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Avec Les Désenchantées, Pierre Loti mêle, en une exquise alchimie, réalité et fiction. Dans le mystérieux chassé-croisé de l'intrigue, Loti, le nostalgique de l'Empire ottoman, prend la défense de la femme turque et plaide pour son émancipation. Mais avant tout lisez Les Désenchantées comme un vrai roman d'aventure et d'amour... Au début du XXe siècle, un écrivain français déjà célèbre occupe un poste diplomatique à Istanbul. Une jeune femme de la haute société turque et deux de ses amies entrent secrètement en contact avec lui. Entre ces admiratrices voilées, prisonnières d'un mode de vie ancestral et l'auteur captivé se met en place un jeu relationnel subtil et violent où émotions et sentiments parfois contradictoires s'expriment dans un décor envoûtant. Entrez dans ce monde chimérique avec harems, amours impossibles et mort inéluctable... Ce mélange d'ingrédients fit, à sa parution en 1906, le succès du livre, l'un des plus connus de son auteur. Le lecteur y retrouvait le charme insidieux des couchers de soleil sur le Bosphore, les promenades en caïque aux Eaux-Douces d'Asie et les incomparables évocations d'Istanbul, la ville tant aimée. À cette douce magie orientale, s'ajoutaient les destins tragiques de femmes éprises de modernisme, de liberté d'apprendre, d'agir et d'aimer. Tout à la fois ancrée dans son époque et annonciatrice de recherches littéraires contemporaines (personnages en quête d'auteur, roman dans le roman, mélange du "je" et du "elles"), cette oeuvre fascinante est aussi un livre étonnamment moderne qui pose sur les débats actuels un regard aigu et leur apporte une saveur inattendueLouis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti est un écrivain et officier de marine français, né le 14 janvier 1850 à Rochefort et mort le 10 juin 1923 à Hendaye.Pierre Loti, dont une grande partie de l'oeuvre est d'inspiration autobiographique, s'est nourri de ses voyages pour écrire ses romans, par exemple à Tahiti pour Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), au Sénégal pour Le Roman d'un spahi (1881) ou au Japon pour Madame Chrysanthème (1887). Il a gardé toute sa vie une attirance très forte pour la Turquie, où le fascinait la place de la sensualité : il l'illustre notamment dans Aziyadé (1879), et sa suite Fantôme d'Orient (1892). Pierre Loti a également exploité l'exotisme régional dans certaines de ses oeuvres les plus connues, comme celui de la Bretagne dans le roman Mon frère Yves (1883) ou Pêcheur d'Islande (1886), et du Pays basque dans Ramuntcho (1897).
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PREMIÉRE PARTIE
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
DEUXIÉME PARTIE
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
TROISIÉME PARTIE
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
QUATRIÉME PARTIE
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
CINQUIÈME PARTIE
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
SIXIÈME PARTIE
Chapitre XL
Chapitre XLI
Chapitre XLII
Chapitre XLIII
Chapitre XLIV
Chapitre XLVI
Chapitre XLVII
Chapitre XLVIII
Chapitre XLIX
Chapitre L
Chapitre LI
Chapitre LII
Chapitre LIII
Chapitre LIV
Chapitre LV
Chapitre LVI
Chapitre LVII
André Lhéry, romancier connu, dépouillait avec lassitude son courrier, un pâle matin de printemps, au bord de la mer de Biscaye, dans la maisonnette où sa dernière fantaisie le tenait à peu près fixé depuis le précédent hiver.
"Beaucoup de lettres, ce matin-là, soupirait-il, trop de lettres."
Il est vrai, les jours où le facteur lui en donnait moins, il n'était pas content non plus, se croyant tout à coup isolé dans la vie. Lettres de femmes, pour la plupart, les unes signées, les autres non, apportant à l'écrivain l'encens des gentilles adorations intellectuelles. Presque toutes commençaient ainsi: "Vous allez être bien étonné, monsieur, en voyant l'écriture d'une femme que vous ne connaissez point." André souriait de ce début: étonné, ah! non, depuis longtemps il avait cessé de l'être. Ensuite chaque nouvelle correspondance, qui se croyait généralement la seule au monde assez audacieuse pour une telle démarche, ne manquait jamais de dire: "Mon âme est une petite soeur de la vôtre; personne, je puis vous le certifier, ne vous a jamais compris comme moi." Ici, André ne souriait pas, malgré le manque d'imprévu d'une pareille affirmation; il était touché, au contraire. Et, du reste, la conscience qu'il prenait de son empire sur tant de créatures, éparses et à jamais lointaines, la conscience de sa part de responsabilité dans leur évolution, le rendait souvent songeur.
Et puis, il y en avait, parmi ces lettres, de si spontanées, si confiantes, véritables cris d'appel, lancés comme vers un grand frère qui ne peut manquer d'entendre et de compatir! Celles-là, André Lhéry les mettait de côté, après avoir jeté au panier les prétentieuses et les banales; il les gardait avec la ferme intention d'y répondre. Mais, le plus souvent, hélas! le temps manquait, et les pauvres lettres s'entassaient, pour être noyées bientôt sous le flot des suivantes et finir dans l'oubli.
Le courrier de ce matin en contenait une timbrée de Turquie, avec un cachet de la poste où se lisait, net et clair, ce nom toujours troublant pour André: Stamboul.
Stamboul! Dans ce seul mot, quel sortilège évocateur!… Avant de déchirer l'enveloppe de celle-ci, qui pouvait fort bien être tout à fait quelconque, André s'arrêta, traversé soudain par ce frisson, toujours le même et d'ordre essentiellement inexprimable, qu'il avait éprouvé chaque fois que Stamboul s'évoquait à l'improviste au fond de sa mémoire, après des jours d'oubli. Et, comme déjà si souvent en rêve, une silhouette de ville s'esquissa devant ses yeux qui avaient vu toute la terre, qui avaient contemplé l'infinie diversité du monde: la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l'unique, l'incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l'horizon….
Une quinzaine d'années auparavant, il avait compté, parmi ses correspondantes inconnues, quelques belles désoeuvrées des harems turcs; les unes lui en voulaient, les autres l'aimaient avec remords pour avoir conté dans un livre de prime jeunesse son aventure avec une de leurs humbles soeurs, elles lui envoyaient clandestinement des pages intimes en un français incorrect, mais souvent adorable; ensuite, après l'échange de quelques lettres, elles se taisaient et retombaient dans l'inviolable mystère, confuses à la réflexion de ce qu'elles venaient d'oser comme si c'eût été péché mortel.
Il déchira enfin l'enveloppe timbrée du cher là-bas,—et le contenu d'abord lui fit hausser les épaules: ah! non, cette dame-là s'amusait de lui, par exemple! Son langage était trop moderne, son français trop pur et trop facile. Elle avait beau citer le Coran, se faire appeler Zahidé Hanum, et demander réponse poste restante avec des précautions de Peau Rouge en maraude, ce devait être quelque voyageuse de passage à Constantinople, ou la femme d'un attaché d'ambassade, qui sait? ou, à la rigueur, une Levantine éduquée à Paris?
La lettre cependant avait un charme qui fut le plus fort, car André, presque malgré lui, répondit sur l'heure. Du reste, il fallait bien témoigner de sa connaissance du monde musulman et dire, avec courtoisie toutefois: "Vous, une dame turque! Non, vous savez, je ne m'y prends pas!…"
Incontestable, malgré l'invraisemblance, était le charme de cette lettre… Jusqu'au lendemain, où, bien entendu, il cessa d'y penser, André eut le vague sentiment que quelque chose commençait dans sa vie, quelque chose qui aurait une suite, une suite de douceur, de danger et de tristesse.
Et puis aussi, c'était comme un appel de la Turquie à l'homme qui l'avait tant aimée jadis, mais qui n'y revenait plus. La mer de Biscaye, ce jour-là, ce jour d'avril indécis, dans la lumière encore hivernale, se révéla tout à coup d'une mélancolie intolérable à ses yeux, mer pâlement verte avec les grandes volutes de sa houle presque éternelle, ouverture béante sur des immensités trop infinies qui attirent et qui inquiètent. Combien la Marmara, revue en souvenir, était plus douce, plus apaisante et endormeuse, avec ce mystère d'Islam tout autour sur ses rives! Le pays Basque, dont il avait été parfois épris, ne lui paraissait plus valoir la peine de s'y arrêter; l'esprit du vieux temps qui, jadis, lui avait semblé vivre encore dans les campagnes pyrénéennes, dans les antiques villages d'alentour,—même jusque devant ses fenêtres, là, dans cette vieille cité de Fontarabie, malgré l'invasion des villas imbéciles,—le vieil esprit basque, non, aujourd'hui il ne le retrouvait plus. Oh! là-bas à Stamboul, combien davantage il y avait de passé et d'ancien rêve humain, persistant à l'ombre des hautes mosquées, des cimetières où les veilleuses à petite flamme jaune s'allument le soir par milliers pour les âmes des morts. Oh! ces deux rives qui se regardent, l'Europe et l'Asie, se montrant l'une à l'autre des minarets et des palais tout le long du Bosphore, avec de continuels changements d'aspect, aux jeux de la lumière orientale! Auprès de la féerie du Levant, quoi de plus morne et de plus âpre que ce golfe de Gascogne! Comment donc y demeurait-il au lieu d'être là-bas? Quelle inconséquence de perdre ici les jours comptés de la vie, quand là-bas était le pays des enchantements légers, des griseries tristes et exquises par quoi la fuite du temps est oubliée!…
Mais c'était ici, au bord de ce golfe incolore, battu par les rafales et les ondées de l'Océan, que ses yeux s'étaient ouverts au spectacle du monde, ici que la conscience lui avait été donnée pour quelques saisons furtives; donc, les choses d'ici, il les aimait désespérément quand même, et il savait bien qu'elles lui manquaient lorsqu'il était ailleurs.
Alors, ce matin d'avril, André Lhéry sentit une fois de plus l'irrémédiable souffrance de s'être éparpillé chez tous les peuples, d'avoir été un nomade sur toute la terre, s'attachant çà et là par le coeur. Mon Dieu, pourquoi fallait-il qu'il eût maintenant deux patries: la sienne propre, et puis l'autre, sa patrie d'Orient?…
Un soleil d'avril, du même avril, mais de la semaine suivante, arrivant tamisé de stores et de mousselines, dans la chambre d'une jeune fille endormie. Un soleil de matin, apportant, même à travers des rideaux, des persiennes, des grillages, cette joie éphémère et cette tromperie éternelle des renouveaux terrestres, à quoi se laissent toujours prendre, depuis le commencement du monde, les âmes compliquées ou simples des créatures, âmes des hommes, âmes des bêtes, petites âmes des oiseaux chanteurs.
Au-dehors, on entendait le tapage des hirondelles récemment arrivées et les coups sourds d'un tambourin frappé au rythme oriental. De temps à autre, des beuglements comme poussés par de monstrueuses bêtes s'élevaient aussi dans l'air: voix des paquebots empressés, cris des sirènes à vapeur, témoignant qu'un port devait être là, un grand port affolé de mouvement; mais ces appels des navires, on les sentait venir de très loin et d'en bas, ce qui donnait la notion d'être dans une zone de tranquillité, sur quelque colline au-dessus de la mer.
Élégante et blanche, la chambre où pénétrait ce soleil et où dormait cette jeune fille; très moderne, meublée avec la fausse naïveté et le semblant d'archaïsme qui représentaient encore cette année-là (l'année 1901) l'un des derniers raffinements de nos décadences, et qui s'appelait "l'art nouveau". Dans un lit laqué de blanc,—où de vagues fleurs avaient été esquissées, avec un mélange de gaucherie primitive et de préciosité japonaise, par quelque décorateur en vogue de Londres ou de Paris,—la jeune fille dormait toujours: au milieu d'un désordre de cheveux blonds, tout petit visage, d'un ovale exquis, d'un ovale tellement pur qu'on eût dit une statuette en cire, un peu invraisemblable pour être trop jolie; tout petit nez aux ailes presque trop délicates, imperceptiblement courbé en bec de faucon; grands yeux de madone et très longs sourcils inclinés vers les tempes comme ceux de la Vierge des Douleurs. Un excès de dentelles peut-être aux draps et aux oreillers, un excès de bagues étincelantes aux mains délicates, abandonnées sur la couverture de satin, trop de richesse, eût-on dit chez nous, pour une enfant de cet âge; à part cela, tout répondait bien, autour d'elle, aux plus récentes conceptions de notre luxe occidental. Cependant il y avait aux fenêtres ces barreaux de fer, et puis ces quadrillages de bois,—choses scellées, faites pour ne jamais s'ouvrir,—qui jetaient sur cette élégance claire un malaise, presque une angoisse de prison.
Avec ce soleil si rayonnant et ce délire joyeux des hirondelles au- dehors, la jeune fille dormait bien tard, du sommeil lourd où l'on verse tout à coup sur la fin des nuits d'insomnie, et ses yeux avaient un cerne, comme si elle avait beaucoup pleuré hier.
Sur un petit bureau laqué de blanc, une bougie oubliée brûlait encore, parmi des feuillets manuscrits, des lettres toutes prêtes dans des enveloppes aux monogrammes dorés. Il y avait là aussi du papier à musique sur lequel des notes avaient été griffonnées, comme dans la fièvre de composer. Et quelques livres traînaient parmi de frêles bibelots de Saxe: le dernier de la comtesse de Noailles, voisinant avec des poésies de Baudelaire et de Verlaine, la philosophie de Kant et celle de Nietzsche… Sans doute, une mère n'était point dans cette maison pour veiller aux lectures, modérer le surchauffage de ce jeune cerveau.
Et, bien étrange dans cette chambre où n'importe quelle petite Parisienne très gâtée se fût trouvée à l'aise, bien inattendue au-dessus de ce lit laqué de blanc, une inscription en caractères arabes s'étalait, à la place même où chez nous on attacherait peut-être encore le crucifix: une inscription brodée de fils d'or sur du velours vert- émir, un passage du livre de Mahomet, aux lettres enroulées avec un art ancien et précieux.
Des chansons plus éperdues que commençaient ensemble deux hirondelles, effrontément posées au rebord même de la fenêtre, firent coup à coup s'entrouvir de grands yeux, dans le si petit visage, si petit et si jeune de contours; des yeux aux larges prunelles d'un brun vert, qui, d'abord indécises et effarées, semblaient demander grâce à la vie, supplier la réalité de chasser au plus tôt quelque intolérable songe.
Mais la réalité sans doute ne restait que trop d'accord avec le mauvais rêve, car le regard se faisait de plus en plus sombre, à mesure que revenaient la pensée et le souvenir; et il s'abaissa même tout à fait, comme soumis sans espoir à l'inéluctable, lorsqu'il eut rencontré des objets qui probablement étaient des pièces à conviction: dans un écrin ouvert, un diadème jetant ses feux, et, posée sur des chaises, une robe de soie blanche, robe de mariée, avec des fleurs d'oranger jusqu'au bas de sa longue traîne…
En coup de vent, sans frapper, survint une personne maigre, aux yeux ardents et déçus. Robe noire, grand chapeau noir, d'une simplicité distinguée, sévère avec pourtant un rien d'extravagance, presque une vieille fille, mais cependant pas encore; quelque institutrice, cela se devinait, très diplômée, et de bonne famille pauvre.
"Je l'ai!… Nous l'avons, chère petite!…" dit-elle en français, montrant avec un geste de puéril triomphe une lettre non ouverte, qu'elle venait de prendre à la poste restante.
Et la petite princesse couchée répondit dans la même langue, sans le moindre accent étranger:
"Non, vrai?
—Mais oui, vrai!… De qui voulez-vous que ce soit, enfant, sinon de lui?… Y a-t-il ou n'y a-t-il pas Zahidé Hanum sur cette enveloppe?… Eh bien!… Ah! si vous avez donné le mot de passe à d'autres, c'est différent…
—Ça, vous savez que non!…
—Eh bien! alors…"
La jeune fille s'était redressée, les yeux à présent très ouverts, une lueur rose sur les joues,—comme une enfant qui aurait eu un gros chagrin, mais à qui on viendrait de donner un jouet si extraordinaire que, pour une minute, tout s'oublie. Le jouet, c'était la lettre; elle la retournait dans ses mains, avide de la toucher, mais effrayée en même temps, comme si rien que cela fût un léger crime. Et puis, prête à déchirer l'enveloppe, elle s'arrêta pour supplier, avec câlinerie:
"Bonne mademoiselle, mignonne mademoiselle, ne vous fâchez pas de ma fantaisie: je voudrais être toute seule pour la lire.
—Décidément, en fait de drôle de petite créature, il n'y a pas plus drôle que vous, ma chérie!… Mais vous me la laisserez voir après, tout de même? C'est le moins que je mérite, il me semble!… Allons, soit! Je vais aller ôter mon chapeau, ma voilette, et je reviens…"
Très drôle de petite créature en effet, et, de plus, étrangement timorée, car il lui parut maintenant que les convenances l'obligeaient à se lever, à se vêtir et à se couvrir les cheveux, avant de décacheter, pour la première fois de sa vie, une lettre d'homme. Ayant donc passé bien vite une "matinée" bleu pastel, venue de la rue de la Paix, de chez le bon faiseur, puis ayant enveloppé sa tête blonde d'un voile en gaze, brodé jadis en Circassie, elle brisa ce cachet, toute tremblante.
Très courte, la lettre; une dizaine de lignes toutes simples,—avec un passage imprévu qui la fit sourire, malgré sa déconvenue de ne trouver rien de plus confiant ni de plus profond,—une réponse courtoise et gentille, un remerciement où se laissait entrevoir un peu de lassitude, et voilà tout. Mais quand même, la signature était là, bien lisible, bien réelle: André Lhéry. Ce nom, écrit par cette main, causait à la jeune fille un trouble comme le vertige. Et, de même que lui, là-bas, au reçu de l'enveloppe timbrée de Stamboul, avait eu l'impression que quelque chose commençait, de même elle, ici, présageait on ne sait quoi de délicieux et de funeste, à cause de cette réponse arrivée justement un tel jour, la veille du plus grand événement de toute son existence. Cet homme, qui régnait depuis si longtemps sur se rêves, cet homme aussi séparé d'elle, aussi inaccessible que si chacun d'eux eût habité une planète différente, venait vraiment d'entrer ce matin-là dans sa vie, du fait seul de ces quelques mots écrits et signés par lui, pour elle.
Et jamais à ce point elle ne s'était sentie prisonnière et révoltée, avide d'indépendance, d'espace, de courses par le monde inconnu… Un pas vers ces fenêtres, où elle s'accoudait souvent pour regarder au- dehors:—mais non, là il y avait ces treillages de bois, ces grilles de fer qui l'exaspéraient. Elle rebroussa vers une porte entrouverte, écartant d'un coup de pied la traîne de la robe de mariée qui s'étalait sur le somptueux tapis,—la porte de son cabinet de toilette, tout blanc de marbre, plus vaste que la chambre, avec des ouvertures non grillées, très larges, donnant sur le jardin aux platanes de cent ans. Toujours tenant sa lettre dépliée, c'est à l'une de ces fenêtres qu'elle s'accouda, pour voir du ciel libre, des arbres, la magnificence des premières roses, exposer ses joues à la caresse de l'air, du soleil… Et pourtant, quels grands murs autour de ce jardin! Pourquoi ces grands murs, comme on en bâtit autour du préau des prisons cellulaires? De distance en distance, des contreforts pour les soutenir, tant ils étaient démesurément grands: leur hauteur, combinée pour que, des plus hautes maisons voisines, on ne pût jamais apercevoir qui se promènerait dans le jardin enclos…
Malgré la tristesse d'un tel enfermement, on l'aimait, ce jardin, parce qu'il était très vieux, avec de la mousse et du lichen sur ses pierres, parce qu'il avait des allées envahies par l'herbe entre leurs bordures de buis, un jet d'eau dans un bassin de marbre à la mode ancienne, et un petit kiosque tout déjeté par le temps, pour rêver à l'ombre sous les platanes noueux, tordus, pleins de nids d'oiseaux. Il avait tout cela, ce jardin d'autrefois, surtout il avait comme une âme nostalgique et douce, une âme qui peu à peu lui serait venue avec les ans, à force de s'être imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, de nostalgies de jeunes beautés doucement captives.
Ce matin, quatre ou cinq hommes,—des nègres aux figures imberbes,— étaient là, en bras de chemise, qui travaillaient à des préparatifs pour la grande journée de demain, l'un tendant un velum entre des branches, l'autre dépliant par terre d'admirables tapis d'Asie. Ayant aperçu la jeune fille là-haut, ils lui adressèrent, après des petits clignements d'oeil pleins de sous-entendus, un bonjour à la fois familier et respectueux, qu'elle s'efforça de rendre avec un gai sourire, nullement effarouchée de leurs regards.—Mais tout à coup elle se retira avec épouvante, à cause d'un jeune paysan à moustache blonde, venu pour apporter des mannes de fleurs, qui avait presque entrevu son visage…
La lettre! Elle avait entre les mains une lettre d'André Lhéry, une vraie. Pour le moment cela primait tout. La précédente semaine, elle avait commis l'énorme coup de tête de lui écrire, déséquilibrée qu'elle se sentait par la terreur de ce mariage, fixé à demain. Quatre pages d'innocentes confidences, qui lui avaient semblé, à elle, des choses terribles, et, pour finir, la prière, la supplication de répondre tout de suite, poste restante, à un nom d'emprunt. Sur l'heure, par crainte d'hésiter en réfléchissant, elle avait expédié cela, un peu au hasard, faute d'adresse précise, avec la complicité et par l'intermédiaire de son ancienne institutrice (mademoiselle Esther Bonneau,—Bonneau de Saint-Miron, s'il vous plaît,—agrégée de l'Université, officier de l'Instruction publique), celle qui lui avait appris le français,—en y ajoutant même, pour rire, sur la fin de ses cours, un peu d'argot cueilli dans les livres de Gyp.
Et c'était arrivé à destination, ce cri de détresse d'une petite fille, et voici que le romancier avait répondu, avec peut-être une nuance de doute et de badinage, mais gentiment en somme; une lettre qui pouvait être communiquée aux plus narquoises de ses amies et qui serait pour les rendre jalouses… Alors, tout d'un coup, l'impatience lui vint de la faire lire à ses cousines (pour elle, comme des soeurs), qui avaient déclaré qu'il ne répondait pas. C'était tout près, leur maison, dans le même quartier hautain et solitaire; elle irait donc en "matinée", sans perdre du temps à faire toilette, et vite elle appela, avec une langueur impérieuse d'enfant qui parle à quelque vieille servante-gâteau, à quelque vieille nourrice: "Dadi!" (1)—Puis encore, et plus vivement: "Dadi!" habituée sans doute à ce qu'on fût toujours là, prêt à ses caprices, et, la dadi ne venant pas, elle toucha du doigt une sonnerie électrique.
(1) "Dadi", appellation amicale, usitée pour des vieilles servantes ou esclaves devenues avec le temps comme de la famille.
Enfin parut cette dadi, plus imprévue encore dans une telle chambre que le verset du Coran brodé en lettres d'or au-dessus du lit: visage tout noir, tête enveloppée d'un voile lamé d'argent, esclave éthiopienne s'appelant Kondja-Gul (Bouton de rose). Et la jeune fille se mit à lui parler dans une langue lointaine, une langue d'Asie, dont s'étonnaient sûrement les tentures, les meubles et les livres.
"Kondja-Gul, tu n'es jamais là!"
Mais c'était dit sur un ton dolent et affectueux qui atténuait beaucoup le reproche. Un reproche inique du reste, car Kondja-Gul était toujours là au contraire, beaucoup trop là, comme un chien fidèle à l'excès, et la jeune fille souffrait plutôt de cet usage de son pays qui veut qu'on n'ait jamais de verrou à sa porte; que les servantes de la maison entrent à toute heure comme chez elles; qu'on ne puisse jamais être assurée d'un instant de solitude. Kondja-Gul, sur la pointe du pied, était bien venue vingt fois ce matin pour guetter le réveil de sa jeune maîtresse. Et quelle tentation elle avait eue de souffler cette bougie qui brûlait toujours! Mais voilà, c'était sur ce bureau où il lui était interdit de jamais porter la main, qui lui semblait plein de dangereux mystères, et elle avait craint, en éteignant cette petite flamme, d'interrompre quelque envoûtement peut-être…
"Kondja-Gul, vite mon tcharchaf (1)! J'ai besoin d'aller chez mes cousines.
(1)Voiles dissimulateurs pour la rue.
Et Kondja-Gul entreprit d'envelopper l'enfant dans des voiles noirs. Noire, l'espèce de jupe qu'elle posa sur la matinée du bon faiseur; noire la longue pèlerine qu'elle jeta sur les épaules, et sur la tête comme un capuchon; noir, le voile épais, retenu au capuchon par des épingles, qu'elle fit retomber jusqu'au bas du visage afin de le dissimuler comme sous une cagoule. Pendant ses allées et venues pour ensevelir ainsi la jeune fille, elle disait des choses en langue asiatique, avec un air de se parler à soi-même ou de se chanter une chanson, des choses enfantines et berceuses, comme ne prenant pas du tout au sérieux la douleur de la petite fiancée:
"Il est blond, il est joli, le jeune bey qui va venir demain chercher ma bonne maîtresse. Dans le beau palais où il va nous emmener toutes les deux, oh! comme nous serons contentes!
—Tais-toi, dadi, dix fois j'ai défendu qu'on m'en parle!"
Et, l'instant d'après:
"Dadi, tu étais là, tu as dû entendre sa voix le jour qu'il était venu causer avec mon père. Alors, dis, comment est-elle, la voix du bey? Douce un peu?
—Douce comme la musique de ton piano, comme celle que tu fais avec ta main gauche, tu sais, en allant vers le bout où ça finit… Douce comme ça!… Oh! qu'il est blond et qu'il est joli, le jeune bey.
—Allons, tant mieux!" interrompit la jeune fille en français, avec l'accent d'une gouaillerie presque tout à fait parisienne.
Et elle reprit en langue d'Asie:
"Ma grand-mère est-elle levée, sais-tu?
—Non, la dame a dit qu'elle se reposerait tard, pour être plus jolie demain.
—Alors, à son réveil, on lui dira que je suis chez mes cousines. Va prévenir le vieux Ismaël pour qu'il m'accompagne; c'est toi et lui, vous deux que j'emmène."
Cependant mademoiselle Ester Bonneau (de Saint-Miron), là-haut dans sa chambre,—son ancienne chambre du temps où elle habitait ici et qu'elle venait de reprendre pour assister à la solennité de demain;— mademoiselle Ester Bonneau avait des inquiétudes de conscience. Ce n'était pas elle, bien entendu, qui avait introduit sur le bureau laqué de blanc le livre de Kant, ni celui de Nietzsche, ni même celui de Baudelaire; depuis dix-huit mois que l'éducation de la jeune fille était considérée comme finie, elle avait dû aller s'établir chez un autre pacha, pour instruire ses petites filles; alors seulement sa première élève s'était ainsi émancipée dans ses lectures, n'ayant plus personne pour contrôler sa fantaisie. C'est égal, elle, l'institutrice, se sentait responsable un peu de l'essor déréglé pris par ce jeune esprit. Et puis, cette correspondance avec André Lhéry, qu'elle avait favorisée, où ça mènerait-il? Deux êtres, il est vrai, qui ne se verraient jamais: ça au moins on pouvait en être sûr; les usages et les grilles en répondaient… Mais cependant…
Quand elle redescendit enfin, elle se trouva en présence d'une petite personne accommodée en fantôme noir pour la rue, l'air agité, pressé de sortir:
"Et où allez-vous, ma petite amie?
—Chez mes cousines, leur montrer ça. (Ça, c'était la lettre.) Vous venez, vous aussi, naturellement. Nous la lirons là-bas ensemble. Allons, trottons-nous!
—Chez vos cousines? Soit!… Je vais remettre ma voilette et mon chapeau.
—Votre chapeau! Alors nous en avons pour une heure, zut!
—Voyons, ma petite, voyons!…
—Voyons quoi?… Avec ça que vous ne le dites pas, vous aussi, zut, quand ça vous prend… Zut pour le chapeau, zut pour la voilette, zut pour le jeune bey, zut pour l'avenir, zut pour la vie et la mort, pour tout zut!"
Mademoiselle Bonneau à ce moment pressentit qu'une crise de larmes était proche et, afin d'amener une diversion, joignit les mains, baissa la tête dans l'attitude consacrée au théâtre pour le remords tragique:
"Et songer, dit-elle, que votre malheureuse grand-mère m'a payée et entretenue sept ans pour une éducation pareille!…"
Le petit fantôme noir, éclatant de rire derrière son voile, en un tour de main coiffa mademoiselle Bonneau d'une dentelle sur les cheveux et l'entraîna par la taille:
"Moi, que je m'embobeline, il faut bien, c'est la loi… Mais vous, qui n'êtes pas obligée… Et pour aller à deux pas… Et dans ce quartier où jamais on ne rencontre un chat!…"
Elles descendirent l'escalier quatre à quatre. Kondja-Gul et le vieux Ismaël, eunuque éthiopien, les attendaient en bas pour leur faire cortège:—Kondja-Gul empaquetée des pieds à la tête dans une soie verte lamée d'argent: l'eunuque sanglé dans une redingote noire à l'européenne qui, sans le fez, lui eût donné l'air d'un huissier de campagne.
La lourde porte s'ouvrit; elles se trouvèrent dehors, sur une colline, au clair soleil de onze heures, devant un bois funéraire, planté de cyprès et de tombes aux dorures mourantes, qui dévalait en pente douce jusqu'à un golfe profond chargé de navires.
Et au-delà de ce bras de mer étendu à leurs pieds, au-delà, sur l'autre rive à demi cachée par les cyprès du bois triste et doux, se profilait haut, dans la limpidité du ciel, cette silhouette de ville qui était depuis vingt ans la hantise nostalgique d'André Lhéry; Stamboul trônait ici, non plus vague et crépusculaire comme dans les songes du romancier, mais précis, lumineux et réel.
Réel, et pourtant baigné comme d'un chimérique brouillard bleu, dans un silence et une splendeur de vision, Stamboul, le Stamboul séculaire était bien ici, tel encore que l'avaient contemplé les vieux Khalifes, tel encore que Soliman le Magnifique en avait jadis conçu et fixé les grandes lignes, en y faisant élever de plus superbes coupoles. Rien ne semblait en ruine, de cette profusion de minarets et de dômes groupés dans l'air du matin, et cependant il y avait sur tout cela on ne sait quelle indéfinissable empreinte du temps; malgré la distance et l'un peu éblouissante lumière, la vétusté s'indiquait extrême. Les yeux ne s'y trompaient point: c'était un fantôme, un majestueux fantôme du passé, cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre, si sveltes, si élancés qu'on s'étonnait de leur durée. Minarets et mosquées avaient pris, avec les ans, des blancheurs déteintes, tournant aux grisailles neutres; quant à ces milliers de maisons en bois, tassées à leur ombre, elles étaient couleur d'ocre ou de brun rouge, nuances atténuées sous le bleuâtre de la buée presque éternelle que la mer exhale alentour. Et cet ensemble immense se reflétait dans le miroir du golfe.
Les deux femmes, celle voilée en fantôme et l'autre avec sa dentelle posée à la diable sur les cheveux, marchaient vite, suivies de leur escorte nègre, regardant à peine ce décor prodigieux, qui était pour elle le décor de tous les jours. Elles suivaient sur cette colline un chemin au pavage en déroute, entre d'anciennes et aristocratiques demeures momifiées derrière leurs grilles, et ce cimetière en pente de Khassim-Pacha, qui laissait apercevoir dans l'intervalle de ses arbres sombres la grande féerie d'en face. Les hirondelles, qui avaient partout des nids sous les balcons grillés et clos, chantaient en délire, les cyprès sentaient bon la résine, le vieux sol empli d'os de morts sentait bon le printemps.
En effet, elles ne rencontrèrent personne dans leur courte sortie, personne qu'un porteur d'eau, en costume oriental, venu pour remplir son outre à une très vieille fontaine de marbre qui était sur le chemin, toute sculptée d'exquises arabesques.
Dans une maison aux fenêtres grillées sévèrement, une maison de pacha, où un grand diable à moustaches, vêtu de rouge et d'or, pistolets à la ceinture, sans souffler mot leur ouvrit le portail, elles prirent en habituées, sans rien dire non plus, l'escalier du harem.
Au premier étage, une vaste pièce blanche, porte ouverte, d'où s'échappaient des voix et des rires de jeunes femmes. On s'amusait à parler français làdedans, sans doute parce qu'on parlait toilette. Il s'agissait de savoir si certain piquet de roses à un corsage ferait mieux posé comme ceci ou posé comme cela:
"C'est bonnet blanc, blanc bonnet, disait l'une.
—C'est kif-kif bourricot", appuyait une autre, une petite rousse au teint de lait, aux yeux narquois, dont l'institutrice avait fréquenté l'Algérie.
C'était la chambre de ces "cousines", deux soeurs de seize et vingt et un ans, à qui la mariée de demain avait réservé la primeur de sa lettre d'homme célèbre. Pour les deux jeunes filles, deux lits laqués de blanc, chacun ayant son verset arabe brodé en or sur un panneau de velours appliqué au mur. Par terre, d'autres couchages improvisés, matelas et couvertures de satin bleu ou rose, pour quatre jeunes invitées à la fête nuptiale. Sur les chaises (laqué blanc et soie Pompadour à petits bouquets) des toilettes pour grand mariage, à peine arrivées de Paris, s'étalaient fraîches et claires. Désordre des veilles de fête, campement, eût-on dit, campement de petites bohémiennes, mais qui seraient élégantes et très riches. (La règle musulmane interdisant aux femmes de sortir après le crépuscule, c'est devenu entre elles un gentil usage de s'installer ainsi les unes chez les autres, pendant des jours ou même des semaines, à propos de tout et de rien, quelquefois pour se faire une simple visite; et alors on organise gaiement des dortoirs.) Des voiles d'orientale traînaient aussi çà et là, des parures de fleurs, des bijoux de Lalique. Les grilles en fer, les quadrillages en bois aux fenêtres donnaient un aspect clandestin à tout ce luxe épars, destiné à éblouir ou charmer d'autres femmes, mais que les yeux d'aucun homme portant moustache n'auraient le droit de voir. Et, dans un coin, deux négresses esclaves, en costume asiatique, assises sans façon, se chantaient des airs de leur pays, scandés sur un petit tambourin qu'elles tapaient en sourdine. (Nos farouches démocrates d'Occident pourraient venir prendre des leçons de fraternité dans ce pays débonnaire, qui ne reconnaît en pratique ni castes ni distinctions sociales, et où les plus humbles serviteurs ou servantes sont toujours traités comme gens de la famille.)
L'entrée de la mariée fit sensation et stupeur. On ne l'attendait point ce matinlà. Qui pouvait l'amener? Toute noire dans son costume de rue, combien elle paraissait mystérieuse et lugubre au milieu de ces blancs, de ces roses, de ces bleus pâles des soies et de mousselines! Qu'est-ce qu'elle venait faire, comme ça, à l'improviste, chez ses demoiselles d'honneur?
Elle releva son voile de deuil, découvrit son fin visage et, d'un petit ton détaché, répondit en français - qui était décidément une langue familière aux harems de Constantinople:
"Une lettre, que je venais vous communiquer!
—De qui, la lettre?
—Ah! devinez?
—De la tante d'Andrinople, je parie, qui t'annonce une parure de brillants?
—Non.
—De la tante d'Érivan, qui t'envoie une paire de chats angora, pour ton cadeau de noces?
—Non plus. C'est d'une personne étrangère… C'est… d'un monsieur…
—Un monsieur! Quelle horreur!… Un monsieur! Petit monstre que tu es!…
Et, comme elle tendait sa lettre, contente de son effet, deux ou trois jolies têtes blondes,—du blond vrai et du blond faux,—se précipitèrent ensemble pour voir tout de suite la signature.
"André Lhéry!… Non! Alors il a répondu?… C'est de lui?…
Pas possible…"
Tout ce petit monde avait été mis dans la confidence de la lettre écrite au romancier. Chez les femmes turques d'aujourd'hui, il y a une telle solidarité de révolte contre le régime sévère des harems, qu'elles ne se trahissent jamais entre elles; le manquement fût-il grave, au lieu d'être innocent comme cette fois, ce serait toujours même discrétion, même silence.
On se serra pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, y compris mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, en se tiraillant le papier. A la troisième phrase, on éclata de rire:
"Oh! tu as vu!… Il prétend que tu n'es pas Turque!… Impayable, par exemple!… Il s'y connaît même si bien, paraît-il, que le voilà tout à fait sûr que non!
—Eh! mais c'est un succès, ça, ma chère,—lui dit Zeyneb, l'aînée des cousines,—ça prouve que le piquant de ton esprit, l'élégance de ton style…
—Un succès,—contesta la petite rousse au nez en l'air, au minois toujours comiquement moqueur,—un succès!… Si c'est qu'il te prend pour une Pérote, merci de ce succès-là."
Il fallait entendre comment était dit ce mot Pérote (habitante du quartier de Péra). Rien que dans la façon de le prononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d'Osmanlis pour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dont le Pérote représente le prototype (1)
(1) Tout en me rangeant à l'avis des Osmanlis sur la généralité des Pérotes, je reconnais avoir rencontré parmi eux d'aimables exceptions, des hommes parfaitement distingués et respectables, des femmes qui seraient trouvées exquises dans n'importe quel pays et quel monde. (Note de l'auteur.)
"Ce pauvre Lhéry,—ajouta Kerimé, l'une des jeunes invitées,—il retarde!… Il en est sûrement resté à la Turque des romans de 1830: narguilé, confitures et divan tout le jour.
—Ou même simplement,—reprit Mélek, la petite rousse au bout de nez narquois,—simplement à la Turque du temps de sa jeunesse. C'est qu'il doit commencer à être marqué, tu sais, ton poète!…"
C'était pourtant vrai, d'une vérité incontestable, qu'il ne pouvait plus être jeune, André Lhéry. Et, pour la première fois, cette constatation s'imposait à l'esprit de sa petite amoureuse inconnue, qui n'avait jamais pensé à cela: constatation plutôt décevante, dérangeant son rêve, voilant de mélancolie son culte pour lui…
Malgré leurs airs de sourire et de railler, elles l'aimaient toutes, cet homme lointain et presque impersonnel, toutes celles qui étaient là; elles l'aimaient pour avoir parlé avec amour de leur Turquie, et avec respect de leur Islam. Une lettre de lui écrite à l'une d'elles était un événement dans leur vie cloîtrée où, jusqu'à la grande catastrophe foudroyante du mariage, jamais rien ne se passe. On la relut à haute voix. Chacune désira toucher ce carré de papier où sa main s'était posée. Et puis, étant toutes graphologues, elles entreprirent de sonder le mystère de l'écriture.
Mais une maman survint, la maman des deux soeurs, et vite, avec un changement de conversation, la lettre disparut, escamotée. Non pas qu'elle fût bien sévère, cette maman-là, au si calme visage, mais elle aurait grondé tout de même, et surtout n'eût pas su comprendre; elle était d'une autre génération, parlant peu le français et n'ayant lu qu'Alexandre Dumas père. Entre elle et ses filles, un abîme s'était creusé, de deux siècles au moins, tant les choses marchent vite dans la Turquie d'aujourd'hui. Physiquement même, elle ne leur ressemblait pas, ses beaux yeux reflétaient une paix un peu naïve qui ne se retrouvait point dans le regard des admiratrices d'André Lhéry: c'est qu'elle avait borné son rôle terrestre à être une tendre mère et une épouse impeccable, sans en chercher plus. D'ailleurs, elle s'habillait mal en Européenne, et portait gauchement encore des robes trop surchargées, quand ses enfants au contraire savaient déjà être si élégantes et fines dans des étoffes très simples.
Maintenant se fut l'institutrice française de la maison qui fit son entrée,—genre Esther Bonneau, en plus jeune, en plus romanesque encore. Et comme la chambre était vraiment trop encombrée, avec tant de monde, de robes jetées sur les chaises et de matelas par terre, on passa dans une plus grande pièce voisine, "modern style", qui était le salon du harem.
Surgit alors sans frapper, par la porte toujours ouverte, une grosse dame allemande à lunettes, en chapeau lourdement empanaché, amenant par la main Fahr-el-Nissâ, la plus jeune des invitées. Et, dans le cercle des jeunes filles, aussitôt on se mit parler allemand, avec la même aisance que tout à l'heure pour le français. C'était le professeur de musique, cette grosse dame-là, et d'ailleurs une femme de talent incontestable; avec Fahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter à deux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune y avait mis toute son âme.
On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que ne le sont chez nous la moyenne des jeunes filles du même monde, à cause de la séquestration sans doute et des longues soirées solitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués modernes; en musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour César Franck ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d'Indy. Peut-être aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences mentales de leurs ascendantes; dans leur cerveau, composé de matière neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain vierge, les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses.
Le salon du haremlike, ce matin-là, s'emplissait toujours; les deux négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Après elles, une vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent par respect: la grand- mère. On se mit alors à parler turc, car elle n'entendait rien aux langues occidentales,—et ce qu'elle se souciait d'André Lhéry, cette aïeule! Sa robe brodée d'argent était de mode ancienne et un voile de Circassie enveloppait sa chevelure blanche. Entre elle et ses petites- filles, l'abîme d'incompréhension demeurait absolument insondable, et, pendant les repas, plus d'une fois lui arrivait-il de les scandaliser par l'habitude qu'elle avait conservée de manger le riz avec ses doigts comme les ancêtres,—ce que faisant, elle restait grande dame quand même, grande dame jusqu'au bout des ongles, et imposante à tous.
Donc, on s'était mis à parler turc, par déférence pour l'aïeule, et subitement le murmure des voix était devenu plus harmonieux, doux comme de la musique.
Parut maintenant une femme, svelte et ondoyante, qui arrivait du dehors, et ressemblait, bien entendu, à un fantôme tout noir. C'était Alimé Hanum, professeur agrégée de philosophie au lycée de jeunes filles fondé par Sa Majesté Impériale le Sultan; d'habitude elle venait trois fois par semaine enseigner à Mélek la littérature arabe et persane. Il va sans dire, pas de leçon aujourd'hui, veille de mariage, jour où les cervelles étaient à l'envers. Mais quand elle eut relevé son voile en cagoule et montré sa jolie figure grave, la conversation tomba sur les vieux poètes de l'Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du "Pays des roses", de Saadi.
Aucune trace d'odalisques, ni de narguilé, ni de confitures, dans ce harem de pacha, composé de la grand-mère, de la mère, des filles, et des nièces avec leurs institutrices.
Du reste, à part deux ou trois exceptions peut-être, tous les harems de Constantinople ressemblent à celui-ci: le harem de nos jours, c'est tout simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez nous,—et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pour la rue, et l'impossibilité d'échanger une pensée avec un homme, s'il n'est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérance le cousin très proche avec qui l'on a joué étant enfant.
On avait recommencé de parler français et de discuter toilette quand une voix humaine, si limpide qu'on eût dit une voix céleste, tout à coup vibra dehors, comme tombant du haut de l'air:
l'Imam de la plus voisine mosquée appelait du haut du minaret les fidèles à la prière méridienne.
Alors la petite fiancée, se rappelant que sa grand-mère déjeunait à midi, s'échappa comme Cendrillon, avec mademoiselle Bonneau, encore plus effarée qu'elle à l'idée que la vieille dame pourrait attendre.
Elle fut silencieux son dernier déjeuner dans la maison familiale, entre ces deux femmes sourdement hostiles l'une à l'autre, l'institutrice et l'aïeule sévère.
Après, elle se retira chez elle, où elle eût souhaité s'enfermer à double tour; mais les chambres des femmes turques n'ont point de serrure, il fallut se contenter d'une consigne donnée à Kondja-Gul pour toutes les servantes ou esclaves jour et nuit aux aguets, suivant l'usage, dans les vestibules, dans les longs couloirs de son appartement, comme autant de chiens de garde familiers et indiscrets.
Pendant cette suprême journée qui lui restait, elle voulait se préparer comme pour la mort, ranger ses papiers et mille petits souvenirs, brûler surtout, brûler par crainte des regards de l'homme inconnu qui serait dans quelques heures son maître. La détresse de son âme était sans recours, et son effroi, sa rébellion allaient croissant.
Elle s'assit devant son bureau, où la bougie fut rallumée pour communiquer son feu à tant de mystérieuses petites lettres qui dormaient dans les tiroirs de laque blanche; lettres de ses amies mariées d'hier ou bien tremblant de se marier demain; lettres en turc, en français, en allemand, en anglais, toutes criant la révolte, et toutes empoisonnées de ce grand pessimisme qui, de nos jours, ravage les harems de la Turquie. Parfois elle relisait un passage, hésitait tristement, et puis, quand même, approchait le feuillet de la petite flamme pâle, que l'on voyait à peine luire, à cause du soleil. Et tout cela, toutes les pensées secrètes des belles jeunes femmes, leurs indignations refrénées, leurs plaintes vaines, tout cela faisait de la cendre, qui s'amassait et se confondait dans un brasero de cuivre, seul meuble oriental de la chambre.
Les tiroirs vidés, les confidences anéanties, restait devant elle un grand buvard à fermoir d'or, qui était bondé de cahiers écrits en français… Brûler cela aussi?… Non, elle n'en sentait vraiment plus le courage. C'était toute sa vie de jeune fille, c'était son journal intime commencé le jour de ses treize ans,—le jour funèbre où elle avait pris le tcharchaf (pour employer une locution de làbas), c'est- à-dire le jour où il avait fallu pour jamais cacher son visage au monde, se cloîtrer, devenir l'un des innombrables fantômes noirs de Constantinople.
Rien d'antérieur à la prise de voile n'était noté dans ce journal. Rien de son enfance de petite princesse barbare, là-bas, au fond des plaines de Circassie, dans le territoire perdu où, depuis deux siècles, régnait sa famille. Rien non plus de son existence de petite fille mondaine, quand, vers sa onzième année, son père était venu s'établir avec elle à Constantinople, où il avait reçu de Sa Majesté le Sultan le titre de maréchal de la Cour; cette période-là avait été toute d'étonnements et d'acclimatation élégante, avec en outre des leçons à apprendre et des devoirs à faire; pendant deux ans, on l'avait vue à des fêtes, à des parties de tennis, à des sauteries d'ambassade; avec les plus difficiles danseurs de la colonie européenne, elle avait valsé tout comme une grande jeune fille, très invitée, son carnet toujours plein, elle charmait par son délicieux petit visage, par sa grâce, par son luxe, et aussi par cet air qu'aucune autre n'eût imité, cet air à la fois vindicatif et doux, à la fois très timide et très hautain. Et puis, un beau jour, à un bal donné par l'ambassade anglaise pour les tout jeunes, on avait demandé: "Ou est-elle, la petite Circassienne?" Et des gens du pays avaient simplement répondu: "Ah! vous ne saviez pas? Elle vient de prendre le tcharchaf." - (Elle a pris le tcharchaf, autant dire: fini, escamotée d'un coup de baguette; on ne la verra jamais plus; si par hasard on la rencontre, passant dans quelque voiture fermée, elle ne sera qu'une forme noire, impossible à reconnaître; elle est comme morte…)
Donc, avec ses treize ans accomplis, elle était entrée, suivant la règle inflexible, dans ce monde voilé, qui, à Constantinople, vit en marge de l'autre, que l'on frôle dans toutes les rues, mais qu'il ne faut pas regarder et qui, dès le coucher du soleil, s'enferme derrière des grilles; dans ce monde que l'on sent partout autour de soi, troublant, attirant, mais impénétrable, et qui observe, conjecture, critique, voit beaucoup de choses à travers son éternel masque de gaze noire, et devine ensuite ce qu'il n'a pas vu.
Soudainement captive, à treize ans, entre un père toujours en service au palais et une aïeule rigide sans tendresse manifestée, seule dans sa grande demeure de Khassim-Pacha, au milieu d'un quartier de vieux hôtels princiers et de cimetières, où, dès la nuit close, tout devenait frayeur et silence, elle s'était adonnée passionnément à l'étude. Et cela avait duré jusqu'à ses vingt-deux ans aujourd'hui près de sonner, cette ardeur à tout connaître, à tout approfondir, littérature, histoire ou transcendante philosophie. Parmi tant de jeunes femmes, ses amies, supérieurement cultivées aussi dans la séquestration propice, elle était devenue une sorte de petite étoile dont on citait l'érudition, les jugements, les innocentes audaces, en même temps que l'on copiait ses élégances coûteuses; surtout elle était comme le porte-drapeau de l'insurrection féminine contre les sévérités du harem.
Après tout, elle ne le brûlerait pas, ce journal commencé le premier jour du tcharchaf! Plutôt elle le confierait, bien cacheté, a quelque amie sûre et un peu indépendante, dont les tiroirs n'auraient pas chance d'être fouillés par un mari. Et qui sait, dans l'avenir, s'il ne lui serait pas possible de le reprendre et de le prolonger encore?… Elle y tenait surtout parce qu'elle y avait presque fixé des choses de sa vie qui allait finir demain, des instants heureux d'autrefois, des journées de printemps plus étrangement lumineuses que d'autres, des soirs de plus délicieuse nostalgie dans le vieux jardin plein de roses, et des promenades sur le Bosphore féerique, en compagnie de ses cousines tendrement chéries. Tout cela lui aurait semblé plus irrévocablement perdu dans l'abîme du temps, une fois le pauvre journal détruit. L'écrire avait été d'ailleurs sa grande ressource contre ses mélancolies de jeune fille emmurée,—et voici que le désir lui venait de le continuer à présent même, pour tromper la détresse de ce dernier jour… Elle demeura donc assise à son bureau, et reprit son porteplume, qui était un bâton d'or cerclé de petits rubis. Si elle avait adopté notre langue dès le début de ce journal, sur les premiers feuillets déjà vieux de neuf ans, c'était surtout pour être certaine que sa grand-mère, ni personne dans la maison, ne s'amuserait à le lire. Mais, depuis environ deux années, cette langue française, qu'elle soignait et épurait le plus possible, était à l'intention d'un lecteur imaginaire. (Un journal de jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel, fictif nécessairement s'il s'agit d'une femme turque.) Et le lecteur ici était un personnage lointain, lointain, pour elle à peu près inexistant: le romancier André Lhéry!… Tout s'écrivait maintenant pour lui seul, en imitant même, sans le vouloir, un peu sa manière; cela prenait forme de lettres à lui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l'illusion de le connaître, on l'appelait par son nom: André, tout court, comme un vrai ami, un grand frère.
Or, ce soir-là, voici ce que commença de tracer la petite main alourdie par de trop belles bagues:
"18 avril 1901.
Je ne vous avais jamais parlé de mon enfance, André, n'est-ce pas? Il faut que vous sachiez pourtant: moi, qui vous parus tellement civilisée, je suis au fond une petite barbare. Quelque chose restera toujours en moi de la fille des libres espaces, qui jadis galopait à cheval au cliquetis des armes, ou dansait dans la lumière au tintement des ses ceintures d'argent.
Et, malgré tout le vernis de la culture européenne, quand mon âme nouvelle, dont j'étais fière, mon âme d'être qui pense, mon âme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont les souvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissent impérieux, colorés et brillants; ils me montrent une terre lumineuse, un paradis perdu, auquel je ne puis plus ni ne voudrais retourner; un village circassien, bien loin, au-delà de Koniah, qui s'appelle Karadjiamir. Là, ma famille règne depuis sa venue du Caucase. Mes ancêtres, dans leur pays, étaient des khans de Kiziltépé, et le sultan d'alors leur donna en fief ce pays de Karadjiamir. Là, j'ai vécu jusqu'à l'âge de onze ans. J'étais libre et heureuse. Les jeunes filles circassiennes ne sont pas voilées. Elles dansent et causent avec les jeunes hommes, et choisissent leur mari selon leur coeur.
Notre maison était la plus belle du village, et de longues allées d'acacias montaient de tous côtés vers elle. Puis les acacias l'entouraient d'un grand cercle, et, au moindre souffle de vent, ils balançaient leurs branches comme pour un hommage; alors il neigeait des pétales parfumés. Je revois dans mes rêves une rivière qui court… De la grande salle, on entendait la voix de ses petits flots pressés. Oh! comme ils se hâtaient dans leur course vers les lointains inconnus! Quand j'étais enfant, je riais de les voir se briser contre les rochers avec colère.
Du côté du village, devant la maison, s'étend un vaste espace libre. C'est là que nous dansions, sur le rythme circassien, au son de nos vieilles musiques. Deux à deux, ou formant des chaînes; toutes, drapées de soies blanches, des fleurs en guirlandes dans nos cheveux. Je revois mes compagnes d'alors… Où sontelles aujourd'hui?… Toutes étaient belles et douces, avec de longs yeux et de frais sourires.
A la tombée du jour, en été, les Circassiens de mon père, tous les jeunes gens du village, laissaient leurs travaux et partaient à cheval à travers la plaine. Mon père, ancien soldat, se mettait à leur tête et les menait comme pour une charge. C'était à l'heure dorée où le soleil va s'endormir. Quand j'étais petite, l'un d'eux me prenait sur sa selle; alors je m'enivrais de cette vitesse, et de cette passion qui tout le jour était sourdement montée de la terre en feu pour éclater le soir dans le bruit des armes et dans les chants sauvages. L'heure ensuite changeait sa nuance; elle semblait devenue l'heure pourpre des soirs de bataille…, et les cavaliers jetaient au vent des chants de guerre. Puis elle devenait l'heure rose et opaline…"
Elle en était à cette heure "opaline", se demandant si le mot ne serait pas trop précieux pour plaire à André, quand brusquement Kondja-Gul, malgré la défense, fit irruption dans sa chambre.
"Il est là, maîtresse! Il est là!…
—Il est là, qui?
—Lui, le jeune bey!… Il était venu causer avec le pacha, votre père, et il va sortir. Vite, courez à votre fenêtre, vous le verrez remonter à cheval!"
A quoi la petite princesse répondit sans bouger, avec une tranquillité glaciale dont la bonne Kondja-Gul demeura comme anéantie:
"Et c'est pour ça que tu me déranges? Je le verrai toujours trop tôt, celui-là! Sans compter que j'aurai jusqu'à ma vieillesse pour le revoir à discrétion!"
Elle disait cela surtout pour bien marquer, devant la domesticité, son dédain du jeune maître. Mais, sitôt Kondja-Gul partie en grande confusion, elle s'approcha tremblante de la fenêtre… il venait de remonter à cheval, dans son bel uniforme d'officier, et partait au trot, le long des cyprès et des tombes, suivi de son ordonnance. Elle eut le temps de voir qu'en effet sa moustache était blonde, plutôt trop blonde à son gré, mais qu'il fait joli garçon, avec une assez fière tournure. Il n'en restait pas moins l'adversaire, le maître imposé qui jamais ne serait admis dans l'intimité de son âme. Et, se refusant à s'occuper de lui davantage, elle revint s'asseoir à son bureau,—avec tout de même une montée de sang aux joues,—pour continuer le journal, la lettre au confident irréel:
"… l'heure rose (l'heure rose tout court, décidément; opaline était biffé), l'heure rose où s'éveillent les souvenirs, et les Circassiens se souvenaient du pays de leurs ancêtres; l'un d'eux disait un chant d'exil, et les autres ralentissaient l'allure, pour écouter cette voix solitaire et lente. Puis l'heure était violette, et tendre, et douce, et la pleine tout entière entonnait l'hymne d'amour… Alors les cavaliers tournaient bride et hâtaient leur galop pour revenir. Sous leur passage, les fleurs mouraient dans un dernier parfum; ils étincelaient, ils semblaient emporter avec eux, sur leurs armes, tout l'argent fluide épars dans le crépuscule d'été.