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Aziyadé est le premier roman de Pierre Loti publié anonymement en 1879. Le livre a pour thème une histoire d'amour dans le cadre exotique de la Turquie de 1876-1877 entre un officier de marine européen et une jeune femme du harem d'un riche vieillard à Salonique d'abord puis à Istanbul.
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Seitenzahl: 240
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Pierre Loti
Dans tout roman bien conduit, une description du héros est de rigueur.
Mais ce livre n’est point un roman, ou, du moins, c’en est un qui n’a pas été plus conduit que la vie de son héros. Et puis décrire au public indifférent ce Loti que nous aimions n’est pas chose aisée, et les plus habiles pourraient bien s’y perdre.
Pour son portrait physique, lecteur, allez à Musset : ouvrez Namouna, conte oriental et lisez :
Bien cambré, bien lavé…
Des mains de patricien, l’aspect fier et nerveux
Ce qu’il avait de beau surtout, c’étaient les yeux.
Comme Hassan, il était très joyeux, et pourtant très maussade ; indignement naïf, et pourtant très blasé. En bien comme en mal, il allait loin toujours ; mais nous l’aimions mieux que cet Hassan égoïste, et c’était à Rolla plutôt qu’il eût pu ressembler…
Dans plus d’une âme on voit deux choses à la fois :
…
Le ciel, – qui teint les eaux à peine remuées,
…
Et la vase, – fond morne, affreux, sombre et dormant.
(VICTOR HUGO, les Ondines.)
PLUMKETT.
I
16 mai 1876.
… Une belle journée de mai, un beau soleil, un ciel pur… Quand les canots étrangers arrivèrent, les bourreaux, sur les quais, mettaient la dernière main à leur œuvre : six pendus exécutaient en présence de la foule l’horrible contorsion finale… Les fenêtres, les toits étaient encombrés de spectateurs ; sur un balcon voisin, les autorités turques souriaient à ce spectacle familier.
Le gouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l’appareil du supplice ; les potences étaient si basses que les pieds nus des condamnés touchaient la terre. Leurs ongles crispés grinçaient sur le sable.
II
L’exécution terminée, les soldats se retirèrent et les morts restèrent jusqu’à la tombée du jour exposés aux yeux du peuple. Les six cadavres, debout sur leurs pieds, firent, jusqu’au soir, la hideuse grimace de la mort au beau soleil de Turquie, au milieu de promeneurs indifférents et de groupes silencieux de jeunes femmes.
III
Les gouvernements de France et d’Allemagne avaient exigé ces exécutions d’ensemble, comme réparation de ce massacre des consuls qui fit du bruit en Europe au début de la crise orientale.
Toutes les nations européennes avaient envoyé sur rade de Salonique d’imposants cuirassés. L’Angleterre s’y était une des premières fait représenter, et c’est ainsi que j’y étais venu moi-même, sur l’une des corvettes de Sa Majesté.
IV
Un beau jour de printemps, un des premiers où il nous fut permis de circuler dans Salonique de Macédoine, peu après les massacres, trois jours après les pendaisons, vers quatre heures de l’après-midi, il arriva que je m’arrêtai devant la porte fermée d’une vieille mosquée, pour regarder se battre deux cigognes.
La scène se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d’observatoires mystérieux, de grands balcons fermés et grillés, d’où les passants sont reluqués par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur les toits ; le ciel, entrevu par échappées, était pur et bleu ; on respirait partout l’air tiède et la bonne odeur de mai.
La population de Salonique conservait encore envers nous une attitude contrainte et hostile ; aussi l’autorité nous obligeait-elle à traîner par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages à turban passaient en longeant les murs, et aucune tête de femme ne se montrait derrière les grillages discrets des haremlikes ; on eût dit une ville morte.
Je me croyais si parfaitement seul, que j’éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi, derrière d’épais barreaux de fer, le haut d’une tête humaine, deux grands yeux verts fixés sur les miens.
Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés, rapprochés jusqu’à se rejoindre ; l’expression de ce regard était un mélange d’énergie et de naïveté ; on eût dit un regard d’enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse.
La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu’à la ceinture sa taille enveloppée d’un camail à la turque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soie verte, orné de broderies d’argent.
Un voile blanc enveloppait soigneusement la tête, n’en laissant paraître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d’autrefois chantée par les poètes d’Orient.
Cette jeune femme était Aziyadé.
V
Aziyadé me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fût cachée ; mais un giaour n’est pas un homme ; tout au plus est-ce un objet de curiosité qu’on peut contempler à loisir. Elle paraissait surprise qu’un de ces étrangers, qui étaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, pût être un très jeune homme dont l’aspect ne lui causait ni répulsion ni frayeur.
VI
Tous les canots des escadres étaient partis quand je revins sur le quai ; les yeux verts m’avaient légèrement captivé, bien que le visage exquis caché par le voile blanc me fût encore inconnu ; j’étais repassé trois fois devant la mosquée aux cigognes, et l’heure s’en était allée sans que j’en eusse conscience.
Les impossibilités étaient entassées comme à plaisir entre cette jeune femme et moi ; impossibilité d’échanger avec elle une pensée, de lui parler ni de lui écrire ; défense de quitter le bord après six heures du soir, et autrement qu’en armes ; départ probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par-dessus tout, les farouches surveillances des harems.
Je regardai s’éloigner les derniers canots anglais, le soleil près de disparaître, et je m’assis irrésolu sous la tente d’un café turc.
VII
Un attroupement fut aussitôt formé autour de moi ; c’était une bande de ces hommes qui vivent à la belle étoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, qui désiraient savoir pourquoi j’étais resté à terre et attendaient là, dans l’espoir que peut-être j’aurais besoin de leurs services.
Dans ce groupe de Macédoniens, je remarquai un homme qui avait une drôle de barbe, séparée en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays ; il était assis devant moi par terre et m’examinait avec beaucoup de curiosité ; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l’intéresser vivement. Il s’étirait avec des airs câlins, des mines de gros chat angora, et bâillait en montrant deux rangées de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.
Il avait d’ailleurs une très belle tête, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d’honnêteté et d’intelligence. Il était tout dépenaillé, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.
Ce personnage était Samuel.
VIII
Ces deux êtres rencontrés le même jour devaient bientôt remplir un rôle dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi ; on m’eût beaucoup étonné en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous étions destinés à passer l’hiver ensemble, sous le même toit, à Stamboul.
IX
Samuel s’enhardit jusqu’à me dire les trois mots qu’il savait d’anglais :
— Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d’aller à bord ?)
Et il continua en sabir :
— Te portarem col la mia barca. (Je t’y porterai avec ma barque.)
Samuel entendait le sabir ; je songeai tout de suite au parti qu’on pouvait tirer d’un garçon intelligent et déterminé, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensée qui flottait déjà devant moi à l’état de vague ébauche.
L’or était un moyen de m’attacher ce va-nu-pieds, mais j’en avais peu.
Samuel, d’ailleurs, devait être honnête, et un garçon qui l’est ne consent point pour de l’or à servir d’intermédiaire entre un jeune homme et une jeune femme.
X
À WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D’INFANTERIE DE LIGNE, À LONDRES
Salonique, 2 juin.
… Ce n’était d’abord qu’une ivresse de l’imagination et des sens ; quelque chose de plus est venu ensuite, de l’amour ou peu s’en faut ; j’en suis surpris et charmé.
Si vous aviez pu suivre aujourd’hui votre ami Loti dans les rues d’un vieux quartier solitaire, vous l’auriez vu monter dans une maison d’aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystère. C’est la case choisie pour ces changements de décors qui lui sont familiers.
(Autrefois, vous vous en souvenez, c’était pour Isabelle B…, l’étoile : la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grand Martyn ; vieille histoire que ces changements de décors, et c’est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peu d’attrait et de nouveauté.)
Début de mélodrame. Premier tableau : Un vieil appartement obscur.
Aspect assez misérable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec des armes.
Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles juives s’empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte.
Elles se dépêchent de lui enlever ses vêtements d’officier et se mettent à l’habiller à la turque, en s’agenouillant pour commencer par les guêtres dorées et les jarretières. Loti conserve l’air sombre et préoccupé qui convient au héros d’un drame lyrique.
Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d’argent sont incrustés de corail, et les lames damasquinées d’or ; elles lui passent une veste dorée à manches flottantes, et le coiffent d’un tarbouch. Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.
Loti trouve qu’il n’est pas mal en effet, et sourit tristement à cette toilette qui pourrait lui être fatale ; et puis il disparaît par une porte de derrière et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d’Orient et des mosquées ; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtues de ces couleurs éclatantes qu’on affectionne en Turquie ; quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur son passage : « Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles. »
Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti ; au bout de cette course, il y a l’amour d’une femme turque, laquelle est la femme d’un Turc, – entreprise insensée en tout temps, et qui n’a plus de nom dans les circonstances du jour. – Auprès d’elle, Loti va passer une heure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques.
Vous direz qu’il faut, pour en arriver là, un terrible fond d’égoïsme ; je ne dis pas le contraire ; mais j’en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon à faire et qu’il faut toujours épicer de son mieux le repas si fade de la vie.
Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William : je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement à votre affection, pas plus qu’à celle de personne ; mais vous êtes, parmi les gens que j’ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivre et à échanger mes impressions. S’il y a dans ma lettre quelque peu d’épanchement, il ne faut pas m’en vouloir : j’avais bu du vin de Chypre.
À présent c’est passé ; je suis monté sur le pont respirer l’air vif du soir, et Salonique faisait piètre mine ; ses minarets avaient l’air d’un tas de vieilles bougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent les vices de Sodome. Quand l’air humide me saisit comme une douche glacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-même ; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide écœurant et l’immense ennui de vivre.
Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l’instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grande personnalité : le gendarme.
Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre dévoué.
LOTI.
XI
Ce fut une des époques troublées de mon existence que ces derniers jours de mai 1876.
Longtemps j’étais resté anéanti, le cœur vide, inerte, à force d’avoir souffert ; mais cet état transitoire avait passé, et la force de la jeunesse amenait le réveil. Je m’éveillais seul dans la vie ; mes dernières croyances s’en étaient allées, et aucun frein ne me retenait plus.
Quelque chose comme de l’amour naissait sur ces ruines, et l’Orient jetait son grand charme sur ce réveil de moi-même, qui se traduisait par le trouble des sens.
XII
Elle était venue habiter avec les trois autres femmes de son maître un yali de campagne, dans un bois, sur le chemin de Monastir ; là, on la surveillait moins.
Le jour je descendais en armes. Par grosse mer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de la foule des bateliers et des pêcheurs ; et Samuel, placé comme par hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour la nuit.
J’ai passé bien des journées à errer sur ce chemin de Monastir. C’était une campagne nue et triste, où l’œil s’étendait à perte de vue sur des cimetières antiques ; des tombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions mystérieuses ; des champs plantés de menhirs de granit ; des sépultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient ce vieux sol de Macédoine où les grands peuples du passé ont laissé leur poussière. De loin en loin, la silhouette aiguë d’un cyprès, ou un platane immense, abritant des bergers albanais et des chèvres ; sur la terre aride, de larges fleurs lilas pâle, répandant une douce odeur de chèvrefeuille, sous un soleil déjà brûlant. Les moindres détails de ce pays sont restés dans ma mémoire.
La nuit, c’était un calme tiède, inaltérable, un silence mêlé de bruits de cigales, un air pur rempli de parfums d’été ; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu’autrefois dans mes nuits des tropiques.
Elle ne m’appartenait pas encore ; mais il n’y avait plus entre nous que des barrières matérielles, la présence de son maître, et le grillage de fer de ses fenêtres.
Je passais ces nuits à l’attendre, à attendre ce moment, très court quelquefois, où je pouvais toucher ses bras à travers les terribles barreaux, et embrasser dans l’obscurité ses mains blanches, ornées de bagues d’Orient.
Et puis, à certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde.
XIII
Mes soirées se passaient en compagnie de Samuel. J’ai vu d’étranges choses avec lui, dans les tavernes des bateliers ; j’ai fait des études de mœurs que peu de gens ont pu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges était celui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulièrement avec de pareils milieux ; sa belle et douce figure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu à peu je m’attachais à lui, et son refus de me servir auprès d’Aziyadé me faisait l’estimer davantage.
Mais j’ai vu d’étranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution étrange, dans les caves où se consomment jusqu’à complète ivresse le mastic et le raki…
XIV
Une nuit tiède de juin, étendus tous deux à terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin, – l’heure convenue. – Je me souviens de cette belle nuit étoilée, où l’on n’entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cyprès dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures ; de loin en loin, de vieilles bornes séculaires marquaient la place oubliée de quelque derviche d’autrefois ; l’herbe sèche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur ; c’était un bonheur d’être en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.
Mais Samuel paraissait subir cette corvée nocturne avec une détestable humeur, et ne me répondait même plus.
Alors je lui pris la main pour la première fois, en signe d’amitié, et lui fis en espagnol à peu près ce discours :
— Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches ; l’herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur après. N’êtes-vous pas content de moi ? et qu’ai-je pu vous faire ?
Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu’il n’eût été nécessaire.
— Che volete, dit-il d’une voix sombre et troublée, che volete mî ? (Que voulez-vous de moi ?)…
Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel ; – dans le vieil Orient tout est possible ! – et puis il s’était couvert la figure de ses bras, et restait là, terrifié de lui-même, immobile et tremblant… Mais, depuis cet instant étrange, il est à mon service corps et âme ; il joue chaque soir sa liberté et sa vie en entrant dans la maison qu’Aziyadé habite ; il traverse, dans l’obscurité, pour aller la chercher, ce cimetière rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles ; il rame jusqu’au matin dans sa barque pour veiller sur la nôtre, ou bien m’attend toute la nuit, couché pêle-mêle avec cinquante vagabonds, sur la cinquième dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalité est comme absorbée dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j’aie choisis, prêt à défendre ma vie au risque de la sienne.
XV
LOTI À PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE
Salonique, mai 1876.
Mon cher Plumkett,
Vous pouvez me raconter, sans m’ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou même gaies, qui vous passeront par la tête ; comme vous êtes classé pour moi en dehors du « vil troupeau », je lirai toujours avec plaisir ce que vous m’écrirez.
Votre lettre m’a été remise sur la fin d’un dîner au vin d’Espagne, et je me souviens qu’elle m’a un peu, à première vue, abasourdi par son ensemble original. Vous êtes en effet « un drôle de type », mais cela, je le savais déjà. Vous êtes aussi un garçon d’esprit, ce qui était connu. Mais ce n’est point là seulement ce que j’ai démêlé dans votre longue lettre, je vous l’assure.
J’ai vu que vous avez dû beaucoup souffrir, et c’est là un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues années que j’ai été lancé dans la vie, à Londres, livré à moi-même à seize ans ; j’ai goûté un peu toutes les jouissances ; mais je ne crois pas non plus qu’aucun genre de douleur m’ait été épargné. Je me trouve fort vieux, malgré mon extrême jeunesse physique, que j’entretiens par l’escrime et l’acrobatie.
Les confidences d’ailleurs ne servent à rien ; il suffit que vous ayez souffert pour qu’il y ait sympathie entre nous.
Je vois aussi que j’ai été assez heureux pour vous inspirer quelque affection ; je vous en remercie.
Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitié intellectuelle, et nos relations nous aideront à passer le temps maussade de la vie.
À la quatrième page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez écrit : « une affection et un dévouement illimités. « Si vous avez pensé cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu’il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n’est pas perdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus que moi n’en a éprouvé tout le charme ; mais, voyez-vous, on les a à dix-huit ans ; à vingt-cinq, elles sont finies, et on n’a plus de dévouement que pour soi-même. C’est désolant, ce que je vous dis là, mais c’est terriblement vrai.
XVI
Salonique, juin 1876.
C’était un bonheur de faire à Salonique ces corvées matinales qui vous mettaient à terre avant le lever du soleil. L’air était si léger, la fraîcheur si délicieuse, qu’on n’avait aucune peine à vivre ; on était comme pénétré de bien-être. Quelques Turcs commençaient à circuler, vêtus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voûtées des bazars, à peine éclairées encore d’une demi-lueur transparente.
L’ingénieur Thompson jouait auprès de moi le rôle du confident d’opéra-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibées et dans les tenues les moins réglementaires.
Le soir, c’était pour les yeux un enchantement d’un autre genre : tout était rose ou doré. L’Olympe avait des teintes de braise ou de métal en fusion, et se réfléchissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l’air : il semblait qu’il n’y avait plus d’atmosphère et que les montagnes se découpaient dans le vide, tant leurs arêtes les plus lointaines étaient nettes et décidées.
Nous étions souvent assis le soir sur les quais où se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d’Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnés de clochettes et de chapeaux chinois ; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés, les skiros, le lokoum et le raki.
Samuel était heureux et fier quand nous l’invitions à notre table. Il rôdait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d’Aziyadé, et je tremblais d’impatience en songeant à la nuit qui allait venir.
XVII
Salonique, juillet 1876.
Aziyadé avait dit à Samuel qu’il resterait cette nuit-là auprès de nous.
Je la regardais faire avec étonnement : elle m’avait prié de m’asseoir entre elle et lui, et commençait à lui parler en langue turque.
C’était un entretien qu’elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d’interprète ; depuis un mois, liés par l’ivresse des sens, sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu’à cette nuit étrangers l’un à l’autre et inconnus.
— Où es-tu né ? Où as-tu vécu ? Quel âge as-tu ? As-tu une mère ? Crois-tu en Dieu ? Es-tu allé dans le pays des hommes noirs ? As-tu eu beaucoup de maîtresses ? Es-tu un seigneur dans ton pays ? Elle, elle était une petite fille circassienne venue à Constantinople avec une autre petite de son âge ; un marchand l’avait vendue à un vieux Turc qui l’avait élevée pour la donner à son fils ; le fils était mort, le vieux Turc aussi ; elle, qui avait seize ans, était extrêmement belle ; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l’avait remarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.
— Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n’est pas le même que le tien, et qu’elle n’est pas bien sûre, d’après le Koran, que les femmes aient une âme comme les hommes ; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, même après que vous serez morts, et c’est pour cela qu’elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite ; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux… Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.
— Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu’elle ne pleure plus ; partons tout de suite, ce sera fini après.
Aziyadé comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou ; et nous nous penchâmes tous deux sur l’eau.
— Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.
Cela était dit en sabir avec une crudité sauvage que le français ne peut pas traduire.
…
Il était l’heure pour Aziyadé de repartir, et, l’instant d’après, elle nous quitta.
XVIII
PLUMKETT À LOTI
Londres, juin 1876.
Mon cher Loti,
J’ai une vague souvenance de vous avoir envoyé le mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l’imagination galope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille rossinante de louage.
Ces lettres-là, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Des digressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile de chercher l’à-propos, suivies d’âneries indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d’individu incompris qui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments que vous êtes assez bon pour lui envoyer.
Conclusion : tout cela était bien ridicule.
Et les protestations de dévouement ! – Oh ! pour le coup c’est là que la vieille rossinante à deux becs prenait le mors aux dents ! Vous répondez à cet article de ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècle avant notre ère qui ayant essayé de tout, d’être un grand roi, un grand philosophe, un grand architecte, d’avoir six cents femmes, etc., en vint à s’ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ces choses, qu’il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexions faites, que tout n’était que vanité. Ce que vous me répondiez là, en style d’Ecclésiaste, je le savais bien ; je suis si bien de votre avis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu’il m’arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nous n’avons absolument rien à nous apprendre l’un à l’autre, pour ce qui est des choses de l’ordre moral.
— Les confidences, me dites-vous, sont inutiles. Plus que jamais, je m’incline : j’aime à avoir des vues d’ensemble sur les personnes et les choses, j’aime à en deviner les grands traits ; quant aux détails, je les ai toujours eus en horreur.
« Affection et dévouement illimités ! »
Que voulez-vous ! c’était un de ces bons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels on est meilleur que soi-même. Croyez bien que l’on est sincère au moment où l’on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à qui faut-il s’en prendre ?… Est-ce à vous et à moi, qui ne sommes aucunement responsables de la profonde imperfection de notre nature ? Est-ce à celui qui ne nous a créés que pour nous laisser à demi ébauchés, susceptibles des aspirations les plus élevées ; mais incapables d’actes qui soient en rapport avec nos conceptions ? N’est-ce à personne du tout ?
Dans le doute où nous sommes à ce sujet, je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Merci pour ce que vous me dites de la fraîcheur de mes sentiments.
Pourtant je n’en crois rien. Ils ont trop servi, ou plutôt je m’en suis trop servi, pour qu’ils ne soient pas un peu défraîchis par l’usage que j’en ai fait.
Je pourrais dire que ce sont des sentiments d’occasion, et, à ce propos, je vous rappellerai que souvent on trouve de très bonnes occasions. Je vous ferai également remarquer qu’il est des choses qui gagnent en solidité ce que l’usure peut leur avoir enlevé de brillant et de fraîcheur ; comme exemple tiré du noble métier que nous exerçons tous deux, je vous citerai le vieux filin.
Il est donc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n’y a plus à revenir là-dessus. Une fois pour toutes, je vous déclare que vous êtes très bien doué, et qu’il serait fort malheureux que vous laissiez s’atrophier par l’acrobatie la meilleure partie de vous-même. Cela posé, je cesse de vous assommer de mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelques détails sur mon individu.
Je suis bien portant physiquement, et en traitement pour ce qui est du moral. – Mon traitement consiste à ne plus me tourner la cervelle à l’envers, et à mettre un régulateur à ma sensibilité. Tout est équilibre en ce monde, au-dedans de nous-même comme au-dehors.
Si la sensibilité prend le dessus, c’est toujours aux dépens de la raison. Plus vous serez poète, moins vous serez géomètre, et, dans la vie, il faut un peu de géométrie, et, ce qui est pis encore, beaucoup d’arithmétique.
Je crois, Dieu me pardonne, que je vous écris là quelque chose qui a presque le sens commun !
Tout à vous,
PLUMKETT.
XIX
Nuit du 27 juillet, Salonique.
À neuf heures, les uns après les autres, les officiers du bord rentrent dans leurs chambres ; ils se retirent tous en me souhaitant bonne chance et bonne nuit : mon secret est devenu celui de tout le monde.
Et je regarde avec anxiété le ciel du côté du vieil Olympe, d’où partent trop souvent ces gros nuages cuivrés, indices d’orages et de pluie torrentielle.
Ce soir, de ce côté-là, tout est pur, et la montagne mythologique découpe nettement sa cime sur le ciel profond.
Je descends dans ma cabine, je m’habille et je remonte.
Alors commence l’attente anxieuse de chaque soir : une heure, deux heures se passent, les minutes se traînent et sont longues comme des nuits.
À onze heures, un léger bruit d’avirons sur la mer calme ; un point lointain s’approche en glissant comme une ombre. C’est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le hèlent. Samuel ne répond rien, et cependant les fusils s’abaissent ; – les factionnaires ont une consigne secrète qui concerne lui seul, et le voilà le long du bord.
On lui remet pour moi des filets, et différents ustensiles de pêche ; les apparences sont sauvées ainsi, et je saute dans la barque, qui s’éloigne ; j’enlève le manteau qui couvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma veste dorée brille légèrement dans l’obscurité, la brise est molle et tiède, et Samuel rame sans bruit dans la direction de la terre.
Une petite barque est là qui stationne. – Elle contient une vieille négresse hideuse enveloppée d’un drap bleu, un vieux domestique albanais armé jusqu’aux dents, au costume pittoresque ; et puis une femme, tellement voilée qu’on ne voit plus rien d’elle-même qu’une informe masse blanche.
Samuel reçoit dans sa barque les deux premiers de ces personnages, et s’éloigne sans mot dire. Je suis resté seul avec la femme au voile, aussi muette et immobile qu’un fantôme blanc ; j’ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nous éloignons aussi dans la direction du large.
— Les yeux fixés sur elle, j’attends avec anxiété qu’elle fasse un mouvement ou un signe.
Quand, à son gré, nous sommes assez loin, elle me tend ses bras ; c’est le signal attendu pour venir m’asseoir auprès d’elle. Je tremble en la touchant, ce premier contact me pénètre d’une langueur mortelle, son voile est imprégné des parfums de l’Orient, son contact est ferme et froid.
J’ai aimé plus qu’elle une autre jeune femme que, à présent, je n’ai plus le droit de voir ; mais jamais mes sens n’ont connu pareille ivresse.
XX
La barque d’Aziyadé est remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plutôt qu’une barque.
C’est une situation singulière que la nôtre : il nous est interdit d’échanger seulement une parole ; tous les dangers se sont donné rendez-vous autour de ce lit, qui dérive sans direction sur la mer profonde ; on dirait deux êtres qui ne se sont réunis que pour goûter ensemble les charmes enivrants de l’impossible.
Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversée dans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvement régulier, elle est l’aiguille du cadran qui compte nos heures d’ivresse.