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Rarahu (idylle polynésienne) est une oeuvre écrite par Pierre Loti. Note : Pierre Loti, dont une grande partie de l'oeuvre est d'inspiration autobiographique, s'est nourri de ses voyages pour écrire ses romans, par exemple à Tahiti pour Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882). La reine Pomare lui donne le surnom de Loti, du nom d'une fleur tropicale. Tenu à une obligation de réserve du fait de sa qualité d'officier de marine, il n'en fait son nom de plume qu'à partir de 1876. " Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu'elle fût un type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde ; race distincte et mystérieuse, dont la provenance est inconnue."
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I PAR PLUMKET, AMI DE LOTI.
III D’ÉCONOMIE SOCIALE.
IV HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTÊME), A SA S OEU R, A BRIGHTBURY, COMTÉ DE YORKSHIRE (ANGLETERRE)
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI PRESENTATION.
XII
XIII
XIV
XV
XVI CHOSES DU PALAIS.
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII LOTI A SA SOEUR A BRIGHTBURY
XXIII ÉCONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE.
XXIV UN NUAGE.
XXV TOUJOURS LE NUAGE.
XXVI PERSISTANCE DU NUAGE.
XXVII
XXVIII
XXIX LE NUAGE CRÈVE.
XXX
XXXI
XXXII JOURNAL DE LOTI.
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI GASTRONOMIE.
XXXVII
XXXVIII
XXXXIX
XL
XLI
XLII LOTI A JOHN B., A BORD DU RENDEER.
XLIII
XLIV
XLV INQUALIFIABLE.
XLVI
XLVII
XLVIII
XLIX
L
LI
Loti fut baptisé Ie25janvierl872, à l’âge de vingt-deux ans et onze jours.
Lorsque la chose eut lieu, il était environ une heure de l’après-midi, à Londres et à Paris.
Il était à peu près minuit, en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre, dans l’es jardins de la feue reine Pomaré, où la scène se passait.
En Europe, c’était une froide et triste journée d’hiver. En dessous, dans les jardins de la reine, c’était le calme, l’énervante langueur d’une nuit d’été.
Cinq personnes assistaient à ce baptême de Loti, au milieu des mimosas et des orangers, dans une atmosphère chaude et parfumée, sous un ciel tout constellé d’étoiles australes.
C’étaient: Ariitéa, princesse du sang, Faïmana et Téria, suivantes de la reine, Plumket et Loti, midshipmen de la marine de S.M. Britannique.
Loti qui, jusqu’à ce jour, s’était appelé Harry Grant, conserva ce nom, tant sur les registres de l’état civil que sur les rôles de la marine royale, mais l’appellation de Loti fut généralement adoptée par ses amis.
La cérémonie fut simple; elle s’acheva sans longs discours, ni grand appareil.
Les trois Tahitiennes étaient couronnées de
fleurs naturelles, et vêtues de tuniques de mousseline rose, à traînes. Après avoir inutilement essayé de prononcer les noms barbares d’Harry Grant et de Plumket, dont les sons durs révoltaient
leurs gosiers maoris, elles décidèrent de les désigner par les mots Rémuna et Loti, qui sont deux noms de fleurs.
Toute la cour eut le lendemain communication de cette décision, et Harry Grant n'exista plus en Océanie, non plus que Plumket son ami.
Il fut convenu en outre que les premières notes de la chanson indigène: «Loti taimané, etc...» chantées discrètement la nuit aux abords du palais, signifieraient: «Rémuna est là, ou Loti, ou tous deux ensemble; ils prient leurs amies de se rendre à leur appel, ou tout au moins de venir sans bruit leur ouvrir la porte des jardins....»
Rarahu naquit au mois de janvier1858, dans l’île de Bora-Bora, située par16° de latitude australe, et154° de longitude ouest.
Au moment où commence cette histoire, elle venait d’accomplir sa quatorzième année.
C’était une très singulière petite fille, dont le charme pénétrant et sauvage s’exerçait en dehors de toutes les règles conventionnelles de beauté qu’ont admises les peuples d’Europe.
Toute petite, elle avait été embarquée par sa mère sur une longue pirogue voilée qui faisait route pour Tahiti. Elle n’avait conservé de son île perdue que le souvenir du grand morne effrayant qui la surplombe. La silhouette de ce géant de basalte, planté comme une borne monstrueuse au milieu du Pacifique, était restée dans sa tête, seule image de sa patrie. Rarahu la reconnut plus tard, avec une émotion bizarre, dessinée dans les albums de Loti; ce fait fortuit fut la cause première de son grand amour pour lui.
La mère de Rarahu l’avait amenée à Tahiti, la grande île, l’île de la reine, pour l’offrir à une très vieille femme du district d’Apiré qui était sa parente éloignée. Elle obéissait ainsi à un usage ancien de la race maorie, qui veut que les enfants restent rarement auprès de leur vraie mère. Les mères adoptives, les pères adoptifs (faa amu) sont là-bas les plus nombreux, et la famille s’y recrute au hasard. Cet échange traditionnel des enfants est l’une des originalités des moeurs polynésiennes.
Rade de Tahiti, 20janvier1872.
«Ma soeur aimée,
Me voici devant cette île lointaine que chérissait notre frère, point mystérieux qui fut longtemps le lieu des rêves de mon enfance. Un désir étrange d’y venir n’a pas peu contribué me pousser vers ce métier de marin qui déjà me fatigue et m’ennuie.
Les années ont passé et m’ont fait homme. Déjà j’ai couru le monde, et me voici enfin devant l’île rêvée. Mais je n’y trouve plus que tristesse et amer désenchantement.
C’est bien Papeete, cependant; ce palais de la reine, là-bas, sous la verdure, cette baie aux grands palmiers, ces hautes montagnes aux silhouettes dentelées, c’est bien tout cela qui était connu. Tout cela, depuis dix ans je l’avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer, poétisés par l’énorme distance, que nous envoyait Georges; c’est bien ce coin du monde dont nous parlait avec amour notre frère qui n’est plus...
C’est tout cela, avec le grand charme en moins, le charme des illusions indéfinies, des impressions vagues et fantastiques de l’enfance... Un pays comme tous les autres, mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve là, le même Harry qu’à Brightbury, qu’à Londres, qu’ailleurs, si bien qu’il me semble n’avoir pas changé de place....
Ce pays des rêves, pour lui garder son prestige, j’aurais dû ne pas le toucher du doigt.
Et puis ceux qui m’entourent m’ont gâté mon Tahiti, en me le présentant à leur manière; ceux qui traînent partout leur personnalité banale, leurs idées terre à terre, qui jettent sur toute poésie leur bave moqueuse, leur propre insensibilité, leur propre ineptie. La civilisation y est trop venue aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvage poésie s’en va, avec les coutumes et les traditions du passé... .
Tant est que, depuis trois jours que le Ren deer a jeté l’ancre devant Papeete, ton frère Harry a gardé le bord, le coeur serré, l’imagination déçue.........................................................
John, lui, n’est pas comme moi, et je crois que déjà ce pays l’enchante; depuis notre arrivée je le vois à peine. •
Il est d’ailleurs toujours ce même ami fidèle et sans reproche, ce même bon et tendre frère, qui veille sur moi comme un ange gardien et que j’aime de toute la force de mon coeur...
.......................................................»
Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu’elle fût un type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde; race distincte et mystérieuse, dont la provenance est inconnue.
Rarahu avait des yeux d’un noir roux, pleins d’une langueur exotique, d’une douceur câline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse; ses cils étaient si longs, si noirs qu’on les eût pris pour des plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines figures arabes; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le type classique, avait des coins profonds, d’un contour délicieux. En riant, elle découvrait jusqu’au fond des dents un peu larges, blanches comme de l’émail blanc, dents que les années n’avaient pas eu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de l’enfance. Ses cheveux, parfumés au sandal, étaient longs, droits, un peu rudes; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes épaules nues. Une même teinte fauve tirant sur le rouge-brique, celle des terres cuites claires de la vieille Etrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de son front jusqu’au bout de ses pieds.
Rarahu était de petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique.
Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des bracelets; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises; et, sur le front, un tatouage plus pâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sa race, c’était le rapprochement excessif de ses yeux, à fleur de tête comme tous les yeux maoris, dans les moments où elle était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d’enfant une finesse maligne de jeune ouistiti; alors qu’elle était sérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux définir que par ces deux mots: une grâce polynésienne.
La cour de Pomaré s’était parée pour une demi-réception, le jour où je mis pour la première fois le pied sur le sol tahitien.—L’amiral anglais du Rendeer venait faire sa visite d’arrivée à la souveraine (une vieille connaissance à lui) et j’étais allé, en grande tenue de service, accompagner l’amiral.
L’épaisse verdure tamisait les rayons de l’ardent soleil de deux heures; tout était tranquille et désert dans les avenues ombreuses dont l’ensemble forme Papeete, la ville de la reine — Les cases à vérandas, disséminées dans les jai— dins, sous les grands arbres, sous les grandes plantes tropicales,—semblaient, comme leurs habitants, plongées dans le voluptueux assoupissement de la sieste,—Les abords de la demeure royale étaient aussi solitaires, aussi paisibles....
Un des fils de la reine,—sorte de colosse basané qui vint en habit noir à notre rencontre, nous introduisit dans un salon aux volets baissés, où une douzaine de femmes étaient assises, immobiles et silencieuses....
Au milieu de cet appartement deux grands fauteuils dorés étaient placés côte à côte.—Pomaré, qui en occupait un, invita l’amiral à s’asseoir dans le second, tandis qu’un interprète échangeait entre ces deux anciens amis des compliments officiels.
. Cette femme, dont le nom était mêlé jadis aux rêves exotiques de mon enfance, m’apparaissait vêtue d’un long fourreau de soie rose, sous les traits d’une vieille créature au teint cuivré, à la tête impérieuse et dure.—Dans sa massive laideur de vieille femme, on pouvait démêler encore quels avaient pu être les attraits et le prestige de sa jeunesse, dont les navigateurs d’autrefois nous ont transmis l’original souvenir.
Les femmes de sa suite avaient, dans cette pénombre d’un appartement fermé, dans ce calme silence du jour tropical, un charme indéfinissable.—Elles étaient belles presque toutes, de la beauté tahitienne: des yeux noirs, chargés de langueur, et le teint ambré des gitanos.—Leurs cheveux dénoués étaient mêlés de fleurs naturelles et leurs robes de gaze traînantes, libres à la taille, tombaient autour d’elles en longs plis flottants.
C’était sur la princesse Ariitéa surtout, que s’arrêtaient involontairement mes regards: Ariitéa à la figure douce, rélléchie, rêveuse, avec de pâles roses du Bengale, piquées au hasard dans ses cheveux noirs....
Les compliments terminés, l’amiral dit à la reine:
-«Voici Harry Grant que je présente à Votre Majesté; il est le frère de Georges Grant, un officier de marine, qui a vécu quatre ans dans votre beau pays.»
L’interprète avait â peine achevé de traduire, que Pomaré me tendit sa main ridée; un sourire bon enfant, qui n’avait plus rien d’officiel, éclaira sa vieille figure:
—«Le frère de Rouéri! dit-elle, en désignant mon frère par son nom tahitien.—Il faudra revenir me voir...»—Et elle ajouta en anglais: «Welcome!»(Bienvenu!) ce qui parut une faveur toute spéciale, la reine ne parlant jamais d’autre langue que celle de son pays.
—«Welcome!» dit aussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale....
Et je partis charmé de cette étrange cour.....
Barahu n’avait guère quitté depuis sa petite enfance, la case de sa vieille mère adoptive, qui habitait dans le district d’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua.
Ses occupations étaient fort simples: la rêverie, le bain, le bain surtout;—le chant et les promenades sous bois, en compagnie deTiahoui, son inséparable petite amie—Rarahu et Tiahoui étaient deux insouciantes et rieuses petites créatures qui vivaient presque entièrement dans l’eau de leur ruisseau, où elles sautaient et s’ébattaient comme deux poissons-volants.
Il ne faudrait pas croire cependant que Rarahu fût sans érudition; elle savait lire dans sa bible tahitienne, et écrire, avec une grosse écriture très ferme, les mots doux de la langue maorie; elle était même très forte sur l’orthographe conventionnelle fixée par les frères Picpus,—lesquels ont fait, en caractères latins, un vocabulaire des mots polynésiens.
Beaucoup de petites filles dans nos campagnes d’Europe sont moins cultivées assurément que cette enfant sauvage.—Mais il avait fallu que cette instruction, prise à l’école des missionnaires de Papeete, lui eût peu coûté à acquérir, car elle était fort paresseuse.
En tournant à droite dans les broussailles, quand on avait suivi depuis une demi-heure le chemin d’Apiré, on trouvait un large bassin naturel, creusé dans le roc vif.—Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se précipitait en cascade, et versait une eau courante, d’une exquise fraîcheur.
Là, tout le jour, il y avait société nombreuse; sur l’herbe, on trouvait étendues les belles jeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes journées tropicales à causer, chanter, dormir, ou bien encore à nager et à plonger, comme des dorades agiles.—Elles allaient à l’eau vêtues de leurs tuniques de mousseline, et les gardaient pour dormir, toutes mouillées sur leur corps, comme autrefois les naïades.
Là, venaient souvent chercher fortune les marins de passage; là trônait Tétouara la négresse;—là se faisait à l’ombre une grande consommation d’oranges et de goyaves.
Tétouara appartenait à la race des Kanaques noirs de la Mélanésie.— Un navire qui venait d’Europe, l’avait un jour prise à mille lieues de là, dans une île avoisinant la Calédonie, et l’avait déposée à Papetee, où elle faisait l’effet d’une personne du Congo que l’on aurait égarée parmi des misses anglaises.
Tétouara avec une inépuisable belle humeur, une gaieté simiesque, une impudeur absolue entretenait autour d’elle le bruit et le mouvement. Cette propriété de sa personne la rendait précieuse à ses nonchalantes compagnes; elle était une des notabilités du ruisseau de Fataoua....
—Ce fut vers midi, un jour calme et brûlant, que pour la première fois de ma vie j’aperçus ma petite amie Rarahu. Les jeunes femmes lahitiennes habituées du ruisseau de Fataoua, accablées de sommeil et de chaleur, étaient couchées tout au bord, sur l’herbe, les pieds trempant dans l’eau claire et fraîche—L’ombre de l’épaisse verdure descendait sur nous, verticale et immobile; de larges papillons d’un noir de velours, marqués de grands yeux couleur scabieuse, volaient lentement, ou se posaient sur nous, comme si leurs ailes soyeuses eussent été trop lourdes pour les enlever; l’air était chargé de senteurs énervantes et inconnues; tout doucement je m’abandonnais à cette molle existence, je me laissais aller aux charmes de l’Océanie...
Au fond du tableau, tout à Coup des broussailles de mimosas et de goyaviers s’ouvrirent, on entendit un léger bruit de feuilles qui se froissent,-et deux petites filles parurent, examinant la situation avec des mines de souris qui sortent de leurs trous.
Elles étaient coiffées de couronnes de feuillage, qui garantissaient leur tête contre l’ardeur du soleil; leurs reins étaient serrés dans des pareos (pagnes) bleu foncé à grandes raies jaunes; leurs torses fauves étaient sveltes et nus; leurs cheveux noirs, longs et dénoués... Point d’Européens, point d’étrangers, rien d’inquiétant en vue... Les deux petites, rassurées, vinrent se coucher sous la cascade qui se mit à s’épivarder bruyamment autour d’elles...
La plus jolie des deux était Rarahu; l’autre, Tiahoui, son amie et sa confidente....
Alors Tétouara, prenant rudement mon bras, ma manche de drap bleu marine sur laquelle brillait un galon d’or,—l’éleva au-dessus des herbes dans lesquelles j’étais enfoui,-et la leur montra avec une intraduisible expression de bouffonnerie, en l’agitant comme un épouvantail.
—Les deux petites créatures, comme deux moineaux auxquels on montre un babouin, se sauvèrent terrifiées,-et ce fut là notre présentation, notre première entrevue...
Les renseignements qui me furent sur-le-champ fournis par Tétouara se résumaient à peu près à ceci:
—Ce sont deux petites sottes qui ne sont pas comme les autres, et ne font rien comme nous toutes.—La vieille Huamahine qui les garde est une femme à principes, qui leur défend de se commettre avec nous.
Elle, Tétouara, eût été personnellement très satisfaite si ces deux petites filles se fussent laissé apprivoiser par moi; elle m’engageait très vivement à tenter cette aventure.
Pour les retrouver, il suffisait, d’après ses indications, de suivre sous les goyaviers un imperceptible sentier qui au bout de cent pas conduisait à un bassin plus élevé que le premier et moins fréquenté aussi.—Là, disait-elle, le ruisseau de Fataoua se répandait encore dans un creux de rocher qui semblait fait tout exprès pour le tête-à-tête de deux ou trois personnes intimes.—C’était la salle de bain particulière de Rarahu et de Tiahoui; on pouvait dire que là s’était passée toute leur enfance...
C’était un recoin tranquille, au-dessus duquel faisaient voûte de grands arbres à pain aux épaisses feuilles,—des mimosas, des goyaviers et de fines sensitives... L’eau fraîche y bruissait sur de petits cailloux polis; on y entendait de très loin, et perdus en murmure confus, les bruits du grand bassin, les rires des jeunes femmes et la voix de crécelle de Tétouara....
«—Loti, me disait un mois plus tard la reine Pomaré, de sa grosse voix rauque—Loti, pourquoi n’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré?... Cela serait beaucoup mieux, je t assure, et te poserait davantage dans le pays.... »
C’était sous la véranda royale, que m’était faite cette question.—J’étais allongé sur une natte, et tenais en main cinq cartes que venait de me servir mon amie Téria; en face de moi était étendue ma bizarre partenaire, la reine, qui apportait au jeu d’écarté une passion extrême; elle était vêtue d’un peignoir jaune à grandes fleurs noires, et fumait une longue cigarette de pandanus, faite d’une seule feuille roulée sur elle-même. Deux suivantes couronnées de jasmin marquaient nos points, battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se penchant curieusement sur nos épaules.
Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tièdes, parfumées, qu’amènent là-bas les orages d’été; les grandes palmes des cocotiers se couchaient sous l’ondée, leurs nervures puissantes ruisselaient d’eau. Les nuages amoncelés formaient avec la montagne un fond terriblement sombre et lourd; tout en haut de ce tableau fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne de Fataoua. Dans l’air étaient suspendues des émanations d’orage qui troublaient les sens et l’imagination
«Épouser la petite Rarahu du district d’Apiré.» Cette proposition me prenait audépourvu, et me donnait beaucoup à réfléchir...
Il allait sans dire que la reine, qui était une personne très intelligente et sensée, ne me proposait point un de ces mariages suivant les lois européennes qui enchaînent pour la vie. Elle était pleine d’indulgence pour les moeurs faciles de son pays, bien qu’elle s’efforçât souvent de les rendre plus correctes et plus conformes aux principes chrétiens.
C’était donc simplement un mariage tahitien , qui m’était offert. Je n’avais pas de motif bien sérieux pour résister à ce désir de la reine, et la petite Rarahu du district d’Apiré était bien charmante...
Néanmoins, avec beaucoup d’embarras, j’alléguai ma jeunesse.
J’étais d’ailleurs un peu sous la tutelle de l’amiral du Rendeer qui aurait pu voir d’un mauvais oeil cette union... Et puis un mariage est une chose fort coûteuse, même en Océanie... Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’un prochain départ,—et, laisser Rarahu dans les larmes, en eût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.
Pomaré sourit à toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l’avait convaincue.
Aprés un moment de silence, elle me proposa Faïmana sa suivante, que cette fois je refusai tout net.
Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement ses yeux se tournèrent vers Ariitéa la princesse:
—Si je t'avais offert celle-ci, dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec plus d’empressement, mon petit Loti?...
La vieille femme révélait par ces. mots qu’elle avait deviné le troisième et assurément le plus sérieux des secrets de mon coeur.
Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose se répandit sur ses joues ambrées; je sentis moi-même que le sang me montait tumultueusement au visage et le tonnerre se mit à rouler dans les profondeurs de la montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation tendue d’un mélodrame...
Pomaré satisfaite de sa facétie riait sous cape. Elle avait mis à profit le trouble qu’elle venait d’occasionner pour marquer deux fois té tâné (l’homme), c’est-à-dire le roi...
Pomaré, dont un des passe-temps favoris était le jeu d’écarté, était extraordinairement tricheuse, elle trichait même aux soirées officielles, dans les parties intéressées qu’elle jouait avec les amiraux ou le gouverneur, et les quelques louis qu’elle y pouvait gagner n’étaient certes pour rien dans le plaisir qu’elle éprouvait à rendre capots ses partenaires...
Rarahu possédait deux robes de mousseline, l’une blanche, l’autre rose, qu’elle mettait alternativement le dimanche par-dessus son pareo bleu et jaune, pour aller au temple des missionnaires protestants, à Papeete. Ces jours-là ses cheveux étaient séparés en deux longues nattes noires très épaisses; de plus, elle piquait au-dessus de l’oreille (à l’endroit où les vieux greffiers mettent leur plume) une large fleur d’hibiscus, dont le rouge ardent donnait une pâleur transparente à sa joue cuivrée.
Elle restait peu de temps à Papeete après le service religieux, évitant la société des jeunes femmes, les échoppes des Chinois marchands de thé, de gâteau et de bière. Elle était très sage, et, en donnant la main à Tiahoui, elle rentrait à Apiré pour se déshabiller. •
Un petit sourire contenu, une petite moue discrète, étaient les seuls signes d’intelligence que m’envoyaient les deux petites filles, quand par hasard nous nous rencontrions dans les avenues de Papeete....
... Nous avions déjà passé bien des heures ensemble, Rarahu et moi, au bord du ruisseau de Fataoua, dans notre salle de bain sous les goyaviers, quand Pomaré me fit l’étrange proposition d’un mariage. — Et Pomaré, qui savait tout ce qu’elle voulait savoir, connaissait cela fort bien. Bien longtemps j’avais hésité. — J’avais résisté de toutes mes forces, — et cette situation singulière s’était prolongée, au delà de toute vraisemblance, plusieurs jours durant : quand nous nous étendions sur l’herbe pour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait mon corps de ses bras, nous nous endormions l’un près de l’autre, à peu près comme deux frères. C’était une bien enfantine comédie que nous jouions là tous deux, et personne assurément ne l’eût soupçonnée. Le sentiment « qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite » éprouvé pour une file de Tahiti, m’eût peut-être fait sourire moi-même, avec quelques années de plus : il eût bien amusé l’état-major du « Rendeer », en tout cas et m’eût comblé de ridicule aux yeux de Tétouara...
Les vieux parents de Rarabu, que j’avais craint de désoler d’abord, avaient sur ces questions des idées tout à fait particulières qui en Europe n’auraient point cours. Je n’avais pas tardé a m’en apercevoir.
Ils s’étaient dit qu’une grande fille de quatorze ans n’est plus une enfant, et n’a pas été créée pour vivre seule... Elle n’allait pas se prostituer à Papeete, et c’était là tout ce qu’ils avaient exigé de sa sagesse.
lis avaient jugé que mieux valait Loti qu’un autre, Loti très jeune comme elle, qui leur paraissait doux et semblait l’aimer, ... et, après réflexion, les deux vieillards avaient trouvé que c’était bien....
John lui-même, mon bien-aimé frère John, qui voyait tout avec ses yeux si étonnamment purs, qui éprouvait une surprise douloureuse quand on lui contait mes promenades nocturnes en compagnie de Faïmana dans les jardins de la reine—John était plein d’indulgence pour cette petite fille qui l’avait charmé.—Il aimait sa candeur d’enfant, et sa grande affection pour moi; il était disposé à tout pardonner à son frère Harry, quand il s’agissait d’elle....
Si bien que, quand la reine me proposa d’épouser la petite Rarahu du district d’Apiré, le mariage tahitien ne pouvait plus être entre nous deux qu’une formalité
Ariifaité, le prince-époux, jouait à la cour de Pomaré un rôle politique tout à fait effacé.
La reine, qui tenait à donner aux Tahi tiens une belle lignée royale, avait choisi cet homme, parce qu’il était le plus grand et le plus beau qu’on eût pu trouver dans ses archipels.—C’était encore un magnifique vieillard à cheveux blancs, à la taille majestueuse, au profil noble et régulier.
Mais il était peu présentable, et s’obstinait à se trop peu vêtir; le simple pareo tahitien lui semblait suffisant; il n’avait jamais pu se faire à l’habit noir.
De plus il se grisait souvent; aussi le montrait-on fort peu.
De ce mariage étaient issus de vrais géants, qui tous mouraient du même mal sans remède, comme ces grandes plantes des tropiques qui poussent en une saison et meurent à l’automne.
Tous mouraient de la poitrine, et la reine les voyait l’un après l’autre partir, avec une inexprimable douleur.
L’aîné Tamatoa, avait eu de la belle reine Moé sa femme, une petite princesse délicieusement jolie,—l’héritière présomptive du trône de Tahiti,—la petite Pomaré V, sur laquelle se portait toute la tendresse passionnée de sa grand’mère, Pomaré IV
Cette enfant, qui en1872avait six ans, laissait paraître déjà les symptômes du mal héréditaire, et plus d’une fois les yeux de l’aïeule s’étaient remplis de larmes en la regardant.
Cette maladie prévue et cette mort certaine donnaient un charme de plus à cette petite créature, la dernière des Pomaré, la dernière des reines des archipels tahitiens.—Elle était aussi ravissante, aussi capricieuse que peut 1 être une petite princesse malade que l’on ne contrarie jamais. L’affection qu’elle montrait pour moi, avait contribué à m’attirer celle de la reine
Pour arriver à parler le langage de Rarahu,— et à comprendre ses pensées,—même les plus drôles ou les plus profondes,—j’avais résolu d’apprendre la langue maorie.
Dans ce but, j’avais fait un jour à Papeete l’acquisition du dictionnaire des frères Picpus, —vieux petit livre qui n'eut jamais qu’une édition, et dont les rares exemplaires sont presque introuvables aujourd’hui.
Ce fut ce livre qui le premier m’ouvrit sur la Polynéies d’étranges perspectives,—tout un champ inexploré de rêveries et d’études.
Au premier abord je fus frappé de la grande quantité des mots mystiques de la vieille religion maorie,—et puis de ces mots tristes, effrayants, intraduisibles,—qui expriment là-bas les terreurs vagues de la nuit,—les bruits mystérieux de la nature, les rêves à peine aisissables de l’imagination....
Il y avait d’abord Taaroa, le dieu supérieur des religions polynésiennes.
Les déesses: Ruahine tahua, déesse des arts et de la prière.
Ruahine auna, déesse de la sollicitude.
Ruahine faaipu, déesse de la franchise.
Ruahine Nihonihororoa, déesse de la dissension et du meurtre.
Romatane, le prêtre qui admet les âmes au ciel, ou les en exclut.
Tutahoroa, la route que suivent les âmes pour se rendre dans la nuit étemelle.
Tapaparaharaha, la base du monde.
Ihohoa, les mânes, les revenants
Oroimatua ai aru nihonihororoa, cadavre qui revient pour tuer et manger les vivants.
Tuitupapau, prière à un mort de ne pas revenir.
Tahurere, prier un ami mort de. nuire à un ennemi.
Tii, esprit malfaisant.
Tahutahu, enchanteur, sorcier.
Mahoi, l’essence, l’âme d’un Dieu.
Faa-fano, départ de l’âme à la mort.
Ao, monde, univers, terre, ciel, bonheur, paradis, nuage, lumière, principe, centre, coeur des choses.
Po, nuit, anciens temps, monde inconnu et ténébreux, enfers.
... Et des mots tels que ceux-ci, pris au hasard entre mille:
Moana, abîmes de la mer ou du ciel.
Tohureva, présage de mort.
Natuaea, vision confuse et trompeuse.
Nupa-nupa, obscurité, agitation morale.
Ruma-ruma, ténèbres, tristesses.
Tarehua, avoir les sens obscurcis, être visionnaire.
Tataraio, être ensorcelé.
Tunoo, maléfice.
Ohiohio, regard sinistre.
Puhiairoto, ennemi secret.
Totoro ai po, repas mystérieux dans les ténèbres.
Tetea, personne pâle, fantôme.
Oromatua, crâne d’un parent.
Papaora, odeur de cadavre.
Tai hitoa, voix effrayante.
Tai aru, voix comme le bruit delà mer.
Tururu, bruit de bouche pour effrayer.
Oniania, vertige, brise qui se lève.
Tape tape, limite touchant aux eaux profondes.
Tahau, blanchir à la rosée.
Pauhurupe,