Madame Chrysanthème - Pierre Loti - E-Book

Madame Chrysanthème E-Book

Pierre Loti

0,0

Beschreibung

L'histoire, largement autobiographique, est bien connue: en 1885, lors d'une escale à Nagasaki, un jeune officier de la marine française épouse une jeune Japonaise, Madame Chrysanthème. Cette pratique du mariage temporaire - arrangé par des entremetteurs - était alors courante. Pour P. Loti, l'écriture de ce roman est l'occasion de donner ses impressions sur ce pays qui venait juste de s'ouvrir aux étrangers, après des siècles de fermeture. Avec une apparence de spontanéité, il évoque tout ce qu'il a vu: les paysages, les gens, les habitudes de vie, les coutumes, etc... Mais, quand son navire doit repartir, le marin quitte le Japon avec l'esprit léger, son mariage éphémère devenant aussitôt caduc.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 219

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Madame Chrysanthème

Madame ChrysanthèmeÀ MADAME LA DUCHESSE DE RICHELIEUAVANT-PROPOSIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIXXLXLIXLIIXLIIIXLIVXLVXLVIXLVIIXLVIIIXLIXLLILIILIIILIVLVLVIPage de copyright

Madame Chrysanthème

 Pierre Loti

À MADAME LA DUCHESSE DE RICHELIEU

Madame la duchesse,

Veuillez agréer ce livre comme un hommage de très respectueuse amitié.

J’hésitais à vous l’offrir, parce que la donnée n’en est pas bien correcte ; mais j’ai veillé à ce que l’expression ne fût jamais de mauvais aloi, et j’espère y être parvenu.

C’est le journal d’un été de ma vie, auquel je n’ai rien changé pas même les dates, je trouve que, quand on arrange les choses, on les dérange toujours beaucoup. Bien que le rôle le plus long soit en apparence à madame Chrysanthème, il est bien certain que les trois principaux personnages sont Moi, le Japon et l’Effet que ce pays m’a produit.

Vous rappelez-vous une photographie — assez comique, j’en conviens — représentant le grand Yves, une Japonaise et moi, alignés sur une même carte d’après les indications d’un artiste de Nagasaki ? — Vous avez souri quand je vous ai affirmé que cette petite personne, entre nous deux, si soigneusement peignée, avait été une de mes voisines. Veuillez recevoir mon livre avec ce même sourire indulgent, sans y chercher aucune portée morale dangereuse ou bonne, — comme vous recevriez une potiche drôle, un magot d’ivoire, un bibelot saugrenu quelconque, rapporté pour vous de cette étonnante patrie de toutes les saugrenuités…

Avec un grand respect, madame la duchesse,

votre affectionné, Pierre Loti.

AVANT-PROPOS

En mer, aux environs de deux heures du matin, par une nuit calme, sous un ciel plein d’étoiles.

Yves se tenait sur la passerelle auprès de moi, et nous causions du pays, absolument nouveau pour nous deux, où nous conduisaient cette fois les hasards de notre destinée. C’était le lendemain que nous devions atterrir ; cette attente nous amusait et nous formions mille projets.

— Moi, disais-je, aussitôt arrivé, je me marie…

— Ah ! fit Yves, de son air détaché, en homme que rien ne surprend plus.

— Oui… avec une petite femme à peau jaune, à cheveux noirs, à yeux de chat. — Je la choisirai jolie.

— Elle ne sera pas plus haute qu’une poupée. — Tu auras ta chambre chez nous. — Ça se passera dans une maison de papier, bien à l’ombre, au milieu des jardins verts. — Je veux que tout soit fleuri alentour ; nous habiterons au milieu des fleurs, et chaque matin on remplira notre logis de bouquets, de bouquets comme jamais tu n’en as vu…

Yves semblait maintenant prendre intérêt à ces projets de ménage. Il m’eût d’ailleurs écouté avec autant de confiance, si je lui avais manifesté l’intention de prononcer des vœux temporaires chez des moines de ce pays, ou bien d’épouser quelque reine des îles et de m’enfermer avec elle, au milieu d’un lac enchanté, dans une maison de jade.

Mais c’était réellement bien arrêté dans ma tête, ce plan d’existence que je lui exposais là. Par ennui, mon Dieu, par solitude, j’en étais venu peu à peu à imaginer et à désirer ce mariage. — Et puis surtout, vivre un peu à terre, en un recoin ombreux, parmi les arbres et les fleurs, comme cela était tentant, après ces mois de notre existence que nous venions de perdre aux Pescadores (qui sont des îles chaudes et sinistres, sans verdure, sans bois, sans ruisseaux, ayant l’odeur de la Chine et de la mort).

Nous avions fait beaucoup de chemin en latitude, depuis que notre navire était sorti de cette fournaise chinoise, et les constellations de notre ciel avaient rapidement changé : la Croix du Sud disparue avec les autres étoiles australes, la Grande-Ourse était remontée vers le zénith et se tenait maintenant presque aussi haut que dans le ciel de France. Déjà l’air plus frais qu’on respirait cette nuit-là nous reposait, nous vivifiait délicieusement, — nous rappelait nos nuits de quart d’autrefois, l’été, sur les côtes bretonnes…

Et pourtant, à quelle distance nous en étions, de ces côtes familières, à quelle distance effroyable !…

I

Au petit jour naissant, nous aperçûmes le Japon. Juste à l’heure prévue, il apparut, encore lointain, en un point précis de cette mer qui, pendant tant de jours, avait été l’étendue vide.

Ce ne fut d’abord qu’une série de petits sommets roses (l’archipel avancé des Fukaï au soleil levant). Mais derrière, tout le long de l’horizon, on vit bientôt comme une lourdeur en l’air, comme un voile pesant sur les eaux : c’était cela, le vrai Japon, et peu à peu, dans cette sorte de grande nuée confuse, se découpèrent des silhouettes tout à fait opaques qui étaient les montagnes de Nagasaki.

Nous avions vent debout, une brise fraîche qui augmentait toujours, comme si ce pays eût soufflé de toutes ses forces contre nous pour nous éloigner de lui.

— La mer, les cordages, le navire, étaient agités et bruissants.

II

Vers trois heures du soir, toutes ces choses lointaines s’étaient rapprochées, rapprochées jusqu’à nous surplomber de leurs masses rocheuses ou de leurs fouillis de verdure.

Et nous entrions maintenant dans une espèce de couloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, qui se succédaient avec une bizarrerie symétrique — comme les « portants » d’un décor tout en profondeur, extrêmement beau, mais pas assez naturel. — On eût dit que ce Japon s’ouvrait devant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrer dans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, il devait y avoir Nagasaki qu’on ne voyait pas encore. Tout était admirablement vert. La grande brise du large, brusquement tombée, avait fait place au calme ; l’air, devenu très chaud, se remplissait de parfums de fleur. Et, dans cette vallée, il se faisait une étonnante musique de cigales ; elles se répondaient d’une rive à l’autre ; toutes ces montagnes résonnaient de leurs bruissements innombrables ; tout ce pays rendait comme une incessante vibration de cristal. Nous frôlions au passage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient tout doucement, poussées par des brises imperceptibles ; sur l’eau à peine froissée, on ne les entendait pas marcher ; leurs voiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaient mollement, drapées à mille plis comme des stores ; leurs poupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefs du Moyen Âge. Au milieu du vert intense de ces murailles de montagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.

Quel pays de verdure et d’ombre, ce Japon, quel Éden inattendu !…

Dehors, en pleine mer, il devait faire encore grand jour ; mais ici, dans l’encaissement de cette vallée, on avait déjà une impression de soir ; au-dessous des sommets très éclairés, les bases, toutes les parties plus touffues avoisinant les eaux, étaient dans une pénombre de crépuscule. Ces jonques qui passaient, si blanches sur le fond sombre des feuillages, étaient manœuvrées sans bruit, merveilleusement, par de petits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux peignés en bandeaux de femme. — À mesure qu’on s’enfonçait dans le couloir vert, les senteurs devenaient plus pénétrantes et le tintement monotone des cigales s’enflait comme un crescendo d’orchestre. En haut, dans la découpure lumineuse du ciel entre les montagnes, planaient des espèces de gerfauts qui faisaient : « Han ! Han ! Han ! » avec un son profond de voix humaine ; leurs cris détonnaient là tristement, prolongés par l’écho.

Toute cette nature exubérante et fraîche portait en elle-même une étrangeté japonaise ; cela résidait dans je ne sais quoi de bizarre qu’avaient les cimes des montagnes et, si l’on peut dire, dans l’invraisemblance de certaines choses trop jolies. Des arbres s’arrangeaient en bouquets, avec la même grâce précieuse que sur les plateaux de laque. De grands rochers surgissaient tout debout, dans des poses exagérées, à côté de mamelons aux formes douces, couverts de pelouses tendres : des éléments disparates de paysage se trouvaient rapprochés, comme dans les sites artificiels.

… Et, en regardant bien, on apercevait çà et là, le plus souvent bâtie en porte-à-faux au-dessus d’un abîme, quelque vieille petite pagode mystérieuse, à demi cachée dans le fouillis des arbres suspendus cela surtout jetait dès l’abord, aux nouveaux arrivants comme nous, la note lointaine et donnait le sentiment que, dans cette contrée, les Esprits, les Dieux des bois, les symboles antiques chargés de veiller sur les campagnes, étaient inconnus et incompréhensibles…

Quand Nagasaki parut, ce fut une déception pour nos yeux : au pied des vertes montagnes surplombantes, c’était une ville tout à fait quelconque.

 En avant, un pêle-mêle de navires portant tous les pavillons du monde, des paquebots comme ailleurs, des fumées noires et, sur les quais, des usines ; en fait de choses banales déjà vues partout, rien n’y manquait.

Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu…

Nous fîmes, vers six heures, un mouillage très bruyant, au milieu d’un tas de navires qui étaient là, et tout aussitôt nous fûmes envahis.

Envahis par un Japon mercantile, empressé, comique, qui nous arrivait à pleine barque, à pleine jonque, comme une marée montante : des bonshommes et des bonnes femmes entrant en longue file ininterrompue, sans cris, sans contestations, sans bruit, chacun avec une révérence si souriante qu’on n’osait pas se fâcher et qu’à la fin, par effet réflexe, on souriait soi-même, on saluait aussi. Sur leur dos ils apportaient tous des petits paniers, des petites caisses, des récipients de toutes les formes, inventés de la manière la plus ingénieuse pour s’emboîter, pour se contenir les uns les autres et puis se multiplier ensuite jusqu’à l’encombrement, jusqu’à l’infini ; il en sortait des choses inattendues, inimaginables ; des paravents, des souliers, du savon, des lanternes ; des boutons de manchettes, des cigales en vie chantant dans des petites cages ; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoisées sachant faire tourner des petits moulins en carton ; des photographies obscènes ; des soupes et des ragoûts, dans des écuelles, tout chauds, tout prêts à être servis par portions à l’équipage ; — et des porcelaines, des légions de potiches, de théières, de tasses, de petits pots et d’assiette.

En un tour de main, tout cela, déballé, étalé par terre avec une prestesse prodigieuse et un certain art d’arrangement ; chaque vendeur accroupi à la singe, les mains touchant les pieds, derrière son bibelot — et toujours souriant, toujours cassé en deux par les plus gracieuses révérences. Et le pont du navire, sous ces amas de choses multicolores, ressemblant tout à coup à un immense bazar. Et les matelots, très amusés, très en gaieté, piétinant dans les tas, prenant le menton des marchandes, achetant de tout, semant à plaisir leurs piastres blanches…

Mais, mon Dieu, que tout ce monde était laid, mesquin, grotesque ! Étant donné mes projets de mariage, j’en devenais très rêveur, très désenchanté…

Nous étions de service, Yves et moi, jusqu’au lendemain matin, et, après les premières agitations qui, à bord, suivent toujours les mouillages — (embarcations à mettre à la mer ; échelles, tangons à pousser dehors) — nous n’avions plus rien à faire qu’à regarder. Et nous nous disions : Où sommes-nous vraiment ? — Aux États-Unis ? — Dans une colonie anglaise d’Australie, — ou à la Nouvelle-Zélande ??…

Des consulats, des douanes, des manufactures ; un dock où trône une frégate russe ; toute une concession européenne avec des villas sur les hauteurs, et, sur les quais, des bars américains à l’usage des matelots. Là-bas, il est vrai, là-bas, derrière et plus loin que ces choses communes, tout au fond de l’immense vallée verte, des milliers et des milliers de maisonnettes noirâtres, un fouillis d’un aspect un peu étrange d’où émergent çà et là de plus hautes toitures peintes en rouge sombre : probablement le vrai, le vieux Nagasaki japonais qui subsiste encore…

Et dans ces quartiers, qui sait, minaudant derrière quelque paravent de papier, la petite femme à yeux de chat… que peut-être… avant deux ou trois jours (n’ayant pas de temps à perdre) j’aurai épousée !!… C’est égal, je ne la vois plus bien, cette petite personne ; les marchandes de souris blanches qui sont ici m’ont gâté son image ; j’ai peur à présent qu’elle ne leur ressemble…

À la nuit tombante, le pont de notre navire se vida comme par enchantement ; ayant en un tour de main refermé leurs boîtes, replié leurs paravents à coulisses, leurs éventails à ressorts ; ayant fait à chacun de nous la révérence très humble, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes s’en allèrent.

Et à mesure que la nuit descendait, confondant les choses dans de l’obscurité bleuâtre, ce Japon où nous étions redevenait peu à peu, peu à peu, un pays d’enchantements et de féerie. Les grandes montagnes, toutes noires à présent, se dédoublaient par la base dans l’eau immobile qui nous portait, se reflétaient avec leurs découpures renversées, donnant l’illusion de précipices effroyables au-dessus desquels nous aurions été suspendus ; — et les étoiles, renversées aussi, faisaient dans le fond du gouffre imaginaire comme un semis de petites taches de phosphore.

Puis tout ce Nagasaki s’illuminait à profusion, se couvrait de lanternes à l’infini ; le moindre faubourg s’éclairait, le moindre village ; la plus infime cabane, qui était juchée là-haut dans les arbres et que, dans le jour, on n’avait même pas vue, jetait sa petite lueur de ver luisant. Bientôt il y en eut, des lumières, il y en eut partout ; de tous les côtés de la baie, du haut en bas des montagnes, des myriades de feux brillaient dans le noir, donnant l’impression d’une capitale immense, étagée autour de nous en un vertigineux amphithéâtre.

Et en dessous, tant l’eau était tranquille, une autre ville, aussi illuminée, descendait au fond de l’abîme. La nuit était tiède, pure, délicieuse ; l’air rempli d’une odeur de fleurs que les montagnes nous envoyaient. Des sons de guitares, venant des « maisons de thé » ou des mauvais lieux nocturnes, semblaient, dans l’éloignement, être des musiques suaves. Et ce chant des cigales, — qui est au Japon un des bruits éternels de la vie, auquel nous ne devions plus prendre garde quelques jours plus tard tant il est ici le fond même de tous les bruits terrestres, — on l’entendait, sonore, incessant, doucement monotone comme la chute d’une cascade de cristal…

III

Il pleuvait par torrents le lendemain ; une de ces pluies d’abat, sans trêve, sans merci, aveuglante, inondant tout ; une pluie drue à ne pas se voir d’un bout du navire à l’autre. On eût dit que les nuages du monde entier s’étaient réunis dans la baie de Nagasaki, avaient pris rendez-vous dans ce grand entonnoir de verdure pour y ruisseler à leur aise. Et il pleuvait, pleuvait ; il faisait presque nuit, tant cela tombait épais. À travers un voile d’eau émiettée, on apercevait encore la base des montagnes ; mais quant aux cimes, elles étaient perdues dans les grosses masses sombres qui pesaient sur nous. On voyait des lambeaux de nuages, qui avaient l’air de se détacher de la voûte obscure, qui traînaient là-haut sur les arbres comme de grandes loques grises, — et qui toujours fondaient en eau, en eau torrentielle. Il y avait du vent aussi ; on l’entendait hurler dans les ravins avec une voix profonde. — Et toute la surface de la baie, piquée de pluie, tourmentée par des tourbillons qui arrivaient de partout, clapotait, gémissait, se démenait dans une agitation extrême.

Un vilain temps pour mettre pied à terre une première fois… Comment aller chercher épouse, sous ce déluge, dans un pays inconnu !…

Tant pis ! Je fais toilette et je dis à Yves, — qui sourit à mon idée de promenade quand même :

— Fais-moi accoster un « sampan », frère, je te prie.

Yves alors, d’un geste de bras dans le vent et la pluie, appelle une espèce de petit sarcophage en bois blanc, qui sautillait près de nous sur la mer, mené à la godille par deux enfants jaunes tout nus sous l’averse. — La chose s’approche ; je m’élance dessus ; puis, par une petite trappe en forme de ratière que m’ouvre l’un des godilleurs, je me glisse et m’étends tout de mon long sur une natte — dans ce que l’on appelle la « cabine » d’un sampan.

J’ai juste la place de mon corps couché, dans ce cercueil flottant — qui est d’ailleurs d’une propreté minutieuse, d’une blancheur de sapin neuf. Je suis bien abrité de la pluie, qui tambourine sur mon couvercle, et me voilà en route pour la ville, naviguant à plat ventre dans cette boîte ; bercé par une lame, secoué méchamment par une autre, à moitié retourné quelquefois — et, dans l’entrebâillement de ma ratière, apercevant de bas en haut les deux petits personnages à qui j’ai confié mon sort : enfants de huit ou dix ans tout au plus, ayant des minois de ouistiti, mais déjà musclés comme de vrais hommes en miniature, déjà adroits comme de vieux habitués de la mer.

… Ils poussent les hauts cris : c’est que sans doute nous abordons ! — En effet, par ma trappe, que je viens d’ouvrir en grand, je vois les dalles grises du quai, là tout près. Alors j’émerge de mon sarcophage, me disposant à mettre le pied, pour la première fois de ma vie, sur le sol japonais.

Tout ruisselle de plus en plus et la pluie fouette dans les yeux, irritante, insupportable.

À peine suis-je à terre, qu’une dizaine d’êtres étranges, difficiles à définir dès l’abord à travers l’ondée aveuglante — espèces de hérissons humains traînant chacun quelque chose de grand et de noir — bondissent sur moi, crient, m’entourent, me barrent le passage. L’un d’eux a ouvert sur ma tête un immense parapluie, à nervures très rapprochées, sur lequel des cigognes sont peintes en transparent, — et les voici qui me sourient tous, la figure engageante, avec un air d’attendre.

On m’avait prévenu : ce sont simplement des djins qui se disputent l’honneur de ma préférence ; cependant je suis saisi de cette attaque brusque, de cet accueil du Japon pour une première visite.

(Des djins ou des djin-richisans, cela veut dire des hommes-coureurs traînant de petits chars et voiturant des particuliers pour de l’argent ; se louant à l’heure ou à la course, comme chez nous les fiacres.)

Leurs jambes sont nues jusqu’en haut, — aujourd’hui très mouillées, — et leur tête se cache sous un grand chapeau de forme abat-jour. Ils portent un manteau waterproof en paillasson, tous les bouts de paille en dehors, hérissés à la porc-épic ; on les dirait habillés avec le toit d’une chaumière. — ils continuent de sourire, attendant mon choix.

N’ayant l’honneur d’en connaître aucun, j’opte à la légère pour le djin au parapluie et je monte dans sa petite voiture, dont il rabat sur moi la capote, bien bas, bien bas. Sur mes jambes il étend un tablier ciré, me le remonte jusqu’aux yeux, puis s’avance et me dit en japonais quelque chose qui doit signifier ceci : « Où faut-il vous conduire, mon bourgeois ? » À quoi je réponds dans la même langue : « Au Jardin-des-Fleurs, mon ami ! »

J’ai répondu cela en trois mots appris par cœur, un peu à la manière perroquet, étonné que cela pût avoir un sens, étonné d’être compris, — et nous partons, lui courant ventre à terre ; moi traîné par lui, tressautant sur la route dans son char léger, enveloppé de toiles cirées, enfermé comme dans une boîte ; — toujours arrosés tous deux, faisant jaillir l’eau et la boue du sol détrempé.

« Au Jardin-des-Fleurs », ai-je dit comme un habitué, surpris moi-même de m’entendre. C’est que je suis moins naïf en japonerie qu’on ne pourrait le croire. Des amis qui reviennent de cet empire m’ont fait la leçon, et je sais beaucoup de choses : ce Jardin-des-Fleurs est une maison de thé, un lieu de rendez-vous élégant. Une fois là, je demanderai un certain Kangourou-San, qui est à la fois interprète, blanchisseur et agent discret pour croisements de races. Et ce soir peut-être, si mes affaires marchent à souhait, je serai présenté à la jeune fille que le sort mystérieux me destine… Cette pensée me tient l’esprit en éveil pendant la course haletante que nous faisons, mon djin et moi, l’un roulant l’autre, sous l’averse inexorable…

Oh ! le singulier Japon entrevu ce jour-là, par l’entrebâillement de ces toiles cirées, par-dessous la capote ruisselante de ma petite voiture ! Un Japon maussade, crotté, à demi noyé. Tout cela, maisons, bêtes ou gens, que je ne connaissais encore qu’en images ; tout cela que j’avais vu peint sur les fonds bien bleus ou bien roses des écrans et des potiches, m’apparaissant dans la réalité sous un ciel noir, en parapluie, en sabots, piteux et troussé.

Par instants l’ondée tombe si fort que je ferme tout bien juste ; je m’engourdis dans le bruit et les secousses, oubliant tout à fait dans quel pays je suis. — Cette capote de voiture a des trous qui me font couler des petits ruisseaux dans le dos. — Ensuite, me rappelant que je voyage en plein Nagasaki et pour la première fois de ma vie, je jette un regard curieux dehors, au risque de recevoir une douche : nous trottons dans quelque petite rue triste et noirâtre (il y en a comme ça un dédale, des milliers) ; des cascades dégringolent des toits sur les pavés luisants ; la pluie fait dans l’air des hachures grises qui embrouillent les choses. — Parfois nous croisons une dame, empêtrée dans sa robe, mal assurée sur ses hautes chaussures de bois, personnage de paravent qui se trousse sous un parapluie de papier peinturluré. Ou bien nous passons devant une entrée de pagode, et alors quelque vieux monstre de granit, assis le derrière dans l’eau, me fait la grimace, féroce.

Mais comme c’est grand, ce Nagasaki ! Voilà près d’une heure que nous courons à toutes jambes et cela ne paraît pas finir. Et c’est en plaine ; on ne soupçonnait pas cela, de la rade, qu’il y eût une plaine si étendue dans ce fond de vallée.

Par exemple, il me serait impossible de dire où je suis, dans quelle direction nous avons couru ; je m’abandonne à mon djin et au hasard.

Et quel homme-vapeur, mon djin ! J’étais habitué aux coureurs chinois, mais ce n’était rien de pareil. Quand j’écarte mes toiles cirées pour regarder quelque chose, c’est toujours lui, cela va sans dire, que j’aperçois au premier plan ; ses deux jambes nues, fauves, musclées, détalant l’une devant l’autre, éclaboussant tout, et son dos de hérisson, courbé sous la pluie. — Les gens qui voient passer ce petit char, si arrosé, se doutent-ils qu’il renferme un prétendant en quête d’une épouse ?…

Enfin mon équipage s’arrête, et mon djin, souriant, avec des précautions pour ne pas me faire couler de nouvelles rivières dans le cou, abaisse la capote de ma voiture ; il y a une accalmie dans le déluge, il ne pleut plus. — Je n’avais pas encore vu son visage ; il est assez joli, par exception ; c’est un jeune homme d’une trentaine d’années, à l’air vif et vigoureux, au regard ouvert… Et qui m’eût dit que, peu de jours plus tard, ce même djin… Mais non, je ne veux pas ébruiter cela encore ; ce serait risquer de jeter sur Chrysanthème une déconsidération anticipée et injuste…

Donc, nous venons de nous arrêter. C’est à la base même d’une grande montagne surplombante ; nous avons dû dépasser la ville, probablement, et nous sommes dans la banlieue, à la campagne. Il faut mettre pied à terre, paraît-il, et grimper à présent par un sentier étroit presque à pic. Autour de nous, il y a des maisonnettes de faubourg, des clôtures de jardin, des palissades en bambou très élevées masquant la vue. La verte montagne nous écrase de toute sa hauteur, et des nuées basses, lourdes, obscures, se tiennent au-dessus de nos têtes comme un couvercle oppressant qui achèverait de nous enfermer dans ce recoin inconnu où nous sommes ; vraiment il semble que cette absence de lointains, de perspectives, dispose mieux à remarquer tous les détails de très petit bout de Japon intime, boueux et mouillé, que nous avons sous les yeux. — La terre de ce pays est bien rouge. — Les herbes, les fleurettes qui bordent le chemin me sont étrangères ; — pourtant, dans la palissade, il y a des liserons comme les nôtres, et je reconnais dans les jardins des marguerites-reines, des zinias, d’autres fleurs de France. L’air a une odeur compliquée ; aux senteurs des plantes et de la terre s’ajoute autre chose, qui vient des demeures humaines sans doute : on dirait un mélange de poisson sec et d’encens. Personne ne passe ; des habitants, des intérieurs, de la vie, rien ne se montre, et je pourrais aussi bien me croire n’importe où.

Mon djin a remisé sous un arbre sa petite voiture, et nous montons ensemble dans ce chemin raide, sur ce sol rouge où nos pieds glissent.

— Nous allons bien au Jardin-des-Fleurs ? dis-je, inquiet de savoir si j’ai été compris.

— Oui, oui, fait le djin, c’est là-haut et c’est tout près.

Le chemin tourne, devient encaissé et sombre.

D’un côté, la paroi de la montagne, toute tapissée de fougères mouillées ; de l’autre, une grande maison de bois, presque sans ouvertures et d’un mauvais aspect : c’est là que mon djin s’arrête.

Comment, cette maison sinistre, le Jardin-des-Fleurs ? — Il prétend que oui, l’air très sûr de son fait. Nous frappons à une grosse porte qui aussitôt glisse dans ses rainures et s’ouvre. — Alors deux petites bonnes femmes apparaissent, drôlettes, presque vieillottes ; mais ayant conservé des prétentions, cela se voit tout de suite ; tenues de potiche très correctes, mains et pieds d’enfant.

À peine m’ont-elles vu, qu’elles tombent à quatre pattes, le nez contre le plancher. Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qui leur arrive ? — Rien du tout, c’est simplement le salut de grande cérémonie qui se fait ainsi ; je n’en avais point l’habitude encore. Les voilà relevées, s’empressant à me déchausser (on n’entre jamais avec ses souliers dans une maison nipponne), à essuyer le bas de mon pantalon, à toucher si mes épaules ne sont pas trempées.

Ce qui frappe dès l’abord, dans ces intérieurs japonais, c’est la propreté minutieuse, et la nudité blanche, glaciale.

Sur des nattes irréprochables, sans un pli, sans un dessin, sans une souillure, on me fait monter au premier étage, dans une grande pièce où il n’y a rien, absolument rien. Les murs en papier sont composés de châssis à coulisse, pouvant rentrer les uns dans les autres, au besoin disparaître, — et tout un côté de l’appartement s’ouvre en véranda sur la campagne verte, sur le ciel gris. Comme siège, on m’apporte un carreau de velours noir, et me voilà assis très bas au milieu de cette pièce vide où il fait presque froid, — les deux petites bonnes femmes (qui sont les servantes de la maison et les miennes très humbles) attendant mes ordres dans des postures de soumission profonde.

C’est incroyable que cela signifie quelque chose, ces mots baroques, ces phrases que j’ai apprises là-bas, pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et de grammaire, mais sans conviction aucune. — Il paraît bien que si, pourtant ; on me comprend tout de suite.

Je veux d’abord parler à ce monsieur Kangourou, qui est interprète, blanchisseur et agent discret pour grands mariages. — C’est parfait ; on le connaît, on va sur l’heure me l’aller quérir, et l’aînée des servantes prépare dans ce but ses socques de bois, son parapluie de papier.

Ensuite, je veux qu’on m’apporte une collation bien servie, composée de choses japonaises raffinées. — De mieux en mieux ; on se précipite aux cuisines pour commander cela.

Enfin je veux qu’on serve du thé et du riz à mon djin qui m’attend en bas ; — je veux, je veux beaucoup de choses, mesdames les poupées, je vous les dirai à mesure, posément, quand j’aurai eu le temps de rassembler mes mots… Mais, plus je vous regarde, plus je m’inquiète de ce que va être ma fiancée de demain. — Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, — à force de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature ; mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelot d’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi…

… Je commence à comprendre que je suis arrivé dans cette maison à un moment mal choisi. Il s’y passe quelque chose qui ne me regarde pas, et je gêne.