter avec des mouvements saccadés. Bientôt, elle danserait avec une grâce aérienne. Bientôt.

IV LA DEMEURE DE MIA

Bruxelles

Assise sur un tabouret face à l’îlot de la cuisine, son sac à ses pieds, Mia sentit une vague de haine la submerger. Non, elle ne tuerait pas le marionnettiste, elle ferait mieux. Elle allait le liquider, non pas comme elle l’aurait fait avec une affaire courante mais avec l’application du sens littéral qu’a le terme de liquidation, elle liquiderait cet être abject pour le rendre à son état liquide. Elle voulait le liquéfier en écrasant cette vermine du talon. Désagréger cet homme pour que son enveloppe charnelle disparaisse de la surface de la Terre. Vite, elle devrait agir vite et ne pas songer aux conséquences d’un tel acte. Mais en était-elle capable ?

Mia n’avait pas connu les grands-mères aux confitures de figue ; elle avait à peine appris l’amour parce qu’elle avait compris la haine trop jeune. Elle fit pivoter sa main maculée de noir par l’encre d’imprimerie du journal. Au cœur de sa paume, une vieille cicatrice barrait sa ligne de vie. Brisure, cassure, souvenirs. Les parasols bleus de la plage du Pradic la hantaient encore, dix ans après l’effroyable tragédie personnelle qu’elle gardait secrète.

Et il y avait eu Lucas, qui l’avait réconciliée avec la vie. L’amour lui était tombé dessus, au sens littéral. Pour Mia, rencontrer un homme tel que Lucas avait été un choc. À trente-cinq ans, il débordait d’amour sincère pour elle, la jeune fille de vingt-sept ans qui avait si peu à lui offrir. Alors elle avait plongé sans réfléchir, laissant Lucas la porter vers un bonheur qu’elle croyait inaccessible pour une fille comme elle, en proie à des démons. Leur histoire d’amour avait eu un début merveilleux et une fin déplorable, une fin que Lucas avait vainement tenté de repousser. Ses limites atteintes, il avait claqué la porte, la laissant dans cette maison vide de vie. Elle avait la certitude qu’il ne quittait pas le domicile conjugal pour aller se réfugier dans les bras d’une autre femme. Simplement, il ne la supportait plus parce qu’elle avait fait en sorte qu’il en soit ainsi. Elle ne l’avait pas retenu car elle l’aimait trop et ne voulait pas l’entraîner avec elle dans un gouffre sans fond. Le soir de la rupture, il s’était drapé dans une formule convenue et assassine. « Faisons un break », lui avait-il asséné ; la formule sur l’instant avait pris la forme d’un coup de poignard dans le dos. Erreur, l’épée de Damoclès se tenait au-dessus de la tête de Mia depuis des mois ; épée qu’elle avait réussi à placer insidieusement en adoptant un comportement détestable. D’ailleurs, Lucas n’avait pas vraiment claqué la porte, pas de claquement, nul éclat de voix, uniquement une conversation entre adultes qui s’était soldée par cet horrible « break ». Un « break » n’est pas une coupure franche, avait-elle cru entendre. Mais la réalité était tout autre, le fil de leur liaison se distendrait très vite et casserait insidieusement. Deux années de bonheur, deux mois pour laisser le fil de leur amour devenir un fil barbelé et l’espace d’un battement de cils de l’homme qu’elle aimait pour effacer leur passé commun. Elle avait tout fait pour en arriver là, le poussant à bout, ne lui laissant aucune autre solution que celle de l’abandonner. S’il n’avait pas pris la décision de lui-même, elle aurait de toute façon rompu. C’est elle qui avait tout fait pour qu’il la quitte, poussant le vice jusqu’à devenir odieuse, suspicieuse sur son emploi du temps, ingérable avec des sautes d’humeur, invivable au quotidien pour en arriver à cette fin. Elle haïssait ce que le marionnettiste avait fait d’elle.

Elle frissonna. C’est à Bruxelles, dans les bras de Lucas qu’elle avait appris à ne plus avoir peur. Elle lui en était reconnaissante d’avoir contribué à la rendre moins craintive, à panser ses plaies inavouables. Il avait su lui chuchoter les mots apaisants pour repousser ses états de panique incontrôlés, l’enlacer en pleine nuit après un cauchemar, lui redonner confiance en elle. Aurait-il agi de la sorte s’il avait su qu’elle lui avait menti sur son passé, sa famille et aussi sur la raison qui occasionnait ses paniques nocturnes ? Il l’imaginait fille unique, elle ne l’était pas. Il la pensait brouillée avec ses parents, elle ne l’avait jamais été. Il la considérait comme étant en proie à des phobies, ce n’était pas le cas. Il la jugeait incapable de lui donner un enfant, elle ne l’était pas. Pour le remercier de son aveuglement, elle avait voulu décorer leur maison bruxelloise avec des couleurs chaudes pleines de vie, des rideaux rouges, des plaids ocre. Pour le remercier ou lui faire oublier qu’elle ne pourrait jamais être la mère de ses enfants. Serait-il un jour père ? Peut-être qu’une autre lui offrirait cette paternité tant espérée. Quant à elle, elle ne serait jamais mère parce qu’elle avait décidé qu’il en soit ainsi.

Mia posa la paume de sa main droite sur son ventre tout en regardant les doubles rideaux aux motifs écarlates et ocre. Évidemment une mère n’aurait pas perdu ce précieux temps en futilités, en élucubration sur le choix d’une tapisserie en accord parfait avec la précieuse lampe en pâte de verre. La perfection avait-elle même un sens pour la mère d’un enfant en bas âge ? Une mère reportait ce type de perfectionnisme matériel à plus tard, lorsque ces enfants seraient grands, lorsqu’elle aurait du temps pour prendre soin d’elle et pour décorer son nid douillet. Soudain, Mia se remémora une de ses relations, une trentenaire maman de deux charmants bambins, qui lui avait dit récemment : « En sortant de chez toi… le soir même, je voulais changer toute la déco de mon appartement. » Elle aurait dû lui rétorquer qu’acheter deux coussins parme ou faire appel à un décorateur d’intérieur, ce n’était pas un choix contribuant au bonheur mais bien plus une fuite au travers de l’acte d’achat d’accessoires. Oui, elle possédait une vaste pièce à vivre digne de figurer dans les pages d’un magazine de décoration. Mais en fait, elle ne possédait rien, le spectacle n’était qu’illusion, un leurre, une tristesse. Mia s’était trompée, elle avait cru pouvoir oublier son passé en se jetant à corps perdu dans un bonheur fabriqué de toutes pièces. Mais il y a deux mois de cela, son passé lui était revenu en pleine face, tel un boomerang aux arêtes tranchantes. Il avait suffi d’un article de presse.

Il se mit à pleuvoir, la pluie cingla sur les volets clos. Mia rabattit le col de son trench, attrapa son sac contenant sa lampe empaquetée puis ferma à double tour la porte de sa demeure bruxelloise. Dans dix heures, elle foulerait le sable blanc de ses pieds nus. Là-bas, il était là-bas, à Étel. Le marionnettiste était de retour et venait de sévir de nouveau. Elle allait le forcer à commettre une faute pour le faire sortir de sa tanière et le liquider.

V LE MARIONNETTISTE SUR LE SABLE

Deux transats sur le sable suffisaient à son bonheur

Allongé sur une chaise longue, le marionnettiste semblait s’être assoupi. Sa poitrine se gonflait à peine, sa respiration se voulait silencieuse et maîtrisée. Il ressemblait à un insecte au repos. Un justaucorps noir moulait l’intégralité de son enveloppe charnelle : ses membres, son torse et son cou. Une cagoule enserrait son crâne, et des gants de chirurgien ses doigts, paumes et poignets. Il ouvrit les yeux et détailla le parasol placé au-dessus de sa tête. La toile bleue, les baleines noires et le pied blanc en acier. À quelques mètres de lui, une mouette immobile se tenait sur une patte, sa seconde patte étant relevée. Une position inconfortable mais qui n’avait pas l’air de l’être puisque l’oiseau était empaillé. Il s’assit et enfonça ses chaussons noirs dans le sable fin. Il aurait aimé laisser les empreintes de ses pieds nus au plus profond de cette fine couche de sable mais il n’en était pas question. Il devait rester prudent et ne laisser aucune trace.

La pluie avait cessé et le soleil avait refait une timide apparition. La lumière envahit son esprit. Tout lui sembla clair. Désormais il savait qui il était et ce qu’il ne serait jamais, ce qu’il aimait et ce qu’il détestait. Il n’était pas un saltimbanque, pas plus qu’un troubadour. Il haïssait les bonimenteurs, les poètes de rue, les chanteurs. Il ne supportait pas ceux qui parlaient fort ou poussaient la chansonnette. Il chérissait le silence et aimait jouer avec son corps. Il était le marionnettiste.

Il raffolait des scénographies parfaites. La mise en scène qu’il venait d’achever était aboutie, les détails soignés et la teinte dominante d’un bleu azur rendaient le tableau théâtral et estival. Tout comme le premier transat qu’il occupait, le deuxième était en tissu rayé, alternance de bandes blanches et marines. Le bleu évoquait l’océan, les embruns et donnait à la maison un petit air de vacances. Le portable posé sur la table basse en acier chromé se mit à vibrer. Le marionnettiste prit l’appel.

— Allô.

— C’est moi. Je t’attends.

— Enfin, je désespérais d’avoir de vos nouvelles.

— Je suis de retour.

Il raccrocha et respira profondément. Tout comme les plus grands marionnettistes, il gardait ses secrets de fabrication et ses savoir-faire pour lui seul. Pourtant, si jusque-là il avait œuvré en solo, il avait trouvé son maître et ce maître l’espérait.

Il se leva, fit quelques pas et se retourna pour contempler son œuvre. Cette mise en scène était exemplaire. Quoique ? Demain, il déposerait trois coquillages blancs aux pieds de la mouette. Son tapis de sable blanc, son parasol bleu, ses deux chaises longues et sa mouette formaient un étrange tableau conçu par et pour lui, ici devant la façade de sa maison de poupée.

Il délaissa le sable, marcha sur le sol cimenté du hangar, et attrapa son sac à dos suspendu à une patère – ce sac contenait sa tenue de ville. Il composa le code sur le boîtier. L’alarme activée, il sortit du hangar. Le soleil l’aveugla. Son maître l’attendait ailleurs.

VI L’AU REVOIR DE MIA

Bruxelles

Adieu, c’était bel et bien un adieu à sa ville d’adoption qu’elle s’apprêtait à faire. Une dernière marche au petit matin, une ultime déambulation dans Etterbeek. Non sans une pointe de regret, elle quittait son quartier avec ses commerces de proximité. Elle salua la fleuriste qui déposait des pots colorés sur le trottoir. Cette dernière lui rendit son salut en la gratifiant d’un grand sourire. Un jour comme les autres pour la pimpante fleuriste qui songea « tiens, la petite brodeuse va travailler avec un sac de voyage, ce matin ». Non, la petite brodeuse n’allait pas travailler, elle avait d’autres projets en tête, elle allait quitter Bruxelles pour faire sortir le marionnettiste de sa tanière et le liquider. Mia n’était pas, a contrario de la charmante vendeuse de fleurs, une personne normale. Parce qu’une personne saine d’esprit ne se lève pas un matin en se disant « C’est décidé, je vais assassiner un homme. » Seule une psychopathe trempe sa biscotte dans son café tout en songeant au meilleur moyen de tuer un individu. Était-elle une psychopathe ? Mia ne se posait pas ce genre de question. Elle allait commettre ce meurtre simplement parce qu’elle avait décidé de le tuer, lui et pas un autre. Ce que cette joviale fleuriste ne saurait jamais, c’est qu’elle souriait à une femme abjecte et calculatrice. Commettre un meurtre, Mia avait pris cette funeste décision précisément deux mois auparavant, le 19 juillet à six heures trente du matin, face à une tartine de pain grillé. Alors que Lucas dormait d’un sommeil profond dans la chambre, elle avait songé à comment elle allait procéder pour qu’il la quitte. Il ne pouvait en être autrement, Lucas était devenu un obstacle. Jamais il n’aurait pu comprendre qu’elle ait décidé d’ôter la vie à un homme. Elle disposait de moins de deux mois pour faire en sorte de recouvrer sa totale liberté sans que personne puisse se douter qu’elle peaufinait un plan pour préméditer l’assassinat d’un homme. Ce matin-là, à l’aube, elle avait avalé deux tasses de café serré et s’était mise à écrire une lettre censée lui rendre sa liberté. Cette lettre, elle ne l’avait pas adressée à Lucas mais à une femme.

Place Jourdan, Mia salua le marchand de journaux et remarqua qu’il avait ressorti son écharpe en laine tricotée main et aussi son pull avec un improbable motif placardé sur le devant, celui de deux pies rieuses. Déjà la fin de l’été pour lui, pensa-t-elle. Déjà. Deux mois qu’elle avait déposé sa lettre de démission bien en vue sur le bureau de sa supérieure hiérarchique, un 19 juillet, il avait fait si chaud ce jour-là. Six années de bons et loyaux services s’étaient soldées ainsi, par une missive laconique dépourvue d’explication, glissée sous une bonbonnière en cristal remplie de bonbons roses en forme de cœur. Ensuite elle avait attendu l’appel, conséquence logique de son acte. Celle qui accompagnait son café d’une sucrerie avait failli s’étouffer en lisant le courrier et aussitôt mis en demeure Mia de lui fournir des éclaircissements illico et de vive voix.

L’entrevue avait vite tourné à un affrontement poli, un duel dans lequel les points de vue divergeaient, six petites années pour passer de l’état de diamant à l’état brut à celui de diamant taillé pour un monde de lumière et de paillettes annoncées par sa supérieure et soixante-douze longs mois à rester dans l’ombre d’un atelier tus par Mia. Naturellement, sa responsable avait tenté de la dissuader de partir, évoquant un plan de carrière en pleine ascension et brisé en plein vol ; elle qui avait tout appris à Mia s’était même subitement insurgée face à l’ingratitude de sa protégée. Soupçonneuse, voire irritée, elle avait proposé à Mia une augmentation de salaire substantielle. L’hypothèse d’un départ pour aller vendre ses services à une maison de couture concurrente avait été subtilement suggérée par la trahie mais non abondée par l’incriminée. L’exploitation d’une curieuse jeune femme extrêmement douée, d’une provinciale à la chevelure rousse et aux doigts d’or, avait vraisemblablement effleuré l’esprit de sa supérieure mais elle n’avait pas jugé utile d’en parler. En revanche, la traîtrise de la défection à l’approche de défilés avait été clairement évoquée mais cet argument n’avait pas plus fait mouche. Comme les défilés de mode s’enchaînaient immuablement au rythme de six par an, Mia avait souri – sourire pris comme un affront, voire un manque de conscience professionnelle par sa supérieure. Indiscutablement, Mia ne pouvait nier que cette femme lui avait ouvert les portes du monde de la mode et su déceler en elle toutes les qualités nécessaires pour faire de sa recrue une brodeuse reconnue. Alors Mia avait dû consentir qu’effectivement lorsque six ans plus tôt en débarquant à Bruxelles, elle ne possédait pas encore les bons codes, ni les codes vestimentaires du milieu de la mode, ni les codes de bonne conduite et encore moins le vocabulaire et qu’elle avait pu les assimiler grâce aux conseils avisés de ceux qui l’avaient recrutée. Face à la directrice de collection, elle avait su garder son calme et omettre de dire qu’elle avait appris à se fondre dans ce milieu et à jouer des coudes pour conserver sa place de petite main agile et inventive capable de créer de somptueuses broderies exécutées à l’aiguille ou au crochet Lunéville. En six ans, la petite provinciale était bien devenue la première brodeuse de la maison de couture mais elle serait remplacée par une autre encore plus docile puis oubliée, très vite oubliée. Ce que Mia n’avait pu avouer, c’est que si elle était devenue une brodeuse hors pair et fière de ce statut, il était désormais temps pour elle de tourner une page de sa vie et d’aller crocheter ou, mieux, ferrer un tout autre poisson.

Fixant la lettre de démission posée sur ce bureau, Mia avait souri de nouveau, en repensant à tous ceux qu’elle allait devoir quitter. Tous se disaient créateurs et sa supérieure ne dérogeait pas à la règle. Les uns l’étaient réellement, les autres se gargarisaient de faire savoir qu’ils avaient du génie même s’ils ne créaient rien. La création ne se résumait pas à faire sortir d’un rien un tout : noircir une page vierge ou pixéliser un écran ne suffisait pas à produire un produit différent de celui du concurrent. Les logiciels avaient du bon mais ils restaient de piètres créateurs. Sa responsable avait pour unique génie de s’entourer de ceux qui en étaient clairement pourvus. Preuve en était, elle avait repéré Mia alors qu’elle n’était qu’une stagiaire dans un atelier de broderie aux confins d’une bourgade bretonne. Pour Mia, il avait toujours été primordial de laisser son imagination vagabonder en caressant le tissu, la trame et les fils. Si la broderie passait par le toucher, son talent d’artiste, elle s’apprêtait à l’exercer ailleurs, pas pour coudre mais pour commettre un crime.

Devant cette lettre, si elle avait douté que, dans sa maison de couture – bientôt ex –, tous aient la fibre artistique, ce dont elle avait été certaine, c’est que tout ce petit monde adorait les hommes, les femmes tout autant que les hommes adulaient la gent masculine. Mia détestait le cliché d’un petit monde bipolaire, portant aux nues la femme tout en étant en quête de testostérone, pourtant c’était une réalité dans son entreprise. Elle aurait eu tant à dire sur eux tous mais la véritable raison de sa désertion – terme employé à la fin de la discussion par sa directrice qui la considérait encore comme un bon petit soldat de plomb – elle se l’était gardée pour elle, bien profondément enfoncée dans sa gorge. Cette femme qui pour la première fois l’avait appelée « ma chérie », cette créature qui avait enfin consenti à encenser son travail voire à le monnayer enfin à sa juste valeur alors qu’elle s’apprêtait à la quitter, n’aurait pas compris. Personne n’aurait pu comprendre. Même cette tueuse en affaires n’aurait pas pu comprendre. Mia allait traquer un homme pour le tuer, ce qui lui demanderait de disposer de toute son énergie pour mener à bien son plan.

Deux mois plus tard, Mia ouvrait la portière de sa voiture puis posait son sac de voyage contenant sa lampe en pâte de verre sur le siège passager. Elle était libre de tout engagement et avait réussi à faire en sorte que personne ne vienne entraver son plan, pas plus Lucas que la gourmande aux dents longues qui rayaient le parquet. Libre et terrifiée.

VII LA MÈRE DE MIA

Étel, fin de journée

En faisant deux courtes haltes sur des aires d’autoroute, avant Paris et après Le Mans, Mia avait à peine pris le temps de se dégourdir les jambes. Elle était exténuée. Le trajet avait été éprouvant parce que beaucoup trop long à son goût. Huit cents kilomètres et autant de sombres pensées, elle n’avait cessé de songer au marionnettiste. Pourtant, le voyage aurait pu être bien pire si elle n’avait su apprécier à sa juste valeur le confort et la puissance de sa voiture et même la tiédeur de l’habitacle maîtrisée au degré près. Comme la broderie de luxe lui avait permis d’accéder à un tout autre luxe, celui des assemblages métalliques allemands, elle conduisait une BMW cinq portes achetée d’occasion et sur un coup de tête. C’était une folie qu’elle s’était offerte dès qu’elle en avait eu les moyens, et cette folie avait désormais quelques milliers de kilomètres au compteur.

C’est le corps vermoulu qu’elle gara son véhicule sur le port d’Étel, à proximité de la Glacière. Alors qu’elle avait tout fait pour arriver au plus vite à destination, elle se mit soudain à douter du bien-fondé de sa course. Elle resta quinze minutes la tête appuyée sur le volant, il lui fallait réfléchir. L’angoisse l’étreignait et la tétanisait. En redémarrant sa voiture, en allant à la rencontre des membres de sa famille, elle savait qu’elle allait au-devant des pires ennuis. C’était probablement absurde de sa part d’imaginer qu’ils allaient la rejeter. Elle n’avait commis aucune faute, hormis celle de s’être éloignée d’eux durant ces six dernières années. Elle avait bien téléphoné quelques fois pour leur rappeler qu’elle était encore en vie, ailleurs, loin d’eux et qu’elle pensait toujours à eux. Elle avait passé ces appels pour donner et surtout avoir des nouvelles de son père, de sa mère, de sa sœur et des autres membres de sa famille. Allaient-ils l’écouter puis la bannir de leur clan ou, mieux, la fusiller du regard sans même qu’elle puisse expliquer ce qui avait motivé son comportement ? Elle n’avait rien d’une condamnée à mort prête à voir apparaître un peloton d’exécution, quoique ? C’était absurde, ils ne la condamneraient pas pour si peu. Les réprimandes fuseraient uniquement pour la forme, elle les accepterait et retomberait en enfance en s’agrippant aux jupes de sa mère. C’était un passage obligé. Les affronter, s’excuser de son attitude et aller tuer le marionnettiste.

Elle sortit de sa voiture, fit quelques pas sur le quai, respira à pleins poumons l’air salin de la ria d’Étel puis remonta dans son véhicule. L’heure était venue d’aller à leur rencontre.

Trois minutes plus tard, Mia sonnait à la porte de la maison familiale. Puis, elle patienta comme une étrangère qui attend devant la porte d’inconnus. Espoir et désarroi. Qui allait lui ouvrir ? Si rien n’avait changé, c’était sa mère qui allait le faire parce qu’elle était vive, active et toujours la première à dégainer quand il s’agissait d’accueillir un visiteur. Sa mère l’embrasserait-elle en la découvrant sur le seuil ? Sa mère ouvrit effectivement la porte et ne fit rien, pas un geste, pas une larme, pas même une main tendue. Elle resta là figée et dit simplement :

— Mia, c’est toi.

C’était si incongru comme entrée en matière, le « c’est toi » signifiait « c’est bien toi, je ne te reconnais pas ». Mia avait-elle changé à ce point en six ans, bientôt sept, d’absence ?

— Oui, maman, c’est moi, Mia.

— Si longtemps, balbutia sa mère.

— Je peux entrer ?

— Bien sûr, bien sûr. Je ne m’attendais pas à te voir. Tu ne m’as pas prévenue.

Sa mère ajusta le col de son chemisier blanc puis passa sa main dans ses cheveux pour remettre de l’ordre dans sa chevelure argentée. Elle resta dans l’embrasure de la porte. Elle avait du mal à cacher sa nervosité et Mia le perçut.

— Maman, je te dérange.

— Mia, je suis juste un peu surprise, c’est tout. Tu es là devant moi… Chaque fois que le téléphone sonnait, je sursautais, espérant entendre ta voix. Tu m’as téléphoné neuf fois en six ans. Un numéro masqué, tu t’en rends compte, un numéro masqué pour que je ne puisse pas te recontacter ! Quel genre de fille utilise ce type de stratagème pour communiquer avec sa mère ? Et aujourd’hui tu es là devant moi. Pourquoi avoir tant attendu pour revenir ?

Mia ne pouvait en vouloir à sa mère de lui faire des reproches. Heureusement, l’absence d’agressivité dans sa voix augurait d’une suite acceptable. Elle adopta un ton tout aussi calme pour lui répondre.

— Je tentais de me reconstruire, je te l’avais expliqué lors de mes appels… trop rares.

— Évidemment, te reconstruire sans nous parce que, auprès de nous, tu n’aurais pas pu. Par-dessus nos épaules, tu aurais toujours vu le champ de ruine mais il n’est plus là. Ici aussi, nous avons tous essayé de nous reconstruire et cela a pris du temps, nous y sommes arrivés en restant soudés.

Elle les avait tous abandonnés et sa mère venait de le lui faire comprendre. Égoïstement, Mia avait fui, ne songeant qu’à elle et ne téléphonant qu’une fois l’an. Sa mère ruminait, plantée telle une statue de plomb, immobile dans l’embrasure de la porte. Ses lèvres se mirent à trembler.

— Dis quelque chose pour ta défense.

— J’ai eu tort de croire que je m’en sortirais seule. Aujourd’hui plus que jamais, j’ai besoin de vous tous.

— Besoin de nous et nous, nous avions besoin de toi, pas aujourd’hui mais hier, avant-hier et tous les jours qui ont précédé.

— Maman, je suis là.

— Mia, tu es là et je suis heureuse que tu sois de retour. Sache-le et je ne voudrais pas à avoir à te le répéter au téléphone, ici tu seras toujours chez toi.

Mia était émue, heureuse d’entendre qu’elle rentrait chez elle. À Bruxelles, avait-elle été chez elle ? À peine un regard alentour lui avait suffi pour redécouvrir les détails du lieu que sa mère lui rappelait comme étant son chez-elle. Ce paillasson usé jusqu’à la corde, ce nœud de bois dans la porte, ces bottes en caoutchouc rangées à droite du seuil, ils étaient là et non à Bruxelles. Bien loin de toutes ces considérations, sa mère tentait de reprendre ses esprits. Cet emportement, bien que pleinement justifié et maîtrisé de son point de vue, n’allait-il pas faire fuir sa fille à jamais ? Elle se mit à parler avec un débit rapide.

— Nous allons tous bien, très bien. Tout va pour le mieux, ici, rien n’a changé. Ton père profite pleinement de son nouveau statut de retraité, il a mis à l’eau son canot de pêche cette semaine. Ton oncle va toujours à la chasse, les voisins se disputent toujours autant, les marées se succèdent. Il pleut parfois. Il fait beau aujourd’hui, tu as de la chance parce que hier, il a plu à seaux.

La météo était un sujet de conversation que sa mère exploitait dès qu’elle ne savait plus quoi dire. Un sujet peu ou pas polémique, la pluie et le beau temps. Soudain sa mère sourit et Mia adora aussitôt ce sourire. Il lui avait manqué. Désormais elle ne voulait qu’une seule chose, que sa mère cesse de lui parler du soleil et des averses, qu’elle la prenne dans ses bras et l’embrasse très fort.

— Maman.

— Oui, tu veux me dire quelque chose ?

— Rien, je suis revenue, c’est tout.

— C’est tout ?

— Je m’excuse.

— Enfin… Mia, viens m’embrasser.

Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Elles pleurèrent de joie, de peine, pour effacer un énorme manque. Des années que toutes deux espéraient ce moment. Alors pour rattraper le temps, elles restèrent là sur le pas de la porte, enlacées.

Provenant du couloir, un petit cri strident se fit entendre. Une oreille non avertie aurait pu croire qu’un animal blessé gémissait. Mia reconnut ce gémissement et son cœur s’emballa.

VIII CLOTHILDE

Étel

L’animal qui gémissait tout au bout du couloir n’en était pas un. Lorsqu’elle était enfant, Mia croyait qu’une autiste forçait un trait propre à l’animalité, l’irrationalité. Petite, Mia n’avait pas eu le sentiment d’avoir une sœur mais plus un animal de compagnie, un ersatz de chiot, un substitut de chaton. Nul chien, nul chat pour l’aider à grandir et à se sociabiliser, uniquement une sœur aînée qui ne se laissait pas si facilement caresser et n’avait rien de sociable. Avec le recul, elle s’en voulait terriblement d’avoir eu de telles pensées. Comparer Clothilde à un hérisson lui avait d’ailleurs valu une gifle cinglante portée par la main de sa mère.

Jusqu’à ses onze ans, la seule action digne d’intérêt qu’elle considérait comme ayant été accomplie par sa sœur à son égard, c’était de l’avoir baptisée Mia. Un si joli prénom que son aînée avait prononcé en découvrant celle qui était sortie du ventre de sa mère trois ans après sa naissance. L’histoire du prénom avait fait le tour de la famille, insolite histoire qui avait débuté par un son s’apparentant à un « miam » ou un « miaou ». Face au berceau, cette sœur au vocabulaire restreint avait poussé un cri outré pour exprimer soit qu’elle avait une faim de loup, soit qu’elle avait vu un chaton ratatiné dans un petit lit. Quoi qu’il en soit, ce fut le choix de Clothilde qui remporta tous les suffrages. Elle se prénommait Mia parce que c’était le premier mot qui était sorti de la bouche de son aînée. Avant ses trois ans, Clothilde ne parlait pas. Elle gémissait, poussait de singuliers grommellements que seuls son père et sa mère trouvaient naturels et explicites.

Clothilde rentra les épaules pour se faire toute petite et vint se placer dans le dos de sa mère. Crainte et curiosité l’animaient, aussi à deux reprises elle leva et baissa la tête pour distinguer la silhouette de l’intrus. Reconnaissant sa sœur, elle laissa choir sur le sol son petit sac rose aux bords cirés noirs. Le bruit sec provoqué par la chute du sac fut instantanément couvert par un hurlement strident.

— Mia, Mia, Mia !

Sans ménagement, Clothilde repoussa sa mère et vint se lover tout contre la poitrine de sa sœur. Elle se lova puis s’agrippa. Ses bras pressaient le corps de sa cadette mais ses mains ne le touchaient pas. Poignets relevés et doigts s’agitant dans le vide, Clothilde enfermait Mia dans un étau. De cette jolie jeune femme en apparence fragile se dégageait une énergie phénoménale. Mia laissa la force entrer en elle, avec la violence d’un amour sans limite.

Excessive, Clothilde exagérait sur tout. Ses excès prenaient la forme de silences qui duraient des heures, d’actions qui se répétaient à l’infini, de crises de joie démesurées. Là, c’était du bonheur à l’état pur sans limite de temps. Mia accepta cette embrassade débordante parce qu’elle avait toujours accepté que sa sœur agît de la sorte, même si elle avait mis des années à comprendre que c’était un état normal. Clothilde avait ses normes. Elle n’était pas hors norme mais normée à sa façon.

Bien qu’au bord de l’asphyxie, Mia attendit sagement que sa sœur lâchât prise. Un tel contact physique était une action contre nature pour Clothilde, elle le détestait et le pratiquait uniquement avec sa sœur, preuve d’un amour incommensurable. Mia se souvint que lorsqu’elle rentrait de l’école, Clothilde s’accrochait parfois à elle avec une intensité tout aussi forte. Qu’elle ait été absente durant quelques heures ou durant plusieurs années, Clothilde considérait cette privation comme une trahison éternelle. Elle punissait celle qui avait osé l’abandonner en l’emprisonnant dans ses bras. Mia avait toujours été un rocher et sa sœur une bernique. Quel que soit le combat, le minéral avait perdu d’avance la partie et la patelle l’emporterait toujours. Était-ce pour cela que Mia avait fui, pour ne pas se voir étouffée par l’amour débordant d’une sœur aînée hors norme ?

IX LE TRIBUNAL FAMILIAL

Étel

Vingt minutes que Mia attendait bien sagement dans le salon, assise sur un pouf inconfortable. Son sac de voyage posé à ses pieds signifiait que, bien que l’idée de rester chez ses parents eût été dans ses intentions, l’accord ne lui avait pas encore été donné. Les membres du tribunal familial se mettaient un à un en place pour siéger. Clothilde avait été la première à s’installer, évidemment sur son fauteuil – le sien parce qu’elle le possédait et ne supportait pas que quiconque l’en dépossédât en ayant l’outrecuidance de poser son postérieur sur ce siège Napoléon en velours rose. Elle portait un trench en vinyle noir que lui avait offert Mia une dizaine d’années auparavant. Ce vêtement inapproprié puisque très éloigné de la tenue d’intérieur classique lui allait réellement à ravir parce qu’il lui donnait un style décalé. Plastique, vinyle, rétro ou futuriste, le PVC, popularisé par les filles de joie incarnées au cinéma par des héroïnes, était une seconde peau pour Clothilde. Elle ressemblait à Romy Schneider dans Max et les ferrailleurs, avec ses yeux bleus et son visage d’ange, toutefois la comparaison s’arrêtait là, puisque mal coiffée et sujette à des tics. Clothilde déformait ses lèvres, recréant le mouvement des vagues, alternance de sourires figés et de moues improbables. Mia détestait ces mimiques et préféra détourner le regard. Face à elle, sa mère et son père avaient pris place sur le canapé. Son père bourrait sa pipe – Mia s’était toujours demandé si d’autres personnes dans le monde utilisaient encore une pipe. Selon elle, les fumeurs de pipe étaient soit décédés, soit sur une pente descendante, même si quelques irréductibles vivaient dans la cordillère des Andes. Quant à sa mère, l’impatience la gagnait, elle agitait ses doigts sur les plis de sa jupe grise, telle une mélomane en mal de piano.

Cette attente, tout aussi silencieuse qu’insupportable, était pleinement justifiée. La famille suivait des rites. Le tribunal ne pouvait se tenir sans la femme qui était la mémoire du clan. La grand-mère de Mia n’aurait pas supporté qu’une décision importante pût se prendre en dehors de sa présence. Tous espéraient sa venue. Tous tendaient l’oreille dans l’espoir d’entendre enfin le doux glissement des roues du fauteuil roulant sur le parquet. La route empruntée par celle que tous appelaient « mamie » s’avérait parfois longue et parsemée d’embûches. Comme un sac rose posé au milieu du couloir l’avait contraint à prendre une déviation, elle s’autorisait à se présenter en retard. L’arrivée glorieuse de la pimpante matriarche fit que Clothilde se mit à applaudir à tout rompre. Sous les encouragements de sa petite-fille, la doyenne aux allures d’éternelle adolescente fit crisser ses pneus pour arrêter net sa course devant la table basse.

La famille étant au complet, la séance allait enfin s’ouvrir, et Mia en fut soulagée. Son père, sa sœur et sa grand-mère seraient des assesseurs muets qui laisseraient le juge, en l’occurrence sa mère, mener l’interrogatoire. Le juge se permit de clarifier rapidement la situation.

— Mia, tu as souhaité t’éloigner de nous durant six longues années, c’est un fait et nous ne reviendrons pas dessus.

Sa mère parlait ainsi au nom de tous, en employant un « nous » qui ne laissait aucun doute sur la supériorité de sa position dans le groupe.

— Pourquoi m’as-tu dit avoir besoin de nous précisément aujourd’hui ?

— Papa, maman, Clothilde, mamie… je suis là.

— Tu es là mais pourquoi es-tu là ?

— Parce que le marionnettiste est de retour.

La bouche de son père s’ouvrit, laissant glisser la pipe sur le bord de sa lèvre inférieure, les ongles de sa mère s’enfoncèrent telles des griffes dans le tissu de sa jupe, le sourire de sa sœur se figea, enfin, le fauteuil de sa grand-mère faillit basculer en avant et ne fut retenu que par la pointe de la chaussure de Mia. Désormais tous étaient au courant, désarçonnés mais au courant.

— Incroyable révélation et qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda sa mère sur un ton ironique.

— Tuer le marionnettiste et vous allez m’aider.

Sa grand-mère fit le signe de croix pour éloigner le mal. Si à portée de main, elle avait eu de l’ail ou un crucifix, elle les aurait volontiers brandis en direction de Mia. Elle se devait de conjurer le mauvais sort. Par deux fois, sa petite-fille venait de prononcer le mot maudit de « marionnettiste », terme banni de toute conversation, que personne dans la famille n’utilisait plus depuis des années et surtout jamais en présence de Clothilde. En brisant le tabou, Mia avait déclenché un cataclysme. Clothilde s’agitait sur son siège Napoléon, se contorsionnant pour adopter des positions improbables. La situation étant critique, sa mère décida de tenter de lui mettre un casque avec des énormes écouteurs sur les oreilles. L’action ne s’avérait pas si simple, Clothilde détestait qu’on la touche. Mia savait que sa mère réussirait à accomplir sa mission et que cela lui prendrait plusieurs minutes. Elle considéra cet intermède comme une trêve, avant la reprise de la joute verbale. Mia venait de déclarer la guerre à toute sa famille en prononçant le mot qui fâche. Si ceux qui décidaient d’ouvrir les hostilités avaient été ceux qui faisaient cette guerre, le monde aurait été bien plus souvent en paix. Consciente qu’elle partirait bientôt au front, et ce de son propre chef, alors elle se tenait prête à apprécier la trêve à sa juste valeur.

Mia respira les souvenirs. L’odeur particulière de la maison familiale la transporta dans le passé. C’était si bon de humer à pleins poumons ce mélange subtil et impossible à reproduire, composé des senteurs d’encaustique à la cire d’abeille, du fumet de poisson mitonné au four et des fragrances du savon de Marseille. Son odorat la ramenait en enfance et son ouïe tout autant. Les musiques qui se diffusaient dans la maison lui revinrent en mémoire, le blues et les ritournelles enfantines. Peu avant qu’elle ne soit kidnappée, Clothilde écoutait en boucle Une Souris verte