Nous, femmes affranchies - Saer Maty Ba - E-Book

Nous, femmes affranchies E-Book

Saer Maty Ba

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Beschreibung

« Le pouvoir n’écoute et n’échange qu’avec le pouvoir, raison pour laquelle il nous est impératif d’aller au-delà d’une quête d’équité (…) Du reste, pour espérer terrasser les gardiennes du temple nommé patriarcat, il faut absolument viser plus haut qu’une équité avec des mâles… » Ainsi parle Marie-Madeleine, experte en communication et féministe. Son discours et son expérience font écho à ceux de Djeynaba, excisée, infibulée, mariée sans son consentement, de Georgette, pilote de ligne et victime d’agressions sexuelles durant son enfance, de Nènné Gaallé qui refuse d’être réduite aux graves dommages corporels provenant d’un mâle prédateur, et de Najma qui hésite à neutraliser le pédophile ayant répétitivement abusé d’elle alors qu’elle n’avait même pas neuf ans. Une chose semble claire néanmoins, venant d’horizons culturels différents, ces cinq femmes puissantes sont animées d’une volonté farouche de s’affranchir et de rester affranchies…

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Saer Maty Ba

Nous, femmes affranchies

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Saer Maty Ba

ISBN :979-10-377-7418-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À chaque Femme, à toutes les Femmes…

Ni condition culturelle ni réalité naturelle, le féminin conjugue en quelque sorte ces deux aspects sans s’y réduire.

Camille Froidevaux-Metterie

En chaque femme, il y a (…) celles que nous avons été ou que nous aurions pu être, celles que nous pensons pouvoir devenir un jour, celles que nous ne serons jamais.

Thierry Cohen

Il faut que tout le monde l’entende dans toutes les langues : le corps d’une femme n’est pas un objet !

Olimpia Coral Melo

Prélude opaque

Lorsque des mains et des bouches se trouvent prises au piège de mots, de paroles exigeant d’être écrites et dites, impérativement, l’intellect(uel.le) doit se remettre à sa place, tel un accordéon à la recherche d’un souffle d’air nouveau, vital, pour qu’émergent, quand bien même à contrecœur, du feeling, des sensations, des affects, des teintes et tons, et couleurs qui incarnent, à la fois, début, milieu et aboutissement, trois chutes d’une Niagara-combinaison-de-lettres bruinant violemment un air rafraîchissant. Pour qu’écriture et paroles puissent élu(ci)der frictions et vomissures d’une machine, ridée par les sillons millénaires d’un violent non-sens émanant de (certains) chromosomes XX.

S’ensuit-il une délivrance pour autant, enfin, est-ce le moment, chèr.es concerné.es, où votre propre régime se verra établi ? Est-ce le moment où vous régnerez en maître.sse ? Est-ce le moment où votre temps s’arrachera d’une fixité, machinale et imposée, afin que vous vous projetiez au-delà de vos espérances ? En tout cas…

Georgette

« Systèmes anticollision allumés (voyants rouges). Batterie mise en route ; un Pump Fuel du réservoir gauche activé pour amener du kérosène vers l’APU (Auxiliary Power Unit). APU mis en route (pour donner de l’air et de l’électricité aux passagers et, surtout, pour pouvoir démarrer les moteurs). Allumage des moteurs, en activant cinq Pump Fuels, à savoir, le deuxième du réservoir gauche, les deux du réservoir central et les deux du réservoir droit, puis en injectant de l’air venant de l’APU, ainsi que des étincelles, dans un moteur (une fois tous les moteurs allumés, air et étincelles seront éteints). Mise en route des deux moteurs : reprise d’air de l’APU et focus sur Engine Start, puis injection de kérosène (ouverture du robinet de kérosène), etc. APU libéré. Générateurs et air des moteurs prennent le relais pour dégivrer l’appareil. Système d’air Pack (L et R) activé pour pressuriser l’avion et fournir de l’air dans la cabine. Yaw Dumper, système d’aide au pilotage, allumé. Idem pour : le système d’électricité destiné à la cabine, la lumière “attachez vos ceintures”, le dégivrage des pare-brises, les prises des vitesses, et les HYD PUMPS (systèmes hydrauliques) qui permettent de piloter l’avion. Regard sur les routes à suivre, qui sont ensuite entrées dans l’ordinateur de bord pour faire des choix qui, ensuite, vont apparaître sur la Navigation Display. Y a-t-il suffisamment de kérosène ? Check. Réservoir de kérosène ouvert ? Check. Pompes sur “ON” ? Check. Volets sortis pour décoller ? Check. Aérofreins bien enclenchés ? Check. Alors, prêt pour le protocole de décollage (sourire) ? »

Un temps. Assez court. Take off :

« C’est la bonne piste, je nous mets dans l’axe, et allez ! Thrust 7 … Équinoxe ? Check… Rotate… Positive climb… Rentrée des trains d’atterrissage. L Nav mode ? Check… THR REF/VNAV SPEED ? Check… 700 pieds… Et je vire à droite (l’avion est au-dessus de la capitale nipponne)… Heading, 160°… (Échanges avec la tour de contrôle)… Montée à 2000 pieds. » (Un temps. Assez long.)

La commandante de bord se frotte les yeux ; elle bougeotte dans son siège, s’y met plus à l’aise avant d’échanger quelques plaisanteries avec ses deux collègues anglophones de l’équipage technique PNT (Pilotage, Navigation et Télécommunications) ; ils ont des centaines d’heures de vol ensemble. Elle leur demande de redoubler de vigilance, malgré le pilotage automatique, parce qu’elle va enregistrer un autre condensé de ses Mémoires, projet qu’elle compte coucher sur papier et publier peu de temps avant sa retraite (qui est encore loin). Ils se moquent d’elle, en hochant la tête et en lui disant qu’ils garderont leurs casques durant toute sa nouvelle tirade ; elle en ricane, leur tire la langue et sort de sa poche droite de pantalon un petit dictaphone numérique. (Un temps. Court.)

Voler, je sais très bien le faire. Avec plus de quatre mille heures à mon actif, c’est devenu un jeu d’enfant. Et pourtant, je viens de très loin. Pour tout vous dire, j’émerge d’une manifestation lointaine, l’une de ces nombreuses manifs de l’an 196_ qui fit se rencontrer mes parents. C’était un rassemblement en soutien aux Black Panthers, plus particulièrement à George Jackson qui en devint membre une fois incarcéré. Révolutionnaire, intellectuel, pédagogue, antiraciste et à l’origine de groupes carcéraux américains d’études anticoloniales et marxistes-léninistes, Jackson fut également un membre fondateur de la Black Guerilla Family.Il fit deux séjours à la prison de San Quentin, tout comme à celle de Soledad, lieu de son assassinat, dans la cour même de la prison, tué d’une balle dans le dos, du haut d’un mirador, par un gardien de prison et ex-tireur d’élite blanc, le 21 août 1971. Exécution paradoxale, pourrait-on arguer, vu que, quels que fussent le radicalisme et l’influence de Jackson en prison, onze ans plus tôt, âgé tout juste de 19 ans, il avait été condamné à rester incarcéré pour une durée indéterminée. Pire qu’une condamnation à perpétuité. Et pour quelle raison ? On l’avait accusé d’avoir volé 70 $. Bref, mes parents idolâtraient Jackson ; ils avaient leurs citations favorites de lui qu’ils pouvaient débiter à longueur de journée, à qui voulait les entendre. Aujourd’hui, je ne me rappelle que le petit bout qu’ils m’inculquaient à tout bout de champ (et que j’étais trop involontairement distraite pour bien assimiler et tourner à mon avantage) : « Quand il s’agit de dignité et de liberté, je n’use ni ne prescris de demi-mesures. »

Mon père, jeune reporter indépendant et autoproclamé d’origine sénégalo-malienne, était de teint si clair qu’il aurait pu être confondu avec Jackson. Il arborait aussi l’incontournable coiffure afro. Et en plus du Soledad Brother, j’ai nommé Jackson, mon père en savait un paquet sur Bobby Seale, Huey P. Newton, le très jeune Bobby Hutton et Eldridge Cleaver. Il avait apparemment été jusqu’en Algérie, pour interviewer Cleaver dont les propos parurent dans le journal l’Activiste non aligné et révélèrent le nom de Benjamin Touré au grand public. Maman quant à elle était une vraie métisse, je veux dire, d’un métissage récent et traçable à partir de ses deux parents. Métissage inhabituel toutefois, vu qu’elle m’a dit n’avoir pas souvenir, dans son entourage, d’enfants dont le père était blanc, comme le sien, et la mère Béninoise (elle s’appelait Marie Gbodjé), noire, chrétienne et pieuse, comme la sienne, même si la piété de ma mémé n’allait pas survivre sa venue en Europe pour études supérieures. J’irais jusqu’à ajouter que le faux-vieux continent lui arracha aussi sa foi, parce qu’aucune croyante n’aurait pu se mettre en couple avec mon grand-père, Vercingétorix Faure, un athée et sceptique invétéré, pour dire les choses avec euphémisme, deux traits que j’ai retrouvés chez mon propre père qui, apparemment, au sein de sa propre famille africaine, avait été progressivement déçu de voir et vivre un imbroglio faussement laïque le faisant yoyotter entre l’école privée catholique et celle coranique, entre la mosquée et l’église, en passant par les bars et les boîtes de nuit… Jusqu’à ce qu’il découvrît Karl Marx, V. I. Lenin, les marxistes C. L. R. James (Trinité-et-Tobago) et Walter A. Rodney (Guyana), mais aussi, bien sûr, jusqu’à sa rencontre idéologique avec George Jackson et l’aile africaine-américaine de ce qu’il appelait la Révolution noire mondiale. Maman arborait également une coiffure afro, aussi fièrement que son Ben Touré, en hommage aux Black Panthers Katherine Cleaver et Angela Davis, cette dernière n’étant nulle autre que l’ardente meneuse de la campagne pour la libération de Jackson et des autres Frères de Soledad. D’ailleurs, avant sa rencontre avec mon père, maman avait été si ardemment militante de la cause noire qu’aujourd’hui l’on pourrait imputer à un pur hasard ma venue au monde.

« Que je suis contente de retrouver mon charmant révolutionnaire ! tu sais… »

Sourire espiègle de mon père en devenir, qui essaya tant bien que mal de tourner la tête pour voir de quel corps émanait cette voie plaisamment satine ; et il était agréablement surpris, me raconta maman, des années plus tard :

« Euh, pardon, on se connaît ?

Maman lâcha prise et descendit pour mieux voir le visage de l’homme :

— Oh ! euh, dé-so-lée, mon petit copain et vous avez le même T-shirt à rayures. Et la carrure et le teint, euh, n’en parlons même pas ! je vous le jure !

— Oh gorgeous, ravissante, pardon, je voulais dire qu’il n’y avait pas de problèmes sister ! je vous crois sur parole, tout en espérant que votre petit copain est assez grand sur tous les plans pour réaliser combien il est chanceux. Sinon, ça va ?

Figée, gros sourire et yeux de Bambi, maman ne savait plus où se mettre. De son propre aveu, son cœur battait la chamade, ses genoux tournaient en gelée, ses mains tremblaient face au charme irrésistible de ce beau jeune homme. Elle venait sans doute de rencontrer son âme sœur, car à partir de cet instant-là, ils ne se quittèrent pas de toute la manif, une bonne heure durant laquelle ils prirent un café avec des potes à celui qui allait être mon père, dans un bar d’étudiants vétuste et – avance rapide – un plus un ayant été égal à trois : je me suis vue projetée dans le monde des vivants, en criant à tue-tête (sourire) !

Je suis né après le mariage de mes parents, m’ont-ils une fois précisé, car sans union devant Dieu et les êtres humains, ma mémé ne l’aurait pas béni (question de sauver les apparences de ce qui lui restait de foi en Jésus Christ ?). Du côté paternel comme de celui maternel, l’on commença dès l’enfance à me préparer délicatement aux faits d’être à la fois humaine, métisse et noire (un peu confusant pour moi à l’époque), notamment en m’apprenant à défier un monde où j’allais devoir impérativement faire face au racisme. Pour eux, ce n’était qu’une question de temps, mais ils avaient décidé que je n’allais pas me laisser faire. Plus facile à dire qu’à réaliser, sans aucun doute, quand bien même cet état de fait ne pouvait décourager mes têtes brûlées de parents, activistes anti-injustices chevronnés au sang hyperchaud.

Pour faire court, j’ai fait l’objet des mêmes types de discrimination que mes parents, davantage ceux liés au genre et dont maman et les autres femmes de sa famille auront beaucoup souffert. À l’école primaire, de “sale négresse !” pour maman, l’on est passé à “sale noire !” me concernant : deux poids, une mesure. Implicitement ou explicitement, ce que ne savaient pas les parents qui inculquaient à, ou cautionnaient chez leurs rejeton.nes de telles abominations, c’était que chez nous on me disait combien j’étais belle. On me confirmait mon intelligence. On me chouchoutait au point de me permettre d’affronter un monde traumatisant. On faisait de telle sorte qu’à chaque lendemain de cours, insultée la veille ou pas, à la limite de la déprime ou dans un plus piteux état, je me réjouissais d’avance de mon retour à l’école, de mon week-end ou encore de mes vacances. Au cours secondaire, collège et lycée, j’emmenai ma déprime du primaire, malgré mes quelques ami.e.s, les efforts monumentaux de mes parents et d’une ou deux membres du personnel. J’étais ciblée en classe et dans la cour de récréation, moi l’ambitieuse qui voulait être journaliste, comme papa, avant de finalement changer d’avis, très vite et pour de bon, en faveur de pilote de ligne. Parce que j’avais vu, dans un des très vieux magazines de maman, des photos de la charmante et opiniâtre Bessie Coleman, première femme noire aviatrice internationale et première pilote-cascadeuse afrodescendante qualifiée malgré le racisme et le sexisme virulents qui lui barraient la route. Je veux devenir pilote, répétais-je sans cesse à ma famille, pour voler au-dessus de toute cette énergie négative, et ainsi échapper aux méchants (mot que j’allais remplacer, au lycée, par “racaille” et “merde raciste”).

Déprimée, je l’étais à cause de mon silence involontaire. En y réfléchissant encore présentement, je dirais que j’étais devenue incapable d’extérioriser mon ressenti, je n’étais pas en mesure de cracher le feu raciste qui me consumait de l’intérieur. En même temps, mes parents et leurs ami.e.s ne me lâchèrent pas pour autant. De surcroît, je fis des rencontres heureuses et instructives ; j’eus des professeures qui m’enseignèrent une philosophie qui me lança à la recherche, non pas de L’UN, mais du PLUSIEURS ; je croisai la route de conseiller(ère)s qui m’orientèrent, de confrères et consœurs avec qui je m’épanouis, d’œuvres littéraires, faisant fonction de chambre cossue, de refuge huppé, me permirent de me trouver ou, lorsque perdue, de me retrouver. En fin de compte, chose extraordinaire à mes yeux de l’époque, je pus enfin transformer mes premières peines en une habilité discursive et émotionnelle que je jetai à la face du monde, sans rancune, mais avec force soulagement et exultation : un pan de la jeune fille que j’avais été devint à jamais évanescente ! progressivement politisée, je dégainais et tirais sur racisme, sexisme, iniquité salariale femmes-hommes, et j’en passe. Bien sûr, tout cela a pesé sur mon mental et m’a rappelé que j’étais un être racé, racialisé, que je le voulusse ou non. Il s’ensuit que, à n’en pas douter, peut-être, je traînerais des traumatismes aujourd’hui. Il est du moins certain que j’ai reçu des gifles inattendues et j’en ai rendu de plus chaudes, que j’ai pleuré à cause de commentaires racistes proférés à mon encontre et ai fait couler des larmes de racistes en herbe à qui, clairement, les parents bigots avaient menti : “Eh ben, avant de vous affaler sur votre sofa empuanti par vos pets de fascistes, sachez que vos noms de famille, Kozy, Mour et Kraut, ne sont point quintessentiels à ce pays, contrairement aux chimères que vous adorez ânonner, pétasses de migrantes intergénérationnelles endurcies va !”

Mentalement engourdie, j’ai eu à combattre d’autres démons, ceux-ci devenus miens, propres par la force des choses. Le premier pédophile qui m’avait agressée sexuellement, dès l’âge 6 ans et de manière récurrente pendant deux ans, était un militant et journaliste révolutionnaire originaire d’Afrique, politiquement black, dont le charme avait foudroyé ma mère par le truchement de George Jackson ; il était très proche de moi, je l’admirais tant ! Le second pervers qui m’a violentée entre 7 et 8 ans fut un blanc d’Europe en qui j’avais confiance. Autant les agressions du premier ne me parurent et m’apparurent comme telles qu’après les faits, et progressivement, autant les violences du second m’ont été brutalement évidentes tout de suite, dès la toute première fois, étant entendu que les deux ensembles d’agressions furent simultanés pendant au moins une année ou plus, je ne me souviens plus exactement. Bref, cette simultanéité aurait pu perdurer, n’eût été la mort subite du premier agresseur, d’une crise cardiaque, disparition qui attrista grandement mes viscères filiaux, malgré la nausée que représentaient à la fois la personne et les actes de ce journaliste. Et je suppose qu’à la mort inattendue de sa couverture, le blanc, Réo Bleinaboin, eut la frousse de continuer à m’agresser ? Ces deux pervers étaient en effet des amis proches. Le premier, qui m’avait très tôt séduit, fut doué à me faire tout accepter et avait dû rassurer “tonton Réo” qu’il pouvait me triturer et me sonder impunément, y compris lorsque lui, le révolutionnaire mélomane, était dans la pièce d’à côté en train d’écouter du Earth Wind and Fire ou Curtis Mayfield. Cela dit, la question qui me turlupine encore est la suivante (la commandante de Bord rapproche le dictaphone de sa bouche, elle chuchote, en martelant ses mots) : où étaient les femmes de mon entourage dans tout cela, mémé, mamy et ma propre mère en particulier ?

Dans tous les cas, à cette époque je me sentais toujours sale, colérique, dégoûtée, coupable, confuse. Il fallait bien que tout cela sorte un jour. Il l’a été. Chez Tara de Balincourt. Une psy que l’on m’avait recommandée. Aussi compterais-je comme partie intégrante de ma thérapie psychologique mes revisites de moments culte de films émanant du cinéma Blaxploitation et mettant en scène la très sexy Pam Grier ; elle jouait mes rôles favoris, à savoir des femmes puissantes et (pourquoi pas ?) revanchardes qui n’hésitaient pas à mettre hors d’état de nuire tout mâle et toute femme déviants, by any means necessary, par tous les moyens nécessaires, dans trois scènes qui me donnent encore la chair de poule, Grier dit “you want me to crawl ?” (Coffy, 1973), “death is too easy for you, bitch: I want you to suffer!” (Foxy Brown, 1974)et“have I bruised your masculinity?” (Sheba Baby,1975) : j’ad-doore ! Thérapeutiques étaient, enfin, mes lectures de Toni Morrison, avant et après chaque session avec Tara, lectures qui m’ont interdit d’être distraite face à la vie sécuritairement précaire qu’était la mienne. Parce que racisme, sexisme et violences sexuelles à caractère racial, lorsqu’exprimés de manière si virulente qu’ils vous foudroient, ont tendance à vous faire baisser dangereusement la garde et avaler des couleuvres. Devenue consciemment addicte à la lecture, j’ai lu d’autres auteures telles que Françoise Vergès (politicologue féministe) et Maboula Soumaoro (militante et universitaire afropéenne), mais c’est Morrison qui m’aura profondément touchée et libérée, Morrison qui m’aura fait rentrer dans mon corps pour le reposséder, Morrison qui m’aura rapprochée de mon cœur, tout en me détachant des limitations de mon statut de victime en fracassant lesdites restrictions. Je n’ai jamais accepté d’assumer le victimaire, mais, avant Tara et surtout jusqu’à ma lecture de Morrison, je ne savais pas comment m’en départir ; d’ailleurs, il est écrit quelque part dans l’œuvre monumentale de la native de l’Ohio que “Biologie et sectarisme sont les ennemies historiques”, des moteurs de déracinement et de sexisme que les femmes ciblent depuis belle lurette… »

Lorsqu’elle se faisait agresser sexuellement au fil du temps, Georgette apprit à se dissocier de l’acte d’inceste/de viol au moment même où il avait lieu. Et longtemps après ses expériences traumatiques, elle put continuer d’appliquer cette aptitude-là à ses relations sexuelles avec les hommes. Autrement dit, Georgette sait aujourd’hui que, telle une phénoménologue lectrice des Méditations cartésiennes