Les frères de l'île aux Moines - Simone Ansquer - E-Book

Les frères de l'île aux Moines E-Book

Simone Ansquer

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Beschreibung

De retour d’Australie, Gaël Dugommier, sac à dos sur l’épaule, disparaît mystérieusement sur l’île de Gavrinis. Cinq ans après, son frère Hector reçoit ce sac à dos par la poste. Victoire, l’ancienne petite amie de Gaël, peut-elle l’aider à élucider le mystère ?
Le 4 juin au matin, Hector l’attend chez lui sur l’île aux Moines. Quelques heures plus tard, Victoire pousse la porte et découvre une maison vide.
Nouvelle disparition inquiétante ou bien meurtre ?
Victoire aura quelques heures pour sauver Hector, s’il n’est pas déjà trop tard.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née à La Rochelle en 1960 où elle a grandi, Simone Ansquer vit aujourd’hui sur la presqu’île de Quiberon et y cultive ses passions pour les sports nautiques, l’histoire et la peinture.
Avec ce douzième roman, l’auteure vous invite à méditer sur une citation de Victor Hugo : « L’amitié, c’est être frère et sœur, deux âmes qui se touchent sans se confondre, les deux doigts de la main. »

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

L’ÎLE DU DISPARU

Gaël rentrait d’un séjour en Australie.

Il débarqua à Roissy d’un avion en provenance d’Alice Springs un dimanche et il disparut de la surface de la planète bleue le lendemain. Il ne s’était pas perdu dans le désert de Simpson mais sur une île grande comme un mouchoir de poche. D’ailleurs, il ne s’était pas perdu mais volatilisé dans le golfe du Morbihan.

Sur la planète bleue, trois cent mille îles, dont la taille varie de l’îlot corallien au continent australien. Gavrinis et l’Australie sont l’une d’elles. Leurs points commun0s, l’insularité et Gaël Dugommier.

I PRISE DE CONTACT

Paris, 11earrondissement. Le 4 juin

Quatre ans et demi que Victoire n’avait pas ouvert ce fichier, celui nommé « Gaël ». Doigts sur le clavier, elle pianotait frénétiquement. Soudain, ce besoin irrépressible d’écrire cessa. Ce journal avait été son exutoire, le serait-il de nouveau ? Probablement que poser des mots silencieusement sur l’écran l’avait aidée à surmonter le traumatisme. Forme de thérapie sans thérapeute, ce récit inachevé et sans paroles, écrit par et pour elle seule, elle le reprenait en gardant le secret espoir d’y mettre bientôt un point final. Difficile d’exprimer à ses proches le bouillonnement qui tordait encore ses tripes, sa quête désespérée d’une vérité qui lui échappait. Elle ne pouvait donner de sens à ce journal mais, ce dont elle était certaine, c’est qu’il l’avait aidée et qu’elle comptait encore sur lui. Le présent d’hier devenait souvenir aujourd’hui mais elle ne se sentait pas prête à le revivre. Pour le moment, elle ne voulait pas se replonger dans cet hier en relisant l’intégralité de ses écrits.

Son bracelet bleu en verre était posé à côté de son ordinateur portable, elle le remit à son poignet. Puis, apaisée, elle relut uniquement le texte tout juste rédigé.

« Je crois que Gaël avait un frère qui se prénomme Hector. Enfin, je crois, je suis même certaine que Gaël a un frère. Pourquoi douter, voire parler de Gaël à l’imparfait ? Cinq ans qu’il a disparu. Soixante mois sans nouvelles. Alors, utiliser l’imparfait semble plus pertinent quoique le doute persiste. Intolérable de ne pas savoir. Vivant ou mort ? Black-out total, aucun signe de vie, carte bleue muette tout comme lui. Pas de mouvement bancaire, pas plus que ne serait-ce qu’un misérable SMS à un ami. Je m’étais juré de ne reprendre le fil de ce journal qu’après avoir eu le fin mot de toute cette histoire. Je ne tiens pas ma promesse. Pourtant, même la découverte de sa chevalière, je n’ai pas souhaité la relater dans ce journal. Trop dur, trop traumatisant. Du trop et même de l’inconcevable. Aurait-il voulu effacer ses traces pour commencer une autre vie ailleurs, nous faire croire qu’il était mort ? Mais voilà, aujourd’hui, j’ai décidé de rouvrir ce fichier car, si le mystère reste tenace, l’affaire vient d’être relancée. Le signe que je n’attendais plus vient de me parvenir, bien étrangement.

Ce matin à l’aube, j’ai reçu un appel à propos du sac à dos que Gaël avait le jour de sa singulière disparition. Incroyable ! Il a été retrouvé, ce satané sac de baroudeur qu’il ne quittait jamais, je reprécise “jamais”. Un très mauvais présage, un second. Alors cet appel ou plutôt ce message d’Hector, ce frère dont Gaël ne parlait guère, m’a littéralement coupé le souffle. J’ai failli m’évanouir. À cet instant, je suis paniquée à l’idée de rappeler ce type. Dire ou plutôt écrire que j’aurais pu être la belle-sœur de ce gars, cet Hector. Désormais je suis l’ex-épouse de Valentin. L’abandon et la trahison, je suis une abonnée aux deux. Je l’avoue, l’abandon – ou l’absence – de l’être que je pensais être l’homme de ma vie, je l’ai vécu comme une trahison. Je lui en ai voulu de tout, un énorme “tout ce qui me passait par la tête”, de vivre à l’autre bout du monde sans moi, d’avoir refait sa vie avec une autre, de ne pas s’être tenu à mes côtés lorsque j’ai accouché, de m’avoir plaquée enceinte. Jamais, je n’ai pu croire qu’il était mort et je ne le crois toujours pas. Un déni, question de survie. J’ai une peur bleue de la mort, humaine et viscérale. D’autant plus que Gaël reste encore à mes yeux un immortel, un invincible. Le genre d’homme qui ne se laisse pas si facilement faucher par la mort. Alors, ces cinq dernières années, j’ai perdu pied, ou pire j’ai vécu le pied au plancher, écrasant ainsi de mon talon un concentré de bien et de mal. Ne pouvant me considérer comme veuve, je n’ai pas porté le deuil du disparu dont je n’étais pas l’épouse, j’ai consommé le temps, une consommation goulue et écœurante, en m’activant et en ruminant. J’ai échafaudé mille plans puis, rattrapée par mes obligations professionnelles, je me suis lancée à corps perdu dans l’écriture d’une monographie relative aux fibules romaines retrouvées lors de fouilles archéologiques en France ou plutôt en Gaule, un tout autre fichier qui m’a fait du bien. Quant au quotidien, il m’a lui aussi rattrapée, j’ai pouponné, j’ai même rencontré un autre homme, Valentin, je me suis trop vite mariée et j’ai divorcé tout aussi rapidement. Oui, j’ai osé mener ma vie sans Gaël sans jamais l’oublier. Comment aurais-je pu ? Difficile de tirer un trait sur le passé parce que ma fille a de grands yeux bleus, tout comme Gaël, son père, et comme Hector, son oncle. J’ai vu une photo de cet homme parce que je ne l’ai jamais rencontré à la vérité. Pourtant, c’est moi qu’il a contactée. Qu’est-ce qu’il me veut ? Que signifie cette histoire de sac à dos miraculeusement retrouvé ? Je dois le rappeler pour savoir. Gaël le surnommait Hector le peureux. Se prénommer Hector, déjà pas vraiment cool. Enfin, moi, c’est Victoire, pas plus simple à assumer. Je vais le rappeler, à moins qu’il ne le fasse. J’ai peur de ce qu’il pourrait m’apprendre. Le sac contient-il des ossements ? Effroyable pensée. »

II LA TORPEUR ET LA PEUR

Île aux Moines – Golfe du Morbihan

Vingt-quatre heures de cohabitation avec l’objet de son malaise, une éternité. Assis sur une chaise aux pieds en acier chromé, buste droit, jambes jointes, Hector scrutait le sac à dos de Gaël trônant sur la table en formica de la cuisine. Cet intrus, ce sac en toile kaki délavée et aux attaches en cuir déplorablement usées faisait tache dans ce lieu parfaitement aseptisé, façon cafard en mode pause sur la paillasse d’un laboratoire de haute sécurité. Une bouffée malodorante de souvenirs se dégageait du sac pourtant fermé. Ce sac renfermait-il les souvenirs de mille aventures, celles d’un frère disparu, ou encore la mémoire d’un passé commun ? Une photo prise dans un bar australien ou encore une vieille lettre écrite par ses soins à Gaël, son aîné, son ennemi d’hier ? Ou pire ?

S’il ouvrait le sac, il serait fixé, mais Hector était tétanisé à l’idée d’accomplir un tel acte. Alors, il fantasmait. Son imagination était fertile, ses pensées galopantes.

L’hypothétique photo, tout d’abord, sentait le soufre de l’enfer ; une liberté interdite est toujours sulfureuse. Peut-être un cliché de débauche ? Fronder le monde et qu’un photographe immortalise cette fronde, Gaël en avait été capable. Danser sur une table dans un bar d’Alice Springs, une bouteille de bière locale à la main ou encore retirer ses vêtements et plonger nu dans une eau glaciale à Stykkishólmur devant un public frigorifié et médusé, non pour la beauté de l’exploit mais pour savourer l’impudeur de l’acte. Ne serait-ce qu’envisager de tels agissements était inenvisageable pour Hector. Ainsi, les deux frères n’avaient aucun point commun, hormis leurs yeux d’un bleu profond.

Peu dire qu’Hector n’avait pas l’esprit aventureux. Mieux valait dire qu’Hector cultivait l’art de la reconduction. Avec soin et application, il reconduisait toute action d’une banalité confondante à l’infini – du moins à l’infini de sa vie faussement éternelle. Chaque matin, son réveil sonnait à 7 h 32, que ce soit un lundi ou un dimanche, un jour férié ou même ouvré. À 8 heures précises, il déposait sur la table en formica anis de sa cuisine son bol en faïence blanche, sa petite cuillère en argent, sa tartine de pain grillé. Les rituels avaient du bon, de l’apaisant. Tout entrait dans des cases, des plages horaires délicieusement prédéfinies par ses soins depuis des décennies, précisément depuis deux décennies. Parce que les deux décennies précédentes, il avait vécu l’enfer. Jusqu’à ses dix-huit ans, l’enfer, c’était bien les autres, tous les autres et particulièrement ses proches, dont faisait partie Gaël. Sa situation de cadet d’une fratrie de trois garçons avait contraint Hector à subir le rythme effréné que lui avait infligé la cohabitation avec deux frères hyperactifs, une mère exubérante et un père perpétuellement débordé. Considéré par la tribu comme le mouton noir à la démarche lente qui s’était glissé dans un troupeau familial constitué d’animaux à la toison blanche et aux pattes légères, il avait réussi néanmoins à survivre jusqu’à son dix-huitième anniversaire. Le jour de sa majorité, Hector avait osé claquer la porte du domicile familial, un exploit qui resta marqué dans les annales de la famille Dugommier. Il avait dû surpasser ses angoisses, toutes ses angoisses, pour claquer cette porte ; sa survie en dépendait et la bande de moutons à la robe immaculée n’en avait pas pris conscience, enfin pas pleinement. Tous les membres de sa famille se doutaient qu’Hector n’était pas comme eux, un adepte d’un joyeux désordre, mais ils le jugeaient incapable de sectionner le cordon ombilical. Dissimuler sa différence n’avait pas été chose aisée, d’ailleurs Hector n’avait pas réussi à la cacher complètement. Un camouflage habile lui avait néanmoins permis de surfer sur ses dix-huit premières années d’existence sans passer à l’acte, sans se suicider. Son exploit personnel n’avait pas été de claquer cette porte mais bien de ne pas s’ouvrir les veines. Le mouton noir ne s’était pas plus vidé de son sang, pas plus qu’il n’avait enfilé une toison blanche. Valise à la main, il avait pris un bus puis un bateau, et ce, quelques semaines avant son baccalauréat.

Désormais, il vivait heureux sur son île. Enfin, depuis mille quatre cent quarante minutes, précisément le temps qui le séparait de la réception du sac de son frère, son bonheur battait sacrément de l’aile. Cet étrange bonheur qui l’habitait jusque-là s’était obscurci en une fraction de seconde lorsqu’il avait ouvert le colis. Un champ de ruine. Étrange aux autres, ce bonheur désormais perdu l’était. Mais les autres ne l’intéressaient pas, pas plus que ces autres ne portaient un quelconque intérêt à Hector, le bienheureux solitaire. Par peur de ne pas maîtriser l’imprévu, il lui avait été si simple de se laisser plonger dans une torpeur, absolument pas douce mais cotonneuse. L’autruche enfonce sa tête dans la terre et Hector plongeait la sienne dans un ballot de ouate, quitte à frôler l’asphyxie. Ainsi, ne pas voir le monde extérieur peuplé d’inconnus, il en avait la capacité. Au bord de l’étouffement, il respirait néanmoins le nez dans sa ouate ou plutôt dans sa vase. Son île regorgeait de vasières où l’écosystème se développait à l’abri des curieux.

Éviter l’inattendu en suivant encore et encore le même sentier côtier, ne pas s’en écarter pour ne pas risquer de se retrouver face à cet inattendu. Laisser tomber le masque et faire un pas de travers, impensable. Se surprendre à aimer l’inconnu, inconcevable. Tout juste contourner l’obstacle, en prenant mille précautions. Emprunter chaque jour le même trajet de sa maison à son bureau, arpenter savamment les ruelles de l’île aux Moines et s’en satisfaire.

Par crainte de l’autre, il évitait d’entrer en interaction. Son credo, ne rien entreprendre de périlleux, strictement rien au point de laisser une petite mort tisser sa toile insidieusement, jour après jour, année après année, saison après saison. Vieillir prématurément parce que ayant pris grand soin d’éviter l’imprévu. Hector le solitaire avait les tempes grisonnantes, déjà. Il se conformait aux règles qu’il s’était fixées et vieillissait cruellement au grand air.

Le manque de retenue et l’exubérance, il les repoussait du bout des lèvres avec le dédain de celui qui se place au-dessus de la meute dépourvue de pudeur. Parfois, une petite voix intérieure lui rappelait : craindrais-tu de laisser filtrer vers l’extérieur cette vie qui t’habite, de t’ouvrir à l’autre et au monde dans son entier, de quitter ton île, de t’éloigner du golfe ? Cette voix intérieure pleine de bon sens, il l’implorait de se taire, elle s’assagissait alors. Il la domptait, parce qu’il n’était pas question d’ouvrir la porte de son être et de laisser un air neuf s’engouffrer dans l’intimité de ses secrets inavouables. Écartelé sans l’être entre son moi et son sur-moi, il restait drapé dans ses certitudes. Jamais il n’oserait nager à contre-courant, il remontait le cours d’un ruisseau, humble filet d’eau qui s’écoulait comme le temps et teintait de gris ses tempes. Jusque-là. Mais face à lui, dans sa cuisine laboratoire, il y avait désormais cette monstrueuse vague disposée à déferler, un tsunami d’interrogations. Que contenait le sac à dos de Gaël ? Les preuves des débauches passées de ce frère indomptable, de ses nuits dans un bar perdu au milieu de l’Outback, au-delà du bush australien. Et pourquoi pas la lettre, l’objet de leur brouille ? Mais pourquoi Gaël l’aurait-il conservée durant toutes ces années ? Voire transportée à l’autre bout du monde ?

La photo, il l’imaginait. Quant à la lettre, il était inutile de tenter de reconstituer le texte, il le connaissait par cœur. En l’écrivant, il avait mis un point final à une tenace rage de dents.

III LA BROUILLE

D’une simple brouille peut jaillir une vilaine haine. Entre Hector et Gaël, la brouille avait été non fulgurante. Une erreur dans le timing, nul jaillissement instantané, plutôt un long pourrissement avec un résultat équivalent, une belle haine. Au fil du temps, l’objet de la querelle se perd dans la brume d’une mémoire défaillante. Mais qu’importe l’objet puisque seule demeure la brouille. Pas franchement une dispute, un malentendu suffit, tout comme une dent contre l’autre qui devient une vilaine canine pointue, acérée et cariée. Les années passant, la rage de dents avait laissé la place à une infection chronique.

Ainsi, depuis fort longtemps, Hector était brouillé avec Gaël pour une sombre histoire de chevalière en or. Brouillés comme le serait une mine toute grise, un teint cireux ou encore des œufs parfumés à la salmonellose et impropres à la consommation. Du pourrissement à la haine puis de la haine à l’indifférence, l’équilibre avait été trouvé. Hector et Gaël avaient été frères puis ils n’avaient plus rien été l’un envers l’autre. Simple et efficace, cette indifférence s’était installée sans heurt, quoique les deux frères se devaient de partager leurs parents. Toutefois ils s’en étaient accommodés habilement. Hector ne croisait jamais Gaël aux fêtes de famille. Les huîtres servies le 24 décembre au soir étaient pour Gaël, lorsqu’il passait le réveillon en France. La dinde fourrée aux marrons revenait à Hector, qui se faisait fort de s’installer à la table familiale pour le déjeuner du 25 décembre. L’aîné et le cadet ne partageaient pas leur petit frère, qui avait choisi son camp dès qu’il avait pu prononcer un mot. Le bébé Benji avait balbutié « Gaël » et n’avait jamais pu prononcer le prénom d’Hector correctement. Adulte, Benji, ou plutôt Benjamin, participait au réveillon du 24 au soir et s’abstenait de venir déguster la dinde du 25 au midi. Ainsi, la famille Dugommier avait vu leur tablée s’enrichir de nouveaux venus le 24, la petite amie de Benji et celle de Gaël. A contrario, le déjeuner de Noël se déroulait dans un cercle familial restreint, un trio, le père, la mère et le fils du milieu.

Durant quinze ans, la fête endiablée du réveillon nocturne laissait place dès le lendemain à un épuisement diurne. Cette fatigue plaisait à Hector, elle lui évitait de converser avec ses parents. Un grand calme, un léger tintement de verres et quelques mots convenus, « cuisse ou aile ? ». Les cinq derniers réveillons avaient été déplorables. Une rupture dans un code parfaitement établi. La disparition de Gaël avait fait voler en éclats le confortable équilibre. Un non-réveillon du 24 décembre et un déjeuner de Noël avec au centre des non-dits, l’absent. L’absence est une véritable présence.

Hector caressa sa barbe de trois jours. Sa main frotta son menton, paume vers le cou, signifiant son intense réflexion. Nous étions le 4 juin et pourtant il songeait aux fêtes de fin d’année. Normal puisque sur le sac à dos, un curieux porte-clés pendait, accroché à une fermeture éclair. Le texte inscrit sur l’objet « Happy New Year » narguait Hector. Gaël, peut-être bien vivant, se moquait-il de nouveau de lui ? Le porte-clés s’agita lorsque Hector soupesa le sac à dos. Pas vide mais pas plein, quelques kilos de mystère. Il reposa l’objet de toutes ses interrogations sur la table puis relut la lettre de Georges Macarthur. Une laconique missive reçue le 31 mai.

IV LA CHEVALIÈRE

L’annonce de la disparition de Gaël avait été un incommensurable choc pour toute la famille, s’apparentant à une bombe à fragmentation. L’effroyable dans ce genre de bombe, c’est qu’elle explose et que des milliers d’éclats se propagent souvent dans des directions aléatoires. Un fragment figé dans le corps peut ressortir des années plus tard à la surface de la peau se rappelant au doux souvenir du miraculé.

Hector avait été informé de la disparition de son frère par sa mère, soixante-douze heures après le jour fatidique. « Où est mon grand ? » lui avait-elle demandé, en pleurs, au téléphone. Parce que chez les Dugommier, il y avait un seul grand, Gaël, un unique petit, Benji, et un sans-qualificatif, Hector. Évidemment, a contrario de Gaël le grand, Hector le sans-qualificatif, ou encore dénommé parfois « l’enfant du milieu », n’aurait pas pu disparaître de la surface du globe terrestre puisque la surface du globe de ce cadet se résumait à un mouchoir de poche d’un peu plus de trois kilomètres carrés. Sa terre était plate. Les affirmations de Galilée n’avaient pas tinté jusqu’aux oreilles d’Hector, selon les parents du concerné. Rondeur d’une planète qui méritait d’en faire plusieurs fois le tour pour Gaël. Platitude pour son frère, qui arpentait consciencieusement son île, petit bout de terre plate. À croire qu’ils n’avaient jamais vécu sur la même planète.

Désormais, cela faisait cinq ans que cette mère éplorée répétait : « Où est mon grand ? » Localiser ses deux autres fils était chose aisée mais cela n’ôtait rien à son chagrin. Son petit résidait au Canada et la contactait chaque dimanche. Quant à son cadet, il était domicilié à trois kilomètres à vol d’oiseau de chez elle. Ainsi l’époux de madame Dugommier s’était résigné à écouter les plaintes de la mère inconsolable. La première année de la disparition de Gaël, il s’était montré très compréhensif envers sa femme, qui en boucle réitérait sa question lancinante, et ce en lui répondant « il reviendra bientôt ». L’année suivante, ce retour possible ou mieux cet avenir envisageable qui, au fil des mois, aurait pu se teinter de « il reviendra un jour, peut-être ou pas », s’était juste liquéfié dans un profond silence. Une question sans réponse. Monsieur Dugommier n’avait pas plus de réponse à apporter à son épouse que n’en avaient les enquêteurs. Évidemment, l’enquête n’avait pas été très poussée, Gaël n’était pas le genre “adolescent attardé et fugueur” mais plutôt un adulte de trente-cinq ans, bien portant et grand voyageur qui avait simplement pris un billet aller-retour pour une traversée en bateau à destination d’une petite île bretonne et n’avait utilisé que l’aller. Le billet retour, la mère de Gaël s’attendait à ce que son aîné s’en serve un jour. Le père s’était fait une raison, l’aller resterait simple. Son intuition se confirma la troisième année, un lundi, précisément un 4 juin, le jour où le corps de Gaël fut retrouvé. Enfin, pas le corps en sa totalité, loin de là. Juste un doigt. Pour monsieur Dugommier, le doute n’était plus permis. Son fils avait été découpé et les restes de son enfant réapparaîtraient un à un, au fil du temps. Identifier un corps est plus simple que d’affubler un nom au malheureux propriétaire d’un doigt mutilé. Fort heureusement, la bague avec les armoiries avait aidé la police scientifique. La chevalière de Gaël avait enfin permis de classer sa disparition dans la catégorie “disparition inquiétante”. Fait qui, curieusement, avait apaisé madame Dugommier. Si elle avait pu, elle aurait organisé un digne enterrement à ce petit doigt mais elle n’avait pas pu le récupérer, ce qui l’avait navrée et avait rassuré son mari, peu enclin à organiser des funérailles peu communes. C’est lors de fouilles sur l’île de Gavrinis que des archéologues avaient fortuitement retrouvé ce doigt, à moins de cent mètres du tumulus. Recouverts d’humus, les petits ossements ainsi que la bague n’étaient a priori pas ceux ayant appartenu à un homme du néolithique. Le périmètre avait été quadrillé ; archéologues et experts de la police scientifique avaient œuvré de concert, sans résultat probant ni pour les uns ni pour les autres. Aucun squelette datant de cinq mille ans, nulle dépouille en décomposition bien plus contemporaine. L’affaire du doigt fit la une des journaux locaux puis les journalistes s’en désintéressèrent. Après tout, ce n’était qu’un doigt et aucun musée n’en revendiquait la propriété. La chevalière fut discrètement restituée aux parents de Gaël Dugommier. Ainsi ce fut le premier éclat qui refit surface, de l’or massif. La bombe n’avait pas fini d’exploser. Combien de fragments allaient ainsi resurgir du sol et blesser mortellement une mère inconsolable ?

V ACTION

Île aux Moines

Hector était un actif quasi inactif, hors norme et génial. Ce génie avait installé son bureau sur son île, à quelques centaines de mètres de son domicile. Circonscrire son trajet domicile-travail, ou mieux son parcours du combattant, car sortir de chez lui était un combat qu’il livrait quotidiennement et qu’il s’était imposé, avait été une idée de génie. Son univers se résumait à son lieu de vie et aux quelques rues qui le séparaient de la longère, siège de sa société. Incompris de sa famille, il était parfaitement compris par ceux qui constituaient son entourage professionnel, de fidèles collaborateurs adeptes de la discrétion et des contacts à distance.

Le talentueux Hector se retrouvait tétanisé devant un misérable sac à dos. Contenait-il un index conservé dans du formol ? Hector attrapa à pleine main son smartphone. Aucun message. La dénommée Victoire n’avait pas daigné lui répondre. Hector savait qu’elle avait refait sa vie, enfin tenté, et qu’elle ne pourrait jamais oublier complètement Gaël, le père de leur enfant. Pourquoi restait-elle muette ? Devait-il la rappeler ? Parce que ce sac, il l’avait reçu par colis express et, s’il y avait une seule adresse, la sienne, deux destinataires étaient notés, lui et Victoire Alister. Et la lettre reçue fin mai, elle aussi était à son attention et à celle de Victoire Alister.

Hector prit son courage à deux mains. Il rédigea un bref SMS à Victoire Alister, « RDV chez moi. » Puis il se ravisa et effaça le texte. Non, personne ne passait la porte de sa maison.

À près de cinq cents kilomètres de là, Victoire était bien plus déterminée à agir. Sa valise était quasiment faite et dans l’appartement le silence pesait lourdement. Aucun rire d’enfant. Un grand vide affectif mais des conditions optimales pour envisager une escapade en Bretagne d’au plus vingt-quatre heures. Sa fille séjournait chez les parents de Valentin pour huit jours. Ces derniers considéraient l’enfant comme leur petite-fille et Aurora les appréciait énormément. Victoire savait pertinemment que ce type de garde alternée dans une famille de substitution prendrait fin dès que Valentin aurait refait sa vie et eu ses propres enfants. Il ne pouvait revendiquer une quelconque paternité mais avait su apporter de l’amour à Aurora, et Victoire lui en était reconnaissante. Piètre époux, merveilleux amant, père par intérim parfait. Divorce sans éclats de voix, une erreur de casting pour tous les deux et une séparation claire. En revanche, la situation s’avérait bien plus complexe pour les parents de Valentin, qui ne déploraient pas la perte de leur belle-fille mais souffraient de la privation de leur statut de grands-parents. Complexité d’une famille recomposée puis décomposée mais moment idéal pour déserter Paris. Une semaine sans Aurora et un emploi du temps professionnel peu chargé dans les jours à venir constituaient une chance inespérée. Des mois que de telles conditions ne s’étaient pas présentées. Et puis aller à la rencontre d’Hector le peureux, sans s’annoncer, c’était mieux ainsi. Victoire allait passer à l’action pour elle mais aussi pour sa fille, qui bientôt lui poserait la question qui brûlerait très rapidement les lèvres de la petite « Où est mon vrai papa ? » Ce père qui ne l’avait jamais tenue dans ses bras et pourtant avait choisi son prénom, était-il encore en vie ?

Victoire s’assit sur son lit, valise ouverte à ses côtés. Elle se souvint du jour où Gaël lui avait proposé de prénommer leur fille Aurore. Deux mois avant de disparaître, précisément le jour précédant son départ pour l’Australie, il avait caressé le ventre de Victoire et avait évoqué le choix d’Aurore, déesse de la mythologie romaine, fille des Titans Hypérion et Théia. Victoire avait été séduite par l’idée et même poussée la réflexion en ajoutant un « A » à la terminaison du prénom. Cependant, elle avait fait promettre à Gaël de ne pas poursuivre dans cette voie, concernant leurs prochains enfants. Comme Aurora était la sœur de Sol et de Luna et que Victoire n’escomptait pas donner naissance à une fratrie céleste entassée dans un char tiré par Pégase, elle reviendrait à du conventionnel. Gaël avait ri et retiré de sa liste les prénoms de Cupidon et Bacchus pour leur second enfant qui ne pourrait être qu’un fils, selon lui.

Soudain, Victoire sentit sa poitrine s’oppresser ; elle déposa dans sa valise un petit cadre avec la photo d’Aurora puis la referma sèchement. Elle ne supportait plus de ne pas savoir ce qu’il était advenu de Gaël. Hector détenait-il la clé du mystère ? Il était temps pour elle de prendre la direction du golfe du Morbihan, de fendre l’air dans sa délicieuse Fiat en forme de savoureux pot de yaourt à la vanille. Quelques minutes plus tard, elle claquait la porte de son domicile. Tout en donnant un tour de clé, elle consulta machinalement son portable. Un de ses étudiants venait de lui transmettre un mail : « Georges Macarthur est mort. Une tragédie. Ci-joint le lien sur le communiqué AFP. » Victoire s’appuya contre le chambranle de la porte pour ne pas s’effondrer.

VI LA CURIOSITÉ

Île aux Moines

Pour assouvir sa curiosité, inutile de regarder par le trou de la serrure. Les moteurs de recherche ouvrent toutes les portes. Clé, mieux trousseau du voyeurisme officialisé, le clic.

Ainsi, curieux d’en apprendre un peu plus sur Victoire Alister, Hector surfait sur le Net. Il rajusta ses lunettes sur son nez pour mieux appréhender le texte affiché sur l’écran de son ordinateur. Cette femme était stupéfiante, sa biographie éloquente compte tenu de son âge. Il lut « Victoire Alister, née le 27 décembre 1982 dans le 15earrondissement à Paris, archéologue, spécialiste de l’orfèvrerie et des statuettes de la période gallo-romaine. Après des classes préparatoires littéraires au lycée Henry-IV, Victoire Alister se tourne vers des études d’histoire et d’archéologie à l’université de Lyon. Elle entreprend en parallèle une formation de gemmologue. Dans le cadre d’un programme européen de recherche, elle poursuit son cursus à l’université de Pise. Victoire Alister est chercheuse, rattachée au Centre de recherches sur les civilisations antiques et a publié de nombreux travaux sur les pierres précieuses en archéologie. Elle a étudié les bracelets et fibules en or retrouvés lors des fouilles à Pompéi. »

La rubrique consacrée à ses publications interpella Hector parce qu’à des années-lumière de ses préoccupations. Il découvrit Romanisation en Gaule avec l’utilisation du verre pour la fabrication de bijoux : marqueur social réservé aux castes supérieures, Les parures antiques : la féminité exacerbée.

Il retira ses lunettes de vue. Contemplant la monture cerclée en métal argenté et les verres légèrement teintés en bleu, il sourit, songeant à son cas, son indécrottable cas. S’il tapait son nom sur un moteur de recherche, ce qui ressortait invariablement était « Hector Dugommier, le roi de la sanisette ». Une pensée le perturba. Si Victoire Alister agissait tout comme lui, fouinant sur la Toile, elle aurait une bien piètre idée de sa personne. Parce que cette femme ne devait pas donner dans la banalité. Il l’imaginait déterrant des trésors vieux de deux mille ans, alors que lui n’avait rien d’un Indiana Jones, contrairement à son frère qui en avait l’étoffe. Huit ans déjà que Gaël avait croisé Victoire dans un grand hôtel parisien, un symposium sur la culture aborigène australienne pour lui, un séminaire d’archéologie italienne pour elle. Du grand art en matière de rencontre. Hector n’avait jamais même arpenté les allées d’une seule foire-exposition. Bien que récemment invité à participer au “Toronto Home Show”, tous frais payés, pour présenter son concept, il avait bien évidemment décliné cette curieuse invitation. Il aurait peut-être rencontré une cousine de Victoire, s’il avait traîné, rasant les murs, dans un palace canadien. Improbable, il aurait été aveugle parce que paniqué à l’idée de prendre la parole en public lors d’une conférence du type « En un clic : hygiène pour tous dans les lieux publics » ou mieux « W.-C. et connexion, une application pour hypocondriaque adepte du zéro microbe ». Oui, il aurait pu incidemment croiser le regard d’une femme telle que Victoire Alister mais de là à l’aborder, il en aurait été incapable. Il n’y avait pas que la biographie de cette Alister qui tétanisait Hector mais plus encore les photos de cette femme présentes sur la Toile. Les clichés lui permirent de constater qu’elle était jolie, souriante face à l’objectif et que ses yeux pétillaient d’intelligence, elle attirait la lumière. Sa mère lui avait avoué que Gaël n’avait pas rencontré fortuitement Victoire ; il l’avait choisie et avait réussi à croiser sa route en forçant légèrement le destin. Hector n’avait pas été surpris de l’apprendre, juste très admiratif. Parce que lui maudissait sa solitude mais n’avait pas la capacité d’agir pour qu’il en soit autrement. Il ne mettait pas de nom sur son état, sa maladie, parce que cela était une maladie. Au-delà de la timidité, bien au-delà. Il aurait fait le bonheur d’un psy qui aurait étudié son profil puis aurait utilisé son providentiel cas d’école pour élaborer les prémices d’une publication scientifique. Hector n’avait jamais consulté, il vieillirait et mourrait avec son trouble. Adepte de l’automédication par obligation, il n’avait pas de médecin traitant, pas plus que d’ophtalmologiste, uniquement un dentiste attitré qui résidait à Larmor-Baden, à deux pas de chez lui ou plutôt à quelques brasses de son île.

Murielle – la dentiste d’Hector était de sexe féminin – prenait soin de le recevoir à son cabinet en tout début de matinée, le laissant à peine quelques minutes patienter dans une salle d’attente merveilleusement vide, face à un divin portrait d’Alcofribas Nasier, plus connu sous le nom de François Rabelais. Cinq mois auparavant, alors qu’elle soignait une molaire cariée, Murielle s’était confiée à son singulier patient qui, bouche ouverte, n’avait pu que cligner des paupières. Une confidence sur fauteuil à bascule. Hector ressemblait à son frère, un autiste Asperger. Perturbé par cette remarque personnelle, Hector avait attendu deux longues semaines avant de revoir Murielle. Sa dent atrocement douloureuse l’avait contraint à reprendre rendez-vous. Fort heureusement, sa dentiste ne reparla pas de son frère mais évoqua une de ses passions, la littérature d’hier. Dès lors, ils devinrent amis. Ils avaient deux points communs, un sens inné de l’hygiène et un amour sans limites pour la littérature de la Renaissance. François Rabelais notamment. Murielle ne faisait preuve que de peu de curiosité. Elle parlait peu et parfois chuchotait « bouche clouze », ainsi aurait parlé Gargantua. Murielle était mariée, mère de deux enfants, à ce qu’Hector avait cru comprendre. Elle menait une vie sans histoire et partageait avec Hector un jardin secret. Si Hector avait rencontré une femme telle que Murielle lors d’un symposium sur l’art culinaire de Gargantua, lui aurait-il adressé la parole ? Gaël savait ou peut-être avait su provoquer le destin, Hector le subissait et déplorait uniquement que Murielle ait trouvé un hardi gentilhomme et la groisse – grossesse – avec cet autre de surcroît. Il était secrètement amoureux de la douce Murielle et, s’il ne consultait aucun médecin généraliste, il réclamait un détartrage mensuel. Hector passa la langue sur ses dents et gencives. Nul tartre puisque son dernier rendez-vous datait du 1er juin, 8 h 30. Cette hygiène buccale parfaite s’avérait être une plaie en la circonstance. Nul prétexte envisageable pour toucher quelques mots de son histoire de sac à dos à sa surprenante amie. D’ailleurs, il ne connaissait pas son numéro de téléphone personnel. Embarrassé mais mû par une vilaine curiosité, Hector tapota « Murielle Ruffiec » dans un moteur de recherche. Seul résultat probant, son adresse professionnelle et son statut de dentiste. Elle n’était pas plus qu’Hector adepte des réseaux sociaux.

Alors qu’Hector sentait la culpabilité monter en lui, déplorant son voyeurisme, la sonnette de l’entrée retentit. Il sursauta.

VII LES PANTOUFLES DE VAIR

Petit bout de femme habituellement apprêté et juché sur des talons hauts, Murielle avait délaissé sa blouse blanche et troqué ses escarpins contre de curieux chaussons de plongée.

Hector ouvrit la porte et instantanément se fit un film en la découvrant. Il crut l’entendre dire « Hector, excusez mon manque de réserve, un affreux pressentiment » et lui de lui répondre « Murielle, vous ici sur le pas de mon humble demeure. Je vous espérais. Périlleuse est ma situation et votre aide me sera précieuse. » Murielle s’exprima différemment.

— Bonjour, je ne vous dérange pas, j’espère. Je profite d’une sortie en kayak pour venir vous voir. J’ai une terrible nouvelle à vous apprendre, peut-être êtes-vous déjà au courant. Vous ne le connaissiez pas personnellement d’après ce que vous m’en avez dit. Quoi qu’il en soit, je ne pouvais pas attendre votre prochain détartrage. Un tel drame !

Le flot de paroles déversées semblait avoir coulé sur Hector, qui sentait la sueur perler le long de sa nuque. Il se ressaisit rapidement. Analysant que cette annonce épouvantable était en rapport avec un individu sans lien direct avec lui, Hector relativisa et considéra cette entrée en matière comme un déplorable prétexte pour venir le voir. D’ailleurs, il était bien plus obnubilé par les chaussons néoprène humides que portait Murielle que par la terrible nouvelle en devenir. S’il laissait Murielle s’introduire chez lui, son parquet en chêne se verrait ruiné à jamais. Il grimaça et elle interpréta aisément le rictus. Elle venait de remarquer les deux paires de charentaises, celles qu’arborait Hector à ses pieds et celles déposées sur le seuil. Identiques et toutes deux quasiment neuves.

— Je peux retirer mes chaussures, lui proposa-t-elle.

Satisfait, Hector fit volte-face sans avoir prononcé un seul mot et revint une minute plus tard avec une boîte en carton contenant une paire de mules. Il ne pouvait repousser celle qui hantait ses pensées nocturnes pour un simple détail technique. Soudain, il se ravisa, hésitant à tendre le carton à sa potentielle invitée. Il s’exprima enfin, lui demandant :

— Êtes-vous venue seule ?

— N’ayez crainte, inutile de sortir d’autres cartons à chaussures. Une escapade en solitaire sans mari ni enfants. Je n’ai pu vous prévenir, je n’ai pas votre numéro de téléphone. Il faudra rectifier ce fait, pour des raisons professionnelles bien évidemment.

— Évidemment. Donc, une mauvaise nouvelle ?

— Georges Macarthur est mort.

Immédiatement, Hector se remémora son dernier rendez-vous dans le cabinet de Murielle. Il s’apprêtait à la quitter mais, ne sachant à qui confier son histoire de lettre, il lui avait dit : « J’ai reçu récemment un courrier d’un inconnu, un certain Georges Macarthur, anthropologue de son état. Il souhaite me rencontrer, je n’ai ni son adresse ni son téléphone et l’affaire semble grave. Il aurait des révélations à me faire au sujet de mon frère disparu. Je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela. Oubliez, sans réel intérêt. Nous nous revoyons le mois prochain, je vous donnerai alors l’explication. »

— Georges Macarthur, le spécialiste de l’anthropologie ! s’exclama Hector.

— Ceci explique ma visite. Sa mort a été annoncée par la presse locale et sa profession indiquée avec une précision approximative, un archéologue. Je me doutais que c’était lui. Étiez-vous au courant ?

— Absolument pas. Avez-vous des détails sur les circonstances de son décès ?

— Hector, cela fait presque six mois que nous nous connaissons et vous êtes un de mes plus fidèles patients, nous pourrions nous tutoyer.

— Bien sûr, entrez et venez-vous asseoir au salon, je vous offre un thé pour vous réchauffer et pour que vous puissiez m’en dire plus.

Murielle sourit timidement.

— Si tu veux. Je suis frigorifiée et cette histoire me donne le tournis. J’ai une vie bien rangée et subitement me voilà face à du croustillant.

Hector fut surpris par l’emballement de Murielle, habituellement si discrète. Il nota une forme d’excitation dans sa voix, ce qui le contraria. En réalité, il la connaissait peu et s’était probablement fourvoyé en la considérant comme une merveilleuse amie. L’épicier était-il son ami alors qu’ils échangeaient quelques banalités sur la météo chaque fin de semaine ? Mais l’épicier ne partageait pas avec lui une passion pour Rabelais. La première marche de l’amitié n’était-elle pas celle qui consistait à ouvrir sa porte et à partager un thé avec cet ami ? Selon Hector, l’ascension se devait d’être longue pour apprécier le chemin parcouru, mais Murielle semblait décidée à gravir les marches quatre à quatre. D’ailleurs, elle le tutoyait, venait de se dévêtir sur le pas de sa porte, abandonnant son surpantalon et son blouson imperméable. Elle portait désormais en sa compagnie des pantoufles d’intérieur en fourrure synthétique.

Tout naturellement, Murielle s’installa au salon. Vêtue d’un tee-shirt léger et d’un short en toile, elle ressemblait à une petite fille intimidée par son hôte. Elle avait de jolies jambes galbées, des seins menus et fermes. Hector en fut extrêmement troublé. Il balbutia.

— Oui, une théière, deux tasses. Du thé vert vous, enfin, te conviendrait ?

— Parfait.

Restée seule, Murielle détailla la grande pièce à vivre, un modèle d’ordre. Elle supputa que chaque objet, coussin, bibelot s’était vu affecté il y a bien longtemps une place dédiée. Ainsi Hector était maniaque, voire excessivement, ce qui ne la surprit pas. La décoration était épurée et d’un autre temps. Meubles en bois brut patinés à la cire d’abeille, coffre recouvert d’une tablette qui servait de table basse, avec pentures décorées de motifs à rinceaux. Feuillages et fruits sculptés. Pommes et poires égayaient modestement le meuble.

En cuisine, Hector faisait chauffer de l’eau. Figé face à la bouilloire qui montait en température, il réfléchissait. Submergé par ses émotions, il songeait tout autant aux petits seins de Murielle qu’à la mort soudaine de Macarthur. Promptement, il sortit du tiroir de la table la lettre de l’anthropologue et la parcourut en diagonale. « Monsieur, vous ne me connaissez pas. Pourtant nous devons nous rencontrer au plus vite. C’est au sujet de votre frère que j’ai rencontré peu avant sa disparition. Je n’étais pas au courant, je viens tout juste de l’apprendre. Si je vis officiellement à Sydney, je rentre tout juste d’une longue campagne de fouilles en Tanzanie et serai bientôt de passage en France pour une série de conférences sur l’anthropologie. J’ai certaines révélations à vous faire et ce de vive voix. Je serai en Bretagne dans quelques jours. D’ici là, je vous fais suivre un colis extrêmement précieux, il est pour vous et mademoiselle Alister. De plus, ce courrier lui est aussi destiné, veuillez lui en faire part si vous êtes en relation avec elle. De toute façon, j’ai déjà pris contact avec elle pour fixer une rencontre après vous avoir vu. Je sais qu’elle réside à Paris. Bien à vous, Georges Macarthur. » Le sifflement de la bouilloire l’extirpa de ses pensées. Qu’était-il arrivé à cet homme ?

Plateau en main, Hector revint dans le salon. Il déposa sur la table basse un duo de tasses à thé traditionnelles japonaises noires ainsi que sa théière en terre cuite.

Murielle hocha la tête et dit :

— Ne serait-ce une “Kyusu” ?

Rabelais et maintenant la culture japonaise, Murielle était une femme décidément délicieuse. Hector jubilait, trônant tel Dagobert sur son siège pliant moyenâgeux, un faudesteuil aux montants en métal et à l’assise en cuir.

— Précisément, en terre de Tokoname et censée accompagner tout amateur de thé pour la vie. Donc, Macarthur est décédé. Comment ? Accident, infarctus ?

— Homicide. Il a été assassiné, d’après ce que j’ai pu lire dans la presse. Le journaliste a donné sa version des faits sans attendre les conclusions de l’enquête.

— Qui a assassiné Macarthur ?

— Personne n’a encore été appréhendé. Un malfrat certainement. Le mobile serait le vol. Se faire poignarder pour une malheureuse bague. Il a été dépouillé à deux pas de son hôtel, en soirée et en plein Vannes. Cet Australien aurait trouvé la mort au coin d’une sombre ruelle à des milliers de kilomètres de chez lui.

— Quelle bague ?

— Sordide. Le voleur aurait sectionné l’annulaire de ce pauvre homme pour récupérer probablement son alliance.

Bien qu’horrifié, Hector sentait des sentiments troubles monter en lui. Alors que l’homicide de Macarthur aurait dû le submerger, son esprit voguait sur une mer lisse et turquoise. Il fixait les mules aux pieds de son invitée. Il ferma les yeux. Elle était une princesse digne de porter des pantoufles de verre tout autant que de vair, translucides certes pas, mais bien molletonnées avec une délicieuse fourrure grise et blanche, comme celles portées par les rois au Moyen Âge. Subitement, il pensa à Ronsard qui déclamait : « Quand je veux d’amour ou écrire ou parler, ma langue se dénoue et lors je sens couler ma chanson d’elle-même aisément en la bouche. » Il ouvrit les yeux, ses lèvres frémirent mais aucun son ne sortit de sa gorge. Aurait-il dû lui avouer tout de go et de façon totalement déplacée en la circonstance « Je vous désire, ma mie » ?

VIII VICTOIRE

Sur le parking de la station-service, le moteur de la Fiat ronronnait. Deux pies prirent leur envol. Victoire modifia l’angle de son rétroviseur pour s’en servir de miroir. Pas question de regarder derrière elle mais bien d’aller de l’avant, en guerrière. Le bâton de son rouge à fleur de lèvres, elle se farda avec un merveilleux carmin qui claque. Bien plus qu’un choix d’embellissement. Elle souhaitait s’apprêter comme autrefois “les filles de mauvaise vie”. Symbole d’émancipation féminine pour les unes, de conservatisme pour les autres, son avis oscillait mais ce dont elle était certaine, c’est lorsque son moral baissait, son rouge à lèvres le rehaussait indéniablement. Puissance de l’éclat, elle voulait être remarquée. Qu’elles soient femmes d’affaires, prostituées ou artistes de music-hall et désormais adeptes des cosmétiques véganes et bio, dames et demoiselles s’apprêtaient de façon responsable, capables de fronder le monde en affichant leurs lèvres colorées. Autrefois, Gaël appréciait lorsque Victoire se maquillait pour sortir, il la dévorait du regard. En proie à la même fascination pour la symbolique des peintures corporelles des aborigènes d’Australie que pour l’insolence du rouge à lèvres de sa compagne. Il analysait, captait la lumière, le blanc, l’ocre et le carmin mais se savait incapable d’en comprendre la signification profonde, il n’était pas plus un aborigène qu’une femme. Deux mondes qui l’envoûtaient. Victoire en avait conscience, Gaël aimait la culture australienne et les femmes. Là-bas, à l’autre bout du monde, avait-il vécu mille aventures dans le désert ou encore dans les bras d’une autre ? Est-ce que le contenu du sac à dos de Gaël lui en apprendrait plus sur les jardins secrets du père d’Aurora ?

Elle repositionna le rétroviseur, rangea son bâton de rouge à lèvres dans la pochette intérieure de son cabas Balenciaga. La guerrière se sentait prête à affronter Hector le peureux. Encore une petite heure de trajet et elle serait fixée. Avant de reprendre la route, il lui restait encore un dernier point à éclaircir. Georges Macarthur avait été assassiné, et le fait qu’il ait voulu la rencontrer la plongeait dans l’effroi. Qui était-il vraiment ? Elle effectua une recherche sur le Net et visualisa quelques photos, visage en diamant, longues mâchoires effilées et pommettes saillantes qui attiraient toute l’attention. Rides de la soixantaine, cheveux grisonnants, regard perçant du faucon, haute stature, il impressionnait incontestablement, voire hypnotisait. Paléoanthropologue de renommée mondiale, il étudiait les caractères anatomiques et biologiques de l’homme fossile. De longues campagnes de recherche en Tanzanie et au Kenya. Il avait découvert bon nombre de fossiles d’hominoïdes, d’homininés et d’Homo habilis. Victoire se souvint avoir dévoré son ouvrage Australopithecus africanus, notamment ses stupéfiants résultats sur ce qu’il nommait de façon très contemporaine « Education of children ». Ainsi, un sevrage tardif des petits et un temps d’apprentissage sur plusieurs années avaient fait la différence, marquant à jamais notre évolution. Il étudiait aussi la corrélation entre le développement des capacités cérébrales au cours de l’évolution des hominidés et l’apparition du langage. Cet homme en perpétuelle quête du chaînon manquant, que lui voulait-il ? Que lui aurait-il appris s’il n’avait pas été assassiné ? Ce qui était perturbant, c’est qu’il avait été agressé à Vannes. La presse locale avait relaté l’affaire, expliquant qu’il avait succombé à plusieurs coups de couteau portés à la poitrine, et ce à quelques pas du port, la nuit dernière. Le meurtrier aurait sectionné l’annulaire gauche pour voler la chevalière en or de sa victime.

Macarthur avait envoyé un mail à Victoire sur son adresse professionnelle pour lui fixer un rendez-vous le 5 juin à 14 heures dans une brasserie parisienne sans indiquer l’objet de la rencontre. Flattée tout autant que circonspecte, elle n’avait su que lui répondre et avait accepté simplement l’entrevue. Incidemment, elle en avait parlé à un de ses étudiants, un doctorant, celui-là même qui lui avait fait part de la mort de Macarthur. Victoire enclencha une vitesse. Il était temps d’aller à la rencontre du peureux.

IX RÉVÉLATIONS

Île aux Moines

— Hector, que fais-tu dans la vie ?

Qu’entendait-elle par là ? L’interrogeait-elle sur sa vie personnelle ou bien professionnelle ? Hector détestait ce type de question qui laissait la part belle à l’interprétation. Ses collaborateurs le savaient, il fallait lui poser des questions claires pour avoir des réponses précises. Mais Murielle, pas disposée à suivre ses propres règles, n’était pas une de ses collaboratrices. Face à elle, il devait garder son calme pour ne pas paraître pointilleux en entrant dans les détails de sa profession difficile à nommer. Peut-être pourrait-il même faire preuve d’humour ? Donc, il se devait de se comporter différemment avec cette jeune femme tombée du ciel pour ne pas risquer de la voir fuir. Elle était la première femme, à l’exception de sa mère, qui avait passé le seuil de sa porte. De surcroît, Murielle n’était pas n’importe quelle femme, elle l’émoustillait.

— Je suis chef d’entreprise, affirma-t-il avec aplomb.

— Ah. Mais encore ?

Bousculé par cet interrogatoire, Hector puisa au fond de lui des ressources insoupçonnées afin de se présenter sous son meilleur jour.

— Je suis un expert en hygiène des lieux publics, incroyable métier.

— Ainsi, tu diriges une entreprise de nettoyage industriel.

— Non. J’œuvre tels Gault et Millau. Je surfe non pas sur l’art culinaire mais sur l’art de la propreté.

— Tu décernes des étoiles ou des toques à tes lauréats ?

— Presque. Des balayettes à titre de bon point.

Dubitative, Murielle préféra clore le sujet qui s’obscurcissait au fil des réponses.

— Et Macarthur, pourquoi voulait-il te rencontrer ? Si tu n’es a priori pas archéologue, peut-être que ton frère l’était ? C’est tout de même incroyable que cet Australien ait été assassiné ici alors qu’il était venu en Bretagne pour te voir. Il devait bien te faire des révélations à propos de ton frère disparu ?

Hector plissa le front, les montures acier de ses lunettes remontèrent au-dessus de ses sourcils sombres. Qui d’autre était au courant du motif de la venue en Bretagne de Macarthur ? La police allait-elle venir l’interroger ? Murielle allait-elle lui demander quel était son emploi du temps, hier en soirée ? Un foisonnement de questions angoissantes l’assaillit. Il faillit hurler « je ne l’ai pas tué ». Il se sentit ridicule. Il se resservit une tasse de thé et dit :

— Il est vrai que Macarthur vient d’emporter son secret.

— Vrai. Je ne suis pas contre une seconde tasse, je peux ?

— Oui, excuse-moi, je manque à tous mes devoirs. Je te ressers.

Murielle but à petite lampée. Elle frissonna.

— Mon frère a lui aussi disparu. Il a mis fin à ses jours, un dimanche matin. Depuis, il vit à mes côtés, l’ombre de mon ombre. Quinze ans déjà. Parfois resurgissent les souffrances trop profondément emmurées dans ma chair. Je chancelle, je culpabilise, je m’enfonce dans les trous de ma mémoire pour le faire revivre. Un déchirement. Seul point positif, ma famille est restée soudée et nous nous sommes soutenus. Et toi ?

Cette confidence intime bouleversa Hector. À son tour, pouvait-il en Murielle trouver une épaule pour épancher sa douleur ? Bien qu’inconcevable soit cette perspective, il murmura :

— Comment faire son deuil sans corps à pleurer ?

— L’espoir qu’il soit toujours en vie, c’est énorme. Comment a-t-il disparu ?