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Une radio privée, créée et contrôlée par des hommes autoproclamés féministes, qui montent une équipe de production pour réaliser une série d’émissions ciblant exclusivement une audience féminine. Chaque thème d’actualité abordé sera diffusé sous forme de podcasts, mais aussi, occasionnellement, de livre. Ainsi est née Femmes fortes qui en vient à poser sa première question d’intérêt national : « comment va notre pays ? » Un appel à contributions pour auditrices est lancé. Quatre femmes sont retenues pour participer à l’émission : une écrivaine, une cinéaste, une animatrice culturelle et une activiste. Il leur est demandé d’établir un dialogue critique et constructif avec cinq auteur-e-s contemporain-e-s, que Femmes fortes juge incontournables sur la question de la santé culturelle dudit pays. Ainsi, l’écrivaine débute son podcast par « de quel pays parlez-vous ? » la cinéaste par les questions « d’identités et d’existences », l’animatrice culturelle propose « un dépassement épistémologique » des auteur-e-s incontournables et l’activiste nous parlera « d’insubordination »…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Saer Maty Ba a enseigné la littérature, le cinéma et les études culturelles pendant une vingtaine d’années au Royaume-Uni. Il est l’auteur d’un récit, Prothèses poussiéreuses : « Le Continent » au cinéma, paru en 2019, et de deux romans, Le Serment du maître ignorant, paru en 2020, et Fissure en 2021.
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Saer Maty Ba
Femmes fortes
Récit
© Lys Bleu Éditions – Saer Maty Ba
ISBN : 979-10-377-3544-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Dédicace
Si l’encre est bonne, la plume belle,
c’est grâce à toi.
Si d’un désert a jailli une source intarissable,
c’est grâce à toi.
Si l’Oxydant a zappé sur mon métal,
c’est encore grâce à toi, l’introduction, le développement et la conclusion ouverte
de tout.
À ton ombre j’ai grandi, appris, assimilé, appliqué.
Patiente, modeste dans ton érudition, tu ne te prenais jamais trop au sérieux ;
pédagogue pleine de foi, d’amour et de compassion, tu as su donner sans compter, tu as su bien guider sans en avoir l’air.
Toujours as-tu cru fermement en mes frères et sœurs et moi-même, toujours as-tu su tout de nous, jour après jour, puis, en une aube naissante, tu t’en es allée sans bruit, ci suturë… mais, chère Maman, tu ne seras jamais vraiment partie car tu nous as écrit, tu nous as parlé, et tes paroles pleines de sagesse résonneront toujours en notre sein.
Alors, chère Maman, je te remercie du fond du cœur ! en attendant notre « rendez-vous au prochain rayonnement ! », Repose en Paix, Femme Forte ! amour éternel pour toi.
Le joyeux dialogue des altérités pour l’avènement d’un humanisme universel.
Fatou Diome
Déconstruire les murs que l’on érige.
Abd-Al-Malik
Une réflexion critique sur la notion de culture, sur la pluralité de nos appartenances, sur le caractère problématique de chaque culture et de chaque histoire nationale.
Tzvetan Todorov
La productrice
Précis
Nous ne voulions que des femmes, des femmes qui ont un métier identifiable : n’importe lequel. Elles devaient juste être des militantes et interpellées, à la fois, par le concept et le contexte d’une France où elles ressentiraient un mal ; être en France et ne plus la reconnaître, être en France et vivre « le drame de se voir quitter par son pays » (Bruno Latour), résider dans une France qui n’est peut-être plus là, en d’autres termes vivre en France et être sujette à « la détresse solastalgique », une condition tout à fait normale selon le philosophe Australien Glenn Albrecht, car, ajoute-t-il, « elle indique que vous avez un lien puissant avec votre environnement ».
Les Femmes que nous voulions devaient également nous faire part de la place qu’elles occupent au sein de cette même France. « Comment va la France ? », leur avions-nous posé comme question, et elles devaient nous donner une réponse écrite abrégée (100 mots), réponse qu’elles devaient également lire et nous faire parvenir sous forme d’enregistrement audio ou de film. Celles sélectionnées se virent imposer cinq auteur-e-s incontournables, selon moi et mon équipe, à lire et avec lesquels-l-e-s établir un dialogue critique : Finkielkraut, Diome, Al-Malik, Maalouf et Jullien. Nous leur donnâmes quatre semaines pour s’imprégner de nos auteur-e-s français-e-s et venir en studio enregistrer un podcast pouvant être aussi long qu’elles le souhaitassent, pourvu qu’il n’excédât pas 60 minutes.
« Vous avez une fenêtre de 72 heures pour la pub, notre radio a bien d’autres priorités en ce moment – plus pressantes ! », nous avaient dit nos patrons, tous des hommes se croyant féministes : annonces postées en ligne et faites à l’antenne, cent contributions au bout de 48 heures, cent-cinquante au bout de 72 et, en fin de compte, cinquante étaient sans qualité ni intérêt pour notre projet, quatre-vingt-dix provenaient d’exhibitionnistes voulant régler des comptes et/ou attiser un sentiment de haine : toutes se sont vues remerciées sans autre forme de procès. Mes collaboratrices et moi-même nous sommes ensuite intéressées aux dix restantes, et parmi elles six sortirent du lot dont quatre mirent vraiment le pied dans le plat de ce qui ne va toujours pas en France, en ce premier quart de XXIe siècle, tout en identifiant clairement les racines et dynamiques d’un tel état de faits. Ce fut ainsi que, durant trois semaines et dans le cadre de votre émission Femmes fortes,nous avons eu le plaisir de vous faire écouter quatre podcasts de femmes brillantes. Nous travaillons présentement à essayer de réunir ces dernières pour un débat radiophonique, filmé et diffusé live en ligne… affaire à suivre. En attendant, nous vous souhaitons une bonne lecture de la transcription des podcasts, transcriptions que nos quatre participantes ont eu l’opportunité de vérifier et corriger avant publication.
Toute note bibliographique et autres interventions éditoriales sont de nous, Radio Cultures-Françoise, en collaboration avec nos éditeurs d’Afrique francophone, Yèwwooti Yèwwèti, sous la direction de la féministe et philosophe madame Wuri Pulho, que je remercie au passage. Merci également à nos fidèles auditrices et auditeurs – sans votre généreux soutien, Femmes fortes n’aurait pu être, encore moins jouir du prestige qu’on lui connaît de nos jours !
Khadija de Gouges-Dia
I
L’écrivaine
Quelle France ?
« Quelle France ? » et toute autre question comportant ces deux mots – de quelle France parlez-vous ? Dans quelle France vivons-nous ? etc. – m’habitent sans m’abriter, m’interpellent sans me hanter, me remplissent sans m’emplir, me… voyez-vous, je suis d’origine… hum… je sais que certain-e-s pourraient trouver ce terme… origine s’entend… problématique mais il faut bien commencer quelque part : je suis d’origine noire-Kanupienne, oui, je me réclame de Kanupia (Ka pour Kama, Nu pour Nubia, et Pia pour Ethiopia). 80 % de mon Continent réunifié depuis avant ma naissance en son centre, en mon centre, précisément dans ce pays où la France dit n’avoir jamais commis de crimes durant sa longue colonisation d’une partie non négligeable de mon Continent, à l’époque où ce dernier s’était vu balkanisé à outrance.
Je suis devenue Française par naturalisation. Appelez-moi Marianne, Marianne Abéga, une Kanupienne-Française qui va vous parler de la France et des Français notamment, et pour commencer, à travers le roman satirique Au pays du p’tit dans lequel un sociologue et universitaire Français du nom de Romain Desseyn déclare que « dans tous les domaines, nos retards étaient imputables aux crispations de Blancs sur des valeurs laïco-christiano-républicaines qui ne concernaient (…) qu’eux-mêmes ».1 Ici, Desseyn cible l’emploi, l’économie, l’éducation, et le rayonnement culturel, avant de diviser les Français en « Blancs » et « non Blancs » dans le but de résumer et d’imputer les malheurs modernes de la France à l’inaptitude des premiers à prendre les seconds au sérieux, « une fois pour toutes » ; la France serait malade, quelque part, les Français aussi, et ce n’est pas moi qui contredirais monsieur le sociologue fictionnel vu que de nos jours le constat de son géniteur, j’ai nommé l’auteur Nicolas Fargues, pourrait encore se vérifier si l’on sort d’une (ou, de la) fiction qui, soit dit en passant, aura dépassé une (ou, la) réalité. Car, peut-être bien que l’élément chrétien du son triptyque constitutif (sur lequel je reviendrai) n’a plus tellement droit de citer au sein du débat public sur ce qu’est la France (de ce qu’est « France » tout court), mais il ne peut en être de même pour « laïcité » et « république ». Ainsi, crucial devient-il pour tout argument sur le sujet « France » d’aborder ces deux concepts, des berges de sables mouvants délimitant un cours d’eau houleux, féroce et qui ne cesse de les inonder au même moment que lesdites berges engloutissent, progressivement, leurs pensionnaires : c’est-à-dire, Blancs comme pas Blancs (NB : le préfixe « non » me gêne, parce que Blanc ne m’est point utile pour être ou pour signifier, donc j’use volontiers du préfixe « pas »). Ce double mouvement d’inondation et d’engloutissement implique une nécessité d’émettre des réserves et se pencher sur « France » d’abord, puis « république » et « laïcité » ensuite.
Dans cet ordre d’idées, laissez-moi d’abord vous dire que je la connais à ma façon, cette France ; j’ai été auxiliaire de vie préparant des repas de cantine scolaire pour jeunes élèves. J’avais des journées éprouvantes parce qu’intensives et bruyantes, mais aussi des journées plaisantes car courtes et faites de travail facile pour moi qui savais cuisiner dès mon jeune âge. Et puis tous les moyens et ingrédients permettant de bien faire ce travail étaient mis à notre disposition, moi et mes deux gentilles collègues Yasmina et Olympe. Ensuite, j’ai fait et réussi un concours d’aide-soignante dans une petite bourgade en Aquitaine (oh, quel racisme virulent ai-je rencontré lors de mon stage de formation !) Les femmes sont d’habitude des animales sociales très spé, espiègles, gentilles et médisantes et cruelles entre elles mais lorsqu’elles sont racistes, leur toxicité devient exponentielle. Enfin, j’ai travaillé dans plusieurs maisons de retraite, communément nommées EHPAD en France, pendant une dizaine d’années intensives durant lesquelles j’ai passé des moments difficiles mais aussi des instants de joie et de bonheur partagés avec les résident-e-s, et avec les collègues « issues de l’immigration » (pour employer un terme-tonneau-vide, encore en vogue en France) autant qu’avec celles Blanches (quelques-unes) en mal d’exotisme et/ou en quête d’expérience professionnelle auprès de nous autres. Durant ces dix années, j’ai dû changer de régions, d’arrondissements, et d’établissements. Et lorsque mon corps et mon mental devinrent fortement éprouvés, à la fois par mon travail et un amant accro au sexe (que j’ai quitté !), j’ai réduit mon activité professionnelle à mi-temps, ce qui me donne aujourd’hui la possibilité de prendre le temps de vivre, de revoir mon CV en vue de jobs plus légers, de m’adonner à mes passions, parmi lesquelles je compte la lecture (autant que je peux, tous les jours, fatiguée ou pas, virus attrapé dès mon enfance en Kanupia) et le cinéma. Je la connais, disais-je, cette France dont Vincent Duclert nous dit qu’elle « est une forme (…) sensible et intellectuelle à la fois, composée de populations, de générations, de cultures, de mémoires de temps, de langues, de territoires, de saisons, de lumières, de rivages, de frontières. Un inventaire (…) sur lequel viennent s’exercer l’imagination et la raison pour rassembler ces fragments d’un sentiment amoureux. L’expérience de l’attachement, qui peut être aussi celle de la déception, de la douleur, décrit une France imaginaire. Mais parce qu’elle s’exprime, elle devient réalité ».2
Par nature, toute définition est toujours déjà limitée. Celle de Duclert pose davantage un problème, par le truchement de sa présomption presque perverse qu’avec « France » l’unique poétique de relation possible est un sentiment amoureux, qui plus est, un sentiment fragmentaire, fragmenté, décevant, douloureux. « France » ne pourrait donc être la cible d’émission de réserves ou de désapprobation, deux notions (ou faits) mort-nées et/ou larguées par la fenêtre conceptuelle de ladite poétique, si nous suivons bien Duclert qui semble approcher « France » de manière tronquée, une approche bancale parce que « France » a beau pouvoir réveiller le for intérieur de notre conscience, elle n’en reste pas moins incapable d’assumer ou de prétendre nous amener, en moutons de Panurge, incapable, comme qui dirait une dictatrice Staliniste, « à concevoir un récit de filiation, d’adoption, d’appartenance »3 ; une coercition qui, si elle était avérée et absolue, aurait poussé mon homonyme (Marianne sa mère !) à porter plainte. Bonjour chère collègue-écrivaine Diome, issue de l’immigration (rire) ! Fatou est ma collègue, la vôtre également, si, comme moi-même, en Kanupia, très tôt, et en France, durant tout le temps que j’y ai déjà passé (des cantines scolaires aux EHPAD), vous avez voulu être écrivaine – je l’ai voulu – moi qui ai grandi avec à disposition une bibliothèque familiale bien fournie mais, et c’est peut-être un grand mais, une ne comptant que des écrivains Français : aucun de Kanupia et du reste du Continent. Depuis, j’ai écrit et caché, écrit et déchiré, écrit et proposé à des maisons d’édition et subi des rejets en cascade. J’ai toutefois persévéré, jusqu’à être considérée aujourd’hui comme l’une des écrivaines Kanupiènne-Françaises les plus reconnues, même si je dois avouer ne pas comprendre tout ce tintamarre autour de ma plume que j’ai toujours voulu légère, fluide mais piquante telle une guêpe, pendant que j’écris pour expier des péchés que je n’ai pas commis, pendant que j’écris pour me sentir vivre, pendant que j’écris pour être pseudo-pseudo (RIP, Romain Gary), pendant que j’écris pour glisser sur les Lettres telle l’eau de marigot sur le dos d’une canne nonchalante. Alors, bonjour Diome Fatou ma collègue, nous reviendrons sur votre pamphlet. En attendant, nos réserves vis-à-vis de la France de l’historien Duclert nous imposent un arrêt sur ce que « république » représente selon ce dernier.
« République » – les Lumières et la Révolution de 1789 sont les deux mamelles d’où l’historien tire que « Les libertés et droits fondamentaux constituent progressivement le bagage commun des Français et de ceux qui souhaitent le devenir. Le régime de la république paraît épouser cette définition politique de la France et permet d’instaurer un nouveau code de valeurs nationales, non plus l’héroïsme conquis sur le champs de bataille mais la dignité de l’instituteur, le courage de l’intellectuel, la résilience de l’orphelin ».4 Une telle définition cause de sérieux problèmes, Duclert en est conscient, à savoir qu’à n’en point douter la France possède un héritage, en même temps que tout héritage peut être perdu et dans ce cas devra être reconquis au prix fort et devra, nous dit Duclert, être en mesure de remettre en question « les usages des valeurs définissant la nation France ».5 Pour ce faire, je dirais qu’il est inutile de se cantonner nostalgiquement aux ambitions principielles de la IIIe République ; plus utile me semble être le fait de revoir les limites de leur application, les contradictions de leur contemporanéité, en posant les bonnes questions, comme, par exemple : où (en) sont les femmes en politique ? L’horrible Code de l’Indigénat a-t-il des conséquences dans la vie des jadis-colonisés-par-la-France et de leurs états/pays/nations artificiellement créés et soi-disant indépendants aujourd’hui ? Le système arbitraire d’incarcération, du type bagne, est-il révolu ? Enfin, dans la République française, la logique économique domine-t-elle encore « les garanties individuelles » de Duclert ?6
La république a certes sa dimension arbitraire. Néanmoins, pour efficacement mobiliser les valeurs démocratiques de cette même république et contrer une démocratie en chute (libre ?), comme le préconise Duclert, il faudrait d’abord que lesdites valeurs soient passées au peigne fin, combattues, pénétrées et vidées de tout superflu, re-conceptualisées, re-perçues, bref, il faudrait faire un travail de fond sur « France » et « république » car le fait qu’un valeureux enfant-poète Français aille jusqu’à pleurnicher son abandon républicain, « République, Ô ma république, mais pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais ? »,7 rend impératif le fait de (res) sentir que (la) république propose un prélude doublé d’une vase nauséabonde de vomissures et que les propos du même enfant-poète transpirent cette proposition.
Je n’étais ni enfant ni poète en arrivant en France à l’âge de 18 ans, mais je pouvais et peux comprendre le désarroi d’Abd-Al-Malik. J’aurais pu vivre ce désarroi aussi, si ce n’était ma freedom, ma liberté d’être, férue de musique Rap, tombée sous le charme de la branche révoltée-je-m’en-fous-hardcore de son articulation hexagonale, notamment de NTM (ah, Joey Starr et Kool Shen : des As lyriques !). NTM dont l’album Paris sous les bombes inspira ma nouvelle Qu’est-ce qu’on attend ? hélas jamais publiée (j’ai écrit et déchiré, disais-je tantôt). J’ai été également éprise de IAM, surtout après Je danse le Mia qui m’a fait bien bouger en boîte et dans les tonus, amoureuse d’Alliance Ethnik, et enfin de MC Solaar qui, aimé-je déclarer, m’a aidé à canaliser et orienter mon énergie et mes ambitions vers du positif, à ne pas être distraite par le racisme, et à relativiser ma perte de statut social car, voyez-vous, c’est en bourgeoise-moyenne que je vivais en Kanupia. Et, pensais-je naïvement, j’allais très vite retrouver ce statut dans l’hexagone de la république « France », mais le climat n’y a jamais été propice, la réalité « France » dépassa vite ma propre fiction et, sans demander à Allah de bénir la France, parce que c’est la bénédiction des jeunes Noir-e-s comme moi qui m’importait plus que tout. J’ai commencé à comprendre de quoi le rappeur de Neuhof, Abd-Al-Malik, retournait projet d’écriture après projet d’écriture, ce qui aujourd’hui me permet de vous confier que ses prises de position dans le long essai Place de la république sont apparemment naïves.
Cela dit, pour nous (r) amener à « république », Abd-Al-Malik touche du doigt un autre triptyque très problématique – « liberté, égalité, fraternité » – à propos duquel il fait remarquer de manière incisive que l’isolement et/ou la séparation de ces éléments les uns des autres entraînerait la négation de la république et de la démocratie.8 Autrement dit, à travers ce triptyque de concepts (ce ne sont pas des « mots », cher frère), Abd-Al-Malik pose une équation relative aux conditions de fonctionnalité de « république », trois notions qui sont à la fois ses synonymes et sa définition collective. Et pourtant, ce triptyque a été et est d’emblée dysfonctionnel, que ce soit avec le sociologue de Fargues (fiction) ou entre les mains d’Abd-Al-Malik (réalité) qui décrit et décrie la condition de celles et ceux qu’il appelle « Français issus de l’immigration »9 (et voilà que nous revient le tonneau vide, rires). Nous déduisons provisoirement de tout ceci que chaque concept du triptyque pourrait être respectivement substitué par les trois qualificatifs que sont « provisoire », « dérisoire » et « aléatoire ». Une déduction en elle-même transitoire, jusqu’à ce que d’autres types d’exemples aptes à justifier notre insistance sur le caractère dysfonctionnel de « liberté, égalité, fraternité » soient fournis, exemples dont la riche histoire du cinéma français regorge. En voici deux que nous allons considérer brièvement : L’Afrance et La Haine.10
Dans L’Afrance, à cause des problèmes de carte de séjour, un étudiant Sénégalais nommé El Hadji se retrouve en centre de rétention. Bien qu’ayant eu l’intention de retourner au Sénégal une fois ses études universitaires terminées, ce qui n’est pas encore le cas, El Hadji est en proie à de nouvelles interrogations pressantes, à savoir, doit-il rester en France sans papiers, rentrer chez lui sans diplôme, ou se lier à une Blanche par mariage blanc pour, à la fois obtenir des papiers et son diplôme ? Ainsi, stricto sensu, probant devient ce film parce que mettant en exergue des éléments constitutifs de la France, de la République française où El Hadji se meut, éléments pour le moins nostalgiques naïfs et idéalisés (en dehors du film, s’entend) au point de coller parfaitement aux aspects dysfonctionnels de « république » que nous aurons rencontrés jusqu’ici. Alors que La Haine, en relatant pendant vingt-quatre heures les tribulations de trois jeunes Français d’une cité, emprunte un chemin épistémologique similaire à celui du film de Gomis. Qui plus est, et hélas, le film de Kasso sonne encore vrai vingt-cinq plus tard, comme beaucoup d’autres films français tels que Ma 6-T va craquer ou Banlieusards ;11 La Haine résonne bien encore car, pour Vinz, Saïd et Hubert, ses personnages, la laïcité de la République française est un concept dénoué de substance et de sens. Aussi, penser cette laïcité comme étant synonyme de spiritualité, ou conceptualiser la spiritualité comme laïque, ce que propose Abd-Al-Malik comme solution au et pour le XXIe siècle, n’est que purement puérile pour le « Juif » (Vinz), « l’Arabe » (Saïd) et le « Noir » (Hubert), des Français non aimés de cette même république, mais des Français qui choisissent toutefois de faire autre chose que pleurnicher, contrairement au talentueux auteur de Place de la république.
Pas besoin de verser des larmes frérot, ai-je envie de dire à Abd-Al-Malik, ce déni laïque n’est pas du tout surprenant car la laïcité en elle-même est tel un cancer se propageant dans un corps (France) à une allure vertigineuse, sans que personne ne semble pouvoir le diagnostiquer, encore moins le vaincre. Ce cancer-laïcité, issu et doublé d’une notion de « république » qui aurait pu être mieux conçue, devient résistant à la chimiothérapie multiculturelle ; il fait perdre au corps-France une dizaine de kilos par jour, au point que ce dernier ne puisse tenir, ni debout ni assis ; et partant de là, on aurait dit que nous Français-e-s nous entêtons à empoisonner « France », en faisant fi de toute autre proposition (éventuelle) de traitement alternatif dit d’ensemble ou holistique. Il s’ensuit qu’au bon vouloir des autruches que nous sommes, collectivement, mais également à la merci du déni laïque, « France » se meurt. D’où la nécessité de nous poser deux nouvelles questions : où en sommes-nous avec notre chère laïcité, et dans quelle France vivons-nous de nos jours ? Autant dire tout de suite que, ce faisant, nous allons devoir montrer du doigt une exigence, à savoir, ce devoir collectif que nous avons de revoir notre récent engouement pour les Lumières : n’est-il pas pervers, par exemple ?
Laïcité déroutante. La laïcité est contradictoire, tant à travers une perception de son extérieur (ses manifestations) que vue de son intérieur. Courant un risque constant de dogmatisation et d’essentialisation depuis 1905, la laïcité ne peut exister sans confrontations et négociations sur ce qu’elle représenterait. Répétons-nous : la laïcité est contradictoire, et c’est cela qui explique que France ait pu être victime de son propre processus d’essai de dé-dogmatisation d’une laïcité qui lui est propre (depuis 1905, encore une fois). En d’autres termes, la laïcité a toujours été constituée de maquettes ou modèles contradictoires qui nous empêcheraient aujourd’hui de trouver les moyens qui serviraient à « la renforcer ou l’assouplir ».12 Qu’entendons-nous cependant par « contradiction », concept qui pourrait nous permettre de mieux comprendre où en est la laïcité ?
Tout d’abord, écartons-nous de la conception Aristotélienne de non-contradiction. Ensuite, adoptons celle de contradiction selon l’anthropologue David Harvey, plus pertinente en ce que son auteur indique comment la notion même de « contradiction » peut être usitée lorsque « deux forces », apparemment opposées, sont simultanément présentes à l’intérieur d’une même situation, entité ou processus donné ; qui plus est, de définir et sentir le pouvoir de « contradiction » compte en lui-même un élément subjectif puissant (…) les contradictions latentes peuvent subitement s’intensifier et créer de violentes crises. Les contradictions se prêtent aux utilisations créatives telles que l’innovation. Nous sommes en mesure d’adapter nos idées et pratiques à de nouvelles circonstances, et par là même apprendre à être une bien meilleure personne ;enfin, Harvey démontre sa compréhension profonde des rouages du fétiche et du fétichisme selon les théories d’un certain Karl Marx, ce qui rend son approche encore plus utile à notre propos.13